Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/03

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CHAPITRE III.

Dans lequel on présente quelques autres personnages, et qui fait suite au chapitre précédent.


Déjà nous avons parlé d’un certain dragon qui se balançait avec un cri plaintif au-dessus de la porte de l’auberge du village. C’était un vieux dragon tout terni ; plus d’une rafale d’hiver, avec son cortège de pluie, de grésil, de neige et de grêle, avait dénaturé sa couleur, qui jadis avait été un bleu éclatant, et l’avait fait passer à une sorte de gris de plomb. Mais il était resté suspendu à sa place ; il avait une pose monstrueusement stupide, dressé qu’il était sur ses pattes de derrière. Chaque mois écoulé lui enlevait quelque chose de sa couleur et de sa forme, si bien qu’en le regardant par le devant de l’enseigne, on ne pouvait s’empêcher de croire qu’il avait fondu tout doucement au travers du cadre, pour reparaître sans doute de l’autre côté.

C’était, du reste, un dragon courtois et affable, ou tout au moins il l’avait été dans un temps meilleur : car, au sein de son affaissement et de sa décadence, il avait pris l’habitude de porter à son nez une de ses pattes de devant, comme s’il voulait dire : « N’ayez pas peur, je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air, » tandis qu’il présentait l’autre en signe de politesse hospitalière. En vérité, il faut le reconnaître, à l’honneur de la race des dragons modernes, qu’ils ont fait de grands progrès pour la civilisation et les bonnes manières. Ils ne demandent plus chaque matin une jeune fille pour leur déjeuner, avec la même régularité qu’en met un paisible consommateur à attendre son petit pain chaud ; ceux de nos jours, au contraire, aiment à se trouver dans la société des hommes, mariés ou célibataires, qui ont du temps à perdre au cabaret ; c’est même à présent un de leurs traits caractéristiques, qu’ils se tiennent loin de la compagnie du beau sexe et lui interdisent leur approche, principalement le samedi soir, au lieu de le rechercher avec un appétit vorace, malgré leurs inclinations bien connues et les goûts qu’ils manifestaient au temps jadis.

L’excursion que nous faisons ici dans le domaine de l’histoire naturelle, à propos du tribut qu’on devait payer à ces animaux, n’est pas une digression aussi singulière qu’elle le paraît au premier coup d’œil : car nous avons à nous occuper spécialement du dragon qui avait sa demeure dans le voisinage de M. Pecksniff, et, puisque cet animal aux formes courtoises est maintenant sur le tapis, nous n’avons pas de raison pour le laisser de côté.

Depuis bien des années il se balançait, criait et battait de l’aile devant les deux fenêtres de la meilleure chambre à coucher qu’il y eût dans la maison de réfection à laquelle il avait donné son nom ; mais tandis qu’il se balançait, criait et battait de l’aile, jamais dans les sombres confins qu’il habitait il n’y avait eu autant de mouvement qu’on put en remarquer le soir même qui suivit celui où arrivèrent les événements exposés dans le précédent chapitre. C’était un bruit de pas pressés montant et descendant l’escalier, une quantité de lumières qu’on voyait briller ; des paroles s’échangeaient à voix basse ; le bois, fraîchement allumé, fumait et suintait dans l’humide cheminée ; on avait retiré le linge des armoires ; les bassinoires répandaient leur odeur brûlante ; enfin, c’était un tel va-et-vient, une telle agitation intérieure, que jamais dragon, griffon, licorne ou tout autre animal de cette espèce n’assista à rien de semblable, depuis que ces bêtes fantastiques sont mêlées aux affaires de ménage.

Un vieux gentleman et une jeune femme, voyageant sans suite dans une ancienne berline toute délabrée que traînaient des chevaux de poste, venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, s’étaient détournés de la grand’route et arrêtés inopinément au Dragon bleu. Un mal subit avait saisi le vieux gentleman dans sa voiture. Forcé pour cette cause de descendre à l’auberge, le malade y souffrait d’horribles crampes et de spasmes nerveux ; et cependant, au milieu même de ses crises, il défendait expressément qu’on appelât un médecin ; la jeune femme lui administrait quelques remèdes pris dans une petite boîte à médicaments : il protestait qu’il n’en voulait pas d’autres ; en un mot, il épouvantait l’hôtesse, lui faisait perdre la tête, et repoussait obstinément tous les moyens de soulagement qu’elle pouvait lui offrir.

Des cinq cents remèdes que la bonne femme imagina et proposa en moins d’une demi-heure, il n’en admit qu’un seul : ce fut de se mettre au lit. C’était pour faire ce lit et tout disposer en faveur du voyageur, qu’on faisait tout ce remue-ménage dans la chambre située derrière le dragon.

Le gentleman était réellement très-malade ; il souffrait d’une manière cruelle, d’autant plus peut-être que c’était un robuste et solide vieillard, doué d’une volonté de fer et d’une voix d’airain. Mais ni les craintes qu’il émettait tout haut, de temps en temps, pour sa vie, ni les tortures qu’il ressentait, ne diminuaient le moins du monde sa fermeté. Il défendait qu’on lui amenât qui que ce fût. Plus son état empirait, plus le vieillard paraissait roide et inflexible dans sa détermination. Il jurait que, si on voulait le faire soigner par quelqu’un, homme, femme ou enfant, il quitterait aussitôt la maison, dût-il partir à pied et mourir sur le seuil de la porte.

Il n’y avait dans le village aucun praticien en médecine, mais seulement un pauvre apothicaire qui joignait à sa spécialité l’épicerie et autres comestibles de toute sorte. Au début et dans le premier brouhaha de l’événement, l’hôtesse avait pris sous sa propre responsabilité d’envoyer chercher le dit apothicaire : naturellement, selon l’ordinaire, comme on avait besoin de lui, il était absent. Il était allé à quelques milles de distance, et on ne l’attendait que très-tard dans la soirée, si bien que l’hôtesse, hors d’elle-même, expédia en toute hâte le même messager chez M. Pecksniff, le savant homme à qui ses connaissances permettaient, selon elle, de prendre sans crainte une part active à sa responsabilité ; et qui de plus, en sa qualité d’homme moral, pourrait donner à une âme agitée un mot de consolation. Sous ce rapport, son hôte avait grandement besoin de secours efficaces ; on n’en pouvait douter, à l’entendre jeter fréquemment des paroles incohérentes, un peu trop mondaines pourtant pour annoncer une bonne préparation spirituelle.

