Vie de Rancé/Livre quatrième

H.-L. Delloye, éditeur (p. 165-287).

LIVRE QUATRIÈME




Les calomnies publiées contre le monastère de la Trappe par les libertins, qui se moquaient des austérités, et par les jaloux, qui sentaient naître une autre immortalité pour Rancé, commençaient à s’accroître ; on avait sans cesse devant les yeux les premières erreurs du solitaire, on s’obstinait à ne voir dans sa conversion que des motifs de vanité. Ses plus grands amis, l’abbé de Prières, visiteur de l’ordre était lui-même épouvanté des réformes de la Trappe ; il écrivait à l’abbé : « Vous aurez beaucoup d’admirateurs, mais peu d’imitateurs. »

Maubuisson, abbaye près de Pontoise, avait été bâtie par la reine Blanche, et l’on y voyait son tombeau : Rancé écrivit à la supérieure, découragée, de cette abbaye. Il écrivait à une autre femme, car tous les souffrants consultaient ce savant médecin qui avait essayé les remèdes sur lui-même : « Si l’ennui vous attaque, pensez que Jésus-Christ vous attend ; toute votre course et sa durée ne vous paraîtront qu’une vapeur dans ce point auquel il faudra qu’elle finisse. »

Le 7 septembre 1672 Rancé présenta une requête au roi en faveur de la réforme ; il commence par dire que les anciens solitaires, dont il ne mérite de porter ni le nom ni l’habit, n’ont point fait difficulté de sortir du fond de leurs déserts pour le service de Dieu ; qu’à leur exemple il croirait manquer au plus saint de ses devoirs s’il se taisait ; que malheureusement il ne va parler que pour se plaindre, et que celui qui lui ouvre la bouche n’a mis sur ses lèvres que des paroles de douleur. De là passant à son sujet, il parle de l’ordre de Cîteaux, prêt à retomber dans les périls dont il est échappé, par le défaut de protection refusée à l’étroite observance établie par Louis XIII. Pendant que les solitaires ont vécu dans la perfection ils ont été considérés comme les anges tutélaires des monarchies ; ils ont soutenu, par le pouvoir qu’ils avaient auprès de Dieu, la fortune de l’empire : une sainte recluse avait connu en esprit ce qui se passait à la journée de Lépante. « Votre Majesté, ajoute Rancé, ne sera point surprise qu’étant obligé par le devoir de ma profession de me présenter à tous les instants au pied des autels du Roi du ciel, j’aborde une fois dans ma vie le trône du roi de la terre. »

La cour de Rome, qu’avaient en vue les réformes trop austères de La Trappe, s’opposait aux exagérations de ses serviteurs ; Rancé annonçait son habileté en réveillant la passion du pouvoir dans le cœur de Louis XIV.

Dans tous les bruits répandus, les uns dénonçaient Rancé pour sa doctrine, prétendant qu’elle n’était pas pure ; les autres le taxaient d’hypocrisie, les autres lui reprochaient d’introduire dans l’ordre des voies nouvelles. Le roi, vers la fin d’octobre 1673, lui accorda pour juger la question les commissaires qu’il avait demandés, l’archevêque de Paris, le doyen de Notre-Dame, MM. de Caumartin, de Fieubet, de Voisin et de La Marquerie.

Ses adversaires faisaient en même temps des démarches à Rome contre lui. « Pour un moine, disait Rancé, il n’y a pas de réputation qui lui soit due. Il n’est que pour être homme d’opprobre et d’abjection. »

On popularisait ces sentiments hostiles en les répandant dans des vers qui ne valaient pas ceux de notre grand chansonnier, mais qui marquaient déjà la trace par où la France devait arriver à une immortalité qui n’appartient qu’à elle. On trouve cette allure qui nous a amenés des chanteurs de François Ier à Béranger :

 Je suis revenu de La Trappe,
 Cette maudite trappe à fou ;
Et si jamais le diable m’y attrape,
 Je veux qu’on me casse le cou.
 Ce maudit trou n’est qu’une trappe,
  Ce maudit trou
 N’est qu’une trappe à fou.


Les commissaires nommés par le cabinet s’étant assemblés, Rancé fut mandé à Paris, en 1675. Ils avaient tout réglé selon les intentions du serviteur de Dieu ; mais un abbé de la commune observance déclara que si l’on suivait les avis des commissaires, les abbés étrangers ne viendraient pas au chapitre général de Cîteaux. Le roi s’arrêta : tout se tenait alors, un mouvement dans le clergé pouvait entraîner un dérangement dans les affaires. Louis XIV le savait, et rien n’était si prudent que ce roi absolu élevé aux incartades de la Fronde.

Rancé purgea sa bibliothèque ; il répondit à l’évêque de Pamiers et à M. Deslions, qui, dans le dessein de le décourager, lui disaient qu’il était encore loin des austérités des premiers chrétiens : « Il est vrai que le pain de tourbe dont vous me parlez était fort en usage parmi les moines. »

En 1676, il contracta une maladie habituelle, avec laquelle il mourut, mais qui ne l’empêcha pas de travailler. Après avoir passé trois mois à l’infirmerie, il revint à la communauté. Ainsi s’écoula sa vie jusqu’en 1689, qu’il fut saisi d’une grosse fièvre. Aussitôt que le mal lui laissait quelque relâche, il reprenait ses occupations, suivies de rechutes : « La vie d’un pécheur comme moi dure toujours trop, » disait-il.

Mademoiselle, grand hurluberlu, qui se trouvait partout avec son imagination, écrivit à Rancé, et lui demanda quelques religieux. Il lui répondit : « Je suis fort persuadé, mademoiselle, que votre altesse royale ne doute point que je n’eusse une extrême joie de pouvoir lui nommer un religieux tel qu’elle le désire, mais j’en ai perdu huit depuis un an, qui sont allés à Dieu. Il y en a d’autres qui sont près de les suivre ; et quoique nous soyons encore un nombre considérable, nous ne vivons plus ni les uns ni les autres que dans la vue et le désir de la mort. »

À cette époque mourut un religieux qui n’avait pas plus de vingt-trois ans, et qui, dans son attirail de décédé, dit à Rancé : « J’ai bien de la joie de me voir dans l’habit de mon départ. » Il souriait lorsqu’il allait mourir, comme les anciens barbares. On croyait entendre cet oiseau sans nom qui console le voyageur dans le vallon de Cachemir.

C’est sur ce fond de la Trappe que venaient se jouer les scènes extérieures. Les silhouettes du monde se dessinaient autour des ombres, le long des étangs et dans les futaies. Le contraste était plus frappant qu’à Port-Royal, car on n’apercevait pas M. d’Andilly marchant une serpe à la main, le long des espaliers, mais quelque vieux moine courbé allant, une bêche sur l’épaule, creuser une fosse dans le cimetière. C’étaient ces scènes de bergeries que l’on voit dans les tableaux des grands peintres.

Une des premières personnes du monde avec laquelle Rancé eut des rapports fut mademoiselle d’Alençon, autrement madame de Guise, fille de Gaston et cousine germaine de Louis XIV. Mademoiselle d’Alençon, bossue, épousa le dernier duc de Guise, dont elle eut un fils, qui mourut vite. « Le mérite, dit Mademoiselle dans ses Mémoires, qu’avaient autrefois en France les Lorrains du temps du Balafré et de tous ces illustres messieurs de Guise, n’avait pas continué dans tout ce qui était resté du même nom. »

Le duc de Guise, mari de mademoiselle d’Alençon, n’avait qu’un pliant devant sa femme : il ne mangeait qu’au bout de la table, encore fallait-il qu’on lui eût permis de s’asseoir.

M. Boistard, capitaine employé à Saint-Cyr, a bien voulu me communiquer un recueil manuscrit contenant vingt-sept lettres de l’abbé de Rancé à madame de Guise. La lettre écrite du 3 mars 1692 parle de la mort d’un solitaire de la Trappe. Ces lettres parlent aussi de Jacques II : « On est inexorable, dit Rancé, pour ceux qui n’ont pas la fortune de leur côté. » Rancé affirme, dans la lettre du 7 septembre 1693, « que le propre d’un chrétien est d’être sans souvenir, sans mémoire et sans ressentiment. » Quand on a, un siècle plus tard, vu passer 1793, il est difficile d’être sans souvenir.

Louis XIV avait de l’affection pour madame de Guise, bien qu’il s’emportât contre elle lorsqu’elle s’enfuit à La Trappe sur le bruit que le prince d’Orange allait descendre en France. Quand elle allait à l’abbaye, elle y passait plusieurs jours. Madame de Guise mourut à Versailles, le 17 mars 1696 ; elle avait vendu à Louis XIV le palais d’Orléans, aujourd’hui le palais du Luxembourg. Elle fut enterrée non à Saint-Denis, mais aux Carmélites. L’oraison funèbre de madame de Guise fut prononcée à Alençon par le P. Dorothée, capucin : c’est toute la pompe que la religion livrée à elle seule accordait aux grands.

Immédiatement avec madame de Guise parut à la Trappe le duc de Saint-Simon. Il faudrait presque révoquer en doute ce qu’il raconte de la manière dont il parvint à faire croquer par Rigaut le portrait de Rancé, si Maupeou n’avait rapporté les mêmes détails. Le père de Saint-Simon tenait son titre de Louis XIII ; il avait acheté une terre voisine de la Trappe ; il menait souvent son fils à l’abbaye. Saint-Simon serait très croyable dans ce qu’il rapporte s’il pouvait s’occuper d’autre chose que de lui. À force de vanter son nom, de déprécier celui des autres, on serait tenté de croire qu’il avait des doutes sur sa race. Il semble n’abaisser ses voisins que pour se mettre en sûreté. Louis XIV l’accusait de ne songer qu’à démolir les rangs, qu’à se constituer le grand-maître des généalogies. Il attaquait le parlement, et le parlement rappela à Saint-Simon qu’il avait vu commencer sa noblesse. C’est un caquetage éternel de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon. Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités incorrectes du style de l’auteur, mais heureusement il avait un tour à lui ; il écrivait à la diable pour l’immortalité.

Le duc de Penthièvre parut plus tard à la Trappe : Saint-Simon ne se put guérir de l’âcreté de son humeur dans une solitude où le petit fils du comte de Toulouse perfectionna sa vertu : le fiel et le miel se composent quelquefois sous les mêmes arbres. Pieux et mélancolique, le duc de Penthièvre fit augmenter, s’il ne bâtit pas entièrement, l’abbatiale, où il aimait se retirer, en prévision du martyre de sa fille. La princesse de Lamballe, enfant, venait s’amuser à la maison-Dieu ; elle fut massacrée après la dévastation du monastère. Sa vie s’envola comme ce passereau d’une barque du Rhône, qui, blessé à mort, fait pencher en se débattant l’esquif trop chargé.

Pellisson fréquentait la Trappe. Il s’était flatté de faire consentir le roi à certain arrangement. Rancé insistait pour que sa communauté eût le droit de choisir un prieur. « Je ne doute pas, mandait-il à Pellisson, que vous ne voyiez mieux que moi tout ce que je ne vous dis pas sur cette matière, parce que vos connaissances sont plus étendues et vont beaucoup plus loin que les miennes. »

Pellisson abjura le protestantisme en 1670, à Chartres, entre les mains de l’évêque de Comminges, et s’attacha ensuite à Bossuet. Pellisson est célèbre pour avoir élevé une araignée : il demeura ferme dans le procès de Fouquet, si bien débrouillé par M. Monmerqué. Il écrivit, en défense de son ancien patron, trois mémoires sur lesquels on pourrait encore jeter les yeux avec fruit. Louis XIV le ménagea ; il s’aperçut que la conquête lui ferait honneur et ne serait pas difficile ; mais comme l’ancien commis des finances mourut sans confession, on le soupçonna toujours. Rancé le défendit toujours : la célébrité adoucissait sa foi. Rancé avait peut-être vu Pellisson chez le cardinal de Richelieu lors de la création de l’Académie. Pellisson avait aimé mademoiselle de Scudéry ; il n’était pas beau, elle ne perdit point sa bonne réputation.

Bossuet, camarade de collège de Rancé, visita son condisciple ; il se leva sur la Trappe comme le soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se transporta huit fois à cette aire. Ces différents vols vont toucher à des faits dont la mémoire est restée. En 1682 Louis XIV s’établit à Versailles. En 1685 Bossuet composa à la Trappe l’avertissement du Catéchisme de Meaux. En 1686 l’orateur mit fin à ses Oraisons funèbres par le chef-d’œuvre qu’il prononça devant le cercueil du grand Condé. En 1696 s’en alla à Dieu Sobieski, ancien mousquetaire de Louis-le-Grand. Sobieski entra dans Vienne par la brèche qu’avait ouverte le canon des Turcs. Les Polonais sauvèrent l’Europe, qui laisse exterminer aujourd’hui la Pologne. L’histoire n’est pas plus reconnaissante que les hommes.

La Trappe était le lieu où Bossuet se plaisait le mieux : les hommes éclatants ont un penchant pour les lieux obscurs. Devenu familier avec le chemin du Perche, Bossuet écrivait à une religieuse malade : « J’espère bien vous rendre, à mon retour de la Trappe, une plus longue visite, » paroles qui n’ont d’autre mérite que d’être jetées à la poste en passant et d’être signées : Bossuet.

Bossuet trouvait un charme dans la manière dont les compagnons de Rancé célébraient l’Office divin : « Le chant des Psaumes, dit l’abbé Ledieu, qui venait seul troubler le silence de cette vaste solitude, les longues pauses de Complies, le son doux, tendre et perçant du Salve Regina, inspiraient au prélat une sorte de mélancolie religieuse. » À la Trappe il me semblait en effet, pendant ces silences, ouïr passer le monde avec le souffle du vent. Je me rappelais ces garnisons perdues aux extrémités du monde et qui font entendre aux échos des airs inconnus, comme pour attirer la patrie : ces garnisons meurent, et le bruit finit.

Bossuet assistait aux offices du jour et de la nuit. Avant Vêpres, l’évêque et le réformateur prenaient l’air. On m’a montré près de la grotte de Saint-Bernard une chaussée embarrassée de broussailles qui séparait autrefois deux étangs. J’ai osé profaner, avec les pas qui me servirent à rêver René, la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des choses divines. Sur la levée dépouillée je croyais voir se dessiner les ombres jumelles du plus grand des orateurs et du premier des nouveaux solitaires.

