Œuvres complètes de Tertullien/Genoud, 1852/Vie de Tertullien
Œuvres complètes de Tertullien, Louis Vivès, , Tome 1 (p. xi-xxvi).
Quintus - Septimus - Florens Tertullianus naquit à Carthage, vers l’an 150 de Jésus-Christ, selon les conjectures les plus probables ; car on ne sait rien de positif sur ce point. Il était fils d’un centurion, qui servait dans la milice du proconsul de l’Afrique. On croit que sa famille était patricienne. Ses propres déclarations attestent qu’il avait reçu le jour dans le paganisme : « Autrefois, dit-il, nous insultions à la religion du Christ, comme vous le faites aujourd’hui. Nous avons été des vôtres ; car on ne naît pas Chrétien : on le devient. » Il avoue ailleurs qu’il avait été long-temps sans aucune lumière et privé de la connaissance du vrai Dieu ; qu’il avait pris plaisir aux cruels divertissements de l’amphithéâtre ; qu’il se reconnaissait coupable de toute espèce de prévarications, sans même en excepter l’adultère, et qu’il n’était au monde que pour pleurer ses fautes dans les austérités de la pénitence.
Il faut savoir gré à Tertullien des tristes confidences qu’il livre à la publicité. L’humilité du pécheur repentant a voulu expier les souillures du vieil homme par ces aveux, et glorifier la grâce qui avait fait de lui un homme nouveau. Mais, quand même ces aveux ne fussent pas sortis de sa bouche, il eût été facile de conjecturer qu’une âme, ardente comme la sienne, et sans frein pour la retenir au milieu des désordres du paganisme, avait dû faire plus d’un naufrage. Ajoutez à cela le climat dévorant de l’Afrique, les passions qui bouillonnent sous ce soleil, et l’àpres énergie de ses mœurs, qui, du temps même de saint Augustin, n’avaient pas encore perdu leur fougue ni leur rudesse. Aussi, quand Tertullien s’adresse à la volupté, on voit qu’il la flétrit comme un ennemi personnel qu’il faut tenir à la chaîne, si on ne veut pas qu’il se venge de sa défaite.
Mais nous avons déjà anticipé sur l’avenir. Tertullien, orphelin de bonne heure, trouva dans sa mère un guide tendre et éclairé. Doué d’une imagination facile à s’enflammer, d’un esprit pénétrant et naturellement droit, et enfin d’une grande puissance d’élocution, il obtint des succès comme avocat et professeur de rhétorique. Ces deux carrières conduisaient infailliblement aux honneurs. La beauté de son génie les lui promettait s’il fût resté dans le paganisme. Mais à côté de lui grandissait une religion sublime dans ses dogmes, pure dans sa morale, passant des catacombes à l’échafaud et de l’échafaud au triomphe. Il avait senti d’ailleurs le néant de la gloire humaine ; les folles dissipations dans lesquelles il avait précipité sa jeunesse ne lui laissaient que dégoût et amertume. Le christianisme lui offrait de nobles luttes pour y déployer toute l’étendue de ses forces, et un joug salutaire pour comprimer des penchants qui l’avaient maîtrisé jusque-là. Il se sentit donc attiré aux idées chrétiennes, d’abord par ce vide que laisse en nous le désordre, et ensuite par le spectacle de la constance que déployaient les martyrs, en mourant pour la défense de leur foi. La raison lui disait qu’il fallait en croire des témoins, si héroïques et si sincères, et qu’il n’y a qu’une conviction profonde qui souffre et meure pour des faits et des principes.
Ce fut Agrippinus, évêque de Carthage, qui acheva l’œuvre de la conversion de Tertullien, vers l’an 185. Le nom de cet évêque méritait d’être rappelé, pour avoir conquis au christianisme un homme qui en fut long-temps la gloire, avant de rompre si malheureusement avec l’Église. Tertullien se maria l’année suivante à une femme chrétienne. Il écrivit deux livres, qu’il lui adressa quelque temps après son baptême. Le premier est une espèce de testament dans lequel il l’engage, s’il venait à mourir le premier, à vivre dans la continence, et à observer la viduité. Dans l’autre, néanmoins, il se relâche un peu de cette rigueur. Il l’avertit que, dans le cas où elle voudrait se remarier, elle était obligée d’épouser un Chrétien, puisque saint Paul ne permet les secondes noces qu’à cette condition.
