Vie et œuvres de Descartes/Livre IV/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE PRINCIPIA PHILOSOPHIE

(1644;

��On se doutait, en France et en Hollande, que si Descartes ne publiait pas son Monde, c'est qu'il craignait la désapproba- tion de Rome. « S'il était moins bon catholique », disait de lui Saumaise, « il nous l'aurait déjà donné ^ ». Cette opinion se répandait de plus en plus, et tout retard l'accréditait encore, rendant suspect par avance un livre, oîi cependant notre philo- sophe se promettait bien de ne pas s'écarter de l'orthodoxie. II n'était que temps d'arrêter ces méchants bruits, et dès le i5 novembre ibSg, Descartes annonça à Mersenne la prochaine publication, non pas encore de sa physique, certes, mais du petit traité de métaphysique qui en serait le fondement : Méditations sur la Philosophie première"^. Puis, l'année sui- vante, à peine le manuscrit était-il en route pour Paris, que déjà il se remettait au travail, et rédigeait la première partie de sa physique, celle qui est intitulée : Des Principes de la connaissance humaine. 11 ne faisait que reprendre, dans cette première partie, le même sujet déjà traité dans les Médi- tations, mais pour le présenter autrement, presque sous forme

a. Tome X. p. ibj : lettre à BouUiaud, du 7 mars i6'38.

b. Tome II, p, 622. 1. 16-20.

�� � Principes de la PinLOsopuiF. ^s^

de thèses^, comme il était d'usage alors dans les écoles. C'était un livre d'enseignement que voulait donner Descartes, un manuel, ou, comme il dit lui-même, un simple « abrégé ■.

Mais une doctrine ne peut se substituer à une autre et la remplacer, qu'à la condition de renverser celle-ci d'abord et de la ruiner de fond en comble. Telle fut bien, en effet, la pre- mière pensée de notre philosophe. 1/exposé de la doctrine nouvelle devait être suivi d'un exposé semblable de la philoso- phie communément reçue, avec des notes critiques sur cette dernière; le tout se terminerait par une comparaison des deux, ainsi mises ensemble sous les yeux du lecteur**. Descartes s en- quit donc, auprès de Mersenne, d'un ouvrage assez court, et qui résumerait l'enseignement officiel, ou plutôt orthodoxe, ce qui était tout un. Il connaissait, au moins par leurs titres, les ouvrages des Jésuites Toletus et Rubius. et surtout la collection de l'Université de Co'imbre « les Conimbres », comme on disait), dernier mot de la scolastique en ce temps-là\ Mais, c'étaient des ouvrages de longue haleine, développés en d'énormes volumes in-folio. Il ne se souciait pas de parcourir cette litté- rature d'école, sur laquelle il n'avait pas jeté les yeux « depuis » une vingtaine d'années », c'est-à-dire depuis 1620, En cher- chantbien dans ses souvenirs antérieurs à cette date, il se rap- pela un livre de grosseur raisonnable, qu'il avait lu, sans doute, au collège de La Flèche, la Philosophie du Frère Eustache de Saint-Paul, religieux Feuillant. La première édition était de 1609, et l'ouvrage avait été mainte fois réédité depuis lors. Descartes en acheta donc un exemplaire, et se mit à la relire^. D'autre part Mer.senne, informé de son dessein, lui signala un autre abrégé, de même format ou peu s'en faut, et plus récent, le Cours de Philosophie d'Abra de Raconis, en lôSy. Descartes n'eut pas besoin de l'acheter; il le trouva dans une

a. Tome III, p. 233, 1. 2-9 : du 11 nov. 1640.

b. Ibid., p. 23?, 1. 9-15, et p. 259-260 : nov. et déc. 1640.

c. Ibid., p. i83, 1. 4-18, et p. 194-196.

d. Ibid., p. 232, 1. 3-3. Voir ci-avant, p. 23, note c.