Bossuet reçut le viatique le lundi saint de l’année 1704 : il y avait quatre ans que Rancé n’existait plus. Bossuet se plaignait d’être importuné de sa mémoire, sa garde lui soutenait la tête : « Cela serait bon, disait-il, si ma tête pouvait se tenir. » Dans un de ces moment, l’abbé Ledieu lui prononça le mot de gloire ; Bossuet reprit : « Cessez ces discours ; demandez pour moi pardon à Dieu. »

Le 12 avril 1704, les pieds et les mains du moribond s’engourdirent. Un peu avant quatre heures et demie du matin il expira : c’était l’heure où son ami Rancé priait aux approches du jour. L’aigle qui s’était en passant reposé un moment dans ce monde reprit son vol vers l’aire sublime dont il ne devait plus descendre : il n’est resté de ce sublime génie qu’une pierre.

Rancé eut d’abord la pensée de se démettre de son abbaye ; il consulta Bossuet au mois de décembre 1682. Bossuet lui répondit d’attendre. Dans cette année le père d’un jeune mousquetaire réfugié à La Trappe se plaignit de la captation dont on avait usé envers son fils, il ne reçut de l’abbé que ces mots : « Vous le quitterez bientôt. »

En ce temps-là mourut l’abbé de Prières. J’en ai souvent parlé. Il fit écrire à Rancé par un prêtre : « L’abbé de Prières m’ordonna dans les derniers moments de sa vie de vous donner avis de sa mort en vous témoignant l’estime qu’il a conservée pour vous jusqu’au dernier soupir. »

Ces honnêtes gens se léguaient leur estime.

De toutes les accusations portées contre Rancé aucune ne s’appuyait sur une apparence de vérité, excepté celle de jansénisme. On a une lettre de lui, adressée en 1676 à M. de Brancas ; elle s’exprime ainsi :

« Je vous dis, en parlant de M. Arnauld et de ces messieurs, que le pape était content d’eux, et qu’il avait reçu leur signature en la manière qu’ils l’avaient donnée ; vous me répondîtes, ce que déjà des personnes de piété m’avaient donné comme une chose constante, qu’ils l’avaient surpris, et que le pape avait fait comme ceux qui mettent la main devant leurs yeux, et font semblant de ne pas voir. Cependant monsieur, il m’est tombé entre les mains, depuis quelques jours, l’arrêt qui a été donné contre M. l’évêque d’Angers, qui porte expressément que le pape, avec beaucoup de prudence, a voulu recevoir la signature de quelques particuliers avec une explication plus étendue pour les mettre à couvert de leurs scrupules et des peines portées par les constitutions. Tellement, monsieur, que non seulement il n’a pas fait semblant de ne pas voir qu’ils aient signé avec explication mais même il l’a prouvé et s’en est contenté. Je suis bien heureux monsieur, de n’avoir jugé personne. Où en serais-je réduit si j’avais condamné des gens que le pape reçoit dans le fait même pour lequel je les aurais condamnés ? Et à quelle réparation ne serais-je point tenu si j’avais porté un jugement contre eux, et que j’eusse donné à d’autres de faire la même chose sur mon témoignage ! car dans le fond j’aurais, contre le respect que je dois au pape et contre ses intentions, condamné ceux qu’il justifie, et considéré comme personnes qui sont dans l’erreur et dans la désobéissance celles dont il est satisfait et qu’il reçoit dans son sein et dans sa communion et par une conduite pleine de charité et de sagesse. Je vous assure, monsieur, qu’il ne m’arrivera pas de juger, et que je serai plus religieux que jamais dans les résolutions que j’ai prises sur ce sujet-là. Je vous parle sans passion et dans un désintéressement entier de tous les partis (car je n’en ai aucun et je suis incapable d’en avoir que celui de l’Église), mais dans la créance que c’est Jésus-Christ qui me met au cœur ce que je vous vas dire.

» Il est impossible que Dieu demande compte ni à vous ni à moi de ce que nous nous serons abstenus de juger, n’ayant pour cela ni caractère ni obligation ; mais il se peut très bien faire qu’une conduite opposée chargerait nos consciences, quelque bonnes que soient nos intentions, si ceux qui ont autorité ou qui ont obligation de juger se mécomptent pour y avoir apporté toute l’application, les soins et la diligence nécessaires. Ils peuvent espérer que Dieu, qui connaît le fond de leurs cœurs, leur fera miséricorde ; mais pour ceux qui s’avancent et qui n’ont point de mission, si ce malheur leur arrive, ils ne peuvent attendre qu’une punition rigoureuse ; car dès le moment qu’ils se sont ingérés et ont usurpé un droit qui ne leur appartenait point ils ont mérité que Dieu les abandonne à leurs propres ténèbres. Je vous assure, monsieur, soit que je pense que Jésus-Christ nous a déclaré qu’il châtierait d’un supplice éternel celui qui dirait à son frère une légère injure, ou que je me regarde comme étant sur le point d’être jugé moi-même, il n’y a rien dont je sois plus éloigné que de juger les autres.

» Voilà quelle doit être la disposition de tout homme qui ne sera point prévenu, qui regardera les choses dans leur vérité, sans intérêt et sans passion ; mais le mal est que nous croyons n’en pas avoir, parce que nous n’en avons point de propre et de particulière. Cependant nous sommes souvent engagés dans celles des autres sans nous en apercevoir. Pour moi, je suis persuadé qu’en de telles manières la voie la plus sure est de demeurer dans la soumission et dans le silence. C’est le moyen de m’attirer tous les partis et de ne plaire à personne ? mais, pourvu que je plaise à Dieu et que je me tienne dans son ordre, je ne me mets point en peine de quelle manière les hommes expliqueront ma conduite. Véritablement je ne sais plus de ce monde, et je ne suis pas assez malheureux pour y rentrer après l’avoir quitté par le dessein que j’aurais de le contenter contre mon devoir et les mouvements de ma conscience. Vous connaîtrez sans doute, monsieur, qu’il est si difficile, lorsqu’on parle dans les causes, même les plus justes, de se tenir dans les règles de la modération et de la charité, que ceux-là sont heureux que Dieu a mis dans des états où rien ne les oblige ni de parler ni de se produire ; et je vous confesse que je ne me lasse point d’admirer et de plaindre en même temps l’aveuglement de la plupart des hommes qui ne font non plus de difficulté de dire : Cet homme est schismatique, que s’ils disaient : Il a le teint pâle et le visage mauvais. Quand je vous dis, monsieur, que je ne vous parle que pour vous seul, ce n’est pas que je ne veuille bien que l’on sache quels sont mes sentiments et mes pensées sur ce point-là ; mais je serais encore plus aise, comme c’est la vérité, que l’on ne s’imagine pas que je m’occupe des affaires qui ne me regardent point.

» Je ne saurais m’empêcher de vous dire encore qu’il n’y a rien de moins vrai que ce que l’on dit que je faisais pénitence d’avoir signé le formulaire, puisque je le signerai toutes les fois que mes supérieurs le désireront, et que je suis persuadé qu’en cela mon sentiment est le véritable. Mais je ne nie point que dans le nombre presque infini de crimes et de maux dont je me sens redevable à la justice divine, celui d’avoir imputé aux personnes qu’on appelle jansénistes des opinions et des erreurs dont j’ai reconnu dans la suite qu’ils n’étaient pas coupables n’y puisse être compris. Étant dans le monde, avant que je pensasse sérieusement à mon salut, je me suis expliqué contre eux en toute rencontre, et me suis donné sur cela une entière liberté, croyant que je le pouvais faire sur la relation des gens qui avaient de la piété et de la doctrine. Cependant je me suis mécompté, et ce ne sera point une excuse pour moi au jugement de Dieu, d’avoir cru et d’avoir parlé sur le rapport et sur la foi des autres. Cela m’a fait prendre deux résolutions que j’espère de garder inviolablement avec la grâce de Dieu : une, de ne croire jamais le mal de personne, quelle que soit la piété de ceux qui le diront, à moins qu’ils ne me fassent voir une évidence ; l’autre est de ne rien dire jamais, à moins qu’avec l’évidence je n’y sois engagé par une nécessité indispensable ; celui qui craint les jugements de Dieu et qui sait qu’il a mérité d’en être jugé avec rigueur est bien malheureux quand il juge ses frères, puisque le plus grand de tous les moyens pour engager Jésus-Christ à nous juger dans sa miséricorde est de nous abstenir de juger.

» Je croirais faire un mal si je soupçonnais leur foi (des jansénistes) ; ils sont dans la communion et dans le sein de l’Église, elle les regardé comme ses enfants ; et par conséquent je ne puis et ne dois les regarder autrement que comme mes frères.

» Vous dites, monsieur, qu’ils sont suspects ; mais Dieu me préserve de me conduire par mes soupçons. Je sais par ma propre expérience, et je l’éprouve tous les jours, jusqu’où va l’injustice et la violence de ceux qu’on appelle molinistes. Il n’y a point de calomnies dont ils n’essayent de ruiner ma réputation, point de bruits injurieux qu’ils ne répandent contre ma personne ; comme ils ne sauraient attaquer mes mœurs, ils attaquent ma foi et ma croyance, et trouvent dans les règles de leur morale et dans la fausseté de leurs maximes qu’il leur est permis de dire contre moi tous les maux que l’envie et la passion leur peut suggérer. Circumveniamus justum, quonian inutilis est nobis et contrarius est operibus nostris. Ma conduite n’est pas conforme à la leur ; mes maximes sont exactes, les leurs sont relâchées ; les voies dans lesquelles j’essaye de marcher sont étroites, celles qu’ils suivent sont larges et spacieuses : voilà mon crime ; cela suffit, il faut m’opprimer et me détruire. Opprimamus pauperem justum : gravis est nobis etiam ad vivendum, quoniam dissimilis est aliis vita illius.

» Comment voulez-vous, monsieur, que je leur donnasse quelque créance ; et peuvent-ils passer pour autre chose dans mon esprit que pour des emportés et des injustes ? En quel endroit de l’Écriture et des livres des saints Pères ces gens, si zélés pour la défense de la vérité, ont-ils lu qu’ils puissent en conscience imputer le plus grand de tous les crimes sous des imaginations toutes pures, et décrier par toutes sortes de voies publiques et secrètes des personnes qui servent Dieu dans la retraite et dans le silence, qui ne se mêlent ni des contestations ni des affaires, qui donnent de l’édification à l’Église, et dont la vie, de l’aveu même de ceux qui ne les aiment pas, est irrépréhensible ? Jugez vous-même, monsieur, qu’est-ce qui se peut présenter plus naturellement lorsqu’il me revient quelque chose des soupçons que l’on forme contre les jansénistes, sinon que, puisque les molinistes ne font nul scrupule de m’imputer des excès dont je ne suis pas moins exempt que vous-même, quoique je n’aie jamais rien dit à leur désavantage et qu’ils n’aient aucun sujet de se plaindre de moi, il est très possible qu’ils attribuent des erreurs imaginaires à des personnes qui n’ont pas eu pour eux les mêmes égards ni les mêmes ménagements, et contre lesquels ils ont depuis si longtemps une guerre toute déclarée ?

» Pour vous parler franchement, monsieur, je ne suis rien moins que moliniste, quoique je sois parfaitement soumis à toutes les puissances ecclésiastiques. Je ne pense point comme eux pour ce qui regarde la grâce de Jésus-Christ, la prédestination de ses saints et la morale de son Évangile, et je suis persuadé que les jansénistes n’ont point de mauvaise doctrine. Ce serait une grande faiblesse de régler sa conduite sur les caprices et les imaginations du monde ; et les gens de bien qui ne regardent que Dieu dans toutes les circonstances de leur vie ne se mettent guère en peine que l’on se scandalise de leur procédé lorsqu’il n’y a rien qui ne soit dans l’ordre et dans les règles. Le scandale ne retombe point sur eux, mais sur ceux qui veulent trouver des sujets d’en prendre des occasions qui ne sont point blâmables.

» Enfin, monsieur, j’ai vu, depuis que j’ai quitté le monde, les différents partis qui ont agité l’Église. J’ai vu de tous les côtés les intérêts et les passions qui les ont continués, et par la grâce de Dieu je n’y ai pris aucune part que celle de m’en affliger, d’en gémir devant Dieu et de le prier d’inspirer des sentiments de paix et de charité à ceux qui paraissent en avoir de tout contraires. J’ai vécu entre les uns et les autres dans un état de suspension, je me suis soumis à l’Église sans avoir de liaison avec personne, parce que j’ai cru qu’il n’y en avait point qui ne fût dangereuse et que le meilleur des partis était de n’en point avoir, mais de s’attacher simplement à Jésus-Christ et à ceux auxquels il a donné sa puissance et son autorité dans son Église.

» J’ai demeuré dans le repos et dans le silence ; et comme je pense souvent à cette grande vérité, que Dieu jugera sans miséricorde ceux qui auront jugé leurs frères sans compassion, je me suis abstenu de m’expliquer et de condamner la conduite et les sentiments de personne sachant que je ne le devais pas, à moins que d’avoir des évidences et des certitudes que je n’ai jamais eues et d’y être engagé par de véritables nécessités. Je n’ai nul dessein de plaire aux hommes, je ne recherche ni leur approbation ni leur estime, et je sais trop que Dieu ne marque jamais plus clairement dans ceux qui sont à lui et qu’il ne rejette point les services qu’ils lui rendent, que quand il permet qu’on les persécute ; et la seule peine que j’aie est de voir que ces gens-là engagent leurs consciences comme s’ils ne savaient pas que Dieu jugera les calomniateurs avec autant de rigueur et de sévérité que les homicides et les adultères.

» Il me reste, monsieur, une autre affaire, qui est d’empêcher qu’on ne croie que je favorise le parti des molinistes ; car je vous avoue que la morale de la plupart de ceux qui en sont est si corrompue, les maximes si opposées à la sainteté de l’Évangile et à toutes les règles et instructions que Jésus-Christ nous a données, ou par sa parole où par le ministère de ses saints, qu’il n’y a guère de choses que je puisse moins souffrir que de voir qu’on se servît de mon nom pour autoriser des sentiments que je condamne de toute la plénitude de mon cœur. Ce qui me surprend dans ma douleur, c’est que sur ce chapitre tout le monde est muet, et que ceux même qui font profession d’avoir du zèle et de la piété gardent un profond silence, comme s’il y avait quelque chose de plus important dans l’Église que de conserver la pureté de la foi dans la conduite des âmes et dans la direction des mœurs. Pour moi qui n’ai jamais pris de chaleur contre personne parce que je me suis toujours préservé de toutes sortes de liaisons quand je regarde les choses dans le désintéressement d’un homme qui ne veut avoir que Dieu et sa vérité devant les yeux, et que j’essaye de discerner ce qui fait qu’on est si échauffé de certaines matières et que sur les autres on n’a que de l’indifférence et de la froideur, rien ne se présente plus naturellement sinon que ce qui donne le mouvement à la plupart des hommes, c’est l’intérêt que d’un côté il y a à plaire et à gagner, et que de l’autre il n’y a rien qu’à perdre (j’entends de ceux qui sont théologiens et qui ne peuvent ignorer le fond et les conséquences des choses) ; et comme je n’ai rien à perdre ni à gagner en ce monde, et que j’ai réduit à l’éternité toute seule mes prétentions et mes espérances, ce sont des tempéraments et des retenues que je ne puis goûter ni comprendre. En vérité, si Dieu n’a pitié du monde et s’il n’empêche l’effet de l’application avec laquelle on travaille à détruire les maximes véritables pour en substituer d’autres en leur place, qui ne le sont pas, les maux se multiplieront, et l’on verra dans peu une désolation presque générale. »

Je n’ai point abrégé cette lettre, trop longue pour nous ; elle décide une question si vivante alors, maintenant si morte. Le jansénisme par son âpreté devait plaire à un solitaire. Tout cela nous paraîtra accablant aujourd’hui, car l’esprit humain n’a plus la force de se tenir debout. Rancé, influencé par Bossuet, changea d’opinion ; il cessa de tolérer ce qu’il avait respecté. La permanence n’appartient qu’à Dieu. Manet in æternum.