Le messager chargé de cette mission secrète revint sans rapporter de meilleures nouvelles que la première fois : M. Pecksniff n’était pas au logis. Cependant on se passa de M. Pecksniff pour mettre au lit le patient, dont peu à peu, et dans un espace de deux heures, l’état s’améliora sensiblement : les intervalles des crises furent d’abord beaucoup plus longs, puis, petit à petit, il cessa entièrement de souffrir, bien que de temps en temps il parût plongé dans un épuisement presque aussi alarmant que les précédentes attaques.

Dans un de ces moments de rémission, il tourna de tous côtés son regard avec beaucoup de précaution, et, se soulevant avec peine sur ses deux oreillers, essaya, le visage empreint d’une étrange expression de mystère et de défiance, de faire usage du papier, de l’encre et des plumes qu’il avait fait placer auprès de lui sur une table. Pendant ce temps, la jeune dame et l’hôtesse du Dragon bleu étaient assises l’une près de l’autre devant le feu, dans la chambre du malade.

L’hôtesse du Dragon bleu avait tout à fait le physique de l’emploi : large, égrillarde, bien portante et de bonne mine ; son visage, d’un rouge vif sur un fond blanc clair, offrait par son aspect jovial un témoignage du vif intérêt que la dame portait aux excellentes provisions contenues dans la cave et dans le cellier, comme aussi de l’influence, puissamment utile pour la santé, qu’exerçaient ces excellentes provisions. Elle était veuve ; mais le temps de son deuil était passé, et la veuve avait repris sa fleur de beauté, qui depuis n’avait pas cessé de s’épanouir en pleine floraison. Pour rendre la floraison plus complète, roses sur ses amples jupons, roses sur son corsage, roses sur son bonnet, roses sur ses joues, oui vraiment, et, les plus douces de toutes à cueillir, roses sur les lèvres. Elle avait, en outre, de brillants yeux noirs et des cheveux couleur de jais ; elle était avenante, ornée de jolies fossettes, dodue, ferme comme une groseille ; et, bien qu’elle ne fût plus tout à fait ce que le monde appelle une jeune femme, vous eussiez pu prêter serment sur la vérité, devant tout maire ou tout autre magistrat dans la chrétienté entière, qu’il y avait en ce monde beaucoup de jeunes filles, Dieu les bénisse toutes en général et chacune en particulier ! que vous n’eussiez ni aimées ni admirées à moitié autant que la pimpante hôtesse du Dragon bleu.

Assise devant le feu, cette belle matrone promenait, de temps en temps, son regard autour de la chambre avec l’orgueil satisfait d’une propriétaire. C’était une vaste pièce, comme on peut en voir à la campagne, ayant un plafond surbaissé et un plancher enfoncé au-dessous du niveau de la porte ; à l’intérieur, il y avait pour descendre deux marches placées d’une manière si délicieusement inattendue, que les étrangers, en dépit des plus grandes précautions, ne manquaient guère de tomber le nez en avant comme dans un bain où l’on pique une tête. Ce n’était pas là une de vos chambres à coucher frivoles et luxueuses jusqu’à l’absurde, où l’on ne peut fermer l’œil dans une convenance et une harmonie d’idées propres au sommeil ; mais c’était un bon endroit rempli d’un calme plat, d’un calme lourd, un lieu soporifère, où chaque meuble vous rappelait que vous étiez venu pour dormir et que vous n’étiez là que pour ça. Là, pas de glace vigilante qui réfléchit le feu, ainsi que dans vos chambres modernes qui, au milieu même des nuits les plus sombres, gardent un constant reflet de l’élégance française. Çà et là le vieil acajou espagnol y clignait de l’œil, comme un chien ou un chat qui fait son somme au coin du feu. La grandeur, la forme, la lourde immobilité du bois de lit et de l’armoire, et même, à un moindre degré, celle des chaises et des tables, tout invitait au sommeil ; leur constitution même, lourde et apoplectique, vous disposait à ronfler. Là, point de ces portraits qui vous regardent avec l’air de vous reprocher votre paresse au lit ; sur les rideaux, pas de ces oiseaux à l’œil arrondi, ouvert, éveillé et insupportablement scrutateur. Les épais rideaux, les persiennes bien closes, les couvertures amoncelées, tout était disposé pour entretenir le sommeil ; loin de là tous les éléments conducteurs de la lumière et du réveil. Regardez le vieux renard empaillé, posé sur le haut de l’armoire ; eh bien ! lui-même, vous n’en auriez pas tiré une étincelle électrique de vigilance ; il avait fait le sacrifice de ses yeux d’émail, et vous auriez dit qu’il dormait tout debout.

La maîtresse du Dragon bleu promena à plusieurs reprises un coup d’œil rapide sur ce mobilier somnolent. Elle l’en détourna bientôt, ainsi que du lit qui était à l’autre bout de la chambre, avec son étrange locataire, pour le fixer sur la jeune femme placée tout à côté d’elle, et qui, les yeux baissés vers le foyer, restait assise et plongée dans une méditation silencieuse.

Cette personne était très-jeune, dix-sept ans environ ; elle avait des manières timides et réservées, et cependant elle paraissait se dominer, et savait mieux maîtriser ses émotions que les femmes ne le savent ordinairement, à une époque plus avancée de la vie. Elle en avait fait preuve tout récemment dans les soins qu’elle avait donnés au gentleman malade. Sa taille était petite, sa figure délicate pour son âge ; mais tous les charmes brillants de la jeunesse virginale couronnaient son beau front. Il y avait sur ses traits une pâleur causée sans doute en partie par les agitations récentes. Ses cheveux, d’un noir foncé, dans le désordre de ses préoccupations, avaient quitté leurs liens et pendaient sur son cou ; c’est une licence qu’un observateur galant eût enviée plutôt que blâmée.

Son costume était dans sa simplicité celui d’une personne distinguée ; dans son maintien, tranquillement assise comme elle l’était, il y avait quelque chose d’indéfinissable, qui semblait en harmonie avec ce costume absolument sans prétention. Elle avait commencé par tenir ses yeux fixés d’un air d’anxiété sur le lit ; mais voyant que le malade restait tranquille, tout occupé du soin d’écrire, elle avait doucement tourné sa chaise vers le foyer, probablement parce qu’elle se doutait instinctivement qu’il désirait n’être pas observé, et puis aussi afin de pouvoir, sans qu’il la vît, donner un libre cours aux sentiments naturels qu’elle avait dû jusque-là comprimer.