Quoique Tertullien dise quelque part qu’il n’avait point de rang, et semble se compter parmi les laïques, il est certain que, dans un autre traité, il se sépare du peuple. Saint Jérôme, d’ailleurs, affirme positivement qu’il était prêtre de l’Église catholique. À quelle Église appartenait-il spécialement ? On l’ignore ; mais tous les écrivains s’accordent à reconnaître qu’il était prêtre de Rome ou de Carthage. Tertullien était marié quand il fut élevé au sacerdoce ; il n’existait alors, comme on le sait, aucune constitution, qui empêchât de conférer les ordres : aux hommes précédemment engagés dans les liens du mariage.
Il est probable que ce fut à Carthage plutôt qu’à Rome que, déjà Montaniste, il découvrit l’hérésie que Praxéas semait contre la Trinité, vers la fin du pontificat de saint Victor. Praxéas reconnut son erreur après le lumineux traité de Tertullien, et scella sa réconciliation avec l’Église par un acte de rétractation. Le vainqueur triompha modestement. Il dit que cette conversion s’accomplit par celui que Dieu daigna employer à cette œuvre. Touchante modestie qui relève la victoire et adoucit la défaite !
Soit hasard malheureux, soit désir de cacher sa vie à tous les regards, Tertullien n’est guère connu que par les ouvrages qu’il nous a laissés. Sur tout le reste, excepté sur quelques points principaux, on en est réduit aux conjectures. On divise ses ouvrages en deux parties : ceux qui ont précédé la chute, ceux qui l’ont suivie.
Disons un mot des premiers. Quoique le traité de la Pénitence incline déjà à une rigueur, quelquefois désespérante, il fut écrit pendant que Tertullien était encore dans l’Église. Il y reconnaît que celle-ci peut remettre les péchés commis après le baptême ; il semble même le déclarer particulièrement des péchés de la chair, et du crime de l’apostasie. Plus tard, il affirma que ces prévarications étaient irrémissibles. L’Oraison dominicale appartiendrait aussi à cette époque de communion et de paix avec les catholiques ; j’en dis autant du Traité de la Patience, où il approuve la fuite pendant la persécution, qu’il condamna, lorsqu’il fut tombé dans le schisme. Le traité sur le Baptême ne porte d’autre trace de dissidence avec l’Église, sinon que le baptême administré par les hérétiques n’était pas valide. Mais il serait injuste d’imputer ce sentiment au prêtre de Carthage exclusivement. Agrippinus, évêque de cette cité, avait rendu un décret qui autorisait cette opinion, pour laquelle s’était prononcé tout le littoral de l’Afrique. L’Église, d’ailleurs, n’avait pas encore décidé cette question, puisque ce grand débat ne fut plaidé et terminé qu’un demi-siècle plus tard. Il faut dire enfin, pour l’honneur de Tertullien et de ceux qui avaient embrassé cette cause dont il a été parlé à l’occasion de saint Cyprien, que les hérétiques mêlaient à l’administration du sacrement une foule de pratiques, qui souvent en détruisaient ou en dénaturaient la forme. Le traité du Baptême fut destiné à réfuter une femme de la secte des Caïnistes, nommée Quintilla, qui avait déjà trompé beaucoup de fidèles en combattant et en ruinant le baptême. Il nous est précieux à plus d’un titre, comme renseignement historique, et surtout comme monument de la tradition. On y voit que l’Église pratiquait déjà ce qu’elle pratique aujourd’hui pour initier le néophyte à la vie de la foi catholique.