Dans l’année 1678, Rancé fit au maréchal de Bellefonds une déclaration de ses principes : Bellefonds était ce même maréchal puni à la guerre pour deux désobéissances heureuses, et auquel Bossuet écrivit une lettre sur la conversion de madame de La Vallière. La lettre de Rancé est devenue rare : il s’agissait de repousser les accusations qui s’élevaient contre les rigueurs de La Trappe :

« S’il n’est pas impossible, dit l’abbé au maréchal, de chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère, il faut croire cependant qu’il est difficile de garder fidèlement ses voies lorsqu’on est environné d’affaires et de plaisirs.

» Dieu n’a pas commandé à tous les hommes de quitter le monde ; mais il n’y en a point à qui il n’ait défendu d’aimer le monde.

» Ma profession veut que je me regarde comme un vase brisé qui n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds : et, dans la vérité, si les hommes me prennent par des endroits par où je ne suis pas tel qu’ils me croient, il y a en moi des iniquités qui ne sont connues de personne et sur lesquelles on ne me dit mot ; de sorte que je ne puis ne pas croire que les injustices qui me viennent du monde ne soient des justices secrètes et véritables de la part de Dieu, et ne pas considérer en cela les hommes comme des exécuteurs de ses vengeances.

» C’est la disposition dans laquelle je suis, et que je dois conserver, d’autant plus que les extrémités de ma vie sont proches : aux portes de l’éternité, il n’y a rien de plus puissant pour faire que Dieu me juge dans sa clémence que d’être jugé des hommes sans pitié. »

Dans l’année 1679 Bellefonds appela Rancé à Paris. Ces Bellefonds de Normandie étaient sortis des Bellefonds de Touraine. La marquise du Châtelet, fille du maréchal, vécut très pauvre avec son mari à Vincennes, dont Bellefonds était gouverneur ; il mourut dans le château où l’attendait le duc d’Enghien, qui n’avait point encore paru sur la terre.

Rancé était mandé par le maréchal pour voir madame de La Vallière ; il se connaissait dans le mal dont elle était attaquée. Cinquante lettres de madame de La Vallière à Bellefonds sont imprimées à la suite de l’abrégé de la vie de la maîtresse de Louis XIV. L’auteur de cet abrégé est l’abbé Lequeux, éditeur de plusieurs opuscules de Bossuet. L’abbé devint convulsionnaire de Saint-Médard.

« Vivez cachée, dit Bossuet à madame de La Vallière dans son discours sur sa profession ; prenez un si noble essor que vous ne trouviez le repos que dans l’essence éternelle. » « Enfin je quitte le monde, écrit madame de La Vallière elle-même ; c’est sans regret, mais non sans peine. Je crois, j’espère et j’aime. » Ce devait être une belle société que celle à qui ce beau langage était naturel. Dans sa lettre du 7 novembre 1675 au maréchal de Bellefonds, madame de La Vallière dit : « Je ne puis m’empêcher de vous faire part de la joie que j’ai eue de voir M. l’abbé de la Trappe : je suis toujours dans la confiance de la paix, et notre saint abbé m’a fort exhortée à y demeurer. Que vous êtes heureux, monsieur le maréchal, d’être dans l’état où il veut que vous soyez ! » Bellefonds, aidé de Rancé et de la lassitude de Louis, appuyait la résolution de la fugitive. Le monde voyait une de ses victimes sous le froc, Rancé, encourager au cilice une autre victime.

Telle était l’aventure placée sur le chemin de la Maison-Dieu. Tous les souvenirs venaient du dedans et du dehors s’enfoncer dans ces solitudes ; chaque pénitent menait avec lui ses fautes, Les repentis se promenaient dans des routes écartées, se rencontraient pour ne se retrouver jamais. Les âmes qui portaient des souvenirs disparaissaient comme ces vapeurs que j’ai vues dans mon enfance sur les côtes de la Bretagne ; brouillards, assurait-on, produits par les volcans lointains de la Sicile. On rencontrait sur toutes les routes de la Trappe des fuyards du monde ; Rancé à ses risques et périls les allait recueillir ; il rapportait dans un pan de sa robe des cendres brûlantes, qu’il semait sur des friches. Aujourd’hui, on ne voit plus glisser dans les ombres ces chasses blanches, dont Charles Quint et Catherine de Médicis croyaient entendre les cors parmi les ruines du château de Lusignan, tandis qu’une fée envolée faisait son cri.

En descendant des hauteurs boisées où je cherchais les lares de Rancé, s’offraient des clochers de paille tordus par la fumée ; des nuages abaissés filaient comme une vapeur blanche au plus bas des vallons. En approchant, ces nuées se métamorphosaient en personnes vêtues de laine écrue ; je distinguais des faucheurs : madame de La Vallière ne se trouvait point parmi les herbes coupées.

Rancé s’était résolu à ne composer aucun ouvrage qui rappelât son existence. À soixante ans, accablé d’infirmités, il n’était pas tenté de retourner aux illusions de sa jeunesse, malgré les encouragements qu’il trouvait dans les cheveux blancs de son ami Bossuet. Comme il faisait souvent des conférences à ses frères, il lui restait une quantité de discours. Il se laissa entraîner à la prière d’un religieux malade qui le conjurait de rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé peu à peu le traité qu’il intitula De la sainteté et des devoirs de la vie monastique. On fit dans le couvent plusieurs copies de ce traité ; une de ces copies tomba entre les mains de Bossuet : Bossuet, émerveillé, se hâta d’écrire à Rancé qu’il exigeait que son ouvrage fût rendu public et qu’il se chargeait de le faire imprimer. Dom Rigobert et l’abbé de Châtillon mêlèrent leurs sollicitations à celles du grand évêque. Rancé avait jeté l’ouvrage au feu, et on en avait retiré des cahiers à demi brûlés. Par une de ces lâchetés communes aux auteurs, Rancé avait repris les débris de l’incendie, et les avait retouchés ; une des copies post-flammes était parvenue à Bossuet. « Comment, monseigneur, lui écrivait l’abbé de la Trappe, vous voulez que je me mette tous les ordres religieux à dos ? — Vous avez beau, répondit Bossuet, vous fâcher, vous ne serez point le maître de votre manuscrit, et vous y penserez devant votre Dieu. » Rancé insista : Bossuet lui répondit : « Je répondrai pour vous, je prendrai votre défense, demeurez en repos. »

En effet, on voit à la tête des éclaircissements sur le livre Des devoirs de la vie monastique, cette approbation de Bossuet : « Après avoir lu et examiné les éclaircissements, nous les avons approuvés d’autant plus volontiers que nous espérons que tous ceux qui les liront demeureront convaincus de la sainte et salutaire doctrine du livre De la sainteté et des devoirs de la vie monastique. À Meaux, le 10e jour de mai 1685. »

Quel est cet ouvrage que l’aigle de Meaux avait couvert de ses ailes ? En vain Rancé ne voulait pas convenir que sa jeunesse lui était demeurée : il se disait et se croyait vieux, et la vie débordait en lui. Cependant ce qu’il avait prévu arriva. Une longue querelle survint après deux ou trois années de la publication du livre. La gravité de ces controverses n’a rien de semblable aux contestations littéraires d’aujourd’hui ; cette partie des temps passés est curieuse à connaître. Bossuet ne s’était trompé ni sur le fond ni sur le style de l’ouvrage. Voici l’analyse De la sainteté des devoirs de la vie domestique, je laisse parler Rancé :

« Les règles des observances religieuses ne doivent pas être considérées comme des inventions humaines. Saint Luc a dit : Vendez ce que vous avez, et le donnez aux pauvres ; après cela venez, et me suivez. Si quelqu’un vient à moi et ne hait point son père et sa mère, et sa femme et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

» Jean-Baptiste a mené dans le désert une vie de détachement, de pauvreté, de pénitence et de perfection, dont la sainteté a été transmise aux solitaires ses successeurs et ses disciples.

» Saint Paul l’anachorète et Saint Antoine cherchèrent les premiers Jésus-Christ dans les déserts de la basse Thébaïde ; saint Pacôme parut dans la haute Thébaïde, reçut de Dieu la règle par laquelle il devait conduire ses nombreux disciples. Saint Macaire se retira dans le désert de Sethé, saint Antoine dans celui de Nitry, saint Sérapion dans les solitudes d’Arsinoé et de Memphis, saint Hilarion dans la Palestine ; sources abondantes d’une multitude innombrable d’anachorètes et de cénobites qui remplirent l’Afrique, l’Asie et toutes les parties de l’Occident.

» L’Église, comme une mère trop féconde, commença de s’affaiblir par le grand nombre de ses enfants. Les persécutions étant cessées, la ferveur et la foi diminuèrent dans le repos. Cependant Dieu, qui voulait maintenir son Église, conserva quelques personnes qui se séparèrent de leurs biens et de leurs familles par une mort volontaire, qui n’était ni moins réelle, ni moins sainte, ni moins miraculeuse que celle des premiers martyrs. De là les différents ordres monastiques sous la direction de saint Bernard et de saint Benoît. Les religieux étaient des anges, qui protégeaient les États et les Empires par leurs prières ; des voûtes, qui soutenaient la voûte de l’Église, des pénitents, qui apaisaient par des torrents de larmes la colère de Dieu ; des étoiles brillantes, qui remplissent le monde de lumière. Les couvents et les rochers sont leur demeure ; ils se renferment dans les montagnes comme entre des murs inaccessibles ; ils se font des églises de tous les lieux où ils se rencontrent ; ils se reposent sur les collines comme des colombes, ils se tiennent comme des aigles sur la cime des rochers ; leur mort n’est ni moins heureuse ni moins admirable que leur vie, raconte saint Ephrem. Ils n’ont aucun soin de se construire des tombeaux ; ils sont crucifiés au monde ; plusieurs, étant attachés comme à la pointe des rochers escarpés, ont remis volontairement leur âme entre les mains de Dieu. Il y en a qui, se promenant avec leur simplicité ordinaire, sont morts dans les montagnes qui leur servaient de sépulcre. Quelques-uns, sachant que le moment de leur délivrance était arrivé, se mettaient de leurs propres mains dans le tombeau. Il s’en est trouvé qui en chantant les louanges de Dieu ont expiré dans l’effort de leur voix, la mort seule ayant terminé leur prière et fermé leur bouche. Ils attendent que la voix de l’archange les réveille de leur sommeil ; alors ils refleuriront comme des lis d’une blancheur, d’un éclat et d’une beauté infinis. »

Après cette description admirable pour leur faire aimer la mort, Rancé ajoute : « Je ne doute pas, mes frères, que vos pensées ne vous portent du côté du désert ; mais il faut modérer votre zèle. Les temps sont passés ; les portes des solitudes sont fermées, la Thébaïde n’est plus ouverte. »

C’était vrai ; mais les ordres religieux avaient rebâti dans leurs couvents la Thébaïde, ils avaient représenté dans leurs cloîtres les palmiers des sables. Les monastères étaient des pépinières où l’on élevait les plantes divines, où elles prenaient leur accroissement avant d’être transplantées. Ainsi, lorsqu’on descendait de la montagne et que l’on était près d’entrer dans Clairvaux, on reconnaissait Dieu de toutes parts. On trouvait au milieu du jour un silence pareil à celui du milieu de la nuit : le seul bruit qu’on y entendait était le son des différents ouvrages des mains ou celui de la voix des frères lorsqu’ils chantaient les louanges du Seigneur. La renommée seule de cette grande aphonie imprimait une telle révérence que les séculiers craignaient de dire une parole. Une forêt resserrait le monastère. Les viandes dont on se nourrissait n’avaient d’autre goût que celui que la faim leur donnait.

Rancé passe à l’explication des trois vœux de la vie monastique : chasteté, pauvreté et obéissance. Il dit que dans la pensée de saint Augustin une vierge chaste consacrée à Dieu a tout ce qui peut lui servir d’ornement, sans quoi la virginité lui aurait été honteuse, car que lui servirait d’avoir l’intégrité du corps si elle n’avait pas celle de l’âme ? Le réformateur insiste sans s’embarrasser dans ses souvenirs. Quel avantage tirerait un religieux d’avoir abandonné les biens de la fortune s’il conservait d’autres affections et d’autres attaches ? Notre cœur se trouve où est notre trésor, et nous sommes liés par les objets que nous aimons ; et pourtant, mes frères, dit Rancé, si le religieux ne se prive des faux plaisirs, il se réserve les véritables ennuis qui les accompagnent ; toute sa course ne sera qu’une continuité de chutes et de rechutes. Dans un voyage pour aller plus légèrement vers le ciel, il faut se décharger de tout ce qui peut empêcher de s’avancer dans le chemin. La pauvreté religieuse sépare le cœur, aussi bien que la chasteté, de tout ce qu’il y a de visible et d’invisible, s’il n’est point éternel.

