Vie de la vénérable mère d’Youville/01/02

CHAPITRE II


DÉPART DE Mlle DUFROST POUR LE PENSIONNAT DES URSULINES. — SON SÉJOUR AU COUVENT. — SA PREMIÈRE COMMUNION.


Par sa naissance et sa position, Mme de La Jemmerais pouvait s’attendre à être protégée : elle le fut en effet. Des amis puissants s’adressèrent à la cour en faveur de cette veuve laissée sans ressources, lui exposant la situation pénible de cette famille, si digne de protection, pour laquelle parlaient bien haut les services rendus par son chef disparu.

M. le marquis de Vaudreuil et M. Raudot, intendant, écrivaient au Ministre de la Marine, le 14 novembre 1708 : « Le sieur de la Gesmerais, capitaine, est mort cet été. Il laisse une femme et six enfants à la mendicité. C’est une pitié, Monseigneur, que de voir cette famille désolée et hors d’état de pouvoir subsister à l’avenir, si vous ne voulez avoir la bonté de l’aider. Comme vous ne donnerez que l’année prochaine à la compagnie de son mari, si vous vouliez avoir la charité de lui en faire toucher les appointements jusqu’à ce temps, cela l’aiderait beaucoup. Nous ne vous le demandons pour elle que par la grande connaissance que nous avons de sa misère. »[1]

L’année suivante, MM. Raudot, père et fils, intervenaient de nouveau et écrivaient au Ministre : « La dame de La Jemmerais est entièrement dénuée de tout et chargée de six enfants. Nous vous supplions de vouloir bien lui accorder la pension du sieur Berthier, qui se trouve vacante par sa mort. »[2]

À la suite de ces sollicitations si justement appuyées par les autorités de la colonie, Mme de La Jemmerais obtint enfin, en 1714, cinquante écus, chiffre des pensions données alors aux veuves des officiers.

Mais les amis de la famille comprenaient qu’il fallait faire plus encore pour la veuve de M. de La Jemmerais. Ils voulaient procurer à l’aînée de ses enfants le bienfait d’une éducation soignée et chrétienne, et, grâce à eux, Marie-Marguerite fut placée chez les Ursulines de Québec.

Cette enfant de dix ans ne se sépara pas de sa mère, de ses frères et sœurs, sans en éprouver beaucoup de chagrin. À cet âge, le sentiment qui domine n’est-il pas de ne trouver beau et bon que ce que l’on peut goûter et admirer auprès de sa mère et des siens ? Avec sa mère, l’enfant possède tout et ne désire rien ; sans elle, qui peut le séduire ou le charmer ?

Ce ne fut donc pas sans tristesse, ni sans verser des larmes amères, que cette petite fille si affectueuse quitta tout ce que son cœur avait connu et aimé jusque-là, pour s’exiler à Québec. Elle n’entrait cependant pas en étrangère au couvent où on la plaçait, elle y était attendue ; on l’accueillit avec joie, car sa mère y avait été aussi élevée. Le souvenir de sa grand’mère, de sa bisaïeule, de ses tantes, de ses grand’tantes était encore vivant dans la communauté, et Mlle de La Jemmerais y trouvait même l’une de ces dernières, la Mère Saint-Pierre. Cette vénérable religieuse, entrée au monastère le 10 juin 1694, à l’âge de vingt ans, y vécut soixante-dix ans dans la pratique parfaite de toutes les vertus. Avec quelle joie ne reçut-elle pas cette enfant, et avec quel soin ne cultiva-t-elle pas son intelligence si bien douée et son cœur déjà si bien préparé ! Il suffit de lire la page que les Ursulines consacrent à Mlle Dufrost, dans leurs annales, sous le titre : « Une femme forte au Canada, au dix-huitième siècle. » pour se rendre compte de l’impression qu’elle laissa dans le monastère.