�� � 5^6 Vie de Descartes.

bibliothèque et alla 1 y feuilleter. Mais Raconis était à la fois Jésuite et docteur de Sorbonne, double raison de ne pas s'atta- quer à lui, et notre philosophe préféra le Feuillant". 11 voulut même demander à celui-ci la permission de prendre son livre comme spécimen de tous les traités semblables, et de l'examiner à ce titre. Mais Eustache de Saint-Paul mourut sur ces entrefaites, le 26 décembre 1640. Descartes d'ailleurs, réflexion faite, abandonna son projet. Un peu plus tard, les premiers mois de 1642, il eut à répondre aux objections du P. Bourdin, et le fit suivant la méthode qu'il venait d'indiquer, les reprenant une à une pour les faire suivre de notes de sa façon . Une telle besogne lui parut, sans doute, fastidieuse, et il ne fut point tenté de la recommencer. Mais son projet avait été ébruité; on savait même, à Leyde comme à Paris, le nom de la victime choisie pour être immolée à la philosophie nou- velle. Heereboord l'écrivait à Colvius, dans une lettre du 8 avril 1642 : c'était, disait-il, le moine Eustache de Saint- Paul'". Plus tard cependant Descartes fera au moins un paral- lèle de quelques pages entre les deux philosophies, l'ancienne et la nouvelle : nous verrons sous quelle forme et dans quelles circoristances.

Le temps lui manquait aussi d'éplucher, article par article, la doctrine adverse, et il avait assez à faire de rédiger la sienne propre. Il pensait d'abord que dix à douze mois suffiraient, et il s'était réservé pour cela toute l'année 1641. Mais il avait compté sans les objections à ses Méditations : de janvier 1641 jusqu'à mai et juin, et juillet même, il ne fut occupé qu'à y répondre. On retrouve d'ailleurs, dans la première partie de ses Principes, comme un écho des objections de cette année; et notre philosophe paraît en avoir fait plusieurs fois son profit. Cela le dispense même d'examiner à pa^t la philosophie scolas-

a. Tome III, p. 234, 1. 7-10, et p. 25i, l. i3-2i : lettres du 1 1 nov. €t du 3 déc. 1640.

b. Tome VII, p. 45i-56j.

c. Tome VIII ^2* partiei. p. 196.

�� � Principes de la Philosophie. )^7

tique, puisque, dans cette première partie, il en introduit quelque chose, en l'accommodant à sa doctrine personnelle.

Pendant la seconde moitié de 1641, il se trouva plus libre. Mais il fut encore interrompu dès la fin de janvier 1642 par les objections du P. Bourdin et les longues réponses qu'il se crut obligé d'y faire; puis en mars et avril, par sa Lettre au P. Dinet. S'il put revenir aux Principes, l'été de 1642, ce ne fut pas pour longtemps : la querelle avec Gisbert Voët allait éclater, et, pendant plus de si.x mois, il rédigea, presque au jour le jour, sa réponse au fur et à mesure qu'il recevait les feuilles impri- mées des deux pamphlets, Philosophia Cartesiana et Confra- ternitas Mariana. Il se plaint à un ami, Colvius, dans une lettre du 23 avril 1643% d'avoir été ainsi interrompu, et il dit même à quel endroit de son ouvrage il en était à cette date : explication des planètes, à la fin de la troisième partie des Principes, laquelle traite du « Monde visible » ou du Ciel.

Les derniers mois de 1643, l'impression était commencée chez Louis EIzevier à Amsterdam, bien que tout le manuscrit ne fût pas terminé encore. Le i" janvier 1644, Descartes raconte à un autre ami, PoUot, qu'il en est à la question de l'aimant, laquelle remplit une longue série d'articles, du numéro i33à 1 83, dans la quatrième et dernière partie, « De la » Terre ». Mais il ne se presse pas, le libraire étant lui-même en retard pour les figures. Elles étaient nombreuses dans le texte, et il semble bien que Descartes se soit déchargé du soin de les mettre au net sur celui-là même qui avait déjà dessiné celles de la Dioptrique et des Météores, pour la publication de 1637, Franz Schooten le jeunet On se demande même si ce ne fut pas pour cette édition des Principes, que Schooten dessina de sa main un portrait de Descartes, lequel n'y figura pas d'ailleurs et que notre philosophe ne laissa même pas figurer dans la traduction latine de sa Géométrie, par le même

a. Tome III, p. 646-647.

b. Tome IV, p. 72-73.

c. Voir ci-avant, p. 182, noie d.

�� � j^S Vie de Descartes.