Tout cela et bien autre chose n’avait pas échappé à la rose maîtresse du Dragon bleu. Il n’y a qu’une femme pour deviner une autre femme. Enfin elle dit à voix trop basse pour pouvoir être entendue du malade dans son lit :

« Miss, aviez-vous vu déjà le gentleman dans cet état ? Est-il sujet à ces attaques ?

— Il m’est arrivé de le voir très-malade, mais jamais autant que ce soir.

— Quel bonheur, miss, que vous ayez eu avec vous les prescriptions et les remèdes nécessaires !

— Ils sont toujours prêts pour de semblables circonstances. Nous ne voyageons jamais sans les emporter.

— Oh ! pensa l’hôtesse, il paraît que nous avons l’habitude de voyager, et de voyager ensemble. »

Elle avait tellement conscience de porter cette pensée écrite sur son visage, qu’ayant rencontré presque aussitôt les yeux de la jeune dame, elle se sentit toute confuse, en hôtesse discrète et bien apprise qu’elle était.

« Si le gentleman, votre grand-papa, reprit-elle après une courte pause, est toujours si résolu à n’accepter aucun secours, cela doit vous effrayer beaucoup, miss ?

— En effet, j’ai été très-alarmée ce soir. Ce… ce n’est point mon grand-père.

— Votre père, voulais-je dire, reprit l’hôtesse, sentant qu’elle avait commis une erreur maladroite.

— Ce n’est point mon père, dit la jeune femme ; ni, ajouta-t-elle, souriant légèrement, car elle avait pressenti tout de suite ce que l’hôtesse allait ajouter, ni mon oncle. Nous ne sommes pas parents.

— Mon Dieu ! répliqua l’hôtesse, de plus en plus embarrassée ; comment ai-je pu me tromper à ce point, sachant bien, de même que le bon sens suffit pour le dire, qu’un gentleman, lorsqu’il est malade, paraît beaucoup plus vieux qu’il ne l’est réellement ? Comment ai-je pu vous appeler miss, madame ? »

Mais, en achevant ces paroles, elle jeta machinalement un regard sur le troisième doigt de la main gauche de la jeune femme, et tressaillit : ce doigt ne portait pas d’anneau.

« Quand je vous disais que nous n’étions pas parents, fit observer la jeune femme avec douceur, mais non sans quelque confusion, cela signifiait que nous ne le sommes d’aucune manière, pas plus par le mariage qu’autrement… Est-ce que vous m’avez appelée, Martin ?

— Vous appeler ? » s’écria le vieillard, levant vivement les yeux et s’empressant de cacher sous la couverture le papier sur lequel il avait écrit : « Non. »

Elle avait fait un pas ou deux vers le lit, mais elle s’arrêta immédiatement sans aller plus loin.

« Non, répéta le malade avec une énergie pétulante. Pourquoi me demandez-vous cela ? Si je vous avais appelée, auriez-vous besoin de me faire cette question ?

— Monsieur, se hasarda à dire l’hôtesse, c’était le grincement de l’enseigne qui est dehors. »

Supposition qui, soit dit en passant, et comme l’hôtesse le sentit elle-même au moment où elle venait de la faire, n’était pas du tout flatteuse pour la voix du vieux gentleman.

« Peu importe ce que c’était, madame, répliqua-t-il ; ce n’était pas moi. Eh bien ! pourquoi restez-vous ainsi debout, Mary, à me regarder comme si j’avais la peste ? Mais ils ont tous peur de moi, ajouta-t-il, s’appuyant languissamment en arrière sur son oreiller ; tous, jusqu’à elle ! Toujours la même malédiction sur moi. D’ailleurs, je n’ai rien autre chose à espérer.

— Oh ! Dieu ! non. Oh ! non, j’en suis sûre, dit la brave hôtesse, se levant et allant vers lui. Allons, calmez-vous, monsieur. Ce ne sont que des idées de malade.

— Qu’est-ce que cela, des idées de malade ? répéta-t-il. Qu’est-ce que vous savez de mes idées ? Qui vous a parlé, à vous, de mes idées ? Toujours la même chanson ! Des idées !

— Voyez plutôt si ce n’en est pas encore une qui vous prend, dit la maîtresse du Dragon bleu, sans que sa bonne humeur eût souffert le moins du monde. Eh ! mon Dieu ! il n’y a pas de mal à dire ça, monsieur : cela se dit tous les jours. Les gens en bonne santé n’ont-ils pas aussi leurs idées ? et de bien étranges parfois ! »

Tout innocentes que pouvaient sembler ces paroles, elles agirent sur l’esprit méfiant du voyageur, comme l’huile qui tombe sur le feu. Il leva sa tête hors du lit, et, fixant sur l’hôtesse deux yeux noirs dont l’éclat était augmenté par la pâleur de ses joues creuses, qui, de leur côté, paraissaient d’autant plus pâles par le voisinage de longues mèches éparses de cheveux gris et d’une toque très-serrée en velours noir, le vieillard scruta la physionomie de cette femme.

« Ah ! vous vous y prenez trop tôt, dit-il, mais d’une voix si basse, qu’il semblait se parler à lui-même plutôt qu’à l’hôtesse. Vous ne perdez pas de temps. Vous remplissez bien votre commission, et vous gagnez bien votre argent. Voyons, qui est-ce qui vous paye pour ça ? »

L’hôtesse regarda d’un air très-étonné celle qu’il avait appelée Mary, et, ne lisant point la réponse qu’elle cherchait sur son visage plein de douceur, elle se retourna vers le malade. D’abord, elle avait reculé involontairement, en supposant qu’il avait perdu la tête ; mais cette supposition tombait naturellement devant la fermeté de maintien du vieillard, devant la détermination qu’annonçaient ses traits énergiques et surtout sa bouche contractée.

« Voyons, dit-il, apprenez-moi qui est-ce qui vous paye pour ça. D’ailleurs, comme je suis ici, il ne m’est pas bien difficile de le deviner, vous pouvez le croire.

— Martin, dit vivement la jeune femme en posant sa main sur le bras du vieillard, songez qu’il n’y a qu’un moment que nous sommes dans cette maison, et que votre nom y est même inconnu.