Le traité des Prescriptions avait été composé antérieurement à tous ses autres traités particuliers contre l’erreur ; il l’indique lui-même à la fin, par ces paroles : « Nous avons employé généralement contre toutes les hérésies l’argument solide et invincible des prescriptions ; dans la suite, avec la grâce de Dieu, nous répondrons encore en particulier à quelques-unes. » Les traités contre Marcion, Valentin, Praxéas et Apelles ne sont venus qu’après. Quoique la date assignée ordinairement à cet admirable traité, ne soit qu’une conjecture, il n’est guère permis de supposer que Tertullien ait écrit dans le schisme et l’hérésie un ouvrage qui détruit par un argument irrécusable toutes les hérésies et tous les schismes. Tout en reconnaissant que le cœur humain renferme les contradictions les plus étonnantes, nous aimons à croire que Tertullien n’était pas assez aveugle pour se réfuter lui-même par ses propres paroles. Toujours est-il qu’il se fait gloire d’être en communion avec les Églises, mères et apostoliques, comme il les appelle. Il cite en particulier celles de Corinthe, de Thessalonique, de Philippes, d’Éphèse, et principalement celle de Rome, dont il fait un magnifique éloge. Lui eût-il accordé ces louanges, s’il eût cessé d’être en communion avec elle ?
Le terme de Prescription est, comme tout le monde sait, emprunté à la jurisprudence, et signifie une fin de non-recevoir, une exception péremptoire que le défendeur oppose au demandeur, et en vertu de laquelle celui-ci est déclaré non-recevable à intenter cette action sans qu’il soit besoin d’entrer dans le fond et les détails de la cause. Tertullien écarte donc à la fois et par un seul mot, toutes les sectes de l’Église. « Vous êtes d’hier ; vous venez de naître ; avant-hier, on ne vous connaissait pas. » Hesternus es, hodiernus. Magnifique idée, qui, annoncée d’avance dans l’Apologétique, avait eu son origine peut-être dans l’ouvrage de saint Irénée, et reçut un sublime commentaire dans les Variations de l’évêque de Meaux.
Le plus célèbre et le plus important des ouvrages que Tertullien écrivit pendant qu’il appartenait à la grande famille catholique, c’est son Apologétique, qu’il composa vers l’an 199, la septième année de Sévère, et quelque temps après la défaite de Niger et d’Albinus. Tous les écrivains sont d’accord pour mettre cet ouvrage au rang des chefs-d’œuvre que l’antiquité chrétienne nous a transmis. Sa réputation s’étendit bientôt aussi loin que l’Église elle-même, c’est-à-dire, aux rapports d’Eusèbe, jusqu’aux extrémités de l’univers. Quant à la conduite de l’ouvrage, suivant un écrivain moderne, elle est sans reproche ; la méthode en est régulière, la marche vive et pressante, les matières savamment graduées. Les conséquences les plus décisives viennent toujours s’y enchaîner aux principes les plus lumineux. L’esprit, le bon sens et l’érudition y brillent également. Il jaillit de l’imagination de l’auteur des expressions éclatantes, créations du génie africain, qui font le désespoir du traducteur, et ne peuvent passer dans aucune langue, qu’affaiblies par la périphrase ou l’équivalent. La plaisanterie y est souvent mordante et descend jusqu’au sarcasme. Au reste, c’est là un des caractères de Tertullien ; à la gravité du raisonnement, il mêle volontiers le sel de l’ironie. Ce n’est point un homme qui demande grâce, mais qui se rit de ses bourreaux.
Cette magnifique apologie de la religion chrétienne, la plus belle de toutes celles qu’ont entreprises les écrivains sacrés de l’antiquité, est adressée « aux magistrats de l’empire romain, qui rendaient leurs jugements dans le lieu le plus éminent de la Cité. » Il paraît qu’il entend parler des magistrats de Carthage sa patrie, plutôt que de Rome. C’est le sentiment de Dupin, de Tillemont et de l’abbé de Gourcy. Il parle à des magistrats persécuteurs ; or, la persécution était alors allumée à Carthage et non à Rome. Il ne nomme jamais le sénat ni les dignités de Rome. Il se sert des termes de praesides et de proconsul qui distinguaient les magistrats ou gouverneurs de provinces. Le mot civitas, qu’il emploie plusieurs fois pour désigner la ville où il demeurait, convient encore à Carthage, mais point du tout à Rome, pour laquelle était consacré celui d’urbs, la ville par excellence.