Rancé recommande la charité comme la première des vertus. Un chrétien, dit saint Paul, n’est fait que pour aimer. Ce qui fait que l’amour de Dieu est si rare dans les hommes, c’est qu’ils sont emportés par d’autres amours. « Pour vous, dit le réformateur dans un langage admirable, pour vous, mes frères, Dieu vous a levé tous ces obstacles, et vous a préservés de ces sortes de tentations en vous retirant dans la solitude. Vous êtes à l’égard du monde comme s’il n’était plus ; il est effacé dans votre mémoire comme vous l’êtes dans la sienne ; vous ignorez tout ce qui s’y passe ; ses événements et ses révolutions les plus importantes ne viennent point jusqu’à vous ; vous n’y pensez jamais que lorsque vous gémissez devant Dieu de ses misères ; et les noms mêmes de ceux qui le gouvernent vous seraient inconnus si vous ne les appreniez par les prières que vous adressez à Dieu pour la conservation de leurs personnes. Enfin, vous avez renoncé, en le quittant, à ses plaisirs, à ses affaires, à ses fortunes, à ses vanités, et vous avez mis tout d’un coup dessous vos pieds ce que ceux qui l’aiment et qui le servent ont placé dans le fond de leur cœur. »

Tel est ce traité De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, on y entend les accents pleins et majestueux de l’orgue. On se promène à travers une basilique dont les rosaces éclatent des rayons du soleil. Quel trésor d’imagination dans un traité qui paraissait si peu s’y prêter ! Ici on ne se traîne pas sur ces adorations de femme reproduites aujourd’hui à tout propos sans les plus aimer. La lumière et l’ombre avaient bâti les édifices religieux plus que la main des hommes. Le travail de Rancé apprendra à ceux qui ne le connaissaient pas qu’il y a dans notre langue un bel ouvrage de plus.

Il se fit d’abord un profond silence, autant d’admiration que d’étonnement. Il ne fallut pas moins de deux années pour que les amours-propres et les passions se remissent du choc. Mais enfin on recouvra ses esprits, et le conflit s’engagea : il commença d’abord en Hollande, où la littérature française avait son écho ; écho protestant, qui répétait mal le son, et ne le répétait qu’aigre et sec.

Le véritable Motif de la conversion de l’abbé de la Trappe, par Laroque, que j’ai déjà cité, est une réponse aux Devoirs de la vie monastique ; il est en forme de dialogue, selon le goût du temps : Timocrate et Philandre s’entretiennent du livre de Rancé. Timocrate est un bonhomme, qui, par-ci par-là, a grande envie d’admirer le livre des Devoirs, mais Philandre le morigène ; il prétend, lui, que l’ouvrage du solitaire de la Trappe ne vaut pas le diable. Sur chaque observation de Timocrate, Philandre s’écrie : « Ah ! je ne savais pas cela. Je serai fort aise que vous examiniez un peu ce qu’il dit là-dessus, et vous m’obligerez de me montrer l’endroit. » Les deux interlocuteurs vont dîner, se donnent rendez-vous pour le lendemain au jardin des Tuileries, et la conversation continue. Timocrate accuse Rancé de dédaigner l’Écriture, de vouloir se montrer savant à propos de tout, de citer de l’Aristophane grec. « Je voudrais savoir, reprend Timocrate, quand il l’a lu, si c’était dans sa jeunesse et avant d’avoir quitté le monde ou après. J’ai peine à croire qu’il se ressouvienne si exactement d’une lecture faite il y a plus de trente ans : ainsi il y a plus d’apparence que c’est dans la retraite qu’il s’est diverti avec ce comique. » Petite chicane de mauvaise foi, néanmoins piquante. Le P. Mège combattit sérieusement le premier l’ouvrage de Rancé dans son Commentaire sur la règle de saint Benoît. Le livre De la sainteté et des devoirs de la vie monastique était déjà à sa troisième édition, lorsque enfin, dans l’ombre des cloîtres, on entendit un bruit de papier et de poussière : c’était Mabillon qui s’élevait. Il n’avait pas blanchi sous ses in-folio, il ne regardait pas autour de lui les parchemins moisis des premiers jours de la monarchie, pour s’entendre dire qu’il avait perdu son âme et son temps à l’étude des choses passées. Le compilateur des Vetera analecta se crut obligé de soutenir la cause des érudits, dont il était la gloire. Les deux savants champions, descendus dans la lice, étaient cuirassés de grec et de latin. Quand nous prétendons lutter contre ces savants, nous montrons ce qui nous manque « dans cette monarchie docte et conquérante, » dit Bossuet. Le Père Mabillon procède méthodiquement ; il ne laisse rien derrière lui ; rechercheur expérimenté, il fouille partout : il ne fait pas un pas qu’il ne force un siècle à se lever. Intime confident des chroniques, il dit comme l’abbé Lacordaire : « Le temps tiendra la plume après moi. »

Il s’adresse aux jeunes religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur :

« C’est à vous, mes très chers frères, leur dit-il, que je me sens obligé d’offrir cet ouvrage, puisque c’est particulièrement pour vous qu’il a été entrepris et composé. Je vous prie de bien considérer que je ne prétends pas faire ici de nos monastères de pures académies de science : si le grand apôtre faisait gloire de n’en avoir point d’autre que celle de Jésus Christ crucifié, nous ne devons point aussi avoir d’autre but dans nos études : il est vrai, et saint Paul l’a dit, que la science sans la charité enfle, mais il est certain aussi qu’avec le secours de la grâce rien n’est plus propre à nous conduire à l’humilité, parce que rien ne nous fait mieux connaître notre néant, notre corruption et nos misères. »

L’illustre savant s’était mis à l’abri des reproches de Rancé par cette ingénieuse interprétation de l’étude. Jusque dans la manière dont il imprime son traité, il semble avoir contracté dans des lettres majuscules quelque chose du caractère monumental des inscriptions. Il écarte pour les théologiens scolastiques les questions de la puissance obédiencielle et de la façon dont le feu matériel agit sur les damnés, puis il entre en matière : « Ce qui m’avait fait balancer d’abord, dit-il dans son avant-propos, sur la composition de mon ouvrage, c’est que le grand serviteur de Dieu qui fait aujourd’hui tant d’honneur à l’état monastique s’est expliqué d’une manière si noble et si relevée sur ce sujet, qu’il est malaisé de réussir après lui. L’on pourra cependant demeurer d’accord avec lui que si tous les solitaires étaient comme les siens, et si l’on était assuré d’avoir toujours des supérieurs aussi éclairés que lui, il ne serait pas beaucoup nécessaire que les solitaires s’appliquassent aux études, puisqu’en ce cas leur supérieur leur tiendrait lieu de livres. Mais il est difficile, pour ne pas dire impossible, que toutes les communautés aient cet avantage. »

Après cette sainte courtoisie, Mabillon continue : la raison et le savoir l’appelaient à triompher. Il affirme que les moines sont obligés de vaquer à l’étude, que les grands hommes qui ont fleuri parmi les moines sont une preuve que l’on cultivait les lettres chez eux, que les bibliothèques des monastères sont une autre preuve des études qui s’y faisaient. Il parle de l’institution de l’abbaye du Bec et des Chartreux. Il montre que les monastères de l’Orient s’occupaient aussi de lettres : témoin saint Basile, saint Chrysostome, saint Jérôme, Ruffin, Cassien et son compagnon Germain, Marc le solitaire, et saint Nil. Il rappelle le monastère de Lérins dans l’Occident, l’abbaye du mont Cassin, le monastère de Saint-Colomban, les écoles attachées aux cathédrales et aux monastères, les savants qui sortirent de ces écoles, le fameux Gerbert, Loup de Ferrières, Lanfranc, Anselme ; il fait voir que les moines, occupés à transcrire les ouvrages des anciens, nous les ont conservés, que les religieux mêmes s’occupaient de les transcrire ; que les conciles et les papes, loin de défendre les études aux moines, les ont, au contraire, obligés à ces études ; il ne faut pour la conviction de la France que l’autorité de Charlemagne et de saint Louis.

L’érudition toujours sûre déborde dans le Traité des études monastiques. L’auteur descend aux plus petits préceptes : il apprend à reposer sa voix à propos dans les lectures ; il insiste surtout sur la brièveté, quoique lui-même soit un peu long : un court Hic jacet Sugerius abbas vaut mieux, dit-il, qu’une verbeuse inscription. Prononcez en français incontinent après, au lieu d’incontinen après ; saintes âmes, au lieu de saint âmes.

« Ceux qui confèrent les manuscrits avec un imprimé, ajoute l’érudit, doivent, pour la facilité de ceux qui s’en serviront, marquer la page et le nombre de la ligne de l’imprimé où tombe la correction ou la diverse leçon ; et afin qu’ils ne soient pas obligés de compter à chaque fois les lignes, ils pourront faire une échelle de carton ou de papier sur laquelle ils marqueront le nombre des lignes dans la même distance qu’elles sont dans l’imprimé. »

Merveilleux siècle où Mabillon, oubliant son sujet, se change en un pauvre pédagogue, où Bossuet, devenant un prêtre habitué de paroisse, fait le catéchisme aux petits enfants de son diocèse !

Il n’y a aucune éloquence dans le Traité des études monastiques opposé aux sentiments de Rancé, mais une raison supérieure, une mansuétude touchante, je ne sais quoi qui gagne le cœur : « Écrivons donc, dit-il en finissant, et composons tant que nous voudrons, et travaillons pour les autres. Si nous ne sommes pénétrés de ces sentiments, nous travaillons en vain, et nous ne rapporterons de notre travail qu’une funeste condamnation. Tout passe, excepté la charité :Quotidie morimur, quotidie commutamur, et tamen æternos nos esse credimus. »

Rancé prit feu en se sentant attaqué par Mabillon : sa réponse est aussi érudite que celle du bénédictin, mais elle est sophistique. Si le supérieur de la Trappe n’a pas raison, il se soutient par une éloquence qu’il tire de sa passion pour les souffrances. Il adresse sa réponse à ses frères trappistes, comme Mabillon avait dédié son ouvrage à ses jeunes confrères.

« Comme Dieu m’a chargé, mes frères, leur dit-il, de veiller incessamment à la garde de vos âmes, je me sens obligé de vous dire que depuis peu il paraît un livre qui attaque une vérité que nous vous avons enseignée comme une des plus importantes et des plus nécessaires pour maintenir la régularité dans les cloîtres. Le dessein de l’auteur est de prouver que l’étude des sciences est nécessaire à l’état monastique ; je vous avoue que ce qui me fait le plus de peine dans l’obligation où je suis de vous expliquer mes pensées sur ce sujet, afin de vous préserver d’une opinion qui m’a paru si dangereuse, c’est que j’estime et que je considère celui qui a composé cet ouvrage, et qu’il s’attire une recommandation particulière par sa vertu comme par sa doctrine. »

Quelle différence de ce public compétent et choisi à celui auquel nous nous adressons maintenant !

Rancé reprend une à une les propositions de Mabillon, et les réfute à son tour par des exemples. Comme il y a nécessairement des parties faibles dans un grand ouvrage, l’abbé les saisit avec habileté : « On loue, mes frères, dit-il, on loue Marc, disciple, à ce que l’on dit, de saint-Benoît, de ce qu’il faisait bien des vers ! Quelle louange pour un moine ! Je suis assuré que saint Benoît ne lui avait pas légué cette science par son testament, ni qu’il ne la lui avait pas enseignée par son exemple. Quelle qualité pour un solitaire d’être poète !

» Loup, abbé de Ferrières, a tort de prier le pape Benoît III de lui envoyer le livre De l’Orateur de Cicéron, les douze livres de Quintilien, le Commentaire de Donat sur Térence : n’aurait-il pas mieux fait de gémir dans le fond de son cloître de ses propres péchés comme de ceux du monde, et de soutenir ses frères qui dans ce siècle de fer avaient besoin d’être secourus et d’être consolés ! »

Rancé se jette parmi les moines savants pour en rompre l’ordonnance ; il ne s’aperçoit pas qu’il les fait aimer : il rit de Hubald, auteur de cent trente vers à la louange des chauves. Rancé avait raison ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon chez Rancé un reste de la raillerie du monde ?

Mabillon ne se tint pas pour vaincu ; il répliqua dans ses Réflexions. Il amoncela de nouvelles preuves en faveur des études monastiques. Ces ouvrages de Mabillon ne sont point écrits avec emportement ; une attention sage, pleine de modération et de retenue, une piété tendre, une science humble et modeste, une sainte politesse règnent partout. Il finit par ces paroles touchantes :

« J’ai tâché de garder toutes les règles de la modération ; mais je n’oserais me flatter qu’il ne me soit rien échappé de contraire et que je n’aie trahi en cela mes intentions les plus pures et les plus droites. Que ne pouvez-vous voir mon cœur, mon révérend père (l’abbé de la Trappe !), car permettez-moi de vous adresser ces paroles à la fin de cet ouvrage, pour y connaître les dispositions où je suis et pour votre personne et pour votre maison. Je suis bien éloigné de désapprouver la conduite que vous y gardez envers vos religieux touchant les études ; mais si vous les croyez assez forts pour s’en passer, n’ôtez pas aux autres un soutien dont ils ont besoin.

» Que si vous jugiez à propos de répliquer à ces réflexions, je vous prie de prendre bien ma pensée comme je me suis efforcé de prendre la vôtre ; mais, au nom de Dieu, demeurons-en là dans les termes de notre contestation. J’espère que Dieu me fera la grâce de n’entrer jamais dans ces sortes de détails. Quelque chose qu’on puisse me dire et que je puisse apprendre, je n’en ferai jamais aucun autre usage que de les sacrifier à la paix et à la charité chrétienne. Ecrivez donc, si vous voulez, contre l’abus que l’on peut faire de l’étude et de la science, mais épargnez en même temps l’une et l’autre, parce qu’elles sont bonnes en elles-mêmes et que l’on en peut faire un très bon usage dans les communautés religieuses. C’est la charité qui, unissant les travaux des uns avec l’étude des autres par l’union de leurs cœurs, fait que ceux qui étudient participent au mérite du travail de leurs frères, et que ceux qui travaillent profitent des lumières de ceux qui étudient. Je souhaite de tout mon cœur que ce soit là notre partage aux uns et aux autres ; heureux si ce pouvait être là le fruit de nos disputes, et si, nos sentiments étant partagés au sujet de la science, ils demeuraient réunis au moins dans l’esprit de charité. Pardonnez-moi, mon révérend père, car il faut finir par les paroles du saint docteur ; pardonnez-moi si j’ai parlé avec quelque sorte de liberté, et soyez persuadé que je ne l’ai fait par aucun dessein de vous blesser : non ad contumeliam tuam, sed ad defensionem meam. Néanmoins, si je me suis trompé en cela même, je vous prie encore de me le pardonner. »

Ce ne sont pas là de ces modesties ostentatrices qui se glorifient. Mabillon parle à pleine ouverture de cœur ; aucun arrière amour-propre ne corrompt la sincérité de ses aveux : tels sont les fruits de la religion. Il y a loin de cette douceur à cette amertume du savoir, telle qu’on la sent dans les contentions de Milton et de Saumaise et dans les jugements de Scaliger.

