Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/17

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CHAPITRE XVII.

Martin élargit le cercle de ses connaissances ; il augmente son fonds d’expérience, et trouve une excellente occasion d’en comparer les résultats personnels avec ceux de l’expérience acquise par Lummy Ned de Salisbury, d’après le récit que lui en a fait son ami M. William Simmons.


Un trait qui est bien de nature à caractériser Martin, c’est que, durant tout ce temps-là, il avait oublié Mark Tapley aussi complètement que s’il n’eût jamais existé personne de ce nom ; ou si, pour un moment, la figure de ce gentleman s’était offerte à sa pensée, il avait ajourné cette image comme une chose qui ne pressait pas du tout, et à laquelle il serait toujours temps de penser dans ses moments de loisir. Mais quand il se vit de nouveau dans les rues, il vint à songer qu’il n’était pas tout à fait impossible que M. Tapley ne fût, à la longue, fatigué d’attendre sur le pas de la porte du Rowdy Journal Office. En conséquence, il expliqua à son nouvel ami que, si leur promenade pouvait être dirigée de ce côté, il ne serait point fâché de se débarrasser de cette petite affaire.

« Et à propos d’affaire, dit Martin, me serait-il permis de vous demander à mon tour si ce sont vos occupations qui vous retiennent dans cette ville, ou si, comme moi, vous n’y êtes qu’à titre de visiteur ?

— De visiteur, répondit son ami. J’ai été élevé dans l’État de Massachussets, et j’y ai toujours ma résidence. Je demeure dans une paisible petite ville. Il est rare que je vienne dans ces cités d’affaires, et je vous assure bien que, plus je les connais, moins je me sens de dispositions à les visiter.

— Vous avez voyagé à l’étranger ? demanda Martin.

— Oh ! oui.

— Et, comme tous les gens qui voyagent, vous n’en êtes revenu que plus étroitement attaché à votre foyer et à votre pays natal ? dit Martin, le considérant d’un œil curieux.

— À mon foyer… oui, répondit l’ami. À mon pays natal, en tant que foyer domestique, oui également.

— Mais vous m’avez l’air de faire quelques réserves ? dit Martin.

— Oui, dans le cas, par exemple, où vous me demanderiez si je suis revenu ici avec plus de goût pour les imperfections de mon pays, avec plus de sympathie pour ceux qui veulent se faire passer pour ses amis (à raison de tant de dollars par jour), avec une plus froide indifférence pour le progrès des principes parmi nous, en matière d’affaires publiques ou de conventions privées entre particuliers, principes dont la défense outrée ferait rougir jusqu’à vos légistes d’Old-Bailey. Si vous me demandez cela, je vous répondrai tout bonnement : Non !

— Oh !… fit Martin d’un ton si parfaitement semblable à celui de son ami, que ce Oh ! retentit comme l’écho du Non.

— Que si vous me demandez, poursuivit son compagnon, si je suis revenu ici plus satisfait d’un état de chose qui divise ouvertement la société en deux classes, dont l’une, le plus grand nombre, revendique une fausse indépendance, tandis qu’elle compte misérablement, pour le soutien de sa chétive existence, sur le mépris des conventions humaines et des coutumes sociales, si bien que plus un homme est grossier, plus cette indépendance prétendue lui est chère, tandis que l’autre classe, dégoûtée de ce vil drapeau qu’on dresse à tout propos et qu’on emploie à tout usage, cherche son refuge parmi les privilèges qu’il peut lui procurer pour enfouir sa vie et laisser le bonheur public devenir ce qu’il pourra dans la presse et la confusion d’un assaut général… si vous me demandez cela, je vous répondrai encore : Non. »

Et Martin de s’écrier encore : « Oh ! » de ce même ton si bizarre qui témoignait de son désenchantement et de ses inquiétudes : car, il faut dire la vérité, ce qui lui troublait l’esprit, ce n’était pas la considération des affaires publiques, c’était tout simplement de voir s’évanouir ses brillantes perspectives d’architecture domestique.

« En un mot, reprit son interlocuteur, je ne pense pas, je ne puis penser, et par conséquent je ne soutiendrai pas que nous soyons un modèle vivant de sagesse, un exemple à offrir au monde, ni que nous possédions dans sa perfection la raison humaine ; ce que vous pourrez entendre vous-même à toute heure du jour vous en apprendra bien plus encore sur ce sujet. Je me bornerai à dire que nous avons commencé notre vie politique sous les auspices de deux avantages inestimables.

— Lesquels ?

— Le premier, c’est que notre histoire commence assez tard pour avoir échappé aux siècles d’excès sanglants et féroces que les autres nations ont traversés, et qu’ainsi elle a reçu tout le reflet de leur civilisation sans passer par leurs ténèbres. Le second, c’est que nous possédons un vaste territoire qui, jusqu’à présent, n’est pas très-peuplé. Tout cela considéré, nous ne sommes donc pas trop en arrière, à ce que je pense.

— Pour l’éducation ? insinua Martin.

— Mais cela ne va pas mal, dit le gentleman en haussant les épaules, bien qu’il n’y ait déjà pas trop de quoi se vanter ; car les pays anciens, les pays despotiques, ont fait autant, sinon davantage, sans le crier sur les toits comme nous. Certainement nous brillons à côté de l’Angleterre, mais c’est qu’aussi elle est aux antipodes de la question. Vous me faisiez tout à l’heure compliment de ma franchise, il faut que je le mérite jusqu’au bout, ajouta-t-il en riant.

— Oh ! je ne m’étonne pas du tout de la franchise avec laquelle un Américain parle de mon pays, nous y sommes accoutumés, répondit Martin. Ce qui me surprend, c’est la façon dégagée dont vous parlez du vôtre.

— Il ne sera pas rare, je vous l’assure, que vous rencontriez ici cette qualité, sauf chez les colonels Diver, les Jefferson Brick, les majors Pawkins, quoique la plupart d’entre nous ressemblent à ce valet de comédie de Goldsmith, qui ne veut permettre à personne autre que lui de maltraiter son maître. Mais, ajouta-t-il, parlons d’autre chose. Vous êtes venu ici dans le but de tenter la fortune, n’est-il pas vrai ? et je me reprocherais de vous décourager. J’ai d’ailleurs quelques années de plus que vous, et peut-être pourrai-je vous renseigner sur divers points usuels. »

Dans cette offre faite à cœur ouvert, sans affectation, avec un ton expansif, il n’y avait pas l’ombre de curiosité ou d’indiscrétion. Comme il lui était impossible de ne point sentir sa confiance éveillée par des avances aussi bienveillantes, aussi amicales, Martin exposa sans réserve le dessein qui l’avait amené dans ce pays ; il fit même l’aveu difficile de sa pauvreté. Il n’alla pas jusqu’à la révéler tout entière, ayant plutôt jeté cet aveu d’un ton qui pouvait laisser croire qu’il avait assez d’argent pour vivre six mois au moins, tandis qu’il en avait assez à peine pour quelques semaines ; mais enfin il confessa qu’il était pauvre, et dit qu’il accepterait avec reconnaissance les avis que son ami voudrait bien lui donner.