Schooten, en 1649"; le portrait ne parut qu'après sa mort, dans la seconde édition de ce dernier ouvrage, en lôSg. Peut- être ne le jugeait-il pas assez bon; et de fait c'est une gravure médiocre '\ bien que fort intéressante par sa date de 1644 et son authenticité. Les Principes furent achevés d'imprimer le 10 juillet 1644. Comme pour les Méditations déjà, le nom de Descartes est inscrit en toutes lettres avec le titre : Renati Des Cartes Principia Philosophicu". Le nom se trouve aussi rétabli dans le privilège, publié cette fois tout au long, avec les éloges donnés à l'auteur, au lieu de l'extrait en quelques lignes, dont Descartes s'était contenté en lôSy, ne voulant pas alors être nommé .

Les Principes de la Philosophie sont en latin, comme les Méditations, et pour une raison analogue. Celles-ci étaient dédiées à la Sorbonne, et le latin était la langue de la théologie ; c'était aussi la langue de la philosophie dans les écoles, où Des- cartes souhaitait que son livre fût admis et étudié. Il le déclare franchement à Huygens, dans une lettre du 3i janvier 1642 : sa philosophie, dans le premier traité du Monde, avait parlé français; mais maintenant elle ne parlera plus que latin. Dans cette même lettre, il confie à son ami que c'est bien là, en effet, sa philosophie, autrement dit son Monde, qu'il se décide enfin à publier ^ Nous avons constaté déjà, par une étude compara- tive de ce Monde, tel qu'il était prêt à paraître en i633, et de trois parties, IL, IIP et IV% des Principes en 1644, qu'on y retrouvait exactement les mêmes matières, bien que traitées différemment ^ On se pose même, à ce sujet, une question ? Pourquoi quelqu'un a-t-il pris la peine de retraduire en français

a. Tome V, p. 338, 1. 6-9.

b. « le le trouue fort bien fait », dit-il cependant. Tel ne fut pas l'avis du grand Huygens : « Le portrait étoit bien mal fait. » (Cousin, Frag- ments philosophiques, i838, t. II, p. i55.)

c. Tome VIII, p. xvin.

d. Tome VI, p. 5i5 et p. 5i8.

e. Tome III, p. 523, 1. i3-2i.

f. Tome XI, p. 698-706. Et ci-avant, p. 146.

�� � Pi<iN(;ii>i-:s i)F. i.A Piiii.osoiMiin:. ^^9

le texte latin des Principes? N'était-il pas plus simple de donner la rédaction primitive du i\/c>m/t', qui était l'original ? Mais il y eût eu à cela quelques diflicultcs. Le Monde, pour devenir le livre dos Principes, avait subi certaines modifica- tions, pour le fond aussi bien que pour la forme, à cause du mouvement de la terre, (^'était donc un autre ouvrai^c, bien que ce fût aussi le même; et il avait besoin d'être traduit. Un ami s'en changea, l'abbé (Claude Picot, ami de fraîche date, semble- t-il, qui s'était enthousiasmé en 1G41 pour la philosophie nou- velle, avant même de connaître le philosophe '. 11 avait d'abord été plutôt un adversaire; mais subitement, la lecture des Alêdilalions le convertit, et il ne manqua pas d'apporter à la défense de la doctrine qu'il embrassait, tout le zèle d'un néo- phyte. 11 vint en Hollande, sur la fin de 1641, et Descartes lui donna l'hospitalité ainsi qu'à un ou deux amis pendant quelques semaines à Mndegeest. On paraît même s'être honnêtement diverti en si bonne compa<;nie. I/un des hôtes fut peut-être (bien que le fait reste douteux) ce Desbarreaux, que Descartes avait connu autrefois à Paris : homme de plaisir, s'il en fût, et en tout genre franc libertin'. Picot aussi était un bon vivant, à

a. '1 oiiic IIJ, |>. .<4o, I. ;<-6 : Ju i8 mars ib^i.

11. Ibid.. p. S'.<2, l.6-<j; p. 38S, I. ■i\-i^\ p. 45o, 1. i5-i6, cl p. 452, 1. S-.\ : Icuics du 4 mars, 23 juin cl 17 nov. 1Ô42. Vcjir aussi, p. 55i, I. ■J^-2^ : ilu iS mars 1(142. l'icoi ctaii parii.

