Vie de Tolstoï/Bonheur conjugal

Hachette (p. 54-58).


De cette époque de transition, où le génie de Tolstoï tâtonne, doute de lui-même et semble s’énerver, « sans forte passion, sans volonté directrice », comme le Nekhludov du Journal d’un Marqueur, sort l’œuvre la plus pure qui soit jamais née de lui, le Bonheur Conjugal (1859)[1]. C’est le miracle de l’amour.

Depuis de longues années, il était ami de la famille Bers. Il avait été amoureux tour à tour de la mère et des trois filles[2]. Ce fut définitivement de la seconde qu’il s’éprit. Mais il n’osait l’avouer. Sophie-Andréievna Bers était encore une enfant : elle avait dix-sept ans ; lui, avait plus de trente ans : il se regardait comme un vieux homme, qui n’avait pas le droit d’associer sa vie usée, souillée, à celle d’une innocente jeune fille. Il résista, trois ans[3]. Plus tard, il a conté dans Anna Karénine comment il fit sa déclaration à Sophie Bers et comment elle y répondit, — en dessinant tous deux, avec de la craie sur une table, les initiales des mots qu’ils n’osaient dire. Comme Levine dans Anna Karénine, il eut la cruelle loyauté de remettre son Journal intime à sa fiancée, afin qu’elle n’ignorât rien de ses hontes passées ; et, comme Kitty dans Anna, Sophie en ressentit une amère souffrance. Le 23 septembre 1862 se fit leur mariage.

Mais depuis trois ans déjà, ce mariage était fait dans la pensée du poète, écrivant Bonheur Conjugal[4]. Depuis trois ans, il avait déjà vécu par avance les ineffables jours de l’amour qui s’ignore, et les jours enivrés de l’amour qui se découvre, et, l’heure où les divines paroles attendues se murmurent, les larmes « d’un bonheur qui s’envole pour toujours et ne reviendra jamais » ; et la réalité triomphante des premiers temps du mariage, l’égoïsme amoureux, « la joie incessante et sans cause » ; puis, la fatigue qui vient, le mécontentement vague, l’ennui de la vie monotone, les deux âmes unies qui doucement se disjoignent et s’éloignent l’une de l’autre, la griserie dangereuse du monde pour la jeune femme, — coquetteries, jalousie, malentendus mortels, — l’amour voilé, perdu ; enfin le tendre et triste automne du cœur, la figure de l’amour qui reparaît, pâlie, vieillie, plus touchante par ses larmes, ses rides, le souvenir des épreuves, le regret du mal que l’on se fit et des années perdues, — sérénité du soir, passage auguste de l’amour à l’amitié et du roman de la passion à la maternité… Tout ce qui devait venir, tout, Tolstoï l’avait rêvé, goûté par avance. Et afin de le mieux vivre, il l’avait vécu en elle, en la bien-aimée. Pour la première fois, — l’unique fois peut-être dans l’œuvre de Tolstoï, — le roman se passe dans le cœur d’une femme et est raconté par elle. Avec quelle délicatesse ! Beauté de l’âme qui s’enveloppe d’un voile de pudeur… L’analyse de Tolstoï a renoncé, pour cette fois, à sa lumière un peu crue ; elle ne s’acharne pas, avec fièvre, à mettre à nu la vérité. Les secrets de la vie intérieure se laissent deviner, plutôt qu’ils ne sont livrés. Le cœur et l’art de Tolstoï sont attendris. Équilibre harmonieux de la forme et de la pensée : Bonheur conjugal a la perfection d’une œuvre racinienne.

Le mariage, dont Tolstoï pressentait avec une clarté profonde la douceur et les troubles, devait être son salut. Il était las, malade, dégoûté de lui et de ses efforts. Aux succès éclatants qui avaient accueilli ses premières œuvres avait succédé le silence complet de la critique[5] et l’indifférence du public. Hautainement, il affectait de s’en réjouir.

Ma réputation a beaucoup perdu de sa popularité, qui m’attristait. Maintenant, je suis tranquille, je sais que j’ai à dire quelque chose et que j’ai la force de le dire très haut. Quant au public, qu’il pense ce qu’il voudra ![6]

Mais il se vantait : de son art, lui-même n’était pas sûr. Sans doute, il était maître de son instrument littéraire ; mais il ne savait qu’en faire. Comme il le disait, à propos de Polikouchka, « c’était un bavardage sur le premier sujet venu, par un homme qui sait tenir sa plume[7] ». Ses œuvres sociales avortaient. En 1862, il démissionna de sa charge d’arbitre territorial. La même année, la police vint perquisitionner à Iasnaïa Poliana, bouleversa tout, ferma l’école. Tolstoï était alors absent, surmené ; il craignait la phtisie.

Les querelles d’arbitrage m’étaient devenues si pénibles, le travail de l’école si vague, mes doutes qui provenaient du désir d’instruire les autres en cachant mon ignorance de ce qu’il fallait enseigner m’étaient si écœurants que je tombai malade. Peut-être serais-je arrivé alors au désespoir où je faillis succomber quinze ans plus tard, s’il n’y avait pas eu pour moi un côté inconnu de la vie qui me promettait le salut : c’était la vie de famille[8].

  1. T. v. des Œuvres complètes.
  2. Quand il était enfant, il avait, dans un accès de jalousie, fait tomber d’un balcon celle qui devait devenir madame Bers, — sa petite camarade de jeux, alors âgée de neuf ans. Elle en resta longtemps boiteuse.
  3. Voir dans Bonheur Conjugal la déclaration de Serge :

    « Supposez un monsieur A, un homme vieux qui a vécu, et une dame B, jeune, heureuse, qui ne connaît encore ni les hommes ni la vie. Par suite de diverses circonstances de famille, il l’aimait comme une fille, et ne pensait pas pouvoir l’aimer autrement…, etc. »

  4. Peut-être mettait-il aussi dans son œuvre les souvenirs d’un roman d’amour, ébauché à Iasnaïa en 1856, avec une jeune fille, très différente de lui, très frivole et mondaine, qu’il finit par laisser, bien qu’ils fussent sincèrement épris l’un de l’autre.
  5. De 1857 à 1861.
  6. Journal, octobre 1857, trad. Bienstock.
  7. Lettre à Fet, 1865 (Vie et Œuvre de Tolstoï).
  8. Confessions, trad. Bienstock.