Tout le monde eût vu sans peine, et Martin surtout, chez qui la pénétration avait été aiguisée par les nécessités de sa position, ne pouvait manquer de voir que le visage de l’étranger s’était singulièrement allongé quand il avait entendu dérouler le plan d’architecture domestique. Bien que le gentleman fît un grand effort sur lui-même pour être aussi encourageant que possible, il ne put s’empêcher que sa tête ne s’agitât par un mouvement involontaire, comme si elle disait pour son propre compte en langage vulgaire : « Ça ne vaut pas le diable ! » Mais le gentleman prit un ton enjoué en disant que si, dans New-York, il n’existait rien de semblable à ce que Martin désirait, du moins il ne perdrait pas un moment pour s’informer s’il n’y avait pas un endroit plus propice pour donner suite à ce projet. Il apprit alors à Martin qu’il s’appelait Bevan, qu’il était médecin, mais qu’il ne pratiquait que peu ou point ; enfin d’autres détails qu’il lui donna, tant sur lui-même que sur sa famille, remplirent le temps jusqu’au moment où ils arrivèrent au Rowdy Journal Office.

Là, M. Tapley leur apparut bien à son aise sur le palier du premier étage. Avant même que les deux gentlemen eussent atteint la maison, le bruit que faisait un individu installé dans cet endroit, et sifflant de toutes ses forces l’air Rule Britannia[1], parvenait à leurs oreilles. En montant jusqu’au lieu d’où partait cette musique, ils trouvèrent M. Tapley couché au milieu d’un rempart de bagages. Selon toute apparence, il exécutait l’hymne national pour le régal d’un nègre à tête grise qui était assis sur l’un des ouvrages avancés (un portemanteau) et contemplait Mark avec admiration, tandis que celui-ci, la tête appuyée sur sa main, recevait ses compliments d’un air bienveillant, et n’en sifflait que de plus belle. Il venait sans doute de faire là son dîner ; car il avait encore auprès de lui son couteau, une bouteille d’osier et quelques débris de victuailles dans un mouchoir. Il avait employé une partie de ses loisirs à décorer la porte du Rowdy Journal, où ses initiales brillaient en lettres de près de six pouces de long avec la date du mois en plus petits caractères ; le tout entouré d’un feston en guise d’ornement et exécuté d’une main ferme et hardie.

« J’avais peur que vous ne vous fussiez perdu, monsieur ! s’écria Mark, se levant et interrompant son air à l’endroit où (quand on le siffle) les Anglais sont généralement censés déclarer que jamais, jamais, jamais… J’espère qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux, monsieur ?

— Non, Mark. Où est votre amie ?

— La femme que vous disiez folle, monsieur ? dit Tapley. Oh ! elle va bien, monsieur.

— A-t-elle retrouvé son mari ?

— Oui, monsieur. Du moins elle a retrouvé ses restes, dit Mark se reprenant.

— Le mari n’est pas mort, j’espère ?

— Pas le moins du monde, monsieur ; mais il a eu plus de fièvre et de tremblements que n’en peut supporter un être vivant. Lorsqu’elle l’a vu là à l’attendre, j’ai cru qu’elle allait mourir de saisissement.

— Mais puisqu’il était là !

— Ce n’est pas lui, monsieur, qui était là. C’était son ombre, une ombre misérable qui s’est traînée jusque-là en rampant, et qui ressemblait autant au mari quand elle le reconnut, que votre ombre peut vous ressembler quand le soleil l’étire et l’amincit. Mais enfin c’étaient ses restes, pour sûr. Elle embrassa ces pauvres restes avec joie, ni plus ni moins que si ç’avait été son mari tout entier !

— Et a-t-il acheté de la terre ? demanda M. Bevan.

— Oh ! oui, dit Mark en secouant la tête, il a acheté de la terre et il l’a payée, qui plus est. Tous les agréments naturels s’y trouvaient réunis, à ce que lui avaient affirmé les agents ; mais il n’y en avait qu’un en réalité, et il est surabondant : c’est qu’il y a de l’eau à n’en plus finir.

— Je suppose, dit Martin d’un ton bourru, qu’il ne pouvait pas se passer d’eau.

— Certainement non, monsieur. Et pour ce qui est de ça, il n’en manque pas : il n’a pas besoin de tourner le robinet, ni de payer de taxe, encore. Indépendamment de trois ou quatre vieilles rivières vaseuses tout à l’entour, la ferme est toujours, dans les temps de sécheresse, couverte de quatre à six pieds d’eau. Quant à la profondeur, dans la saison des pluies, il n’a jamais pu savoir au juste ce qu’il en est, faute d’avoir rien trouvé d’assez long pour en sonder le fond.

— Est-ce bien possible ? demanda Martin à son compagnon.

— C’est très-vraisemblable, répondit ce dernier. Quelque lot de terrain dans le Mississipi ou le Missouri, j’imagine.

— Cependant, poursuivit Mark, il est venu je ne sais d’où, jusqu’à New-York, pour y recevoir sa femme et ses enfants, et ils en sont repartis ensemble sur un paquebot cette sainte après-midi, aussi heureux de se trouver réunis que s’ils allaient ensemble au ciel. Vraiment, je serais tenté de croire qu’ils y vont tout droit, à en juger par la joie de ce pauvre homme.

— Et puis-je vous demander, dit Martin, promenant son regard satisfait de Mark au nègre, quel est ce gentleman ? Un autre de vos amis ?

— Monsieur, répondit Mark, le tirant à part pour lui parler confidentiellement à l’oreille, c’est un homme de couleur.

— Me croyez-vous aveugle, demanda Martin d’un ton d’impatience, pour juger nécessaire de m’apprendre cette belle nouvelle, quand ce visage est le plus noir que j’aie jamais vu ?

— Non, non ; quand je dis que c’est un homme de couleur, j’entends par là que c’est un de ces hommes comme on en voit en peinture sur les enseignes des boutiques. « Un homme est un « frère, » vous savez, monsieur, ajouta Mark, adressant à son maître un geste significatif pour lui rappeler la figure de nègre qu’on voit si souvent représentée dans les recueils et les petits imprimés à bon marché.

— Un esclave ! s’écria Martin en baissant la voix.