c. Voir ci avaiii, p. yij, uoïc a. Revenons sur celle quesiion de Dcs- harrcaux. ICs'-il venu, oui ou non, visiter Dcscaries en Hollande l' Le seul passap.e d'une Iciirc de Descartes ijui pourrait le faire croire, demeure cnii-maiiciue, 4 mars 1O41 (i. III, p. 332, I. 6-1)) : il est bien question d'un .- Conseiller .>, mais dont Descarlcs ne dit pas le nom. Clerselicr ne le nomme pas davantage : éditeur timOrc, pcut-ctrc ne lenaii-il pas pour son ami à cette lrc-i|ucniati<>n suspecte, cl l'a-l-il omise il ilessein ? Haillci nomme Desharreaux IVic de Desc, i. II, p. ijfjj, sans ipi'on saclie s'il avai( ce nom sous les yeux dans une lettre à Mersenne, an|ourd'luii pei due, celle du jj mai i<)4i, par exemple M. III, p. 3-8 61 .<()oi. Aux didicultés .pic nous avons indiquées, p. 7<)-Ho ci-avani, s'ajoute .)ue Desbarreaiix, ijui s'éiail mis en route « pour ecumer les délices d< • Friince -, n'Hvaii rien de pareil qui latiirai en IlolUude, sinon la con veriaiioii du pliilnsoplie. Ce qui n'empéclie pas que Dc-scartes et Dcsbar-

��le

�� � j6o Vie de Descartes.

qui la métaphysique n'avait point donné un visage morose ni des habitudes austères : il préférait d'ailleurs la physique. Plus tard, il sut mourir gaîment, comme il avait vécu, et sa fin, somme toute assez philosophique, fournit à Tallemant des Réaux " une de ses bonnes historiettes. Sitôt donc les Prin- cipes publiés en latin. Picot se mit à les traduire. Descartes était alors en France; avant de retourner en Hollande, il avait déjà reçu la première et la seconde partie, mises en français *".

reaux om fort bien pu se connaître à Paris, de 1 626 à 1628. « J'ai été jeune » autrefois », avoue sans fausse honte notre pliiiosophe : Nuper enitn juvenis fyi. (Tome VIII, 2' partie, p. 22, 1. 7.) Cela rappelle le mot de Racine à La Fontaine : « J'ai été loup avec vous, et avec les autres loups

  • vos compères. » [Œuvres de Racine, édit. Hachette, i865, t. VI,

p. 416.)

a. Claude Picot était fils d'un receveur général des finances à Moulins, Jean Picot. Il avait deux frères, Antoine, conseiller à la cour dis aides de Paris, et François, auditeur des comptes. II avait aussi deux sœurs, l'une mariée à M. Hardy, maître des comptes et cousin du conseiller au Chàtelet, l'autre à M. Pinon, maître des requêtes, tous amis de Descartes. (Baillet, loc. cit., t. I, p. 147.) Balzac nomme Picot en compagnie de Desbarreaux : « les Picots et les Des Barreaux », dit-il à Chapelain. {Mélanges historiques, Impr. Nat., 187?, t. I, p. 540.) Et Tallemant des RiÎAUx ne parle de Picot que dans son Historiette sur Des Barreaux. « Il » (Des Barreaux) prêche l'athéifme partout où il fe trouve, & une fois il » fut à Saint-Cloud chez la Du Ryer paffer la femaine fainte,avec Miton, » grand joueur, Potel, le confeiller au Chàtelet, Raincys, Moreau & Picot, » pour faire, difoit-il, leur carnaval... Picot mourut à peu près comme » il avoit vécu; il tomba malade dans un village; il fit venir le curé & lui » dit qu'il nt' vouloit point qu'on le tourmentât & qu'on lui criaillât aux

  • oreilles, comme on fait à la plupart des agonifants. Le curé en ufa

» bien, & il lui donna par fon teftamCnt trois cents livres; mais comme » il vit que le curé, le croyant expédié, ou peu s'en falloit, fe mettoit à » criailler comme on a de coutume, il le tira par le bras, & lui dit : » Sache:{, galant homme, fi vous ne me tene\ ce que vous m'avez promis, » qu'il me rejie encore aj[fe\ de vie pour révoquer la donation. Cela ren- » dit le curé plus fage, & l'abbé expira assez en repos. » (Tallemant des Réauxj Historiettes, p. p. Monmerqué, 3' édit., t. V, p. 96-97.) Picot mourut le 6 nov. 1668. Son nom apparaît pour la première fois dans la correspondance de Descartes à la date du 18 mars et peut-être du 4 mars 1641. (Tome III, p. 332, 1. 7, et p. 340, 1. 3.)

b. Tome IV, p. 147, 175 et 180 : lettres du 8 nov. 1644, des 9 et 17 févr. 1645.