— À moins, dit-il, que vous… »

Il était, selon toute apparence, tenté d’exprimer le soupçon qu’elle avait pu trahir sa confiance en faveur de l’hôtesse ; mais, soit qu’il se rappelât ses soins affectueux, soit qu’il fût ému en quelque sorte par la vue de son visage, il se contint, et, changeant la position fatigante qu’il avait dans son lit, il garda le silence.

« Là ! dit Mme Lupin, nom sous lequel le Dragon bleu avait privilège de loger « à pied et à cheval. » Maintenant cela va mieux, monsieur. Vous aviez oublié un moment, monsieur, que vous n’avez ici que des amis.

— Oh ! s’écria le vieillard avec un gémissement d’impatience, en frappant d’une main fiévreuse sur la couverture, que me parlez-vous d’amis ? Vous ou d’autres, qui peut m’apprendre à connaître quels sont mes amis et quels sont mes ennemis ?

— Au moins, insista gracieusement Mme Lupin, cette jeune dame est votre amie, je suppose ?

— Parce qu’elle n’a pas encore eu envie de changer, s’écria le vieillard du ton d’un homme chez qui l’espoir et la confiance étaient entièrement épuisés. Je suppose qu’elle est mon amie, mais le ciel le sait. Ne m’empêchez plus de dormir, si je puis. Laissez la chandelle à la même place. »

Les deux femmes s’étant éloignées du lit, le vieillard étendit le papier sur lequel il avait écrit si longtemps, et, le présentant au flambeau, il le réduisit en cendres. Cela fait, il éteignit la lumière, et, se retournant avec un profond soupir, il tira la couverture sur sa tête et se tint tranquille.

La destruction de ce papier étant une chose étrangement en désaccord avec la peine que le vieillard avait paru prendre à l’écrire, et, de plus, mettant le Dragon en grand péril d’être incendié, ne laissa pas que de produire une véritable consternation dans l’esprit de Mme Lupin. Mais la jeune femme, sans témoigner de surprise, de curiosité ni d’alarme, lui dit à voix basse, tout en la remerciant pour sa sollicitude à lui tenir compagnie, qu’elle se proposait de rester encore dans la chambre, et la pria de ne point partager sa veille, habituée qu’elle était à se trouver seule, ajoutant qu’elle passerait le temps à lire.

Mme Lupin avait reçu en partage un large contingent de ce gros capital de curiosité dont a hérité son sexe, et, dans une autre occasion, il n’eût pas été aussi facile de lui faire accepter cet avertissement. Mais, tout entière à la surprise, à la stupéfaction que lui avaient causée ces mystères, elle se retira aussitôt, et se rendant tout droit à son petit parloir d’en bas, elle s’assit dans son fauteuil avec un calme simulé. En ce moment critique, un pas se fit entendre à l’entrée. M. Pecksniff, regardant doucereusement par-dessus la demi-porte de la salle, et sondant la perspective du gentil intérieur, murmura :

« Bonsoir, mistress Lupin.

— Ah ! mon Dieu ! monsieur, s’écria-t-elle en s’avançant pour le recevoir, je suis bien contente que vous soyez venu.

— Et moi je ne suis pas moins content d’être venu, dit M. Pecksniff, si je puis être de quelque utilité. De quoi s’agit-il, mistress Lupin ?

— C’est un gentleman qui est tombé malade en route, et qui est là-haut tout souffrant, répondit l’hôtesse en pleurant à chaudes larmes.

— Un gentleman qui est tombé malade en route et qui est là-haut tout souffrant ? répéta M. Pecksniff. Bien ! bien ! »

Dans cette remarque, il n’y avait rien qu’on pût trouver précisément original ; on ne pouvait dire qu’il y eût là aucun sage précepte, inconnu jusqu’alors au genre humain, ni que ces deux mots eussent ouvert une source cachée de consolation ; mais M. Pecksniff avait tant de douceur dans les manières, il secouait la tête avec tant d’affabilité, et en toute chose il montrait une si parfaite estime de ses propres vertus, que tout le monde eût été rassuré, comme Mme Lupin, rien que par le son de voix et la présence d’un tel homme ; et se fût-il borné à dire : « Un verbe doit s’accorder avec son nominatif en nombre et en personne, mon bon ami, » ou : « Huit fois huit font soixante-quatre, ma chère âme, » on n’aurait pu manquer de lui savoir un gré infini de tant d’humanité et de bon sens.

« Et, dit M. Pecksniff, retirant ses gants et réchauffant ses mains devant le feu, avec autant de bienveillance délicate que s’il se fût agi des mains d’un autre et non des siennes, et comment va-t-il maintenant ?

— Il va mieux, il est tout à fait tranquille, répondit Mme Lupin.

— Il va mieux, et il est tout à fait tranquille, dit M. Pecksniff. Très-bien ! très… bien ! »

Ici encore, quoique le renseignement vînt de Mme Lupin et nullement de M. Pecksniff, M. Pecksniff se l’appropria et s’en servit pour la consoler. Cette phrase n’avait pas grande importance quand Mme Lupin la prononça, mais dans la bouche de M. Pecksniff elle valait tout un livre. « J’observe, semblait-il dire, et par ma bouche la morale universelle remarque qu’il va mieux et qu’il est tout à fait tranquille. »

« Il doit y avoir cependant de pénibles préoccupations dans son esprit, dit l’hôtesse en secouant la tête ; car il tient, monsieur, le langage le plus étrange que vous ayez jamais entendu. Il est loin d’avoir les idées nettes, et il aurait bien besoin des avis utiles de quelque personne assez charitable pour lui rendre ce bon office.

— Alors, dit M. Pecksniff, c’est justement le client qu’il me faut. »

Mais, bien qu’il fît entendre parfaitement cette pensée, il ne prononça pas une seule parole. Il se contenta de secouer la tête, et de l’air le plus modeste encore.

« Je crains, monsieur, continua l’hôtesse, regardant autour d’elle afin de s’assurer qu’il n’y avait là personne pour écouter, puis tenant ses regards fixés sur le parquet ; je crains fort, monsieur, que sa conscience ne soit troublée, parce qu’il n’est point allié par parenté… ni même… marié à une très-jeune dame…

— Mistress Lupin ! dit M. Pecksniff, levant sa main de façon à se donner l’air sévère, comme si, avec la douceur qui lui était naturelle, son expression pouvait jamais ressembler à de la sévérité. Une personne !… une jeune personne ?

— Une très-jeune personne, dit Mme Lupin en s’inclinant et rougissant. Je vous demande pardon, monsieur, mais j’ai été tellement tourmentée ce soir, que je ne sais plus ce que je dis. Elle est là-haut avec lui.