— Ah ! fit Mark sur le même ton. Rien de plus. Un esclave. Oui, quand cet homme était jeune (ne le regardez pas pendant que je vous parle de lui), on lui a cassé la jambe d’un coup de feu, on lui a fait une balafre au bras, on l’a marqué tout vif avec un fer rouge, comme un maquereau sur le gril. On l’a battu à outrance ; on lui a écorché le cou avec un collier de fer, et on lui a mis des anneaux de fer aux poignets et aux chevilles. Il en a encore les marques. Tandis que j’étais en train de dîner, il a ôté son habit, et j’en ai perdu l’appétit.

— Comment ! est-ce possible ? demanda Martin à son ami qui se tenait près d’eux.

— Je n’ai aucun motif d’en douter, répondit celui-ci, baissant les yeux et hochant la tête. Cela se voit souvent.

— Dieu vous bénisse ! dit Mark ; je sais ce qu’il en est pour lui avoir entendu raconter toute son histoire. Son premier maître mourut ; il en arriva autant au deuxième, à qui un autre esclave fendit la tête d’un coup de hache pour aller se noyer ensuite ; alors, il eut un maître meilleur ; d’année en année, il trouva moyen d’économiser un peu d’argent et de racheter sa liberté, qui ne lui coûta pas très-cher, vu que ses forces étaient bien diminuées et qu’il était malade. Alors il vint ici. Et maintenant il met sou sur sou, afin de pouvoir faire avant de mourir une petite emplette ; ça ne vaut pas la peine d’en parler : il ne s’agit que de sa fille, voilà tout ! cria M. Tapley qui s’exaltait en parlant. Vive la liberté ! hourra ! salut, Colombie !

— Silence ! s’écria vivement Martin en appuyant sa main sur sa bouche, et pas de bêtises. Qu’est-ce qu’il fait là ?

— Il attend pour prendre notre bagage sur un camion. Il serait même déjà parti, par parenthèse ; mais je l’ai engagé, moyennant un bon prix (de ma poche), à s’asseoir ici à côté de moi pour me rendre jovial ; et je le suis… joliment ; et, si mes moyens de fortune me permettaient de m’arranger avec lui, pour l’avoir là dix fois par jour à le regarder bien à mon aise, je crois que cela entretiendrait ma jovialité à toujours. »

Ce que nous avons à ajouter pourra faire mettre fortement en doute la véracité de Mark ; mais nous devons reconnaître qu’en ce moment, l’expression de son visage et son maintien démentaient tout à fait cette emphatique déclaration de son état moral.

« Pardieu ! monsieur ! ajouta-t-il, dans cette partie du globe ils sont tellement épris de la Liberté, qu’ils l’achètent, la vendent et la portent au marché. Ils ont une telle passion pour la Liberté, qu’ils ne peuvent s’empêcher de prendre des libertés avec elle. Il n’y a pas d’autre raison à ça.

— Très-bien, dit Martin, désirant changer de sujet. Après cette belle conclusion, Mark, peut-être voudrez-vous bien vous occuper un peu de moi. Voici sur cette carte l’adresse de l’endroit où il faut transporter le bagage : « Pension bourgeoise de mistress Pawkins. »

— Pension bourgeoise de mistress Pawkins, répéta Mark. En route, Cicéron.

— C’est là son nom ? demanda Martin.

— Oui, monsieur, c’est son nom, » répondit Mark.

Et le nègre, faisant une grimace affirmative sous un portemanteau de cuir noir, dix fois moins noir que lui, descendit l’escalier en clopinant, avec une partie de leurs biens terrestres. Mark Tapley l’avait précédé déjà en portant aussi sa charge.

Martin et son ami les suivirent jusqu’en bas, et ils allaient continuer leur chemin quand ce dernier s’arrêta et demanda, non sans quelque hésitation, si l’on pouvait se fier à ce jeune homme.

« À Mark ? Oh ! certainement ! En quoi que ce soit.

— Vous ne me comprenez pas. Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. C’est un honnête garçon, et il ne parle que trop franchement !

— Le fait est, dit Martin en souriant, que, n’étant pas accoutumé à une république libre, il a contracté cette habitude ailleurs.

— Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. Autrement, il pourrait s’attirer quelque fâcheuse affaire. Nous ne sommes pas ici dans un État à esclaves ; mais j’ai honte d’avoir à vous avouer que, dans cette contrée, l’esprit de tolérance est moins commun que la forme. Nous sommes assez renommés pour user de grands ménagements les uns envers les autres quand nous différons d’avis ; mais avec les étrangers !… Non, réellement, je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. »

Aussitôt Martin invita Mark à les accompagner. Ainsi donc, Cicéron et le camion allèrent d’un côté, et les trois promeneurs de l’autre.

Ils parcoururent la ville durant deux ou trois heures, la contemplant aux meilleurs points de vue, et s’arrêtant dans les rues principales et devant les monuments publics que leur montrait M. Bevan. La nuit venant à grand pas, Martin proposa d’aller, pour se reposer, prendre le café chez mistress Pawkins ; mais il fut détourné de ce dessein par sa nouvelle connaissance, qui semblait s’être mis en tête de l’emmener, ne fût-ce que pour une heure, chez un de ses amis qui demeurait tout près de là. Bien que cette offre lui répugnât, fatigué comme il l’était, Martin, pensant qu’il serait de mauvais goût et peu convenable de refuser d’être présenté quelque part, quand ce gentleman, qui avait le cœur sur la main, voulait bien lui servir d’introducteur ; Martin, disons-nous, pour la première fois de sa vie et à tout hasard, sacrifia de bonne grâce sa volonté et son plaisir aux désirs d’autrui. On voit que le voyage lui avait déjà profité.

M. Bevan frappa à la porte d’une maison petite, mais très-proprette, dont le parloir bien éclairé reflétait ses lumières sur la rue, maintenant obscure. Cette porte fut aussitôt ouverte par un homme d’une physionomie si évidemment irlandaise, qu’il semblait plutôt de son devoir, en droit et en fait, d’être couvert de haillons, que de se montrer tout pimpant avec un habillement complet.

Tout en recommandant ce phénomène à l’attention de Martin (à qui, du reste, la chose avait sauté aux yeux), M. Bevan pénétra dans la chambre d’où la clarté se répandait dans la rue. Il présenta aux personnes qui s’y trouvaient M. Chuzzlewit, comme un gentleman arrivant d’Angleterre, et avec qui il avait eu récemment le plaisir de faire connaissance. Les maîtres de la maison mirent à accueillir l’étranger tout l’empressement, toute la politesse possibles ; en moins de cinq minutes, Martin se trouva assis fort à l’aise, auprès du feu, et dans les meilleurs termes avec la famille entière.