�� � Principes de la Philosopihe. j6i

Le reste vint le rejoindre à Egmond. Ii!t à ce propos une ques- tion encore se pose. Il a existé de cette traduction un manus- crit, aujourd'hui perdu, manuscrit autographe qui commenaiit à l'article 41 de la troisième partie : ce manuscrit pouvait lairc croire qu'à partir de là jusqu'à la fin la traduction était de Descartes lui-même, et non de Picot; bien mieux, ce n'était plus une traduction, mais le propre texte, et un texte français, du philosophe '. De fait, nous savons que quelques parties peut- être, ne fût-ce que celle qui est relative à l'aimant, ont été au moins résumées par lui en français pour son ami l^oUot, qui ne savait pas le latin. Et nous savons aussi que la traduction française contient de nombreuses additions, lesquelles sans doute Picot n'eût point osé faire de son autorité, et qui, par conséquent, sont de Descartes. C'est même ce qui permet de résoudre le problème. Qui donc, en effet, pouvait insérer, cha- cune à sa place, toutes ces additions dans le texte déjà traduit, sinon l'auteur, et nul autre que lui ? Et il l'aura fait en recopiant le tout de sa main, travail délicat que lui seul encore pouvait faire, ce qui explique qu'il en ait pris la peine. C'est ainsi que nous avons deux textes pour les Principes de la Philosophie : le texte latin, publié d'abord en 1644, et un texte français, publié en 1G47, traduction du premier pour la plus grande part, et pour le reste addition de Descartes lui- même. 11 ne sera pas sans intérêt de noter, chemin faisant, en quel sens ont été faites les additions : quelle préoccupation ou arrière-pensée ne révèlent-elles pas çà et là?

Descartes s'intéressait trop au sort de ses ouvrages, pour ne pas préparer les voies à ses Principes, comme il avait fait à ses Méditations. Rome l'inquiétait toujours; et c'est du Saint- Oflice qu'il voulut s'assurer d'abord, à cause de la dangereuse question du mouvement de la terre. Notre philosophe se sou-

a. l'omc IX (2° partie), p. lui, noie a. Voir surtout p. x-xviii.

b. Tome IV, p. -jS, I. S-y : du i"^' janv. 1644.

c. ToiMc IX, i paitiu, p. ix-xviii.

ViB i)K Descartes. 46

�� � }62 Vie de Descartes.

vint du cardinal qui avait encouragé ses débuts, Guidi di Bagno, nonce du pape en 1628 à Paris, où on l'appelait M. de Baigne '. Celui-là au moins n'était pas hostile de parti pris aux idées nouvelles : un savant de Belgique, Godefroy Wendelin, rappelle qu'il avait soutenu devant ce prélat l'opinion de Copernic; c'était, il est vrai, avant la condamnation de Galilée. Descartes n'avait pas oublié un tel personnage : en 1637, il lui réserva un exemplaire du Discours de la Méthode et des Essais, qui dut lui être envoyé à Rome avec une lettre personnelles On ne sait si l'envoi parvint à son adresse; la chose est probable cependant, car Baigné, de son côté, n'oubliait pas non plus Descartes, et en 1640 il fit demander par son secrétaire, Naudé, des nouvelles du philosophe. Mer- senne ne manqua pas d'en informer celui-ci '^, qui put voir là un nouvel encouragement et presque une invitation à publier quelque chose. Aussi profita-t-il avec empressement de cette occasion qui s'offrait; il recommanda à Mersenne de faire savoir à Rome que, si la publication de sa philosophie tardait quelque peu, c'était à cause du mouvement de la terre : qu'on voulût bien là-dessus «sonder le cardinal "^ ». Malheureuse- ment, Baigné mourut le 25 juillet 1641'. Sans doute il n'avait pas eu le temps de répondre, et peut-être aussi n'aurait-il pas répondu. Mais le silence même pouvait passer pour un acquies- cement ; en tout cas, ce n'était point une défense ni une interdiction.