« Une élève des plus distinguées de cette époque, » disent ces annales, « et qui exerça une influence bien marquée sur les temps qui ont suivi, est sans contredit Mlle de La Gesmerais. Elle était nièce, par sa mère, de nos sœurs de Boucherville, de Varennes et de Muy, et petite-nièce de notre mère Boucher de Saint-Pierre. Elle devint une de ces femmes fortes dont le Canada s’honore à si juste titre. Son éducation ne fut pas négligée et dès sa onzième année on l’envoyait à nos classes. Douce, pieuse, pleine de candeur et d’intelligence, Mlle de La Gesmerais s’acquit la sympathie et l’estime de toutes. Elle ne perdait pas un instant, et si elle voyait quelqu’une de ses compagnes, moins assidue au travail, chercher à s’amuser pendant les classes ou l’étude, elle se disait à elle-même : ces demoiselles sont plus fortunées que moi, leurs années d’études ne sont pas limitées ; pour moi, je n’ai plus de père, et ma pauvre mère attend avec anxiété mon retour à la maison. Et elle redoublait d’activité et d’application dans l’acquit de ses devoirs. C’est ainsi que Dieu préparait sa jeune servante aux grandes œuvres qu’elle devait accomplir plus tard à la gloire de son nom. »

Comme si elle avait eu l’intuition de ce que Mlle Dufrost devait en effet accomplir plus tard, une de ses maîtresses, sœur Marie des Anges, lui faisait lire « Les saintes voies de la Croix », de l’abbé Boudon, préparant déjà son âme à la vie de souffrances qui l’attendait.

Dans ce monastère, encore tout embaumé du parfum des vertus héroïques de sa vénérée fondatrice, sous l’œil vigilant de femmes aussi distinguées que saintes, quel trésor de piété Mlle Dufrost ne devait-elle pas acquérir !

Les fondateurs de la colonie avaient principalement en vue l’évangélisation des sauvages. Aussi avaient-ils toujours choisi avec soin ceux qu’ils amenaient avec eux, même ceux qui ne devaient travailler qu’au développement du pays. Les mœurs des colons étaient donc restées saines et pures à l’époque de la jeunesse de Mme d’Youville.

À peine cinquante ans s’étaient écoulés depuis que le P. Ragueneau écrivait : « L’union, la concorde, cimentées par la piété, liaient tous les citoyens de la Nouvelle-France. Chaque habitation avait été placée sous la protection d’un saint, et tous les jours, matin et soir, le chef de la famille, entouré de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs agenouillés au pied de l’image du saint patron, récitait à haute voix la prière, suivie de l’examen de conscience et des litanies de la Sainte-Vierge. »

Et M. l’abbé Casgrain, dans sa « Vie de la Vénérable Mère de l’Incarnation », confirme cette description du P. Ragueneau. « Si la vie était si pure, » dit-il, « aux derniers échelons de la société canadienne, on peut juger de sa perfection parmi les chefs qui en étaient les guides et les exemples. Pendant que le nouveau gouverneur, M. d’Ailleboust, continuait les précieuses traditions léguées par son prédécesseur, que les missionnaires jésuites donnaient leur septième martyr à l’Église, que M. de Maisonneuve. avec une poignée de braves, faisait de son corps un rempart à la colonie, que les Hospitalières se consumaient auprès du lit des malades, les Ursulines recueillaient les débris encore tout tremblants de cette jeune génération indienne, échappés au massacre des Iroquois, et leur apprenaient à tourner leurs cœurs vers Celui qui essuie toutes larmes et qui guérit toutes blessures.

Quelles pures et intimes jouissances durent enivrer l’âme de la Mère Marie de l’Incarnation, quelles actions de grâces durent monter de son cœur vers Dieu lorsque, promenant son regard sur tout ce qui l’entourait, elle voyait enfin l’entier accomplissement de tous ses vœux : ce pays sauvage ouvert à son apostolat, ces chères néophytes, et surtout ce vaste et beau monastère qui surgissait au sein de la forêt ! »[3]

Et après avoir catéchisé et instruit les enfants sauvages, les dignes filles de Marie de l’Incarnation instruisaient et préparaient les enfants des colons à la vie dure et laborieuse qui les attendait.

N’est-ce pas chez les Ursulines que Mlle Dufrost puisa cette force et cette solidité de caractère que l’âme acquiert dans le calme d’une vie réglée et remplie d’enseignements sérieux, et au contact de dévouements incomparables ?

La jeune élève se prépara à sa première communion avec une extrême ferveur : les anges durent contempler avec bonheur ce petit cœur si pur, si doux, si bon, recevant, dans un premier baiser, le Dieu qui y déposait une étincelle de son immense amour pour l’humanité, étincelle qui devait se développer plus tard au contact de l’épreuve et embraser son âme, pour les membres souffrants du Sauveur, d’une passion qui ne s’éteignit qu’avec sa vie !



  1. Archives de la Marine, Vie de Madame d’Youville, par M. Faillon, p. 6.
  2. Archives de la Marine, Vie de Madame d’Youville, par M. Faillon, loc. cit.
  3. Page 375.