Il y avait là deux jeunes personnes, l’une de dix-huit ans, l’autre de vingt, toutes deux très-délicates, mais très-jolies ; leur mère, qui sembla à Martin plus âgée et plus fanée qu’elle n’eût dû le paraître pour son âge ; et leur grand-mère, une petite vieille éveillée et alerte, qui paraissait avoir bravement pris le dessus des fatigues de sa jeunesse, et s’être remise tout à fait. En outre, il y avait le père des jeunes filles avec leur frère : le premier s’occupait d’affaires de commerce, le second faisait ses études au collège ; tous deux avaient dans les manières une certaine cordialité qui rappelait celle de M. Bevan lui-même ; ils ressemblaient même par les traits à M. Bevan, ce qui n’était nullement étonnant, celui-ci étant leur proche parent, ainsi que Martin ne tarda pas à l’apprendre. Il ne put s’empêcher de commencer l’examen de l’arbre généalogique de la famille par les deux jeunes personnes qui, naturellement, appelaient les premières son attention, non-seulement parce qu’elles étaient fort jolies, comme nous l’avons dit plus haut, mais parce qu’elles portaient des souliers merveilleusement petits et des bas de soie les plus clairs possible, dont le mouvement de leurs chaises à bascule faisait ressortir tous les avantages, de manière à justifier les distractions du visiteur.

Il n’y a pas de doute que c’était furieusement agréable, d’être assis dans cette gentille chambre bien meublée, chauffée par un bon feu et pleine d’ornements gracieux, y compris quatre souliers et un nombre égal de bas de soie et, pourquoi pas ? les pieds et les jambes ci-inclus. Nul doute non plus que Martin ne fût énormément disposé à contempler sous ce jour sa position, après ce qu’il venait de voir sur le Screw et à la pension bourgeoise de mistress Pawkins. En conséquence, il fit de grands frais d’amabilité ; et il était à l’apogée de la bonne humeur et en train de plaire extrêmement à toute la famille, quand le thé et le café arrivèrent, avec des confitures et de bons petits gâteaux.

Encore une circonstance délicieuse qui se révéla avant qu’on eût pris la première tasse de thé : c’est que toute la famille avait été en Angleterre. N’était-ce pas ravissant ? Mais la satisfaction de Martin diminua un peu quand il apprit que ses hôtes connaissaient sur le bout de leurs doigts tous les grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses, chevaliers et baronnets, et possédaient à fond, sur leur compte, les plus petites particularités. Toutefois, lorsqu’on lui demandait des nouvelles de tel ou tel personnage aristocratique, et qu’on lui disait : « Se porte-t-il bien ? » Martin répondait : « Oui, oh ! oui. Jamais il ne s’est mieux porté. » Et quand on lui demandait si la mère de Sa Seigneurie la duchesse n’était pas trop changée, Martin répondait : « Oh mon Dieu ! non ; vous la verriez demain, n’importe où, que vous la reconnaîtriez tout de suite. » Ce n’était pas mal se tirer d’affaire. De même, quand les jeunes filles l’interrogeaient touchant les poissons dorés de la fontaine Grecque, qu’elles avaient admirés dans la serre de tel ou tel gentilhomme, et lui demandaient s’il y en avait toujours autant qu’autrefois, il répondait gravement, après mûre réflexion, qu’il devait bien y en avoir maintenant deux fois autant, et quant aux plantes exotiques : « Oh ! ce n’est rien que de le dire, il faudrait le voir pour le croire ! » Ce brillant concours de circonstances rappela au souvenir de la famille la fête magnifique donnée en présence de toute la paierie britannique et de tout l’almanach de la Cour, et à laquelle la famille avait été spécialement invitée, d’autant plus que cette fête se donnait un peu en son . honneur. Ce que M. Norris père avait dit au marquis ***, et ce que mistress Norris mère avait dit à la marquise, et ce que le marquis et la marquise avaient dit tous deux, quand ils avaient affirmé sur leur parole, sur leur honneur, qu’ils souhaitaient que M. Norris père et mistress Norris mère, et les deux demoiselles Norris et M. Norris junior le fils, voulussent bien s’établir à demeure fixe en Angleterre, et les favoriser d’une amitié éternelle ; tout cela prit beaucoup de temps à remémorer.

Martin trouvait étrange et en quelque sorte inconséquent que, durant le cours et même au plus fort de ces récits pompeux, M. Norris père et M. Norris junior fils, qui, disaient-ils, étaient en correspondance suivie avec quatre membres de la paierie anglaise, insistassent sur l’inestimable avantage de n’avoir point de ces distinctions arbitraires dans leur pays éclairé, où il n’existait pas d’autre noblesse que des hommes anoblis par la nature, et où toute la société reposait sur le large niveau de l’amour fraternel et de l’égalité naturelle. En effet, M. Norris père avait entamé une polémique sur ce thème ampoulé, et commençait à devenir passablement ennuyeux, quand M. Bevan détourna à propos le cours de ses pensées en hasardant une question sur la personne qui occupait la maison voisine. À quoi l’orateur interrompu répondit « que cette personne avait des opinions religieuses qu’il ne pouvait approuver, et qu’en conséquence il n’avait pas l’honneur de la connaître. » Mistress Norris mère ajouta, de son côté, une autre raison, la même au fond avec simple variante de mots, à savoir qu’elle pensait que ces gens-là n’étaient pas mal dans leur genre, mais qu’ils n’étaient pas comme il faut.

Un autre trait frappa fortement Martin. M. Bevan étant venu à parler de Mark et du nègre, il parut évident que tous les Norris étaient abolitionnistes. Ce fut pour Martin un grand soulagement que de les trouver dans ces dispositions, et il se sentit si fortement encouragé par l’esprit de la société où il était, qu’il exprima franchement sa sympathie en faveur des malheureux noirs opprimés. Or, une des jeunes personnes (la plus jolie et la plus délicate des deux) s’amusa beaucoup de la chaleur avec laquelle il en parlait ; et, comme il la priait instamment de s’expliquer, elle resta quelque temps sans pouvoir répondre, à force de rire. Dès qu’elle eut repris l’usage de la langue, elle dit que les nègres étaient une race si bouffonne, si énormément grotesque de manières et d’extérieur, qu’il était absolument impossible, pour quiconque les connaissaient bien, de faire une attention sérieuse à une portion aussi absurde de la création. M. Norris père, mistress Norris mère, et miss Norris sœur, et M. Norris junior frère, et jusqu’à mistress Norris senior la grand-mère, se joignirent tous à cette opinion, et la posèrent en fait absolu ; comme s’il n’y avait rien dans la souffrance et l’esclavage d’assez lugubre pour jeter au moins quelque intérêt sérieux sur une créature humaine, fût-elle aussi ridicule au physique que le plus grotesque d’entre les singes, et au moral, que le plus doucereux des Nemrods républicains, les chasseurs de chevelures !