Descartes se tourna d'un autre côté. L'affaire du P. Bourdin l'avait remis en relations avec les Jésuites, et nous avons vu

a. Voir ci-avant, p. 93 et p. 2i8-2-i<).

b. T(jnie I, p. 290 : lettre âc Wondclin, i5 juin i6!^3.

c. IbU., p. 195, 1. i')-24. l'oino II, p. 464, I. i(i-i'.i, L'i p. 565, I. (1-17 : Ictircs de dcic. i638, ei du ifj juin iftv).

d- 1 'Mlle 111, p. 234-:i;i;i : du 11 no\'. 1O40.

e. /bid., p. 2?8-259 : dcc. 1640.

f. (jui Patin écrivait à M. Hclin, mcdccin a Troyes, le 22 août 1641 : ■1 Le cardinal Bagnv cit mon 'a Kcuiic; nous v perdons, car il eltoit grand » amy de \n France •■ {Lettres de Gui Paliu. l£dii. 1' Triaire, 1, 1, 1907,

p. iOD.)

�� � Piv'iNc.irivS hi': i.A Piiii.osoniii-. jh]

qu'il s'adressa à leur iMOviiuial de Paris, (]ui ?e liouvail être son ancien, préfet des études au collèjnc de I ,a Flèche, le l\ Dinel. Or la dernière paj^e de sa Lclhc à Diiicl, publiée avec la secomie édition des McJiUitioiis en mai i<i-|-î, n'est rien moins (|ue l'annonce des Principes'. 11 demande à ses anciens maîties leur assentiment, et subordonne même à cela sa publi- cation : s'ils ne veulent pas, tout est dit, il ne pui)licra rien, line fois de plus, la tactique était liabile. Comment se prononcer davance, en elVet, contre un livre (|ui nest pas encore pid)lié, et (pie par conséquent on ne connaît pas? lu pourtant on le connaît bien un peu, si Ton en ju<;c par les J:ssais <]ue le |iliiIo- sophe a donnés en ir)37, et par les Mcdilalimis de \(\\\ . \'X le jut,fcnient ne saurait être que favorable, Descartes s'élant i;ardé de rien mettre dans ces deux livres qui s'écartât de l'ortliodo.xie. Sollicité ainsi, tle donner son avis, le 1*. Dinet ne jîouvait opposer un relus à son ancien élève; et celui-ci était en droit d'escompter son approbation. I,e .lésuite, dont nous n'avons pas la réponse, demanda seulement un sommaire de louviaf^e annoncé : nous savons (jue Descai tes lui envoya les titres des chapitres, en lO.p^'". Il avait reçu, en même temps, une bonne lettre d'un autre .lésuite, celui qu'il appelait « son » second père », lÀienne Charlct, alors assistant du j^énéral à Rome. Ces hautes protections devaient le rassurer pour son livre, surtout s'il eut en outre connaissance du maj:i^ni(iquc ouvrai^c qui parut cette même année i()4'^, V Ilydrof^raphie du P. Georges Fournicr, un .lésuite encore, et qu'il avait proba- blement connu à La l' lèche'. Non seulement le nom de « M. Des Cartes, gentilhomme breton », s'y trouve cité avec honneur; mais des pages entières et presque des chapitres de la Dioptrique et des Météores y sont reproduits à la lettre, sans indication de provenance, il est vrai. Mais notre philo-

a. Tome VII, p. 599-603.

b. Tome III, p. 6oy, I. 4-14, cl p. (i3<>, I. 1-7 : Icurcs du 4 janv. ci du a3 mar.s i(i43.

c. Voir ci-avunt, p. 1H6, non.' b ; p. 20'), iioïc b\ p. 2o3. iiou: a, etc-

�� � 564 Vie de Descartes.

sophe n'eut garde de réclamer, trop heureux sans doute de cet acquiescement d'un Jésuite à ses doctrines, et d'une telle faveur venant de la Compagnie. Il était vengé des attaques du P. Bourdin. Aussi ne fera-t-il point difficulté de se réconcilier avec ce dernier à Paris, au cours de son voyage en 1644-' ; et lorsque les exemplaires des Principes lui seront envoyés de Hollande, c'est au P. Bourdin qu'il confiera le soin de les dis- tribuer, avec des lettres pleines d'un affectueux respect, aux PP. Charlet, Dinet, etc., sans oublier le P. Fournier.