Les deux Livres aux Nations ne sont guère que l’esquisse de l’Apologétique ; c’est dire qu’ils n’ont ni l’élévation, ni la grandeur de ce beau monument. Ils nous sont parvenus, le dernier livre surtout, mutilés et incomplets. Mais, quoique défectueux, ils sont d’un grand secours aux traducteurs et aux commentateurs, pour réformer un grand nombre de, passages corrompus. Quelle autorité peut inspirer autant de confiance que Tertullien, se corrigeant ou s’expliquant lui-même dans cet ouvrage.
Le Témoignage de l’âme, l’Épître aux Confesseurs, le Scorpiaque, dirigés contre les Gnostiques, les Valentiniens et les Caïnistes ; le livre contre les Spectacles ; les deux qui sont intitulés, le, premier, du Vêtement des femmes, et le second, de l’Ornement des femmes, et enfin le traité sur l’Idolâtrie, sont le dernier anneau qui rattache Tertullien à la communion de l’Église catholique. Encore ne l’assurons-nous que bien timidement du traité, de l’Idolâtrie. Tertullien s’y exprime avec une rigueur inexorable et y parle en maître, comme s’il était à lui seul l’arbitre de l’Église. Il n’était pas Montaniste quand il le composa ; mais peut-être faut-il le reporter à l’époque où il abandonna la secte qu’il avait embrassée, pour créer une secte plus exaltée encore.
Le prêtre de Carthage avait mérité les bénédictions et la reconnaissance de toutes les Églises, par la profondeur de son génie et la solidité de ses raisonnements. Ses ouvrages étaient dans toutes les mains, lus, médités, encourageant les forts et soutenant les faibles. Son nom se confondait avec celui d’Apologiste du christianisme. Par quelle fatalité le docteur de la foi aima-t-il mieux perdre sa couronne que de persévérer jusqu’au terme du pèlerinage ? Lorsque les Pères de l’Église, ses contemporains ou ses successeurs, interrogent les causes de cette lamentable chute, ils insinuent que la Religion n’a pas besoin du du génie pour se défendre, ou pour subsister. Ensuite, dans leur langage figuré, ils avertissent les humbles arbrisseaux de prendre garde de se laisser déraciner par le vent de l’hérésie, puisque les cèdres du Liban sont emportés par la tempête. On a voulu expliquer la rupture de Tertullien par le refus qu’il avait éprouvé, quand il brigua l’honneur de s’asseoir dans la chaire épiscopale d’Agrippinus, à Carthage, ou même de devenir évêque de Rome. Rien ne justifie cette conjecture. Saint Jérôme dit positivement que la jalousie et des paroles imprudentes du clergé romain précipitèrent l’illustre docteur dans l’hérésie. Il faudrait à jamais regretter que des sévérités hors de saison eussent contribué à ce fatal divorce ; mais, tout en respectant le témoignage du solitaire de Bethléem, qu’il nous soit permis d’entrer un peu plus profondément dans le caractère que nous étudions.
Tertullien n’était pas un de ces hommes qui pussent rester long-temps soumis à une marche régulière et méthodique. Arrivé à l’adolescence, il s’était jeté tête baissée dans les voluptés du paganisme. Une fois qu’il eut ouvert son cœur aux croyances nouvelles, il ne garda pas plus de mesure dans la foi catholique qu’il n’en avait gardé dans les désordres de sa jeunesse. Le spectacle de l’héroïsme chrétien aux prises avec les chevalets, les bûchers et les échafauds, avait produit sur lui une vive impression, nous l’avons vu. Dans les intervalles de repos, son esprit impatient cherchait encore des périls à braver, des perfections à atteindre, des sacrifices à consommer, de la gloire à conquérir. Il lui semblait que les Chrétiens mettaient trop de tiédeur dans leurs prières, dans leurs paroles, dans leurs martyres. La vie était pour lui une lutte de tous les moments : il fallait la terminer par une mort généreuse qui le mit en possession du salaire. Plus il retranchait sur les sens, plus il immolait la chair, plus il lui semblait qu’il s’élevait dans la route de la perfection. Par malheur, le prêtre de Carthage, perdant de vue le précepte de saint Paul : Sapere ad sobrietatem, oubliait qu’il est une sagesse orgueilleuse qui conduit à l’abîme, et que le rigorisme n’est pas plus la vertu que la dureté n’est la justice.