« En résumé, dit M. Norris père, pour en finir à la satisfaction générale, il existe entre les races une antipathie naturelle.

— Qui va, dit tout bas l’ami de Martin, jusqu’aux plus cruelles tortures, jusqu’au trafic et au maquignonnage des générations à naître. »

M. Norris fils ne dit rien ; mais il fit une grimace et s’essuya les doigts, ainsi qu’Hamlet dut le faire après avoir rejeté au loin le crâne d’Yorick, comme si en ce moment, où il venait de toucher un nègre, il avait peur qu’il ne lui fût resté du noir aux mains.

Pour ramener la conversation à son point de départ infiniment plus agréable, Martin laissa tomber ce sujet, car il s’était clairement aperçu que c’était un thème dangereux à raviver même dans les plus favorables circonstances, et se remit à adresser la parole aux jeunes demoiselles, dont le riche costume était d’une fraîcheur éclatante, chaque partie en étant aussi soignée que les souliers mignons et les fins bas de soie. Cette parure lui donna lieu de penser que les deux sœurs étaient fort au courant des modes françaises, ce dont il fut bientôt convaincu : car, si leurs connaissances n’étaient pas des plus nouvelles, du moins étaient-elles fort étendues ; l’aînée, en particulier, qui avait un talent distingué pour les arts, la métaphysique, les lois de la pression hydraulique et les droits de l’humanité, avait surtout une manière à elle de confondre toutes ces matières et de passer alternativement du chapitre des chapeaux à celui des chapiteaux, ou même de mêler tout cela, avec un aplomb si étonnant, si étourdissant, qu’au bout de cinq minutes les étrangers perdaient la tête dans ce chaos.

Martin sentit que la sienne s’en allait, et, pour conjurer le péril, il pria l’autre sœur de vouloir bien chanter, car il avait aperçu un piano dans la chambre. La jeune fille accéda gracieusement à cette prière ; et un concert à grands airs de bravoure commença, exécuté par les demoiselles Norris pour tout orchestre. Elles chantèrent dans toutes les langues, excepté la leur, allemand, français, italien, espagnol, portugais, suisse ; mais de leur propre langue, il n’en fut pas question : la langue maternelle, fi donc ! car les langues sont comme bien des voyageurs, qu’on trouve vulgaire chez eux, et qui font flores à l’étranger.

Il est probable que de langue en langue les demoiselles Norris fussent arrivées à l’hébreu, si elles n’eussent pas été interrompues par le domestique irlandais qui, ouvrant vivement la porte, cria à haute voix :

« Le général Fladdock !

— Ciel !… s’écrièrent les deux sœurs s’arrêtant aussitôt ; le général de retour ! »

Comme elles laissaient échapper cette exclamation, le général, en grand uniforme de bal, parut et s’élança avec une telle précipitation, qu’ayant accroché ses bottes au tapis et ayant embarrassé son épée dans ses jambes, il tomba tout de son long et offrit aux yeux de la société étonnée une drôle de petite tonsure toute chauve au sommet de sa tête. Mais ce n’était pas là le pis : car le général, étant très-gros et très-serré dans son costume, ne put, une fois à terre, se relever, et fut obligé de rester là à décrire avec ses bottes des évolutions et des opérations dont on n’a jamais vu d’exemples dans les fastes de l’art militaire.

Naturellement, chacun vola aussitôt à son secours, et bientôt le général fut remis sur ses jambes ; mais son uniforme était si terriblement juste et bien pris, que le général se laissa relever droit comme un piquet et sans faire un pli, absolument comme un clown qui fait le mort sur les tréteaux, sans pouvoir s’aider en rien lui-même jusqu’à ce qu’il fût planté droit sur les semelles de ses bottes ; alors il s’anima comme un ressuscité, et, se faufilant de côté, afin de tenir le moins de place possible et de moins risquer d’érailler la trame d’or de ses épaulettes en les frôlant contre quelque chose, il s’avança, le visage souriant, pour saluer la maîtresse de la maison.

Certes, il eût été impossible à la famille de montrer une joie plus pure et plus vive qu’elle n’en témoigna à l’apparition inattendue du général Fladdock. Le général fut accueilli aussi chaudement que si New-York avait été en état de siège, et qu’il n’y eût pas eu d’autre général à embaucher ni pour or ni pour argent. Il fit par trois fois le tour des Norris en leur pressant les mains, puis il les passa en revue à quelque distance, comme un brave commandant qu’il était, avec son grand manteau drapé sur l’épaule droite et rejeté du côté gauche pour faire valoir sa large poitrine.

« Je revois donc encore une fois, s’écria le général, les esprits les plus distingués de mon pays !

— Mais oui, dit M. Norris père. Présent, général. »

Alors tous les Norris entourèrent le général, lui demandant comment il s’était porté, où il avait été depuis sa dernière lettre, comment il s’était trouvé de son voyage à l’étranger ; particulièrement et par-dessus tout, combien il avait connu de ces grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses, chevaliers et baronnets, que les peuples de ces contrées plongées dans les ténèbres ont la faiblesse de tant aimer.

« Ne m’en parlez pas, dit le général, levant la main. J’étais parmi ces gens-là tout le temps, et j’ai rapporté dans ma malle des journaux où mon nom se trouve imprimé (il baissa la voix, de manière à faire plus d’effet sur son auditoire)… oui, imprimé aux nouvelles de la fashion. Ô préjugés pitoyables de cette incroyable Europe !

— Ah ! » s’écria M. Norris père, qui secoua la tête d’un air mélancolique et dirigea un regard sur Martin, comme s’il voulait dire : « Je ne puis le nier, monsieur ; je voudrais pouvoir le faire pour vous être agréable.

— Quel étroit développement du sens moral dans ce pays ! reprit le général ; quelle absence de toute dignité morale chez l’homme !

— Ah ! soupirèrent tous les Norris, dans un profond abattement.

— Vraiment, poursuivit le général, je n’eusse pu m’en faire une idée exacte avant de l’avoir vu sur place, de mes propres yeux. Norris, votre imagination n’est pas une imagination ordinaire, et cependant vous n’eussiez pu vous-même vous en faire une idée si vous ne l’aviez vu sur place, de vos propres yeux.

— Non certainement, dit M. Norris.

— Les exclusions, l’orgueil, les formalités, l’étiquette, s’écria le général, pesant avec emphase sur chacun de ces mots ; les barrières artificielles élevées entre les hommes ; la division de l’espèce humaine en cartes à figures et basses cartes de toute sorte, trèfle, carreau, pique, tout excepté du cœur !