Mais aussi que de précautions prises pour les désarmer ! A la fin de la première partie des Principes et à la fin de la quatrième, et maintes fois encore au cours de l'ouvrage, il proteste de son respect pour la vérité religieuse et pour la révélation; il se déclare prêt à abandonner ses opinions, pour peu qu'elles n'y soient point entièrement conformes . Se moque-t-il au fond ? Car enfin il a l'air ainsi de se désavouer lui-même et de se rétracter par avance. L'hypothèse de Copernic, celle de Tycho-Brahé% ont eu le tort de supposer le mouvement de la terre : opinion condamnée, et d'ailleurs absurde et tout à fait contraire au sens commun (surtout si l'on entend le mouvement d'une certaine façon). Descartes propose un autre système différent qui, selon lui, doit tout sauver : les droits légitimes de la science et l'autorité des livres saints*^. Il va jusqu'à dire que sa propre hypothèse, celle dont il part ensuite pour montrer comment toutes choses se sont formées, n'est pas vraie, et que même elle est certaine- ment fausse, et qu'il ne l'a proposée que comme un exemple de la manière dont on peut expliquer la formation du monde*'. Mais sans doute Dieu a créé du premier coup la terre, avec les plantes et les animaux et l'homme, comme nous les voyons

a. Tome IV, p. 139-144.

b. Tome VIII, p. 14, p. Jg et p. 32cj, p. 99-100, etc.

c. Il est question de Tyclio-Biahé, i. H, p. 559, 1. i5-iû : leiire du 19 juin 1639.

d. Tome VIII, p. 86. f. Ibid., (). 99-103.

�� � aujourd’hui ; et cela est bien plus cligne de sa perfection, que s’il avait laissé seulement la matière parvenir d’elle-même peu à peu à l’état actuel, en passant par tous les états intermédiaires. Cette formation lente et successive satisfait davantage notre esprit curieux de comprendre et de savoir ; mais elle ne remplace pas la création. Descartes l’avait déclaré déjà, par précaution en 161^7’; il le redit plus fortement encore en 1644, en affectant une sincérité qui, sans doute, n’était pas au fond de sa pensée : mais n’était-ce pas aussi la faute des circonstances, s’il se croyait forcé à de telles déclarations ? Il y gagna tout au plus de ne pas voir ses livres condamnés à Rome de son vivant : l’inévitable mise à l’index fut retardée jusqu’en i663, treize ans après sa mort.

Cependant les Principes furent attaqués en France presque au lendemain de leur publication. Un Jésuite, ce qui dut être sensible à l’auteur, le P. Honoré Fabri, s’en prit à la matière subtile, c’est-à-dire au fondement même de la physique de Descartes, dans une « Philosophie universelle », Philosophia universa, publiée en 1646. Mersenne en prévint aussitôt son ami, qui, comme d’habitude, s’émut plus que de raison. Avant même d’avoir vu le livre, il écrivit au P. Charlet, qu’il croyait toujours assistant du général à Rome, et qui était maintenant provincial à Paris. Cette lettre, du mois d’août 1046, est intéressante’. Descartes y revient à son projet de 1640 : prendre un manuel de la philosophie de l’Ecole, et de préférence cette fois le manuel d’un.lésuite, le publier avec des notes critiques, chapitre par chapitre ; d’où une réfutation en règle, et qui ne laisserait rien debout. Seulement Descartes, plutôt que d’entreprendre lui-même cette tâche, la laisserait faire à un ami,

a. Tome VI, p. 45, l. 4-22.

b. Tome IV, p. 498, 499, 554, 5^5, 58X ci () ? 64)’37 : lettres du 7 sept., 2 nov., 14 duc. 1^)46, et du 2^ avril 1647, où DLScartcs, ayant enfin reçu le livre, reconnaît que ses craintes étaicni mal loiidées.

c. Tome III, p. 269, lettre mal datée, et qui n’est pas à sa place. Il convient de la renvoyer à la seconde quinzaine d’août, comme on voit par ces passages ; t. IV, p. 498, I. y-12, p. 585, et surtout p. 587-588.