Une coïncidence malheureuse voulut que l’hérésie de Montan trouvât alors des disciples parmi les Églises d’Afrique. Ce sectaire, né en Phrygie, poussé par un orgueil que nous ne savons comment caractériser, se persuada, ou essaya de se persuader qu’il n’était rien moins que l’Esprit saint. Lorsque l’on cherche par quels raisonnements il parvint à cette ridicule illusion, on trouve à ce sectaire quelque ressemblance avec nos réformateurs et les utopistes de notre époque. Il prétendait que Dieu n’ayant point voulu manifester tout d’un coup les desseins de sa providence sur le genre humain, ne lui dispensait que par degrés et avec une sorte d’économie les vérités et les préceptes qui devaient l’élever à la perfection. Ainsi d’abord il donne des lois aux Israélites, qu’il invite à la soumission par la sanction des châtiments ou par l’attrait des récompenses. Il envoie ensuite des prophètes qui élèvent l’intelligence de son peuple. Après les prophètes, arrive la révélation beaucoup plus complète de Jésus-Christ. Mais le Rédempteur ne dissimulait point à ses disciples qu’il réservait pour d’autres moments les vérités importantes qu’ils n’étaient pas encore capables de porter. D’où viendra cette seconde révélation ? du Paraclet, que le Sauveur, montant aux cieux, promit à la terre. Montan se dit : Ce Paraclet, c’est moi.
Nos fondateurs de religions modernes n’ont pas, comme on le voit, le mérite de la découverte en fait d’audace et d’extravagance. Montan lui-même ne fut qu’un imitateur. Pour justifier sa mission, il feignit les extases, affecta l’enthousiasme, parut agité de mouvements extraordinaires. Ce n’était point assez d’éblouir les yeux, il fallait frapper l’intelligence. Il prêcha une morale plus pure et plus parfaite, disait-il, que celle de l’Église. L’Église pardonnait aux pécheurs publics, lorsqu’ils avaient accompli la pénitence imposée ; Montan déclara qu’il y avait des prévarications irrémissibles. L’Église imposait un Carême et différents jeûnes ; Montan prescrivit trois carêmes, beaucoup de jeûnes extraordinaires, en outre deux semaines d’abstinence. L’Église ne condamnait pas les secondes noces ; Montan les appela de véritables adultères déguisés. L’Église n’avait jamais regardé comme un crime de fuir la persécution ; Montan vit une apostasie dans la fuite, ou dans toute mesure qui avait pour but de se dérober aux recherches des persécuteurs.
Ce pompeux étalage de rigorisme reçut bien quelque démenti. L’histoire affirme que le prétendu Paraclet n’avait pas des mœurs aussi sévères que l’annonçait sa doctrine, de sorte qu’on pourrait lui appliquer ce vers du satyrique païen :
Toujours est-il que Priscilla et Maximilla quittèrent leurs maris pour se mettre à la suite du sectaire. Bientôt elles prophétisèrent comme lui. En peu de temps l’on vit surgir une multitude de ridicules convulsionnaires, avec les contorsions de l’extase simulée et l’ardeur d’un funeste prosélytisme.
À ceux qui objectaient aux Montanistes que le Saint-Esprit était déjà venu, les hérétiques répondaient que le Saint-Esprit avait inspiré les Apôtres. Mais ils distinguaient le Saint-Esprit du Paraclet. Ce dernier avait inspiré Montan, selon quelques-uns. Suivant d’autres, Montan était le Paraclet lui-même. Le sectaire laissa un livre de prophéties ; Priscilla et Maximilla, certaines sentences. Les adeptes mettaient cette dernière révélation au-dessus de ce qu’avaient enseigné Jésus-Christ et ses disciples.