— Ah ! s’écria la famille entière ; ce n’est que trop vrai, général !

— Attendez, dit vivement M. Norris père en le prenant par le bras. Vous avez sûrement fait la traversée sur le Screw, général.

— Oui, sur le Screw.

— Est-il possible ! s’écrièrent les jeunes filles ; la drôle de chose ! »

Le général paraissait fort en peine de comprendre pourquoi sa traversée sur le Screw produisait une telle sensation, et il n’était pas près de résoudre la question, quand M. Norris le présenta à Martin, en disant :

« Voici, je pense, un de vos compagnons de voyage.

— De mes compagnons ?… répéta le général. Du tout. »

Jamais il n’avait aperçu Martin ; mais Martin l’avait bien vu, et il le reconnaissait, maintenant qu’ils étaient face à face, pour le gentleman qui, vers la fin de la traversée, avait plongé les mains dans ses poches et arpenté le pont avec les narines dilatées. Tous les yeux étaient fixés sur Martin. Il n’y avait pas moyen d’échapper à un aveu. La vérité dut se faire jour.

« Je suis venu sur le même bâtiment que le général, dit-il, mais non dans la même chambre. Comme il me fallait observer la loi de la plus stricte économie, j’ai pris passage sur l’arrière. »

Si l’on avait attaché le général en travers à la bouche d’un canon et commandé le feu en ce moment, il n’eût pu témoigner une plus profonde consternation qu’il n’en fit paraître après avoir entendu ces paroles. Lui Fladdock, Fladdock en grand uniforme de la milice, le général Fladdock, Fladdock le bienvenu des nobles étrangers, être exposé à connaître un individu qui était arrivé sur l’arrière d’un paquebot, au prix de quatre livres dix schellings ! à rencontrer cet individu dans le sanctuaire même de la fashion de New-York ! à le voir s’ébattre dans le sein de l’aristocratie de New-York ! Un peu plus, et il allait poser la main sur la garde de son épée.

Un silence de mort régnait parmi les Norris. Si cette histoire venait à s’ébruiter, leur parent de province les aurait déshonorés par son imprudence. Ils étaient considérés comme les astres les plus brillants d’une sphère à part dans New-York. Au-dessus comme au-dessous d’eux, il y avait d’autres sphères élégantes ; et, parmi ces sphères, aucune des étoiles qui la composaient n’avait rien à démêler avec les étoiles des autres sphères. Mais parmi toutes les sphères, quelles qu’elles fussent, le bruit allait courir que les Norris, trompés par des manières et des dehors de gentleman, avaient, au mépris de leur haute position, « reçu chez eux » un homme sans dollars, un inconnu !… Ô aigle gardien de la pure république, avaient-ils donc vécu pour cette humiliation !

« Permettez-moi de prendre congé de vous, dit Martin après un silence terrible. Je sens que je cause ici au moins autant d’embarras que j’en éprouve moi-même. Mais avant de sortir, je dois décharger de toute responsabilité ce gentleman qui, en me présentant dans une si haute société, ignorait, je vous l’assure, combien j’en étais indigne. »

En achevant ces mots, il salua les Norris et s’éloigna comme une statue de neige, glacé au dehors, brûlant au-dedans.

« Allons, allons ! dit M. Norris père, qui, tout pâle, promena son regard sur les assistants lorsque Martin eut fermé la porte, le jeune homme aura toujours pu observer ce soir un raffinement de ton et de manières, une distinction simple et aisée, une grandeur d’élégance sociale auxquels il est étranger dans son pays. Espérons que cette rencontre éveillera en lui le sens moral. »

Si le sens moral, cet article particulièrement transatlantique (car, à en croire les hommes d’État, les orateurs et les pamphlétaires indigènes, l’Amérique en a monopolisé l’honneur) ; si cet article, particulièrement transatlantique, est censé correspondre à un sentiment général de bienveillance pour l’humanité tout entière, il est certain qu’il avait alors bien besoin de s’éveiller chez Martin : en effet, tandis qu’il enjambait les rues à grands pas ayant Mark à ses talons, son sens immoral était activement en jeu et lui faisait prononcer entre les dents des phrases féroces qu’heureusement pour notre voyageur personne n’entendit. Cependant il avait fini par retrouver assez de sang-froid pour pouvoir commencer à rire de l’incident, quand derrière lui il entendit le bruit d’un autre pas ; il se retourna et reconnut son ami Bevan, tout hors d’haleine.

Celui-ci prit le bras de Martin, qu’il pria de marcher plus lentement. Pendant quelques minutes il garda le silence, puis enfin :

« J’espère, dit-il, que vous n’avez pas besoin de l’explication que vous avez donnée tout à l’heure pour m’excuser à vos propres yeux.

— Que voulez-vous dire ? demanda Martin.

— J’espère que vous ne m’imputez pas le tort d’avoir prévu et deviné la façon dont se terminerait notre visite. Mais je vous ferais injure de le croire.

— Assurément, dit Martin. Au contraire, je ne vous en suis que plus obligé de votre bienveillance quand je vois de quelle étoffe sont faits vos bons citoyens du pays.

— J’estime, répondit son ami, qu’ils sont à peu près faits de la même étoffe que les autres, s’ils voulaient seulement en convenir au lieu de se targuer de vaines prétentions.

— Franchement c’est vrai, dit Martin.

— Je parie, reprit le gentleman, que, si vous aviez trouvé une scène semblable à celle-là dans une comédie anglaise, vous l’auriez jugée d’une invraisemblance choquante.

— Vous avez bien raison.

— Sans nul doute cette scène est plus ridicule chez nous que partout ailleurs ; mais cela tient aux mauvaises habitudes qu’on a prises ici. En ce qui me concerne, je puis vous assurer que je savais parfaitement tout d’abord que vous étiez venu sur l’arrière ; car j’avais vu la liste des passagers de l’avant, et je n’y avais pas lu votre nom.

— Je ne vous en suis que plus reconnaissant, dit Martin.

— Norris est un excellent homme à sa manière, fit observer M. Bevan.

— Lui ?… dit brusquement Martin.

— Oh ! oui, il y a en lui cent bonnes qualités. Vous ou tout autre, vous n’auriez qu’à vous adresser à lui à titre d’inférieur et le solliciter in forma pauperis, il serait rempli d’égards et de considération.

— Ce ne serait pas la peine d’avoir fait, de mon pays ici, un voyage de trois mille milles, pour trouver un caractère semblable, dit Martin. Cela se trouve partout. »

Ni le jeune homme ni son ami n’ajoutèrent un seul mot durant le reste du chemin ; chacun d’eux paraissait suffisamment occupé de suivre le cours de ses pensées.