Les actions confirmèrent les paroles ; et l’on trouve Mabillon à la Trappe suivi et accompagné avec respect par Rancé. Le 4 juin 1693, Rancé écrit à l’abbé Nicaise : « Le P. Mabillon est venu ici depuis sept à huit jours seulement. L’entrevue s’est passée comme elle le devait ; il est malaisé de trouver tout ensemble plus d’humilité et plus d’érudition que dans ce bon père. »

Bossuet, avec son bon sens, avait éclairé le point de la difficulté, en distinguant l’état de solitaire et l’état de cénobite.

La dispute ne s’éteignit pas là : les moines savants avaient pris les armes. D. Claude de Vert, sous le nom de frère Colombart, se jeta dans la mêlée. L’infatigable Rancé répondit toujours. Quatre lettres du P. Sainte-Marthe parurent, auxquelles Rancé répliqua par une courte lettre adressée à Santeul, juge placé avec ses belles poésies latines sur la frontière des deux Parnasses.

Au surplus, l’éloignement pour les lettres qu’éprouvait Rancé s’est retrouvé chez plusieurs hommes et même des hommes de son temps ; ils avaient appris à mépriser ce qu’ils avaient d’abord recherché. Boileau écrivait à Brienne : « C’est très philosophiquement et non chrétiennement que les vers me paraissent une folie. C’est vainement que votre berger en soutane, je veux dire M. de Maucroix, déplore la perte du Lutrin. Si quelque raison me le fait jamais déchirer, ce ne sera pas la dévotion, mais le peu d’estime que j’en fais, aussi bien que de tous mes ouvrages. Vous me direz peut-être que je suis aujourd’hui dans un grand accès d’humilité ; point du tout : jamais je ne fus plus orgueilleux ; car, si je fais peu de cas de mes ouvrages, j’en fais encore bien moins de ceux de nos poètes d’aujourd’hui, dont je ne puis plus lire ni entendre pas un, fût-il à ma louange. »

Que dirait donc le critique, maintenant qu’il n’y a pas un de nous long ou écourté qu’il soit, qui ne se pense assuré d’aller aux astres ? Pour moi, tout épris que je puisse être de ma chétive personne, je sais bien que je ne dépasserai pas ma vie. On déterre dans des îles de Norvège quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. À qui appartiennent ces cendres ? Les vents n’en savent rien.

Mabillon, né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierre-Mont, village du diocèse de Reims, mourut sept ans après Rancé, le 27 décembre 1707. En apprenant cette mort, Clément XI dit que « Mabillon devait être inhumé dans le lieu le plus distingué, parce qu’on ne manquerait pas de demander où il avait été déposé : Ubi posuistis eum ? »

Les restes du savant, après avoir été conservés au Musée des monuments français, ont été reportés, au mois de février 1819, à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Notre maître à tous, M. Augustin Thierry a écrit ces paroles sur le premier monument de notre monarchie : découvrons-nous avec respect pour entrer dans le caveau funèbre : « Cette église fut le tombeau des princes mérovingiens ; son pavé subsiste ; et dans l’enceinte de l’édifice, rebâti plusieurs fois, il garde encore la poussière des fils du conquérant de la Gaule. Si ces récits valent quelque chose, ils augmenteront le respect de notre âge pour l’antique abbaye royale, maintenant simple paroisse de Paris ; et peut-être joindront-ils une émotion de plus aux pensées qu’inspire ce lieu de prières, consacré il y a treize cents ans. »

L’édit de Nantes fut révoqué en 1685 au mois d’août ; les cent cinquante-huit articles avaient été successivement cancellés par des lois. À ce propos, l’abbé de Rancé écrivait : « C’est un prodige que le roi a fait contre l’extirpation de l’hérésie. Il fallait pour cela une puissance et un zèle qui ne fût pas moins grand que le sien. Le temple de Charenton détruit, et nul exercice de religion dans le royaume, c’est une espèce de miracle que nous n’eussions pas cru voir de nos jours. »

La renommée de l’abbaye de la Trappe avait franchi les mers ; un missionnaire était arrivé de la Chine tout exprès pour voir le saint solitaire. Prêt à retourner aux Indes, Rancé lui écrivit ; et M. de Chaumont, ainsi se nommait-il, emporta cette lettre comme une relique protectrice : « Je ne saurais penser qu’avec étonnement, dit Rancé, qu’étant près de faire naufrage, la Trappe vous ait été présente, et que contre toute votre attente vous ayez espéré vous y voir. Le moyen, après cela, de ne pas vous suivre jusqu’aux extrémités de la terre ? Allez donc, monsieur, où Dieu vous a destiné ; ne doutez pas qu’en lui gagnant des âmes vous ne sauviez la vôtre, et que vous ne soyez du nombre de ceux qu’il a promis de couvrir de sa protection par l’entremise de ses anges. »

Le P. Chaumont lui répondit : « Je conserverai votre chère lettre comme le gage précieux de la part que vous voulez bien me donner et à tous mes chers confrères dans vos travaux et dans vos prières ; elle me sera comme un pilote assuré et comme ma garde fidèle dans le cours de mon voyage, et un puissant asile dans toutes les adversités qui me pourront survenir. J’en laisserai une copie dans le monastère de Siam ; quant à l’original, je ne le quitterai jamais qu’à la mort. »

M. de Chaumont écrivit en 1691 à un religieux de La Trappe : « Passant de la côte de Coromandel à la Chine, et faisant route par le vieux détroit de Sineanpou, le 24 août notre navire se trouva à sec sur des rochers depuis la proue jusqu’au grand mât, quoiqu’il y eût plusieurs brasses d’eau sous la poupe ; il fut tellement renversé que le grand mât touchait presque à l’eau. Alors tous se crurent perdus, nonobstant leurs efforts. Pendant ce temps-là, les sages et obligeantes promesses que notre saint abbé m’avait fait de faire des prières particulières pour moi me revinrent si vivement dans la pensée, qu’elles me causèrent une confiance extraordinaire ; et dans mes prières j’avais une idée si forte de ce saint homme qu’il me semblait le voir et sentir qu’il fortifiait l’espérance que j’avais d’aborder à la Chine : ce qui me faisait dire à mon confrère qu’il eût bon courage, et qu’avec le secours de Notre-Seigneur et les prières du saint abbé de La Trappe nous arriverions. Tout à coup le navire retourna dans son assiette, à la faveur de la marée, sans avoir fait aucune perte. »

Le P. Chaumont appartenait à ces grandes missions des jésuites de la Chine qui pensèrent nous ouvrir la route de Nankin.

Ainsi les mers et les naufrages entrent à La Trappe, comme le siècle de Louis XIV y était entré, par des bois où l’on entend à peine un son. La manière dont les hommes de ce temps voyaient le monde ne ressemblait pas à celle dont nous l’apercevons aujourd’hui. Il ne s’agissait jamais pour ces hommes d’eux-mêmes : c’était toujours de Dieu dont ils parlaient. Ces souvenirs que Rancé envoyait aux océans par un missionnaire se rattachaient à son arrière vie, lorsqu’il avait songé à cacher ses blessures parmi les pasteurs de l’Himalaya. Tous les rivages sont bons pour pleurer. Il aurait vu, s’il avait suivi ses premiers desseins, ces rizières abandonnées quand l’homme qui les sema est passé depuis longtemps ; il aurait suivi des yeux ces Aras blancs qui se reposent sur les manguiers du tombeau de Tadjmabal ; il aurait retrouvé tout ce qu’il eût aimé dans son jeune âge, la gloire des palmiers, leur feuillage et leurs fruits : il se serait associé à cet Indien qui appelle ses parents morts aux bouches du Gange, et dont on entend la nuit les chants tributaires qu’accompagnent les vagues de la mer Pacifique.

On ne sait si Rancé avait entretenu un commerce de lettres avec l’abbesse des Clairets, comme il en avait entretenu un avec Louise Roger de La Mardellière, mère du comte de Charnz par Gaston. Peut-être qu’en cherchant bien on pourrait retrouver quelques-unes des lettres que Rancé écrivait dans sa jeunesse à madame de Montbazon, mais je n’ai plus le temps de m’occuper de ces erreurs. Pour m’enquérir des printemps, il faudrait en avoir. Viendront les jeunes gens qui auront le loisir de chercher ce que j’indique. Le temps a pris ses mains dans les miennes ; il n’y a plus rien à cueillir dans des jours défleuris.

On trouve dans le Menagiana ce que Ménage pensait de Rancé : « Je ne lis, dit-il, jamais les ouvrages de M. de La Trappe qu’avec admiration : c’est l’homme du royaume qui écrit le mieux ; son style est noble, sublime, inimitable ; son érudition profonde en matière de régularité, ses recherches curieuses, son esprit supérieur, sa vie irréprochable, sa réforme un ouvrage de la main du Très-Haut. »

Une lettre de madame de Maintenon, 29 juin 1698, nous apprend un voyage de son frère à la Trappe ; elle ajoute : « J’envie le bonheur de mon frère d’avoir vu ce qu’il y a de plus édifiant dans l’Église et d’avoir entendu celui dont Dieu s’est servi pour établir ce nombre de saints qui ne paraissent plus tenir à la terre. »

Ainsi tout s’occupait de Rancé depuis le génie jusqu’à la grandeur, depuis Leibnitz jusqu’à madame de Maintenon.

Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé la jeunesse à madame de Montbazon. Dans les œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque aux fleurs ; mais en revanche quelles soirées d’automne ! qu’ils sont beaux ces bruits des derniers jours de l’année !

Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie ; ce qu’il y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce n’était admirable, c’est la barrière infranchissable qu’il a placée entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce qu’il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le public sans daigner lui apprendre ce qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on s’explique devant elle : il renferme en lui-même son histoire, qui lui retombe sur le cœur. Il enseigne aux hommes une brutalité de conduite à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous y êtes attachés, vous n’en descendrez pas ; allez à la mort, tâchez seulement que votre patience vous fasse trouver quelque grâce aux yeux de l’Éternel. Rien de plus désespérant que cette doctrine, mélange de stoïcisme et de fatalité, qui n’est attendrie que par quelques accents de miséricorde qui s’échappent de la religion chrétienne. On sent comment Rancé vit mourir tant de ses frères sans être ému, comment il regardait le moindre soulagement offert aux souffrances comme une insigne faiblesse et presque comme un crime. Un évêque avait écrit à Rancé sur une abbesse qui avait besoin d’aller aux eaux, l’abbé lui répond :

« Le mieux que nous puissions faire quand nous voyons mourir les autres est de nous persuader qu’ils ont fait un pas qu’il nous faut faire dans peu, qu’ils ont ouvert une porte qu’ils n’ont point refermée. Les hommes partent de la main de Dieu, il les confie au monde pour peu de moments ; lorsque ces moments sont expirés, le monde n’a plus droit de les retenir, il faut qu’il les rende. La mort s’avance, et l’on touche à l’éternité dans tous les instants de la vie. On vit pour mourir ; le dessein de Dieu, lorsqu’il nous donne la jouissance de la lumière, est de nous en priver. On ne meurt qu’une fois, on ne répare point par une seconde vie les égarements de la première : ce que l’on est à l’instant de la mort, on l’est pour toujours. »

Cette langue du dix-septième siècle mettait à la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche, la force, la précision et la clarté, en laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère de son génie. On trouve cette description du silence imprimée dans la vingt-neuvième instruction de Rancé :

« La solitude est peu utile sans le silence, car on ne se sépare des hommes que pour parler à Dieu, en interrompant tout entretien avec les créatures.

» Le silence est l’entretien de la Divinité, le langage des anges, l’éloquence du ciel, l’art de persuader Dieu, l’ornement des solitudes sacrées, le sommeil des sages qui veillent, la plus solide nourriture de la providence, le lit des vertus ; en un mot, la paix et la grâce se trouvent dans le séjour d’un silence bien réglé. »

Rancé serait un homme à chasser de l’espèce humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres : mais que dire à un homme qui répond par quarante ans de désert, qui vous montre ses membres ulcérés, qui, loin de se plaindre, augmente de résignation à mesure qu’il augmente de douleur ? C’était ainsi qu’il fermait la bouche à ses adversaires, que Port-Royal et tous ses saints reculaient devant lui, qu’il faisait fuir ses ennemis en leur montrant la tête de la pénitence. Il voulait que tous les pécheurs mourussent avec lui ; comme les fameux capitaines, il ne comptait pas les morts mais la victoire. Je vous ai parlé de son fameux traité De la sainteté monastique : dans toutes ses pensées, extraites de ses différentes œuvres et recueillies par Marsollier, on ne retrouve que des redites de la même idée ; c’est toujours dur, mais admirablement exprimé.

À la tête d’un manuscrit de 206 pages à 26 lignes la page, venu d’Alençon, où ce manuscrit avait été transporté après la destruction de la Trappe, est écrite, par un moine, la note suivante : « Ce livre est écrit de la propre main de notre révérend et très saint père dom Armand-Jean, notre réformateur de la Trappe, qui, pour notre malheur, mourut le mois passé, 31 octobre 1700, comme il avait vécu. » Moreri cite le 26 octobre, la Gallia christiana le 27, une lettre de Bossuet mentionne le 29, et la note ci-dessus le 31 octobre. Cette note me semblerait devoir faire autorité, et c’est ce que pense aussi le bibliothécaire d’Alençon sous la date du 3 août 1819 ; le Père Le Nain dit formellement que Rancé expira le 27 du mois d’octobre, à deux heures après midi, à l’âge de soixante-quinze ans, après en avoir passé trente-sept dans la solitude. Le manuscrit cité me semble être de la jeunesse de Rancé, et renferme ses études sur la Trinité, c’est-à-dire des recherches sur ce qu’en avaient dit Platon, Justin, Clément d’Alexandrie, sans oublier les hymnes d’Orphée ; grandes recherches que ne faisait point Rancé à la Trappe et qui sont visiblement de sa jeunesse. L’écriture de l’ouvrage inédit que je cote est d’un jeune homme ; le grec est facile à lire, presque toutes les lettres compliquées sont remplacées par des lettres simples. Rancé remarque que le Symbole de Nicée a ajouté au Credo le mot fils.

Rancé avait voulu l’obscurité, et c’est un moine, son compagnon, qui ne signe point, qui se trompe même d’année, ayant mis 1600 pour 1700, qui nous apprend sa mort, laquelle n’importe aujourd’hui à personne.

Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait avant sa conversion et qu’au moment de sa vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement une étude remarquable par la différence des correspondants auxquels il s’adressa, mais toujours avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres seraient plus variées encore et toucheraient à tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude dans les épîtres de Rancé comme la solitude dans laquelle il enferma son cœur.

Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier.

Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet, écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années. Voyez défiler la procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti, Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Sallé.