Les doctrines inexorables que nous exposions tout à l’heure, avaient quelque affinité avec les tendances de Tertullien. Il les embrassa avidement. Les hommes, d’ailleurs, portent au fond d’eux-mêmes je ne sais quel respect pour l’austérité des mœurs, et se laissent prendre volontiers à la puissance du merveilleux et du surnaturel. Qu’il nous soit permis de croire au moins que le prêtre de Carthage, en quittant son drapeau, ne céda qu’à des illusions généreuses.
Dès ce moment sa gloire et son autorité l’abandonnent. Le pape saint Zéphyrin le frappe d’anathème ; ou, si cet anathème est un fait douteux, les Pères de l’Église qui le suivent de loin ou de près parlent de lui comme d’un hérétique. Saint Cyprien, qui l’avait tant chéri, ne veut pas, dans un concile, se servir de son témoignage, parce qu’il a été infidèle à sa foi primitive. « Je ne dis rien de plus de Tertullien, s’écrie saint Jérôme, sinon qu’il a cessé d’être l’homme de l’Église. » Saint Vincent de Lérins ne voit plus en lui qu’un déserteur. Écoutons encore saint Augustin : « Tertullien est tombé dans l’hérésie, parce qu’embrassant la secte des Cataphryges qu’il avait combattus, il condamna comme un adultère les secondes noces, au mépris de la doctrine apostolique. » Enfin tous les éloges se retirent de l’infidèle. Tertullien reste seul avec son génie tombé, ruine immense que ne vivifie plus le soleil de la grâce, et où germent les fruits de l’orgueil à la place des fruits de l’humilité.
Tertullien ne se contente point de déchirer le sein de l’Église par sa séparation, il s’emporte contre elle à des invectives violentes. Les catholiques ne sont plus pour lui que des psychiques, ou des hommes animaux, grossiers dans leurs sentiments, incapables de s’élever aux choses surnaturelles, et ployant sous le fardeau des choses de la terre. Ces injures que rien ne justifiait, ainsi que l’expression des doctrines nouvelles qu’il avait embrassées, sont déposées dans les traités qui suivirent la chute, arrivée vers l’an 203.
Le premier manifeste qu’il lança contre ses ennemis semble être la Monogamie, qui a pour but de condamner les secondes noces, et où il examine préalablement si le Paraclet a enseigné quelque chose de nouveau et qui diffère de la tradition catholique. Les catholiques reprenaient les Montanistes d’avoir des jeûnes et des austérités spéciales, qu’ils pratiquaient sur l’autorité du Paraclet, en faisant de ces règlements particuliers une loi indispensable. Tertullien composa son livre des Jeûnes, pour répondre à ses adversaires et défendre les dessidents. Le livre de la Pudicité suivit de près. Il est dirigé contre l’Église catholique, qui admettait les adultères, les apostats et les fornicateurs à la réconciliation, quand ils avaient accompli la pénitence canonique. Après avoir répondu aux rêveries d’Hermogène sur l’éternité de la matière, il attaqua les Valentiniens, se contentant d’exposer plutôt que de réfuter sérieusement leurs généalogies ridicules. Il suffisait de montrer ce qu’étaient leurs Éons, pour faire tomber cet absurde système. Au reste, il ne fait presque qu’abréger saint Irénée. Comme le prêtre de Carthage était obligé d’employer plusieurs termes, sacramentels pour les hérétiques, et composés de plusieurs mots, il les mit en grec dans son original, avec la signification à la marge. Ceux qu’il traduisit en latin portaient en dessus la signification grecque. On a négligé ces précautions dans les différents manuscrits et dans les éditions de nos jours.