Le thé ou le souper, quelque nom qu’on donne au repas du soir, avait été servi lorsqu’ils atteignirent la maison du major ; mais la nappe, embellie de quelques tâches de plus, était encore sur la table, à l’extrémité de laquelle mistress Jefferson Brick et deux autres dames étaient en train de prendre le thé ; un extra selon toute apparence, car ces dames avaient encore leurs chapeaux et leurs châles, comme si elles ne faisaient que d’arriver. À la lueur de trois chandelles éblouissantes, d’inégale longueur et posées dans des flambeaux de forme diverse, la chambre ne se montrait pas plus à son avantage qu’au grand jour.

Ces dames causaient toutes trois ensemble à haute voix quand Martin et son ami entrèrent. Mais, à la vue de ces gentlemen, elles interrompirent immédiatement leur conversation et devinrent extrêmement réservées, pour ne pas dire glaciales. Elles se mirent à échanger à voix basse quelques remarques ; et, vraiment, à la température de leur froideur excessive, l’eau bouillante de la théière eût pu descendre de vingt degrés.

« Avez-vous été à l’assemblée, madame Brick ? demanda l’ami de Martin avec une sorte de clignement d’œil malicieux.

— Je viens du cours, monsieur.

— Pardon. J’avais oublié. Vous n’allez pas à l’assemblée, je crois. »

Ici la dame qui se trouvait assise à la droite de mistress Brick poussa un pieux soupir comme pour dire : « C’est moi qui y vais ! » Et, en effet, elle y allait à peu près chaque soir de la semaine.

« Vous avez eu un bon sermon, madame ? » demanda M. Bevan, s’adressant à cette dame.

Celle-ci leva les yeux d’une façon dévote et répondit : « Oui. » Elle avait entendu avec la plus grande satisfaction un beau sermon, solide, bien épicé, dans lequel ses amis et connaissances étaient joliment arrangés, et qui leur faisait parfaitement leur affaire. De plus, son chapeau avait éclipsé tous les chapeaux de la congrégation ; aussi était-elle satisfaite à tous égards.

« Quels cours suivez-vous en ce moment, madame ? dit l’ami de Martin, se tournant de nouveau vers mistress Brick.

— La Philosophie de l’Âme, les mercredis.

— Et les lundis ?

— La Philosophie du Crime.

— Et les vendredis ?

— La Philosophie des Légumes.

— Vous avez oublié les jeudis, la Philosophie du Gouvernement, ma chère, fit observer la troisième dame.

— Non, dit mistress Brick, c’est le mardi.

— C’est vrai ! s’écria la dame. C’est la Philosophie de la Matière qui se fait le jeudi, par conséquent.

— Vous le voyez, monsieur Chuzzlewit, nos dames sont fort occupées, dit Bevan.

— Ce que vous dites est bien vrai, répondit Martin. Entre ces graves occupations du dehors et leurs devoirs de famille au logis, leur temps doit être parfaitement rempli… »

Martin s’arrêta court ; il avait vu en effet que les dames ne le regardaient pas d’un œil très-favorable, bien qu’il fût à cent lieues de deviner ce qu’il pouvait avoir fait pour mériter l’expression de dédain qui se laissait lire sur leurs traits. Mais lorsque, au bout de quelques moments à peine, elles montèrent à leurs chambres, M. Bevan lui apprit que les soins domestiques étaient fort au-dessous de la dignité de ces dames philosophes, et qu’il y avait cent à parier contre un que, sur ces trois dames, pas une ne saurait faire pour elle-même le plus facile ouvrage de femme, ni façonner pour quelqu’un de ses enfants le plus simple objet de toilette.

« Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles eussent entre les mains des instruments aussi inoffensifs que des aiguilles à tricoter, par exemple, plutôt que ces armes à double tranchant de la philosophie ? Ceci est une autre question ; mais ce dont je puis répondre seulement, c’est qu’elles n’y gagnent pas une égratignure. Les dévotions et les lectures publiques sont nos bals et nos concerts. Nos dames vont à ces lieux de rendez-vous pour se soustraire à la monotonie de leur existence, inspecter leurs toilettes réciproques ; puis elles s’en retournent au logis comme elles sont venues.

— Par ce mot « logis, » entendez-vous une maison comme celle-ci ?

— Très-souvent. Mais je m’aperçois que vous êtes mortellement fatigué ; il faut que je vous souhaite bonne nuit. Demain matin, nous discuterons vos projets. Déjà vous ne savez que trop qu’il est inutile de rester dans cette ville où il n’y a aucune chance pour vous. Il vous faudra aller plus loin.

— Pour trouver pis ? dit Martin, citant le vieil adage.

— J’espère bien que non. Mais en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?… Bonne nuit ! »

Ils se pressèrent les mains avec effusion et se séparèrent. Dès que Martin fut seul, il sentit tomber cette surexcitation de la nouveauté et du changement, qui l’avait soutenu à travers les fatigues de la journée ; et il était si abattu, si épuisé, qu’il n’avait même pas la force de monter l’escalier et de se traîner jusqu’à sa chambre.

Dans un espace de douze à quinze heures, quelle métamorphose avaient subi ses espérances et ses beaux projets ! Neuf et étranger comme il l’était au sol qu’il foulait, à l’air qu’il respirait, il ne pouvait plus, devant tous les incidents de cette seule journée, se soustraire au triste pressentiment que son plan était décidément à vau-l’eau. Souvent, à bord du vaisseau, il l’avait trouvé téméraire et imprudent ; mais une fois arrivé, il l’avait envisagé avec plus d’espérance, tandis que maintenant il n’y voyait plus que ténèbres sombres et effrayantes. Quelques pensées qu’il appelât à son aide, elles s’offraient à lui sous des formes pénibles et décourageantes et ne lui prêtaient aucune consolation. Les diamants même qui brillaient à son doigt étaient comme des larmes étincelantes, et leur éclat ne reflétait pas un seul rayon d’espérance.

Il était resté près du poêle, toujours plongé dans ses sombres pensées, sans faire attention aux autres pensionnaires qui arrivaient un à un de leurs magasins et de leurs comptoirs, ou bien des tavernes du voisinage, et qui, après avoir donné d’amples accolades à un grand cruchon blanc rempli d’eau qui se trouvait posé au bord de la table, et s’être complu dans leur dégoûtante station au-dessus des crachoirs de métal, allaient pesamment gagner leurs lits. Enfin Mark Tapley entra et le secoua par le bras, croyant qu’il s’était endormi.

Le jeune homme tressaillit.

« Mark !… s’écria-t-il.