Quand vous suivez cette correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle du Châtelet paraissent, et vont, à vingt lettres de là, s’abîmer sans retour : les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours.

L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, cesse d’être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s’élèvent ; il leur parle encore désert de Ferney, mais il n’a plus que sa voix au milieu d’elles ; qu’il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV :


Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc.,



aux stances à madame Lullin, et non pas madame Du Deffant :


Eh quoi ! vous êtes étonnée
Qu’au bout de quatre-vingt hivers
Ma muse, faible et surannée,
Puisse encor fredonner des vers !
...............
Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps !


Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps.

Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit.

D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; le jour n’y suffit pas : on écrit au coucher du soleil ; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire. Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du premier regard du soleil : pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre.

Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s’endort sur des fleurs : on s’en aperçoit et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on en est moins inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le j’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace, ou s’irrite, le jour de poste n’est plus impatiemment attendu ; il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un travail caché ; fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines ; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels.

Il ne faut pas séparer des ouvrages de Rancé les instructions de saint Dorothée traduites du grec pour les instructions des pères de La Trappe. Saint Dorothée se convertit à la vue d’un tableau, comme Énée retrouva les souvenirs de Troie dans les palais de Carthage. Ce tableau représentait les divers tourments des pécheurs aux enfers : une dame d’une majesté et d’une beauté extraordinaires se montra tout à coup auprès de Dorothée, lui expliqua le tableau, et disparut. On voit comme les souvenirs de Virgile s’étaient empreints jusque dans les imaginations de l’Orient, si toutefois l’Orient n’était pas à la source de ces souvenirs. Les instructions de saint Dorothée sur les jugements, sur les accusations de soi-même, sur le souvenir des injures, sur les habitudes, sont écrites dans la traduction de Rancé avec onction et intérêt. Un jour, selon une de ces histoires, un des frères vint trouver son abbé dans le désert et lui dit : « Ayez pitié de moi, mon père, parce que je dérobe et que je mange ensuite ce que j’ai dérobé. — Et pourquoi ? dit saint Dorothée, est-ce que vous avez faim ? — Oui, mon père, répondit-il ; ce que l’on donne à la table commune ne me suffit pas. » On doubla pitance du solitaire, et il dérobait toujours. Ce pauvre frère savait que le larcin est un péché, il en pleurait, et toutefois il se laissait entraîner.

D’Andilly n’avait laissé à Rancé que l’histoire de Dorothée à traduire : c’était un mauvais grec d’Asie du troisième siècle, difficile à entendre, et dont il n’existait qu’une paraphrase infidèle. J’ai vu entre Jaffa et Gaza le désert qu’avait habité Dorothée : il n’y avait point les soixante dix palmiers et les douze fontaines.

Une suite de souffrances renouvelées obligèrent enfin Rancé de se démettre de son abbaye. On était si abattu sous la majesté de Louis XIV, que des solitaires mêmes ne se pouvaient empêcher de faire entendre le langage de la flatterie usité à Versailles. Ce n’était pas chose si aisée qu’on se l’imagine que de faire agréer la démission d’un trappiste ; derrière cette démission se reproduisait la question de l’abbé commendataire ou de l’abbé régulier. La sainteté inspirait à Rancé une adresse particulière sitôt que se renouvelaient des contestations : le chef de l’ordre de Cîteaux en appelait-il au pape, Rancé en appelait au roi. Louis XIV évoquait l’affaire à son conseil, et, sans donner gain de cause à l’une des parties, rétablissait l’équilibre. La cour se partageait ; elle prenait un vif intérêt à ces démêlés du cloître ; un grand saint avait autant de crédit qu’un grand seigneur ; une gravité commune faisait que l’austérité de la religion communiquait de l’importance aux affaires du monde, et que les affaires du monde donnaient une vivacité utile aux intérêts de la religion.

Rancé avait consenti à se charger de la conduite spirituelle de l’abbaye des Clairets, monastère de femmes dépendant de la Trappe. Il était gouverné par Eugénie-Françoise d’Étampes de Valence, d’une plus illustre famille que celle de cette duchesse d’Étampes appelée la plus savante des belles et la plus belle des savantes. On voit dans des lettres du temps qu’on allait à cette abbaye par Nogent-le-Rotrou.

L’abbesse des Clairets était d’une morgue presque ridicule, même dans ces temps d’aristocratie. Elle disait de dom Zozime qu’il ne méritait pas seulement d’être son laquais, parce que ce n’était que le fils d’un bourgeois de Bellème.

La visite de Rancé aux Clairets est du 16 février 1690 ; on possède encore, avec la carte de sa visite, les discours d’ouverture et de clôture. L’abbesse avait fait sonner la grosse cloche de l’abbaye aussitôt que Rancé parut dans le voisinage ; cloche dont le son se perdit comme mille autres dans les bois qui n’existent plus ; on trouve on ne sait quel charme dans ces accents qui annonçaient à des échos, muets depuis longtemps, le passage d’un homme sur la terre. L’abbesse s’était jetée à genoux devant le père à l’entrée de l’église. La carte de visite laissée dans le monastère faisait du bruit. Rancé avait dit que la lecture de l’Ancien Testament ne convenait pas à des religieuses : « Que voulez-vous, disait-il, que des filles obligées à une chasteté consommée lisent le Cantique des Cantiques, l’histoire de Suzanne, celle de Juda, de Thamar, de Judith, d’Ammon, de la violence faite à la femme du lévite dans Gabaon, le Lévitique, Ruth ? »

Lorsque Rancé s’énonçait, les religieux croyaient entendre très sensiblement les anges chanter leurs mélodies. Sa parole était aussi persuasive que son caractère était inflexible. Elle fut pourtant écoutée presque sans fruit aux Clairets ; car il détruisait par sa voix l’effet qu’il produisait par sa parole : c’est pourquoi l’on trouve une lettre rude qu’il écrivit à une religieuse de ce monastère. « Je vous avoue que j’ai été tout à la fois surpris de vous voir dans les dispositions et les pensées auxquelles je ne me serais point du tout attendu ; car enfin qu’est-ce que Dieu pourrait faire davantage pour vous assurer contre la crainte de la mort, que de vous appeler dans un état qui doit vous donner de l’éloignement et du mépris pour la vie ? »

Fait pour le monde, l’abbé s’en séparait par la pénitence ; mais au milieu de toutes ces douleurs de femme, il ne s’apercevait pas qu’en voulant faire retourner l’humanité aux rigueurs de l’Orient, il se trompait de siècle et de climat. Il n’avait pas de corbeaux pour nourrir ses anachorètes, de palmiers pour couronner leur tête, de lions pour creuser la fosse des Thaïs. Sa morale tombait dans ces méprises de notre poésie, qui ne parle que de la cruauté des tigres dans des forêts où nous n’apercevons que des chevreuils.

Rancé retourna à la Trappe par un orage ; les tonnerres accompagnaient majestueusement les faibles pas d’un vieillard. Les beaux temps du christianisme étaient finis : on croit entendre se refermer les portes d’un temple abandonné.

L’abbesse d’une abbaye de Paris ayant lu l’ouvrage De la Sainteté et des devoirs de la vie monastique, ne voulut plus consentir qu’on introduisît la musique dans son couvent : elle en écrivit à Rancé ; l’abbé répondit : « La musique ne convient point à une règle aussi sainte et aussi pure que la vôtre ; est-il possible que vos sœurs soient si aveugles et aient les yeux tellement fermés qu’elles ne s’aperçoivent pas qu’elles introduiraient un abus dont elles doivent avoir un entier éloignement ! »

Rancé était de l’avis des magistrats de Sparte : ils mirent à l’amende Terpandre pour avoir ajouté deux cordes à sa lyre. Les nonnes persistèrent ; le monde rit de ces discordes, qui pensèrent renverser une grande communauté. Le ciel mit fin aux divisions, comme Virgile nous apprend que l’on apaise le combat des abeilles : un peu de poussière jetée en l’air fit cesser la mêlée. Il survint aux religieuses qui voulaient chanter, des rhumes : elles reconnurent que la main de Dieu s’appesantissait sur elles. Rancé du reste avait raison : la musique tient le milieu entre la nature matérielle et la nature intellectuelle ; elle peut dépouiller l’amour de son enveloppe terrestre ou donner un corps à l’ange : selon les dispositions de celui qui écoute, ses accords sont des pensées ou des caresses. À peine les poètes chrétiens de l’antiquité ont-ils permis qu’on fît entendre cette mélodie après eux, lorsqu’ils avaient réuni leur vie aux faisceaux des lyres brisées.

Des médailles et des portraits de l’abbé de Rancé s’étant répandus, donnèrent naissance à de nouvelles calomnies ; on le traita de superbe qui voulait éterniser sa mémoire. On fit courir des médailles portant d’un côté ces mots : Restaurator monachorum ; et de l’autre un moine mal fait avec cette devise : Labor improbus.

Le P. Lami, un des commensaux de la Trappe, était demi-philosophe ; il différait de Rancé sur beaucoup de sujets ; il passait pour être l’homme de son ordre qui écrivait le mieux en français : il avait développé avec clarté les idées de Descartes. Au sujet des Études monastiques, il eut une discussion avec Rancé devant madame de Guise, et Mabillon raconte que Lami l’emporta sur Rancé[1]. Un ordre de Louis XIV imposa silence aux partis.

S’il y a des libelles imprimés contre Rancé, il y en a d’autres qui sont restés manuscrits, en particulier une dissertation sur les humiliations, par l’abbé Leroy ; elle se trouve à la bibliothèque de Sainte-Geneviève. L’abbé de Rancé répondait : « Vous savez combien de fois on m’a fait mort ; on a vu que je ne laissais pas de vivre ; on s’avise de dire que la vie de l’esprit est éteinte en moi ; que véritablement j’ai une âme, mais que je ne raisonne plus. » On le pressait de mitiger la discipline de La Trappe, il répondait par ces quatre mots des Macchabées : « Moriamur in simplicitate nostra. » On l’invitait à écrire les devoirs du chrétien, comme il avait écrit les devoirs de la vie monastique ; il en traça des pages, puis il s’arrêta, disant : « Il ne me reste que quelques instants à vivre ; le meilleur usage que j’en puisse faire, c’est de les passer dans le silence. »

Rancé habita trente-quatre ans le désert, ne fut rien, ne voulut rien être, ne se relâcha pas un moment du châtiment qu’il s’infligeait. Après cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature ? Ne se retrouvait-il pas à chaque instant comme Dieu l’avait fait ? Son parti pris contre ses faiblesses a fait sa grandeur ; il avait composé de toutes ses faiblesses punies un faisceau de vertus. Selon l’historien de Saint-Luc, saint Bernard bâtit son édifice sur le fondement d’une grande innocence ; Rancé, sur les ruines de son innocence perdue, mais réparée.

Le rhumatisme, qui d’abord lui avait saisi la main gauche, se jeta sur la droite, dans laquelle le chirurgien de madame de Guise travailla. Cette main devint inutile et contrefaite. Le malade avait une répugnance extrême de toute nourriture. Affligé d’une toux insupportable, d’une insomnie continuelle, de maux de dents cruels, d’enflures aux pieds, il se vit réduit pendant près de six années à passer ses jours à l’infirmerie dans une chaise, sans presque jamais changer de posture. Un frère convers le pressant de prendre un peu de nourriture, Rancé dit avec un sourire : « Voilà mon persécuteur. » Il n’employait ses frères, qui regardaient comme un bonheur de le servir, qu’avec une extrême discrétion. Il souffrait la soif, n’osant leur demander à boire, de peur de les fatiguer. Lorsqu’on lui avait donné quelque chose, il en témoignait aussitôt sa reconnaissance par une inclination de tête en se découvrant. Il souffrait des douleurs aiguës que l’on n’aurait pas remarquées si l’on n’eût aperçu quelque changement sur son visage. Il avait fait mettre vis-à-vis de sa chaise dans l’infirmerie ces paroles du prophète : « Seigneur, oubliez mes ignorances et les péchés de ma jeunesse. » Ce fut pendant cette perpétuelle agonie qu’il composa son livre intitulé : Réflexions sur les quatre Évangélistes.

Rancé ne rencontra pas toujours des Mabillon, il eut des adversaires plus ignorants, par conséquent plus sûrs d’eux-mêmes. On lui apporta un matin une satire contre sa personne ; il la lut, loua ce qu’il y trouva de bien, et dit : « Voilà une excellente préparation pour la messe. » Il allait à l’autel.

Dans le remuement des choses diverses dont il avait été si longtemps le témoin, il avait toujours conservé sa paix. Pendant ses voyages, il se détournait le plus qu’il pouvait des grands chemins. Il suivait des sentiers au milieu des blés, tenant les yeux attachés sur le soleil prêt à se coucher parmi les moissons. Si par hasard il rencontrait quelque banne, il demandait la permission d’y monter. « Ce serait plutôt à moi, disait-il, de conduire cette charrette qu’à ce paysan, parce que, quoiqu’il soit pauvre, c’est un homme de bien. Moi, je suis toujours le plus malheureux de tous les pécheurs. » Il avertit ses frères des maux dont la maison était menacée. À l’anniversaire de sa profession d’abbé, des moines assemblés en chapitre firent à genoux cette protestation : « Nous protestons de garder notre sainte règle dans toute son étendue. » Rancé commença : il renonça de nouveau au monde pour ne s’occuper que des années éternelles.

Les solitaires écrivirent en même temps au pape :

« Il y a plusieurs années, très saint père, que nous jouissons d’un grand et précieux trésor dans la personne de notre père abbé ; mais il va nous être enlevé si Votre Sainteté ne se hâte de nous secourir. Il va à la mort avec joie ; il ne veut rien prendre de ce qui pourrait réparer ses forces ; il chante avec l’apôtre : Si la maison de terre que nous habitons vient à se dissoudre, Dieu nous donnera dans le ciel une demeure qui durera éternellement. Qu’il nous survive, qu’il nous ferme les yeux ! » Le cardinal Cibo répondit au nom du pape que sa sainteté ordonnait que l’abbé de la Trappe eût à suspendre des austérités qui compromettaient sa vie.

