Vie de la vénérable mère d’Youville/01/09

CHAPITRE IX


Mme  D’YOUVILLE REÇOIT LES PRISONNIERS DE GUERRE. — ELLE FAIT FAIRE UN GRAND MUR POUR ENTOURER SA PROPRIÉTÉ. — ELLE ATTIRE CHEZ ELLE UN PLUS GRAND NOMBRE DE DAMES PENSIONNAIRES ET, PAR TOUTES SORTES DE TRAVAUX, ASSURE LA VIE ET LE BIEN-ÊTRE À SES PAUVRES.


Nous avons vu quels embarras Mme  d’Youville avait dû surmonter avant d’être mise à la tête de l’Hôpital et quel travail elle avait dû faire pour restaurer cette maison si délabrée. Nous allons voir maintenant quels prodiges d’économie elle dut accomplir, d’abord pour payer les lourdes dettes contractées pour ces réparations, puis pour faire face aux dépenses journalières de sa maison et même à son agrandissement et à sa protection. La tâche qu’elle avait entreprise était difficile ; mais son immense charité la rendait ingénieuse lorsqu’il s’agissait de soulager les misères d’autrui, et elle réussissait à se créer des ressources nouvelles là où souvent bien d’autres auraient désespéré.

En 1756, sur la demande de l’intendant Bigot, Mme d’Youville commença à recevoir dans son hôpital des prisonniers de guerre malades ou blessés ; mais ils devinrent en peu de temps si nombreux qu’il fallut bientôt leur assigner, pour eux seuls, une vaste salle, que l’on appela « salle des Anglais ».

Touchée de la misère qui les attendait après leur sortie de l’hôpital, Mme d’Youville cherchait à leur procurer de l’ouvrage et elle-même en employait jusqu’à trente par année, ainsi qu’on a pu le constater par ses livres de comptes. La reconnaissance engagea plusieurs d’entre eux à se donner à la maison, et l’un d’eux, connu sous le nom de John, que la fondatrice avait sauvé des mains des sauvages, rendit de grands services comme infirmier et interprète auprès de ses compatriotes et des sœurs. Celles-ci connaissaient si peu la langue anglaise qu’elles ne pouvaient pas même, dit M. Faillon, prononcer les noms des soldats anglais qui étaient à leur service : elles les désignaient sous les noms de Christophe l’Anglais, John l’Anglais, etc.[1]

Ces charges que s’imposait Mme d’Youville demandaient d’elle de grands sacrifices, et elle dut même contracter de nouveaux emprunts pour faire vivre tout ce monde. Malgré ce nouvel embarras, elle trouva souvent moyen de racheter des captifs destinés à être brûlés et torturés par les sauvages.

La maison de Mme d’Youville était si bien connue comme un asile pour toutes les infortunes que souvent de pauvres malheureux, poursuivis par leurs ennemis, s’y réfugiaient avec confiance. Elle en recueillit plusieurs qu’elle arracha aux mains des sauvages, et l’on sait quel sort les attendait de la part de ces barbares. Elle les cachait et les faisait ensuite évader au premier moment favorable. « Elle usa même, » dit M. Faillon, « de différents stratagèmes pour protéger leur sortie de la maison. Elle les enveloppait dans les grands manteaux avec lesquels elles sortaient l’hiver et réussissait ainsi à leur sauver la vie. »[2]

Un jour, un jeune homme, poursuivi par un sauvage ivre de colère, se réfugie à l’Hôpital Général et court jusqu’à la salle de communauté, où Mme d’Youville était à faire une tente. Sur un signe d’elle au fugitif, celui-ci se réfugie sous sa lourde pièce d’ouvrage, où elle fut assez heureuse pour le cacher avant l’entrée de son ennemi. Lorsque parut le sauvage, elle lui indiqua d’un geste une porte ouverte en arrière d’elle ; il se hâta d’y passer, croyant atteindre par là le jeune homme qu’il poursuivait. Comme il est facile de le comprendre, grande fut la reconnaissance de celui à qui Mme d’Youville venait de sauver la vie avec tant de sang-froid ; nous verrons plus tard qu’il ne l’oublia pas.

Non seulement la fondatrice recevait et soignait les prisonniers et donnait asile aux malheureux, mais son amabilité et sa vertu avaient attiré chez elle comme pensionnaires des personnes aisées, qui étaient heureuses de lui faire de riches aumônes ou qui mettaient à sa disposition leur travail et leur temps. « Nous avons ici, en pension, » écrivait-elle, « une dame Robineau de Portneuf, âgée de quatre-vingts ans, qui jeûne et fait maigre tous les jours commandés, travaille comme nous pour les pauvres, quoiqu’elle paie sa pension. Elle est charmante par sa grande piété et sa belle humeur. »[3]

Parmi les dames pensionnaires de l’Hôpital Général, on trouve encore, à cette époque, les noms des premières familles de la colonie : la baronne de Longueuil, Mmes  de Verchères, de Châteauguay, Robutel de Lanoue, de Lacorne, de Beaujeu, Chartier de Lotbinière-Larond, de Lignery, de Sermonville, de Repentigny, etc.