— Tout va bien, monsieur, dit le joyeux domestique en mouchant la chandelle avec ses doigts. Votre lit n’est pas des plus grands, monsieur ; et il ne faudrait pas un homme bien altéré, pour boire avant déjeuner toute l’eau qui doit vous servir à faire votre toilette, et pour avaler la serviette par-dessus le marché. Mais cette nuit, monsieur, vous dormirez sans roulis.

— Il me semble que la maison danse sur la mer, dit Martin qui chancela en se levant ; je suis tout brisé.

— Eh bien ! moi, je me sens jovial et gai comme un pinson, dit Mark. Mais, mon Dieu ! ce n’est pas sans raisons. Ah ! c’est ici que j’aurais dû naître ! voilà mon opinion. Prenez garde à la marche, ajouta-t-il, car ils montaient l’escalier. Vous souvenez-vous, monsieur, du gentleman qui était à bord du Screw, et qui avait cette toute petite malle ?

— La valise ?… Oui.

— Eh bien, monsieur, on lui a rendu ce soir le linge blanc qu’on a mis à la porte de sa chambre, ici près. Vous n’avez qu’à voir, en passant, combien il a peu de chemises, mais combien il y a de devants, et vous ne serez plus étonné qu’il eût si peu de bagage. »

Mais Martin éprouvait trop de fatigue et d’accablement pour s’occuper de quoi que ce fût, encore moins d’une découverte si peu intéressante. M. Tapley, sans se laisser rebuter par son indifférence, le mena jusqu’au haut de la maison, et le fit entrer dans la chambre disposée pour le recevoir. Cette chambre, fort petite, n’avait que la moitié d’une croisée, un bois de lit semblable à un coffre sans couvercle, deux chaises, un carré de tapis comme ceux qui servent pour essayer dessus les souliers qu’on achète tout faits dans les magasins de confection en Angleterre ; un petit miroir cloué au mur, et un lavabo avec un pot dans une aiguière, qu’on eût pu prendre pour un pot au lait dans un bol.

« Je suppose que dans ce pays-ci les gens se lavent à sec avec une serviette, dit Mark ; il faut qu’ils soient tous atteints d’hydrophobie, monsieur.

— Ôtez-moi mes bottes, je vous en prie, dit Martin, se laissant tomber sur une des deux chaises. Je suis rompu, je suis à moitié mort, tant je me sens tout courbatu.

— Vous ne direz pas cela demain matin, monsieur, répliqua Mark ; vous ne le direz même plus ce soir, monsieur, quand vous aurez tâté de ceci. »

Et là-dessus, il tira un grand verre plein jusqu’aux bords de morceaux de glace transparente, parmi lesquels se trouvaient une ou deux tranches minces de citron avec une liqueur dorée, d’une apparence exquise, qui montaient à l’appel de la cuiller des profondeurs du verre, à la vue charmée du spectateur.

« Comment appelez-vous ceci ? » dit Martin.

Mais M. Tapley, sans rien répondre, se contenta de plonger un chalumeau dans le mélange, ce qui imprima un agréable mouvement aux morceaux de glace, et il indiqua, par un geste significatif, que c’était là l’agent qui devait servir à l’amateur pour pomper ce breuvage ravissant.

Martin prit le verre d’un air étonné, appliqua ses lèvres au chalumeau, et leva ses yeux avec une expression d’extase. Il ne s’arrêta pas avant d’avoir humé jusqu’à la dernière goutte.

« Monsieur !… dit Mark, retirant le verre d’une manière triomphante. Si jamais il vous arrivait d’être à moitié mort, quand je ne serais pas là, tout ce que vous auriez à faire, ce serait de prier le premier venu d’aller vous chercher un savetier.

— D’aller me chercher un savetier !… répéta Martin.

— Cette admirable invention, monsieur, dit Mark, caressant doucement le verre vidé, s’appelle un savetier. Un savetier au vin de Xérès, si vous abrégez le nom. Maintenant, vous êtes en état de quitter vos bottes, et, à tout égard, vous devez vous sentir un autre homme. »

Après avoir débité cet exorde solennel, il apporta le tire-bottes.

« Songez-y bien, Mark, dit Martin, je ne retombe pas dans ma faiblesse… Mais, juste ciel ! si nous allions nous trouver relégués dans quelque partie sauvage de ce pays, sans ressources, sans argent !

— Eh bien ! monsieur, répondit l’imperturbable Tapley, d’après ce que nous avons vu jusqu’ici, j’ignore si, tout considéré, nous ne serions pas beaucoup mieux dans les parties sauvages que dans les contrées civilisées.

— Ô Tom Pinch, Tom Pinch ! dit Martin d’un ton pénétré, que ne donnerais-je pas pour être encore auprès de vous, pour entendre encore votre voix, fût-ce dans la pauvre chambre à coucher de la maison de Pecksniff !

— Ô Dragon, Dragon, dit Mark faisant un écho chaleureux, si entre vous et moi il n’y avait un peu d’eau, et si ce n’était pas une faiblesse de songer au retour, je crois que j’en dirais autant. Mais je suis ici, ô Dragon, à New-York, en Amérique, et vous, vous êtes dans le Wiltshire, en Europe ; et il faut faire fortune, ô Dragon, et la faire pour une jeune beauté ; et si vous allez voir le Monument, ô Dragon, ne vous arrêtez pas en bas des marches du perron, ou bien vous n’arriverez jamais au sommet.

— Sagement dit, Mark ! s’écria Martin. Nous devons regarder en avant.

— Dans tous les livres d’histoires que j’ai lus, monsieur, les gens qui regardaient derrière eux étaient changés en pierres ; et j’ai toujours pensé que c’était leur faute et qu’ils avaient bien mérité leur sort. Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur, et de doux rêves.

— Alors il faut que ce soient des rêves de ma bonne Albion, dit Martin en s’étendant dans son lit.

— Je dirai de même, murmura Mark Tapley, lorsqu’il fut entré dans sa propre chambre, où Martin ne pouvait plus l’entendre. Car si, avant de sortir d’embarras, nous ne trouvons pas à exercer encore un peu mieux notre patience pour avoir quelque mérite de plus à être jovial, je veux me faire citoyen des États-Unis ! »

Laissons-les mêler et confondre dans leurs rêves les ombres d’objets éloignés d’eux, à mesure qu’elles se dessinent sur le mur, en formes fantastiques, à la clarté vaporeuse d’une pensée sans règle. Cette histoire plus vaporeuse encore, comme le rêve d’un rêve, va s’élancer rapidement, changer de théâtre et traverser d’un bond l’Océan pour débarquer sur les rivages de l’Angleterre.


  1. Chant national en Angleterre.