— Elle est là-haut avec lui… rumina M. Pecksniff, se chauffant le dos, de la même manière qu’il s’était chauffé les mains, toujours avec une douceur obligeante, comme si c’eût été le dos d’une veuve ou d’un orphelin ou d’un ennemi, ou tout autre dos que des gens moins humains que cet excellent homme auraient laissé geler sans son aide. Oh ! bon Dieu ! bon Dieu !

— En même temps je dois dire, ajouta chaleureusement l’hôtesse, et je le dis du fond du cœur, que son air et ses manières doivent désarmer tout soupçon.

— Votre soupçon, mistress Lupin, dit gravement M. Pecksniff, est très-naturel. »

À propos de cette remarque, nous noterons ici, à leur confusion, que les ennemis de ce digne homme ne rougissaient pas d’affirmer qu’il trouvait toujours très-naturel ce qui était très-mal, et qu’il trahissait par là involontairement sa propre nature.

« Votre soupçon, mistress Lupin, répéta-t-il, est très-naturel et, je n’en doute pas, très-fondé. Je vais me rendre chez ces voyageurs. »

En parlant ainsi, il ôta son grand pardessus, et, ayant passé les doigts dans ses cheveux, il plongea dignement une main dans l’intérieur de son gilet et fit doucement signe à l’hôtesse de le conduire.

« Frapperai-je ? demanda Mme Lupin, lorsqu’ils eurent atteint la porte de la chambre.

— Non, dit-il ; entrez, s’il vous plaît. »

Ils entrèrent sur la pointe du pied ; ou plutôt ce fut l’hôtesse qui prit cette précaution, car, pour M. Pecksniff, il marchait toujours d’un pas léger.

Le vieux gentleman dormait encore, et sa jeune compagne était assise auprès du feu et lisait.

« Je crains, dit M. Pecksniff, s’arrêtant au seuil de la porte et donnant à sa tête un balancement mélancolique, je crains que tout cela ne soit un peu louche. Je crains, mistress Lupin, vous comprenez ? que tout cela ne soit louche. »

Tout en achevant ces mots à voix basse, il avait devancé l’hôtesse ; en même temps, la jeune dame se leva au bruit des pas. M. Pecksniff jeta un regard sur le volume qu’elle tenait, et dit tout bas à Mme Lupin, avec un abattement plus grand encore, s’il était possible :

« Oui, madame, c’est un bon livre. J’en tremblais d’avance. Je crains fort que tout ceci ne recèle une trame profonde !

— Quel est ce monsieur ?… demanda la personne qui était l’objet de ces vertueux soupçons.

— Hum !… ne vous inquiétez pas, madame, dit M. Pecksniff, au moment où l’hôtesse allait répondre. Cette jeune… »

Involontairement, il hésita quand le mot « personne » vint sur ses lèvres, et y substituant un autre mot :

« Cette jeune étrangère, mistress Lupin, m’excusera de lui répondre laconiquement que j’habite ce village ; que j’y jouis de quelque influence, si peu méritée qu’elle puisse être, et que vous m’avez appelé. Je suis venu ici comme je vais partout où me pousse ma sympathie pour les malades et les affligés. »

Ayant prononcé ces paroles à effet, M. Pecksniff passa près du lit. Là, après avoir touché deux ou trois fois le couvre-pied d’une façon solennelle, comme pour s’assurer ainsi positivement de l’état du malade, il s’assit dans un grand fauteuil, et attendit le réveil du gentleman dans l’attitude de la méditation et du recueillement. La jeune dame ne poussa pas plus loin les objections qu’elle eût pu faire à Mme Lupin ; pas un mot de plus ne fut dit à M. Pecksniff, qui ne dit rien non plus à personne.

Une bonne demi-heure s’écoula avant que le vieillard bougeât. Enfin il se retourna dans son lit ; et, bien qu’il ne fût pas positivement réveillé, il laissa voir cependant d’une manière certaine que chez lui le sommeil touchait à sa fin. Peu à peu, il dégagea sa tête des couvertures, et s’inclina davantage du côté où M. Pecksniff était assis. Au bout de quelques instants, il ouvrit les yeux et resta d’abord, comme il arrive aux gens qui viennent de s’éveiller, à regarder nonchalamment son visiteur, sans paraître avoir une idée distincte de sa présence.

Dans tous ces mouvements, il n’y avait rien de remarquable assurément ; cependant M. Pecksniff en ressentit un effet qu’eussent à peine surpassé les plus merveilleux phénomènes de la nature. Par degrés ses mains s’attachèrent d’une manière plus étroite aux bras du fauteuil ; la surprise dilata ses yeux, sa bouche s’ouvrit, ses cheveux se dressèrent plus roides que jamais au-dessus de son front, jusqu’à ce qu’enfin, quand le vieillard se mit sur son séant et contempla Pecksniff avec une surprise à peine moins grande que Pecksniff n’en avait montré lui-même, celui-ci sentit se dissiper tous ses doutes et s’écria à haute voix :

« Vous êtes Martin Chuzzlewit ! »

La profondeur de son étonnement était telle, que le vieillard, tout disposé qu’il avait paru être à le croire supposé, ne put en récuser la sincérité.

« Je suis Martin Chuzzlewit, dit-il amèrement, et Martin Chuzzlewit voudrait que vous eussiez été pendu avant de venir ici le déranger dans son sommeil. »

Il ajouta, en s’étendant de nouveau, et tournant de côté son visage :

« Eh bien, je rêvais de ce coquin, sans me douter qu’il fût si près de moi !

— Mon bon cousin !… dit M. Pecksniff.

— Voilà ! c’est le début ! s’écria le vieillard, secouant à droite et à gauche, sur l’oreiller sa tête grise, et agitant ses mains. Dès les premiers mots, il fait sonner la parenté ! Je savais bien qu’il n’y manquerait pas : les voilà bien tous ! Parents proches ou éloignés, sang ou eau, c’est tout un. Ouf ! quelle perspective de tromperie, de mensonge, de faux témoignages, s’ouvre devant moi, au cliquetis du mot de parenté !

— Je vous en prie, ne vous emportez pas ainsi, monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, d’un ton des plus compatissants, des plus doucereux ; car il avait eu le temps de revenir de sa surprise et de rentrer en pleine possession de sa vertueuse personnalité. Vous regretterez de vous être emporté ainsi, j’en suis sûr.