Plusieurs parentes de la fondatrice vinrent aussi l’aider en lui payant de fortes pensions et voulurent mourir chez elle. Elle eut le bonheur de compter parmi celles-ci sa mère bien-aimée, ses deux sœurs, ses parentes Mmes  de Bleury et Porlier de Varennes. Elle écrivait, à propos de sa sœur : « J’ai eu la douleur de perdre ma sœur Maugras, après quinze jours de maladie et presque toujours à l’agonie sans perdre la parole ni la connaissance. Ma consolation est qu’elle a fait une mort de prédestinée ! »

Mme d’Youville, tant par l’attrait de sa personne et de ses qualités que par sa prévoyance et son industrie, trouvait ainsi moyen de se créer des ressources, en attirant chez elle des personnes bien disposées qui l’aidaient de leurs revenus. Elle savait aussi que le travail est la plus grande sauvegarde contre toutes les misères et, sans être exigeante, elle voulait que dans sa maison tout le monde fût occupé ; de cette façon, chacun pouvait contribuer au bien-être de son prochain et se sentir utile à l’Hôpital.

Mais, dès le début de son œuvre et jusqu’à sa mort, c’est toujours et avant tout à son travail personnel et à celui de ses compagnes que la fondatrice a demandé les ressources nécessaires pour réaliser le vaste plan conçu par sa charité. Rien ne décourageait cette nature virile : point de travail trop fatigant ni trop rebutant. Selon le conseil de l’apôtre, « elle faisait le bien sans défaillance. »

Elle passait des journées entières, et souvent des nuits, courbée sur des ouvrages qu’elle entreprenait soit pour le gouvernement, soit pour des particuliers, et l’on savait si bien que Mme d’Youville ne refusait aucun travail que, lorsqu’il s’agissait d’un ouvrage pénible à faire, c’était chez elle que l’on s’adressait. « Allez chez les Sœurs Grises, » disait-on, « elles ne refusent jamais rien. »

Dès l’année 1738, alors qu’elle venait à peine de commencer son œuvre, elle se chargea de faire différents travaux pour les troupes : des habits pour les soldats, des drapeaux et même des tentes. Elle travaillait aussi pour les marchands du Nord-Ouest : elle confectionnait des habits pour les sauvages et leurs femmes, et différents objets de fantaisie que les traitants échangeaient pour des fourrures.

Et loin de se ménager elle-même, la fondatrice était toujours rendue la première à l’ouvrage et prenait pour elle les travaux les plus fatigants. Un jour, l’intendant arrive à l’Hôpital au moment où elle était à faire de la chandelle : la sœur portière se hâte de la prévenir et lui demande de changer de robe. « Et pourquoi ? » dit Mme d’Youville, avec une simplicité de grande dame ; « je n’étais point prévenue de l’arrivée de M.  l’intendant, il m’excusera et rien n’empêchera qu’il ne me parle. »

Tout en employant son temps et son aiguille à augmenter ses ressources pour les pauvres, le cœur de Mme d’Youville ne s’éloignait pas de Dieu : elle restait unie à lui par la prière, et sa piété savait s’harmoniser avec un labeur qui convenait aux dispositions de son âme. Elle voulut travailler pour le Dieu des autels, faire le pain eucharistique, les cierges destinés à éclairer le Saint-Sacrifice et les cérémonies saintes. Elle était admirablement secondée dans tous ses travaux par ses compagnes, soutenues et animées par son exemple, et quand, en 1754, elle fit élever un mur tout autour de sa propriété pour la mettre à l’abri du regard des passants et parfois même de leurs malveillances, les sœurs aidèrent les maçons, montèrent elles-mêmes les seaux de mortier et portèrent dans leurs tabliers les pierres destinées à la construction.

La vertu, comme le vice, a sa contagion ; le zèle de la fondatrice et de ses filles entraîna les personnes étrangères à les aider de leur bourse ou de leur travail. On venait de tous côtés offrir des journées de corvée aux sœurs ; on se faisait un honneur de travailler pour ces admirables servantes des pauvres et de diminuer par là leurs dépenses.

Mme d’Youville put ainsi faire entourer sa grande propriété d’un mur qui avait au delà de trois mille pieds ; elle jeta les fondements d’une chapelle, devenue nécessaire à cause du grand nombre de pauvres qu’elle logeait. Ces différentes constructions ne lui coûtèrent que 14000 livres, faible somme, si l’on considère les grandes réparations exécutées sous sa surveillance et les nouvelles bâtisses qu’elle ajouta à l’Hôpital.

Disons encore, avant de terminer l’énumération des différents travaux inventés ou entrepris par son industrie, que Mme d’Youville avait réussi à se faire, avant la cession du pays à l’Angleterre, un revenu de vingt à vingt-cinq mille livres. Mais que de travail et que d’économie dans cette maison, dirigée par cette femme énergique qui ne négligeait rien de ce qui pouvait améliorer la condition de ses pauvres et de ses orphelins ! Elle savait tirer parti de tout : on l’a vue acheter du tabac pour le faire préparer et le revendre, faire extraire les pierres des carrières qu’elle possédait sur ses propriétés pour les exploiter, faire couper le bois de ses terres pour le vendre, et elle fit même construire un des premiers bateaux qui transportèrent les colons de l’île de Montréal à Longueuil. Toutes ces entreprises de Mme d’Youville ont été réalisées par son grand amour de Dieu et des pauvres. À la suite des Vincent de Paul et des Legras, la fondatrice des Sœurs de la Charité de Ville-Marie a accompli des œuvres qui sont autant de merveilles, devant lesquelles bien des entreprises philanthropiques pâlissent et s’effacent. Par sa prudence et son inépuisable charité, elle avait su gagner la confiance et l’admiration générales, car elle personnifiait véritablement les sublimes vertus de cette religion au nom de laquelle elle accomplissait toutes ces belles choses.



  1. Vie de Madame d’Youville, p. 146.
  2. Vie de Madame d’Youville, p. 147.
  3. M. Faillon, p. 122.