Le livre de l’Âme date du commencement de la chute. Non-seulement il y énonce des choses ridicules sur l’âme, qu’il appuie sur des visions plus ridicules encore, mais il y nomme formellement le Paraclet, avec la variété de ses dons. Ce traité fut écrit certainement avant celui de la Chair de Jésus-Christ, et de la Résurrection de la chair, qui est comme la conséquence du principe posé auparavant. Tertullien prouve, dans le premier, que notre Seigneur a été homme véritable ; dans le second, que la foi nous oblige de croire que nous ressusciterons un jour. Dans tous les deux il réfute Marcion et quelques autres hérétiques qui combattaient ces deux vérités, parce qu’ils ne voulaient pas que le créateur du corps fût le Dieu véritable.
Nous arrivons à son grand ouvrage contre Marcion, le plus volumineux de tous. Cet hérétique avait fait revivre le double principe de Manès, auquel il mêlait d’autres dogmes ténébreux et qui lui étaient particuliers. Tertullien déploya contre lui toute la puissance de l’argumentation, toute l’autorité de la science et de la tradition. Il s’y prit à trois fois pour abattre cette hérésie. Son premier écrit n’était qu’un opuscule composé à la hâte ; il le remplaça par un second, auquel il donna plus d’étendue. Ce second traité ne le satisfit pas encore, parce qu’un des frères, qui depuis fut apostat, le publia avant qu’il fût en état de paraître, et sur des copies chargées de fautes. Il fut donc obligé de le revoir de nouveau. Il est devenu ce grand traité en cinq livres, que nous avons aujourd’hui, un des titres de gloire du prêtre de Carthage, et, sauf quelques lignes, dignes des plus beaux jours de sa foi catholique.
Le livre où il soutient contre Praxéas la distinction des personnes divines, et dont nous avons déjà parlé, date de l’an 209. Il faut rapporter à cette époque le traité du Manteau, opuscule fort obscur, dans lequel il répond sur le ton d’une ironie habituelle, aux détracteurs qui lui reprochaient d’avoir abandonné la robe pour ce vêtement, que portaient alors les philosophes, et quiconque faisait profession de sévérité dans ses mœurs. Un beau génie, Malebranche, rebuté par ce style énigmatique, s’en est autorisé pour flétrir Tertullien, qu’il appelle un visionnaire. Y a-t-il quelque justice à prendre quelques pages pour juger l’homme tout entier ? Ce traité même renferme des lignes précieuses sur la tradition.
La Lettre à Scapula, proconsul d’Afrique, qui alors persécutait les Chrétiens, est une troisième apologie pour tous les disciples du Christ quels qu’ils fussent, catholiques ou dissidents. Il cite le persécuteur au tribunal de Dieu, s’il continue de sévir contre des innocents.
Le livre de la Couronne du Soldat, celui de la Fuite pendant la persécution, et enfin celui où il prouve que les vierges doivent être voilées, semblent appartenir aux derniers temps de la chute.
Nous avons vu deux hommes dans Tertullien ; nous rencontrons aussi deux écrivains. Tant qu’il est fidèle à ses premières croyances, son génie brille de tout son éclat. Profond et original, il sort des règles ordinaires du langage pour se créer un idiome nouveau. Il éblouit par la beauté de ses images ; il tonne, il renverse par la solidité de ses arguments. Aussi long-temps qu’il est dans la vérité, il ne connaît point d’égal ; mais du moment que l’esprit de Dieu s’est retiré de lui, comme autrefois de Saül, il faiblit et chancelle. Il conserve encore d’admirables clartés par intervalles, mais souvent aussi il tombe dans l’affectation et l’enflure. Ses arguments n’ont plus ni l’enchaînement ni la solidité accoutumée. Il se contente parfois de raisons plus spécieuses que solides pour prouver ce qu’il avance, lui qui avait tout à l’heure le regard si pénétrant et la parole si incisive. Il devient crédule comme un enfant. Le docteur s’est fait peuple, et accepte avec lui des chimères et des visions ridicules. Tant il est vrai que la pensée nourrit l’élocution, et que le style tout entier c’est l’homme. Qu’on le sache bien cependant : Tertullien, ainsi que l’ange déshérité de sa gloire, conserve encore dans sa chute une partie de sa puissance et de son génie.