— Vous en êtes sûr, vous !… dit Martin avec mépris.

— Oui, reprit M. Pecksniff ; oh ! oui, monsieur Chuzzlewit. Et ne vous imaginez pas que j’aie dessein de vous faire la cour, de vous cajoler ; rien n’est plus éloigné de mon intention. Vous vous tromperiez étrangement aussi en vous figurant que je veuille répéter ce mot malencontreux qui vous a si fort offensé déjà. Pourquoi le ferais-je ? Qu’est-ce que j’attends de vous ? en quoi ai-je besoin de vous ? Il n’y a rien, que je sache, monsieur Chuzzlewit, dans tout ce que vous possédez, qui soit fort à convoiter pour le bonheur que vous en retirez.

— C’est assez vrai, murmura le vieillard.

— En dehors de cette considération, dit M. Pecksniff étudiant l’effet qu’il produisait, dès à présent il doit vous être démontré, j’en suis sûr, que si j’avais voulu capter vos bonnes grâces, j’aurais eu soin, avant tout, de ne point m’adresser à vous en qualité de parent : car je connais votre humeur et sais parfaitement que je ne pourrais faire valoir auprès de vous une lettre de recommandation moins favorable. »

Martin ne fit point de réponse verbale ; mais, par le mouvement de ses jambes sous les couvertures, il indiqua, aussi clairement que s’il l’avait dit en termes choisis, que M. Pecksniff avait raison et qu’il ne pouvait pas mieux dire.

« Non, dit M. Pecksniff plongeant sa main dans son gilet, comme s’il était prêt, au premier appel, à en tirer son cœur pour le mettre à découvert sous les yeux de Martin Chuzzlewit, non, si je suis venu ici, ç’a été pour offrir mes services à un étranger. Ce n’est pas à vous personnellement que je les offre, parce que je sais bien que, si je le faisais, vous vous méfieriez de moi. Mais quand vous êtes couché dans ce lit, monsieur, je vous considère comme un étranger, et je ressens pour vous le même intérêt que m’accorderait, j’espère, tout étranger, si je me trouvais dans la position où vous êtes. Hors cela, je suis tout aussi indifférent pour vous, monsieur Chuzzlewit, que vous l’êtes pour moi. »

Cela dit, M. Pecksniff se rejeta en arrière dans le fauteuil. Il rayonnait d’un tel éclat d’honnêteté, que Mme Lupin s’étonnait de ne pas voir briller autour de sa tête une auréole en verre de couleur, comme les saints en portent dans les vitraux des églises.

Il y eut un long silence. Le vieillard, de plus en plus agité, changea plusieurs fois de position. Mistress Lupin et la jeune dame regardaient sans mot dire la courte-pointe. M. Pecksniff jouait d’un air indifférent avec son lorgnon, et tenait ses paupières baissées, comme pour méditer plus à son aise.

« Hein ? dit-il enfin, ouvrant subitement ses yeux qu’il fixa sur le lit. Je vous demande pardon. Je croyais que vous parliez. Mistress Lupin, ajouta-t-il en se levant lentement, j’ignore de quelle utilité je puis être ici. Le gentleman va mieux, et personne mieux que vous ne saurait lui donner des soins… Quoi ? »

Ce dernier point d’interrogation se rapportait à un nouveau changement de position opéré par le vieillard, qui montra son visage à M. Pecksniff pour la première fois depuis qu’il lui avait tourné le dos.

« Si vous désirez me parler avant que je m’en aille, monsieur, ajouta ce gentleman après une autre pause, vous pouvez disposer de moi ; mais je dois stipuler, comme sauvegarde de ma dignité, que vous aurez affaire à un étranger, rien qu’à un étranger. »

Or, si M. Pecksniff avait deviné, par l’expression du maintien de Martin Chuzzlewit, que celui-ci désirait lui parler, il ne pouvait l’avoir découvert que d’après le principe qui prévaut dans les mélodrames, et en vertu duquel le vieux fermier et son fils, le Jeannot de la troupe, savent ce que pense la jeune fille muette quand elle se réfugie dans leur jardin et raconte ses aventures dans une pantomime incompréhensible. Mais, sans s’arrêter à lui adresser aucune question à cet égard, Martin Chuzzlewit invita par signes sa jeune compagne à se retirer, ce qu’elle fit immédiatement, ainsi que l’hôtesse, laissant seuls ensemble Chuzzlewit et M. Pecksniff.

Durant quelque temps ils se regardèrent l’un l’autre silencieusement ; ou plutôt le vieillard regardait M. Pecksniff, et M. Pecksniff, fermant les yeux sur tous les objets extérieurs, semblait faire en dedans de lui-même une analyse de son propre cœur. À l’expression de sa physionomie, il était facile de juger que le résultat le payait amplement de sa peine et lui offrait une délicieuse, une charmante perspective.

« Vous désirez que je vous parle comme à un homme qui me serait totalement étranger, n’est-il pas vrai ? » dit le vieillard.

M. Pecksniff répondit, en haussant les épaules et en roulant visiblement ses yeux dans leurs orbites avant de les ouvrir, qu’il était réduit encore à la nécessité de maintenir ce désir déjà exprimé.

« Votre vœu sera satisfait, dit Martin. Monsieur, je suis riche, moins riche peut-être que certaines gens ne le supposent, mais aisé cependant. Je ne suis pas avare, monsieur, bien que cette accusation ait été, à ma connaissance, dirigée contre moi et généralement admise. Je ne trouve aucun plaisir à thésauriser. La possession de l’argent me laisse indifférent. Le démon que nous appelons de ce nom ne saurait me donner que le malheur. Mais si je ne suis pas un empileur d’écus, dit le vieillard, je ne suis pas non plus un prodigue. Il y en a qui trouvent leur plaisir à accumuler de l’argent, d’autres aiment à le dissiper. Pour moi, je ne trouve pas plus de plaisir à l’un qu’à l’autre. Le chagrin, l’amertume, voilà les seuls biens qu’il m’ait jamais procurés. Je le hais. C’est un fantôme qui court devant moi à travers le monde, pour me défigurer toutes les jouissances de la société. »

Une pensée s’éleva dans l’esprit de M. Pecksniff et se manifesta apparemment sur ses traits ; autrement, Martin Chuzzlewit n’eût pas repris avec autant de vivacité et de force qu’il le fit :