Le 2 de novembre de l’année 1694, Rancé mandait à l’abbé Nicaise : « Voilà M. Arnauld mort après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il l’a pu. Il a fallu qu’elle se soit terminée ; voilà bien des questions finies. L’érudition de M. Arnauld et son autorité étaient d’un grand poids pour le parti heureux qui n’en a point d’autre que celui de Jésus-Christ ; qui, mettant à part tout ce qui pourrait l’en séparer ou l’en distraire, même pour un moment, s’y attache avec tant de fermeté que rien ne soit capable de l’en déprendre. » Ce passage de la lettre de Rancé, si différent de ce qu’il avait écrit à M. de Brancas sur Arnauld, étant connu, ressuscita toutes les ardeurs. Rancé lui-même fut surpris du fracas que causaient ces quatre lignes. Au milieu de cette agitation, il écrivit de nouveau, le 27 janvier 1695, à l’abbé Nicaise : « J’ai reçu depuis deux jours une lettre de plus de vingt pages de votre bon ami le père Quesnel : elle est toute remplie d’une dureté et d’une vivacité incompréhensibles ; il prétend me prouver que j’ai flétri le nom de M. Arnauld, que je lui ai donné un coup de poignard après sa mort, que j’ai fait, autant qu’il était en mon pouvoir, une plaie mortelle à sa mémoire, et une infinité d’autres choses plus violentes les unes que les autres. Je n’ai jamais entendu parler d’une imagination aussi extraordinaire. Quand j’aurais écrit un volume contre la vie, la conduite et les sentiments de M. Arnauld, que je me fusse servi pour cela des expressions les plus injurieuses, il ne me traiterait pas d’une autre manière ; il me demande des rétractations et des déclarations publiques, comme si j’avais de mon plein pouvoir rejeté hors de l’Église M. Arnauld après sa mort ; il ajoute que toute la France attend une réparation de ma part, et si j’avais mis le feu à Port-Royal ou que je l’eusse renversé de fond en comble, il ne m’en dirait pas davantage. »

Rancé avait raison, il n’avait pas mis le feu à Port-Royal ; quant à la convenance de ses prévisions, c’était une convenance que se donnent facilement les hommes accoutumés à se servir de la plume. Pour ce qui est du grand Arnauld dont on ne lit plus les ouvrages ; les dernières années de sa vie avaient affaibli le sérieux qui lui servait de bouclier. Caché à l’hôtel de Longueville, déguisé sous un habit gris, l’épée au côté, affublé d’une grande perruque, le vieux janséniste était nourri dans une chambre haute par l’aventurière de la Fronde. Il commettait mille imprudences. Madame de Longueville disait qu’elle aurait mieux aimé confier ses secrets à un libertin. Il ne voulait point de paix ; il avait, disait-il, pour se reposer l’éternité tout entière. Lorsqu’on jouit d’une imposante renommée, il faut éviter les travestissements peu dignes.

Au surplus les vertus de Rancé ôtaient la force à tous ses ennemis. Le P. Quesnel même, désavouant la lettre haute qu’il avait écrite à l’abbé de la Trappe, disait : « Ce n’est pas seulement parce qu’il y a plus de trente ans que je fais profession de l’honorer, mais plus encore parce qu’on doit du respect à l’esprit de Dieu qui règne dans ses serviteurs, de ne les pas contrister, de ne pas nuire à ces hommes en diminuant la réputation des ouvriers qu’il a daigné employer ; je puis bien ne pas convenir de leur sentiment ni approuver toutes leurs démarches, mais je ne me dois jamais dispenser de les traiter avec respect. »

Les tracasseries continuaient contre Rancé auprès et au loin, et il disait : Ego sum vermis, et non homo. On voit des couplets contre lui dans le Recueil de chansons[2].

Un témoin, ami de Rancé, le P. Le Nain, nous décrit ainsi ses travaux et les inquiétudes de son monastère :

« Qui l’aurait pu croire, dit-il, si on ne l’avait vu de ses yeux ! cet homme, qui semblait ne vivre que de souffrances et de peines, comme s’il eût eu un corps de diamant et tout à fait insensible, ou plutôt s’il eût été un pur esprit, était toujours dans l’action du matin jusqu’au soir ; il écrit, il dicte des lettres, il compose ses ouvrages, il étudie ; il écoute ses religieux, répond à toutes leurs difficultés ; il conduit quatre-vingts personnes qui composent sa communauté, tant novices que profès ; il ordonne tout ce qui les regarde, soit pour leur intérieur, soit pour leurs besoins extérieurs. Tantôt il va à l’infirmerie, de l’infirmerie aux hôtes, des hôtes au cloître, et du cloître vers ses frères ; tantôt il visite les cellules pour voir si chacun s’occupe, tantôt il descend au chœur pour examiner avec quelle piété on y célèbre les divins offices, et tantôt il retourne à sa chambre, où quelque frère l’attend ; mais souvent il y retourne tellement fatigué qu’il ne peut plus se soutenir sur ses pieds, et à peine y est-il un moment qu’une visite d’hôte l’oblige d’en sortir ; il ne discontinue pas même ses occupations dans le temps destiné au repos. On le voit, entre les Matines et Prime, faire un tour dans le monastère, ou aller à la cour des frères convers, ou parcourir le dortoir pour voir si chacun est couché ; car il disait que ce n’était pas une moindre faute contre la règle de ne se pas retirer pour se reposer sitôt que la retraite est sonnée, que de ne se pas lever aussitôt qu’on entend la cloche du réveil. »

À ces fatigues du corps Rancé joignait celles de l’esprit, ressentant dans son âme toutes les peines et toutes les tentations de ses enfants, leurs faiblesses et leurs misères ; et, comme un autre saint Paul, se faisant tout à tous, il les portait dans ses entrailles ; il était triste avec ceux qui l’étaient, malade avec les malades, se chargeant, par le pur effet de sa charité, de tous leurs maux corporels et spirituels.

Ses amis lui représentaient qu’il prenait trop de peine pour un monastère qui ne subsisterait pas ; il répondait : « La Trappe aura la durée qu’elle doit avoir selon les déterminations éternelles. Si l’on s’était conduit dans les âges supérieurs par cette considération qu’il n’y a rien qui ne change, on se serait tenu dans l’inaction, le champ de Jésus-Christ serait un désert stérile privé de tous ces grands ouvrages qui en font l’ornement et la beauté. Dieu se moque de la diligence des hommes qui prennent tant de peine pour conserver leur vie à la veille de leur mort. »

Le serviteur de Dieu fut exposé aux épreuves dont les histoires de ces temps nous parlent ; histoires qu’on retrouve dans tous les monastères et que Rancé avait souvent rappelées dans les Vies particulières de quelques-uns de ses religieux. Un jeune possédé avait déclaré que des légions de démons assiégeaient la Trappe. On croyait qu’il n’y avait point de solitude vide ; on habitait au milieu d’un monde d’esprits ; mais ces esprits avaient leur domicile dans les cloîtres : le merveilleux achevait d’agrandir la poésie. Rancé oyait des bruits aigres et perçants ; ses moines lui racontaient qu’ils éprouvaient, la nuit, les secousses d’une force étrangère. On entendait dans les dortoirs des tintamarres affreux, comme des personnes qui se battaient ; on frappait aux portes des cellules, ou bien il semblait qu’un homme marchât seul à grands pas ; une main de fer passait et repassait sur le chevet des lits.

Faut-il attribuer ces effets aux tempêtes de la nuit dans les désolations de la Trappe, ou aux illusions de l’astrologie que dom Le Nain reprochait à Rancé ? Étaient-ce des gestes de cette femme que le Père de la Trappe avait vue à Véretz au milieu des flammes, ou enfin était-ce le ressac des flots du temps contre le rivage de l’éternité ? Rancé se préparait à exorciser la maison ; mais vers la fin de l’année 1683 les bruits cessèrent.

Les soucis intérieurs de la communauté n’empêchaient nullement Rancé de s’occuper de ce qui se passait au dehors ; il prit une grande part à la mort de la princesse palatine, arrivée au mois de juillet 1684. Anne de Gonzague de Clèves avait plusieurs fois consulté Rancé sur des difficultés de conscience ; son nom rappelait un charmant ouvrage de madame de La Fayette, et c’est sur Anne de Gonzague que Bossuet a composé une de ses plus belles Oraisons funèbres. Après s’être plongée dans les idées du siècle, idées qui s’éloignaient du temps où elle vivait, la princesse palatine avait commencé par les idées cartésiennes ; de là elle avait passé à ne plus rien croire, et ayant achevé le tour du cadran, elle avait remonté elle-même vers la religion comme plusieurs esprits forts ou libertins de cette époque. Dans son séjour en France elle avait vu la Fronde, qui, selon Bossuet, était un travail de la France prêt à enfanter le règne miraculeux de Louis.

« Et qu’avaient-ils vu, s’écrie le grand orateur, rappelant la philosophie de la princesse palatine, qu’avaient-ils vu, ces rares génies, plus que les autres ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien, ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel ils aspirent après cette vie. »

Bossuet conte ce que la princesse palatine raconta elle-même au saint abbé. « Une nuit, dit-elle, que je croyais marcher seule dans une forêt, je rencontrai un aveugle dans une petite loge ; je lui demandai s’il était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par accident. Il me répondit qu’il était né aveugle. Vous ne savez donc pas, lui dis-je, ce que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable ? Non, me répondit-il, cependant je ne laisse pas de croire que c’est quelque chose de très beau. Alors il me semblait que cet aveugle changea tout à coup de voix, et me parlant avec autorité, me dit : Cela doit vous apprendre qu’il y a des choses excellentes, quoiqu’on ne les puisse comprendre. »

Bossuet, dans son Oraison funèbre, parle de son ami Rancé : « Un saint abbé, dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre princesse, lui ordonna de l’écrire pour l’édification de l’Église ; elle commence ce récit en confessant son erreur : Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien donné aux hommes de plus efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les reconnaître, recevez l’humble confession de votre servante. »

Anne de Gonzague était une de ces mortelles dont la beauté avait rodé dans les bois de la Trappe. Elle se mêla, dit madame de Motteville, à presque tout ce qui se fit alors, elle soutint le cardinal de Mazarin, qui n’en fut pas fort reconnaissant. On a une lettre d’elle, insérée parmi les lettres de Bussy-Rabutin. Malheureusement on n’a pas les autres lettres qu’elle écrivit à la maréchale de Guébriant, ni le traité sur l’Art de juger la vérité des sentiments. Les dames philosophes de ce temps, qui déclinèrent peu à peu vers le matérialisme, commencèrent par être cartésiennes et s’en allaient à Dieu, les pensées inclinées vers la raison, au lieu de les lui remettre comme des fleurs. Anne de Gonzague n’était pas insensible à l’argent ; elle avait reçu des sommes assez considérables pour faire réussir des mariages qui n’eurent pas lieu. Elle ne rendit point ces sommes, ou présenta des comptes qui les absorbaient.


Après sa mort, la princesse palatine fut enterrée au Val-de-Grâce, à côté de Bénédicte, sa sœur. Elle avait fait de ses propres mains un grand tableau de saint Bernard pour le fond d’un autel consacré à la Trappe. Quand on exhuma les morts, les déterreurs insultèrent ces dépouilles, comme on jette au vent des feuilles de roses séchées.

Rancé, au milieu de toutes ces tribulations, n’avait d’autre refuge que la patience chrétienne. On écrivit contre lui, on prêcha même contre lui : on attaqua sa doctrine et sa conduite ; on s’efforça de le faire passer pour un hérétique ou pour un fanatique ; on publia qu’il tenait dans son monastère des assemblées contre la religion et contre l’État. La Trappe fut au moment d’être détruite comme Port-Royal : Rancé, au milieu de toutes ses afflictions d’esprit, fut livré à des infirmités qui ne lui permettaient aucun repos ; il fut maltraité de ceux-là même auxquels il avait fait le plus de bien. Quand on le pressait de manger, il disait aux frères convers : « Vous serez cause que je mourrai dans l’Impénitence finale. » Apercevant un de ses religieux qui souvent lui avait fait la même prière, il dit en souriant : « Voilà mon persécuteur. » Arrivé à ce comble de douleur qu’il avait tant désiré pour ressembler à Jésus-Christ son maître, on lui proposait de le guérir par le secours des médecins : « Je suis, répondit-il, entre les mains de Dieu ; c’est lui qui donne la vie, c’est lui qui l’ôte : il saura bien me guérir si sa volonté est que je vive. Mais pourquoi bon me guérir ? À quoi suis-je bon ? Que faisais-je en ce monde, qu’offenser Dieu ? » Quand il y avait quelque relâche à ses souffrances et qu’on le félicitait, il disait : « De quoi me félicitez-vous ? De ce que je suis retenu en prison de ce que, mes liens étant près de se rompre, on m’a chargé de nouveaux fers ? »

Rancé brûla une quantité de lettres remplies de témoignages d’admiration ; il en conserva d’autres en marge desquelles étaient écrits de sa main ces deux mots : Lettres à garder. C’étaient des lettres diffamatoires contre lui. Était-ce humilité ou orgueil ? Le Père de Monty était venu le voir, et le força d’appeler un médecin. « Il faut s’écrier comme Job, disait-il : Que celui qui a commencé achève de me réduire en poussière. » On le conjurait de quitter pour quelque temps l’air de sa retraite. « J’ai dit en entrant ici, répondait-il : Hæc requies mea. »

À ceux qui lui objectaient le peu de certitude de la durée de la Trappe, il répondait : « Elle durera ce qu’elle doit durer. Si, dans les âges supérieurs, on s’était conduit par cette considération qu’il n’y a rien qui ne soit sujet à la décadence, où en serait aujourd’hui le champ de Jésus-Christ ? »

Au mois d’octobre 1695, Rancé envoya sa démission au roi : on remarqua ces mots touchants dans sa lettre : « Sire, comme je me sens pressé d’exécuter le dessein que Dieu m’inspire depuis longtemps de passer ma vie dans une retraite austère, et de me préparer à la mort ; que ma santé, qui diminue tous les jours, me met dans l’impuissance de donner toute l’application que je dois à la conduite de mes frères, m’avertit que mes derniers moments ne peuvent être éloignés, j’ai cru que le premier pas que je devais faire était de quitter la charge de cette abbaye, que je tiens de votre bonté royale, en vous envoyant, comme je fais, la démission pure et simple. »

Louis XIV reçut cette démission des mains de M. de Paris ; il dit à l’archevêque : « Renvoyez à la Trappe le frère porteur de la lettre ; que M. l’abbé examine la chose devant Dieu, et qu’il me dise sincèrement ce qu’il croit être le mieux. » L’archevêque de Paris manda à Rancé : « Je vous félicite de tout mon cœur de tous les engagements qui ont accompagné la grâce que le roi vous a faite dans cette dernière rencontre ; j’y ai pris toute la part imaginable comme le plus passionné et le plus fidèle de vos serviteurs. » Le roi nomma pour remplacer Rancé dom Zozime, prieur de ladite abbaye et ami de Rancé. Les bulles étant arrivées de Rome, le 19 septembre de l’année 1696, le nouvel abbé fut installé le 28 du même mois. L’ancien abbé, pouvant à peine se soutenir, se prosterna aux pieds du nouvel abbé, et lui dit : « Mon Père, je viens vous promettre l’obéissance que je vous dois en qualité de mon supérieur, et vous prier de me traiter comme le dernier de vos religieux. » L’abbé Zozime tomba à genoux et lui répondit : « Et moi, mon Père, je vous renouvelle l’obéissance que je vous ai vouée dès mon entrée dans cette sainte maison. » Majestueuse abnégation, et qui donnait une proportion inconnue à la nature humaine, Ce n’était point deux hommes à genoux l’un devant l’autre, c’étaient deux saints appartenant à ces visions que l’on entrevoit dans les enfoncements du ciel.