�� � j66 Vie de Descartes.

dit-il, qui ne demandait qu'à s'en charger. N'était-ce pas là une feinte, assez invraisemblable d'ailleurs, puisque le destinataire de la lettre est le P. Charlet, en qui Descartes paraît avoir eu toute confiance ? Et cet ami supposé n'aurait-il été qu'un prête- nom, cachant mal le véritable auteur, à savoir notre philosophe en personne ? Ou bien quelqu'un, en effet, s'était-il offert à lui rendre ce service, et n'attendait-il pour cela qu'un mot d'ordre et des instructions? On penserait volontiers à l'abbé Picot. La réponse du P. Charlet est ce qu'elle pouvait être"": « il ne » trouvera point mauvais si, sans attaquer personne en parti- » culier, on dit son sentiment, en général, de la Philosophie » qui s'enseigne communément partout ». Et de fait, comment empêcher cela ? Descartes sollicitait une permission, qui ne pouvait lui être refusée. 11 renonça cependant à ce projet, qui peut-être aussi n'était qu'une menace en l'air, pour calmer chez les Jésuites des velléités combatives ; et d'ailleurs, si l'un d'eux, le P. Fabri, l'avait attaqué, un autre, le P. Etienne Noël, venait, dans deux livres récents, de faire son éloge ; ceci contrebalançait cela, et c'était un dédommagement .

Néanmoins il voulut faire la comparaison des deux philo- sophies, l'ancienne et la nouvelle, comme en raccourci dans un même tableau, et les présenter au lecteur, qui serait juge. Déjà toute la conclusion des Principes '^^ n'est pas autre chose : Descartes examine rapidement la doctrine d'Aristote et celle de Démocrite^ et en fait la critique. Mais c'est dans la préface de la traduction française qu'il s'explique nettement, et cette préface, annoncée au P. Charlet en décembre 1646, s'adresse en 1647 au traducteur, l'abbé Picot. La forme grammaticale en est curieuse : Descartes parle au conditionnel, j'aurois voulu

a. Tome IV, p. 587, 1. 6-U). La réponse du P. Charlci est perdue; mais Descarics en reproduit les termes dans sa lettre de remerciemeni.

b. Ibid., p. 584, 1. ')-i6 : Sol flamma et Aphorijhn Pliy/ici. Lettre du 14 déc. 1646.

c. Tome VIII, p. ■323-'-i2tJ, et t. 1\ (2^ partie», p. l^iS-32o : Partie IV, art. 200-203.

d. Tome IV, p. 588, 1. 5-q

�� � Principes de i.a Piiii.osoimiik. j6j

premièrement expliquer, j'aurais ensuite /ail considérer, etc. ■'. Si l'on suppléait ce qui manque, le discours serait à peu près tel : « Si vous vouliez comparer l'ancienne et la nouvelle » philosophie, vous pourriez dire telle et telle chose, etc. » l'A ceci ressemble bien aux conseils que, disait-il dans sa lettre au P. Charlet, il donnerait à l'un de ses amis. Picot répondit d'ailleurs. La lonsi^ue épître composée l'année suivante, à la date du 6 novembre 1648, et qui sert de préface au petit Traité des Passions^, est bien une réponse à la préface des Principes en français, de 1647 ; et comme celle-ci était adressée à l'abbé Picot, l'auteur de la réponse ne peut être que ce dernier. Aussi bien y parle-t-il à peine des Passions; mais il s'étcnil avec complaisance sur les raisons que Descartes avait données de ne point achever la cinquième et la sixième partie de ses Principes, et surtout sur le caractère de la philosophie nou- velle, opposée aux Anciens ; il montre à merveille quelle en est la portée, et les conditions de son progrès. Ces deux préfaces de 1647 ^* ^^ 1648, jointes à la conclusion du livre de 1644, complètent le plan que Descartes annonçait à Mersenne dès 1640 : donner d'abord une exposition de sa philosophie, puis un abrégé de celle de l'Kcole, et terminer par une comparaison des deux. La seconde partie du plan est sans doute laissée de côté, comme moins nécessaire; mais la plus importante, qui est la troisième, bien que seulement esquissée, a reçu une sufnsante réalisation. Dès 1G47, l^icot aurait pu tenir le propos qu'on prêtera plus tard à un péripatéticien au banquet (jui suivit les funérailles de Descartes à Paris, le 24 juin 1667: « L'ennemi est dans nos murs : et voici que croule de fond » en comble notre antique cité. »

Hostis habcl muras : mit alto à culmine l'roja' .

a. Tome IX (2» partie), p. 1, 1. k<-i4 ci I. 16-17 ; P- 2, ■■ 5 , p. <, I. 6; p. 4, 1. 3i ; p. 9, I. r.<-i4 ; p. 1 i, I. 20 ; p. 1 S, I. i5, etc.

b. Tome XI, p. 301-322.

c. Baillet, i. II, p. 442. La citation""csl de Virgile, .Kn., Il, njo.

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