« Vous alliez me conseiller, dans l’intérêt de mon repos, de me délivrer de cette source de misère et de m’en décharger sur quelqu’un qui fût plus en état d’en supporter le poids. Vous-même peut-être vous consentiriez à me débarrasser de ce fardeau sous lequel je souffre et je gémis. Mais, obligeant étranger, ajouta le vieillard, dont le visage se rembrunit en même temps, bon étranger chrétien, voilà justement le principal sujet de mon malheur. J’ai vu dans d’autres mains l’argent produire du bien ; dans d’autres mains, je l’ai vu remporter des triomphes, je l’ai entendu se glorifier avec raison d’être le passe-partout des portes de bronze qui ferment l’accès des chemins de la gloire humaine, de la fortune et des plaisirs. À quel homme ou à quelle femme, à quelle créature digne, honnête, incorruptible, confierai-je donc un semblable talisman, soit à présent, soit quand je mourrai ? Connaissez-vous quelqu’un qui soit dans ce cas-là ? Vos vertus sont naturellement inestimables ; mais pourriez-vous me citer aucune autre créature vivante qui supportât l’épreuve de mon contact ?

— De votre contact, monsieur ? répéta M. Pecksniff.

— Oui, reprit le vieillard, l’épreuve de mon contact, de mon contact. Vous avez entendu parler de cet homme, dont le malheur, juste récompense de ses désirs insensés, consistait à métamorphoser en or tout ce qu’il touchait. La malédiction de mon existence et la réalisation des absurdes vœux que j’ai faits, c’est qu’en portant partout avec moi un talisman doré, je suis condamné à faire l’épreuve du funeste métal sur tous les autres hommes et à reconnaître qu’il n’y a là que le plus vil alliage. »

M. Pecksniff secoua la tête et dit :

« Vous croyez ça ?

— Oh ! oui, s’écria le vieillard, je le crois ! et quand vous me dites que « je crois ça, » je reconnais bien là le son faux et plombé de votre métal. Je vous dis, monsieur, ajouta-t-il avec une amertume croissante, que je me suis trouvé mêlé, depuis que je suis riche, à des gens de tout rang et de toute nature, parents, amis, étrangers, auxquels j’avais confiance quand j’étais pauvre, et une juste confiance, car alors ils ne me trompaient jamais ou ne se faisaient pas de tort mutuel, à mon occasion. Mais une fois opulent et isolé dans la vie, je n’ai jamais trouvé une seule nature, non, pas une seule, où je ne fusse forcé de découvrir bientôt la corruption sourde qui y couvait, en attendant que je la fisse éclore. Fourberie, trahison, pensées d’envie, de haine contre des rivaux, réels ou supposés, qui pouvaient briguer ma faveur ; abjection, fausseté, vilenie et servilité, ou bien… »

Et ici, le vieillard regarda fixement dans les yeux de son cousin.

« Ou bien affectation de vertueuse indépendance, la pire de toutes les hypocrisies : telles sont les belles choses que ma richesse a mises en lumière. Frère contre frère, enfants contre père, amis prêts à marcher sur le ventre de leurs amis, telle est la société qui m’a escorté tout le long de mon chemin. On raconte des histoires, vraies ou fausses, d’hommes riches qui ont revêtu les haillons de la pauvreté, pour aller dénicher la vertu et la récompenser. Ces hommes-là n’étaient, au bout du compte, que des imbéciles et des idiots ; ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire leurs expériences : ils auraient dû au contraire conserver leur rôle de riches pour aller à la recherche de la vertu ; il fallait se présenter ouvertement comme des gens bons à piller, à tromper, à aduler, des dupes toutes prêtes pour le premier fripon qui viendrait danser sur leur tombe après avoir dévalisé leurs dépouilles : alors leur recherche aurait abouti, comme la mienne, à devenir ce que je suis devenu maintenant. »

M. Pecksniff, ne sachant trop que dire, dans le temps d’arrêt qui suivit ces réflexions, fit tout ce qu’il put pour se donner l’air solennel d’un homme qui va rendre un oracle, pour peu qu’on veuille l’entendre ; mais il était parfaitement certain d’être interrompu par le vieillard avant même d’avoir prononcé une seule parole. Il ne se trompait point ; en effet, Martin Chuzzlewit, ayant repris haleine, continua ainsi :

« Écoutez-moi jusqu’au bout. Jugez du profit que vous retireriez d’une seconde visite, et après cela laissez-moi tranquille. J’ai toujours corrompu tellement et transformé le caractère de tous ceux qui m’ont entouré, en enfantant parmi eux des machinations et des espérances sordides ; j’ai fait naître tant de luttes et de discordes domestiques, rien qu’en me trouvant au milieu des membres de ma propre famille ; j’ai été tellement comme une torche enflammée dans des maisons paisibles dont j’embrasais l’atmosphère de gaz délétères et de vapeurs empoisonnées, et qui, sans moi, eussent conservé leur calme et leur innocence, que j’ai dû, je l’avoue, fuir tous ceux qui m’ont connu, et, cherchant un refuge dans des lieux secrets, vivre enfin de la vie d’un homme qui se sait traqué partout. Cette jeune fille que vous avez aperçue tout à l’heure auprès de moi… Eh quoi ! votre œil brille quand je parle d’elle ! Vous la haïssez déjà, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! monsieur, sur ma parole !… murmura M. Pecksniff, en pressant une main contre sa poitrine et mouillant de larmes sa paupière.

— J’avais oublié… s’écria le vieillard, dardant sur lui un regard perçant, que l’autre parut sentir, quoiqu’il n’eût pas levé les yeux pour le mesurer. Je vous demande pardon. J’avais oublié que vous n’êtes qu’un étranger. En ce moment, vous me rappeliez un certain Pecksniff, un cousin à moi. Comme je vous le disais, la jeune fille que vous avez vue tout à l’heure est une orpheline, que, d’après un plan bien arrêté, j’ai nourrie et élevée, ou, si vous préférez ce mot, adoptée. Depuis un an et plus, elle m’a tenu constamment compagnie, ou, pour mieux dire, elle est ma compagnie unique. J’ai fait, elle le sait, le serment solennel de ne pas lui laisser en mourant une pièce de six pence ; mais, ma vie durant, je lui ai constitué une pension annuelle, dont le chiffre n’a rien d’exagéré, sans être non plus trop mesquin. Il a été convenu entre nous que jamais nous ne nous servirions, l’un à l’égard de l’autre, de termes d’épanchement et de tendresse, mais que nous nous appellerions toujours, elle par mon nom de baptême, moi par le sien. Elle m’est attachée, pendant que j’existe, par les liens de l’intérêt ; et peut-être, en perdant tout à ma mort sans avoir été trompée dans son attente, me regrettera-t-elle ; d’ailleurs, je ne m’en inquiète que médiocrement. C’est la seule amie que j’aie ou veuille avoir. Jugez d’après ces prémisses de ce que vous rapportera l’heure que vous avez dépensée ici, et quittez-moi pour ne plus revenir. »

En achevant ces paroles, le vieillard se laissa retomber lentement sur son oreiller. M. Pecksniff se leva lentement aussi, et, avec un « hem ! » préliminaire, commença comme suit :

« Monsieur Chuzzlewit…

— Eh bien ! allez-vous-en, dit l’autre. En voilà assez. Je suis las de vous.