Au reste, il ne fut pas plus constant dans l’erreur qu’il ne le fut dans la vérité. Vers la fin de sa carrière, il abandonna complètement la secte des Montanistes. Mais, au lieu de retourner à l’unité catholique, il se fit lui-même chef de secte. Pourquoi cette nouvelle révolution dans sa vie ? Avait-il découvert que Montan n’était qu’un grossier imposteur, cachant des mœurs suspectes sous un rigorisme hypocrite ? Son orgueil chercha-t-il à son tour des disciples qui portassent son nom ? Faut-il attribuer à tout autre motif cette dernière marque de versatilité humaine ? L’histoire ne s’est pas expliquée là-dessus ; mais le fait en lui-même est incontestable. ' post-modum, dit saint Augustin, etiam ab ipsis (cataphrygibus) divisus, sua conventicula propagavit. L’évêque d’Hippone est d’autant plus digne de foi dans ce témoignage, qu’il eut le bonheur de mettre fin, sous son épiscopat, à cette hérésie qui rappelait si malheureusement les aberrations d’un illustre génie. Ses disciples allèrent toujours en s’affaiblissant jusqu’à cette époque. Le grand docteur de l’Afrique eut avec eux plusieurs conférences, dans lesquelles il déploya toute la puissance d’une raison calme et persévérante. Ils se rendirent à ses arguments, et passèrent dans l’Église catholique, a laquelle ils réunirent leur basilique, alors fort connue à Carthage. Nous devons encore ces détails à la plume de saint Augustin, dans sa lettre à l’évêque, Quod-Vult-Deus. Tertullianistæ, inquit, a Tertulliano, usque ad nostrum tempus paulatim deficientes, in extremis reliquiis durare potuerunt in urbe Carthaginiensi. Me autem ibi posito ante aliquot annos, omni ex parte consumpti sunt. Paucissimi enim qui remanserunt, in catholicam transierunt, suamque basilicam quæ nunc etiam notissima est, catholicæ tradiderunt. Ailleurs il dit qu’il les ramena, rationabiliter cum illis disputans.
Quelques-uns, sur la foi de leurs regrets et de leurs espérances, plutôt que sur celle de documents qui eussent la moindre valeur, ont affirmé que Tertullien était rentré dans le sein de l’Église avant de mourir. Nous voudrions qu’il en fût ainsi pour la mémoire de ce grand homme. Mais, nous le disons avec peine, on ne trouve ni dans ses écrits, ni dans ceux de l’antiquité, aucun indice qui justifie cette assertion. Loin de là, tous ceux qui le suivirent de près s’accordent à dire qu’il acheva sa carrière dans un vieillesse avancée, vers l’an 245, hors de la communion catholique. Il nous serait doux néanmoins de penser que, prêt à paraître devant le Dieu pour lequel il avait si long-temps combattu, il abjura intérieurement ses erreurs, et que tombé il trouva grâce devant celui à qui il devait son merveilleux génie.
Quelques ouvrages de Tertullien ont été perdus : ce sont les Traités sur l’Origine de l’âme, sur le Paradis, sur le Destin, sur l’Espérance des fidèles. D’autres lui sont attribués, mais à tort ; on n’y reconnaît ni sa manière, ni son style.
Avant de terminer cette notice biographique, il nous a paru important d’exposer ici les principales erreurs de Tertullien, sous forme de propositions, et sans les accompagner d’aucune réflexion, qui les réfute, parce que les unes prit été condamnées depuis par l’Église, et que les autres n’étant que des opinions locales, n’eurent jamais grand retentissement.
Telles sont les erreurs les plus graves de Tertullien. Sans doute, elles lui ôtent une partie de son autorité, et son témoignage n’est reçu qu’en réservant les droits de l’Église. Mais on ne peut se dissimuler que, même dans les traités où s’est glissée l’hérésie, il reste encore une foule de passages où l’on reconnaît les inspirations de la foi catholique. Nous serions injustes, d’ailleurs, envers la mémoire de Tertullien, si nous ne disions, en finissant, que plusieurs de ces opinions, loin de lui être personnelles, appartenaient à certaines localités de l’Afrique, et que l’Église n’avait pas encore prononcé sur quelques autres.