— J’en suis fâché, monsieur, répliqua M. Pecksniff, parce que j’ai un devoir à remplir, un devoir devant lequel je ne reculerai pas, comptez-y bien. Non, monsieur, je ne reculerai pas. »

Ici nous avons un fait déplorable à enregistrer : c’est que le vieillard, tandis que M. Pecksniff se tenait debout près du lit dans toute la dignité de la Vertu, et lui adressait ainsi la parole, jeta un regard courroucé sur le chandelier, comme s’il éprouvait une violente tentation de le lancer à la tête de son cousin. Mais il se contint, et montrant du doigt la porte, il l’informa par ce geste du chemin qu’il avait à prendre.

« Je vous remercie, dit M. Pecksniff. Je le sais et je vais partir. Mais avant que je m’en aille, je vous prie en grâce de me laisser parler. Bien plus, monsieur Chuzzlewit, je dois et veux, oui, je le répète, je dois et veux être entendu. Rien de ce que vous m’avez dit ce soir ne m’a surpris, monsieur. C’est naturel, très-naturel, et j’en connaissais déjà la meilleure partie. Je ne dirai pas, ajouta M. Pecksniff en tirant son mouchoir de poche et clignant malgré lui des deux yeux à la fois, je ne dirai pas que vous vous méprenez à mon égard. Pour rien au monde je ne voudrais vous tenir ce langage, tant que vous serez livré à cet accès de colère. Je voudrais en vérité avoir un caractère différent et pouvoir réprimer le moindre aveu d’une faiblesse que je ne saurais vous cacher : car, je le sens, j’en suis humilié moi-même ; ayez seulement la bonté de l’excuser. Nous dirons, s’il vous plaît, ajouta M. Pecksniff avec une grande effusion, qu’elle provient d’un rhume de cerveau, ou de tabac, ou de sels odorants ou d’oignons, de tout enfin, excepté de sa cause réelle. »

Ici, il s’arrêta un moment et se couvrit le visage avec son mouchoir de poche. Puis, souriant doucement et tenant d’une main la couverture, il reprit :

« Cependant, monsieur Chuzzlewit, si je consens à sacrifier ma personnalité, je dois à moi-même, à ma réputation… oui, monsieur, j’ai une réputation à laquelle je suis très-attaché et qui sera le meilleur héritage de mes deux filles… de vous dire, au nom d’autrui, que votre conduite est outrageante, contraire à la nature, injustifiable, monstrueuse. Et je vous dis, monsieur, poursuivit M. Pecksniff se dressant sur la pointe des pieds, entre les rideaux, comme s’il s’élevait littéralement au-dessus de toutes les considérations de ce monde et n’était pas fâché de tenir ferme ce point d’appui pour prendre son élan vers le ciel comme une fusée volante ; je vous dis, sans rien craindre ni sans rien attendre de vous, que vous n’avez pour tout cela aucune raison d’oublier votre petit-fils, le jeune Martin, qui a vis-à-vis de vous les droits les plus légitimes. C’est impossible, monsieur, répéta M. Pecksniff en agitant la tête ; vous croyez que c’est possible, mais non, c’est impossible. Vous devez songer à pourvoir ce jeune homme : il le faut, vous le pourvoirez. Je pense, dit encore M. Pecksniff regardant la plume et l’écritoire, que déjà vous l’avez fait en secret. Soyez béni pour cette bonne pensée ! Soyez béni pour avoir fait votre devoir, monsieur ! Soyez béni pour la haine que vous me portez ! Et bonne nuit ! »

En achevant ces paroles, M. Pecksniff agita sa main droite avec beaucoup de solennité, et, l’ayant plongée de nouveau dans l’interstice de son gilet, il s’éloigna. Son maintien révélait de l’émotion, mais son pas était ferme. Inaccessible comme il l’était aux faiblesses humaines, il marchait soutenu par sa conscience.

Durant quelque temps, Martin garda sur ses traits une expression de silencieux étonnement, non sans un mélange de rage ; à la fin, il murmura ces mots à voix basse :

« Qu’est-ce que cela signifie ? Ce jeune homme au cœur perfide aurait-il choisi pour son instrument le drôle qui vient de sortir ? Pourquoi pas ? Il a conspiré contre moi comme tous les autres ; tout cela se vaut. Encore un complot ! encore un complot !… Oh ! égoïsme, égoïsme ! À chaque pas, rien que de l’égoïsme ! »

Il se mit à jouer, en achevant de parler, avec les cendres du papier brûlé dans le fond du chandelier. Il le fit d’abord d’une manière distraite, puis ces cendres devinrent le sujet de sa méditation :

« Encore un testament fait et détruit ! se dit-il. Rien de fixe, rien d’arrêté. Et si j’étais mort cette nuit ! Je vois trop de quel déplorable usage cet argent pouvait être enfin, cria-t-il en se tordant dans son lit ; après m’avoir rempli toute ma vie de sollicitude et de misère, il soufflera une perpétuelle discorde et de mauvaises passions dès que je serai mort. Toujours même chose ! Que de procès sortent chaque jour de la tombe des riches pour semer le parjure, la haine et le mensonge parmi les proches parents, là où il ne devrait y avoir qu’amour ! Que Dieu nous assiste ! nous avons là une grande responsabilité ! Oh ! égoïsme, égoïsme, égoïsme ! Chacun pour soi et personne pour moi ! »

Égoïsme universel ! N’y en avait-il pas un peu aussi dans ces réflexions et dans l’histoire de Martin Chuzzlewit, d’après ce qu’il en disait lui-même ?