Rancé, devenu simple religieux, continua d’édifier par ses exemples le monastère qu’il avait rendu saint par ses ordres. À Rancé abattu et par conséquent plus puissant, Bossuet continua de s’adresser pour le soulagement spirituel de ses amis : « Je vous recommande, lui écrivait-il, trois de mes principaux amis, et qui m’étaient le plus étroitement unis depuis plusieurs années, que Dieu m’a ôtés dans quinze jours par des accidents divers. Le plus surprenant est celui qui a emporté l’abbé de Saint-Luc, qu’un cheval a jeté par terre si rudement qu’il en est mort une heure après, à trente-quatre ans. »

Dom Zozime disparut vite. « Un carme déchaussé s’était jeté à la Trappe depuis plusieurs années ; il s’appelait dom Gervaise : ses talents, sa piété séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage de M. de Meaux acheva de le déterminer. Le nouvel abbé, continue Saint-Simon, ne tarda pas à se faire mieux connaître après qu’il eut eu ses bulles ; il se crut un personnage, chercha à se faire un nom, à paraître et à n’être pas inférieur au grand homme auquel il devait sa place et à qui il succédait. Au lieu de le consulter, il en devint jaloux, chercha à lui ôter la confiance des religieux, et, n’en pouvant venir à bout, à l’en tenir séparé. Il arriva que dom Gervaise tomba dans une faute : l’abbé de la Trappe, épouvanté, le fit chercher partout, et craignit qu’il ne fût allé se jeter dans les étangs. On le trouva caché sous les voûtes de l’église et baigné de larmes : il offrit sa démission. M. de la Trappe, qui jusqu’alors ne l’avait point voulu accepter, l’accepta. Bientôt dom Gervaise voulut retirer sa démission ; il alla parler à Fontainebleau au P. Lachaise, se prévalant d’un certificat que lui avait donné l’ancien abbé et disant que l’esprit de M. de la Trappe était tout à fait affaibli, qu’il avait auprès de lui un secrétaire extrêmement janséniste. Le P. Lachaise eut peur, il changea d’opinion sur l’ancien solitaire. »

Saint-Simon vit M. de Chartres ; M. de Chartres en écrivit à madame de Maintenon. Frère Chauvier, envoyé à la Trappe, assura qu’il avait trouvé tout entier l’esprit de l’ancien abbé. La démission de dom Gervaise fut maintenue ; pendant ce temps-là dom Gervaise écrivait en chiffres à une religieuse qu’il avait aimée. « C’était un tissu de tout ce qui peut s’imaginer d’ordures, et les plus grossières, » dit Saint-Simon.

Voilà de ces passages qui détruisent l’autorité de la vérité dans les Mémoires de Saint-Simon. Imaginer qu’un religieux de la Trappe ose écrire de pareilles choses à une religieuse, même en chiffres, est une telle absurdité qu’on ne saurait le croire. S’il y a quelque chose de vrai dans toutes ces ribauderies, il serait plus simple d’imaginer que le déchiffreur a voulu s’amuser et amuser ses maîtres. Tous les autres écrivains du temps parlent de dom Gervaise comme d’un homme d’imagination, qui mérita peut-être la sévérité de Louis XIV, mais aucun ne raconte de lui ce qu’en dit Saint-Simon. L’amitié a ses excès et dans ce temps la parole ne ménageait ni ses pensées ni ses expressions.

Le roi, avançant à travers ces démêlés, nomma à l’abbaye de la Trappe dom Jacques de Lacour, après avoir envoyé le P. de Lachaise prendre des informations auprès de Rancé. Louis XIV descendait à ces détails de la société d’alors, comme Bonaparte entra dans les menues choses de la société d’aujourd’hui ; mais il y avait cela de grand dans la société passée, qu’elle s’appuyait à l’autel.

Le quiétisme était né dans l’année 1694, et il continua dans sa force jusqu’à l’année 1697. « Ce monde, dit Bossuet, semblait vouloir enfanter quelque étrange nouveauté : il faut aimer, disait ce monde, comme s’il était sans rédemption et sans Christ. »

Le nom de madame Guyon se trouvait mêlé à la controverse. Née à Montargis, elle avait pu voir en naissant le tombeau de Jean l’aveugle, tué à la bataille de Crécy. Restée veuve à l’âge de vingt-deux ans, elle parut à Paris en 1680. Ce fut pendant ces voyages en province qu’elle se tourna vers les idées mystiques, et qu’elle composa Le Moyen court. Arrivée à Paris, l’archevêque l’enferma dans le couvent de la Visitation au faubourg Saint-Antoine. Madame de Maintenon, qui se mêlait alors de questions religieuses, avait vu Madame Guyon, et la fit rendre à la liberté : celle-ci rencontra à Saint-Cyr Fénelon, et il dériva au quiétisme, renouvellement de l’hérésie des gnostiques. Madame Guyon a laissé des cantiques spirituels et un écrit intitulé Des Torrents : ils l’emportèrent. Bientôt s’ouvrirent à Issy sur le quiétisme des conférences entre Bossuet et Fénelon ; l’abbé de Rancé fut nommé juge, mais il n’y vint point. Placée à Vaugirard dans une maison sous la direction de M. de Lachétardie, curé de Saint-Sulpice, Madame Guyon donna une déclaration signée par Fénelon et par M. Tronson, à la fin de janvier 1697. Les Maximes des Saints parurent la même année.

Bossuet, à propos des Maximes, disait : « Qui lui conteste (à Fénelon) de l’esprit ? Il en a jusqu’à faire peur. » Les Maximes des Saints furent condamnées à Rome, et Fénelon, avec plus d’habileté que d’humilité, désavoua en chaire son ouvrage. Leibniz, parlant du livre de M. de Cambrai, attribue à l’abbé de La Trappe une lettre très solide dans laquelle il attaquait les faux mystiques. « Ils s’imaginent, disait Leibniz, qu’une fois uni à Dieu par un acte de foi pure et de pur amour, on y demeure uni tant qu’on ne révoque pas formellement cette union. » On remarque dans ces lettres de Rancé, écrites à l’abbé Nicaise à propos de ces derniers débats religieux, ce trait sur Cromwell : « Nous voyons un homme vivant jouer le personnage de la mort et d’une faux invisible renverser un trône. »

Le quiétisme fit plus de ravages en Italie qu’en France. On disait que Rancé pouvait seul répondre au livre des Maximes des Saints. L’abbé de La Trappe en écrivit à Bossuet, qui fit courir sa lettre, pour s’appuyer d’une si grande autorité : « Le livre de M. de Cambrai, mandait Rancé en 1697, m’est tombé entre les mains ; je n’ai pu comprendre qu’un homme de sa sorte fût capable de se laisser aller à des imaginations si contraires à ce que l’Evangile nous enseigne. » « Il n’y a rien, écrivait-il en même temps à l’abbé Nicaise, qui me fasse plus d’horreur que les extravagances et les dogmes impies que l’on attribue aux quiétistes. Dieu veuille que l’on en arrête le cours, que le mal qu’ils ont commencé de faire dans les lieux où ils se sont introduits ne passe pas plus loin ! »

Le 3 octobre 1689, Rancé disait : « Les hommes ne se lasseront-ils jamais de parler de moi ? Ce serait une chose bien douce d’être tellement dans l’oubli que l’on ne vécût plus que dans la mémoire de ses amis, » cris de tendresse qui rarement échappent à l’âme fermée de Rancé.

« On sait ce que vous avez écrit contre le monstrueux système du quiétisme, mande l’abbé de La Trappe à l’évêque de Meaux ; car tout ce que vous écrivez, monseigneur, sont des décisions. Si les chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait fermer les livres des divines Écritures, comme si elles ne nous étaient d’aucune utilité. » Ces lettres de Rancé furent mal reçues ; Fénelon avait de nombreux partisans « Ce prélat, dit Saint-Simon, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vu qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contrastes ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. »

Un homme qui exerçait un empire aussi puissant sur la société devait avoir des fanatiques. Il a fallu que la révolution vînt nous éclairer, pour que nous comprissions cette expression de chimérique que Louis XIV appliquait à Fénelon.

Le duc de Nevers, Mancini, petit Italien devenu grand seigneur français par la vertu des richesses du duc de Mazarin, accusa Rancé, à propos de la querelle du quiétisme, de vouloir faire du bruit par vanité. Il y avait quelque excuse dans ces emportements du duc de Nevers : comment aurait-il pu s’empêcher de croire aux regrets de Rancé ? Il avait vu Mazarin dans sa robe de chambre de camelot fourré de petit-gris, un bonnet de nuit sur la tête, traîner ses pantoufles dans sa galerie, regarder en passant ses tableaux et dire : « Il faut quitter tout cela. »

Le quiétisme semblait dériver du molinisme. Rancé s’en était aperçu. Il connaissait, disait-il, une ville tout entière où s’étaient passées des choses effroyables introduites par un saint du caractère de Molinos.

La condamnation du saint-siège contre les Maximes des Saints fut publiée par des huissiers en 1699 en latin et en français ; elle prohibe ces Maximes : « Dans l’état de la sainte indifférence, l’âme n’a plus de désirs volontaires et délibérés dans son intérêt ; dans l’état de la sainte indifférence, on ne veut rien pour soi, on veut tout pour Dieu. La partie inférieure de Jésus-Christ sur la croix ne communiquait pas à la supérieure son trouble involontaire. Les saints mystiques ont exclu de l’état des âmes transformées les pratiques de la vertu. » Ainsi passent les siècles dans cette condamnation d’un évêque ; elle est signée du cardinal Albano et publiée à la tête du champ de Flore.

La société que Rancé avait quittée lui en voulait de sa pénitence. Une princesse malicieuse appliquait à l’abbé ces paroles de l’Évangile :

Vae nutrientibus ! Malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir ! par allusion aux moines de la Trappe.

Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se disait chaud partisan de Rancé, eut une querelle avec Charost. Charost disait que M. de La Trappe était le patriarche de Saint-Simon devant qui tout autre n’était rien. Saint-Simon répondit que M. de Cambrai avait été repris de justice, et qu’il y avait longtemps qu’il avait été condamné à Rome. « À ce mot, dit Saint-Simon, voilà Charost qui chancelle, qui veut répondre et qui balbutie ; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête et la langue de la bouche ; madame de Nogaret s’écrie ; madame de Chastenet saute à sa cravate, qu’elle lui défait et le col de sa chemise ; madame de Saint-Simon court à un pot-d’eau, lui en jette, tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. J’y gagnai que Charost ne se commit plus à quoi que ce soit sur M. de La Trappe. »

Le monde accourait à la Trappe, la cour pour voir le vieil homme converti, pour en rire ou pour l’admirer, les savants pour causer avec le savant ; les prêtres pour s’instruire aux leçons de la pénitence. Jean-Baptiste Thiers fut du nombre des pèlerins ; il se moquait de tout, même lorsqu’il était sérieux. L’abstinence des trappistes et leur vie muette ne lui convenaient guère ; mais il y trouvait du nouveau, et la nouveauté l’alléchait : il écrivit l’Apologie de l’abbé de la Trappe. Rancé s’y opposait assez, quoiqu’il fût bien aise d’avoir un défenseur de l’esprit et du savoir de Thiers. Cette apologie fut supprimée par l’autorité. Rancé écrivait à l’abbé Nicaise, en 1694 : « Il est arrivé une aventure au pauvre M. Thiers ; je lui avais écrit avec beaucoup d’instance pour le prier de supprimer ma défense. Le pauvre homme, qui est plein d’amitié et de zèle pour tout ce qui me regarde, ne put se laisser persuader à ce que je lui demandais. On a découvert que son livre s’imprimait à Lyon, et on a enlevé tous les exemplaires par ordre de M. le chancelier. Vous jugez bien de la peine qu’en a eue l’auteur. Il ne se peut pas que je ne la ressente vivement, y étant obligé par justice et à titre de reconnaissance. »

Le pauvre homme riait.

Dans l’Apologie de l’abbé de la Trappe, Thiers tombe sur le Père Sainte-Marthe ; il se gaudissait de lui comme ayant dit que madame de Maintenon lui faisait l’honneur de le regarder comme son parent. L’apologie est écrite avec vivacité : l’apologiste cite des vers ridicules contre Rancé, écrits, dit-il, par le premier des poètes bénédictins. Thiers, se justifiant lui-même, assure qu’on serait moins acharné contre lui s’il ne s’était élevé contre les archidiacres, dans son livre de l’Étole, dans son traité de la Dépouille des Curés et dans son Factum contre le chapitre de Chartres. Il finit son apologie, trop longue puisqu’elle est composée de 511 pages, par ces mots : « En voilà assez, mon révérend père Sainte-Marthe, pour vous faire rentrer en vous-même, et vous retirer de la bonne opinion que vous avez de votre petite personne. »

Thiers était curé de Champron. Dans une foule de pamphlets français et latins contre le chapitre de Chartres, Thiers avait attaqué le grand archidiacre de ce chapitre. Robert prétendait qu’un curé ne pouvait porter l’étole devant lui ; Thiers écrivit la Sauce Robert et la Sauce Robert justifiée. Le chapitre de Chartres obtint un décret d’arrestation contre le curé. Thiers donna à boire aux archers ; et ayant secrètement fait ferrer son cheval à glace, il leur échappa en passant sur un étang gelé : il se réfugia dans le diocèse du Mans. L’évêque, de Tressan, nomma Thiers curé de Vibraye ; et c’est là que le curé fugitif et renouvelé écrivit l’Histoire des Perruques. Thiers se montra aussi savant, aussi joyeux que le curé de Meudon, abstracteur de la vie inimitable du grand Gargantua. Son choix eût été bientôt fait, si on eût proposé à Thiers d’être Rabelais ou roi de France. C’étaient là les petites pièces qui se jouaient à la suite du grand drame de la Trappe.

Une demoiselle Rose était venue à la Trappe. Thiers avait été chargé d’examiner cette demoiselle ; il lui demanda « si elle était mariée », elle répondit « qu’elle ne s’en souvenait pas. »

« C’était une vieille Gasconne, dit Saint-Simon, ou plutôt du Languedoc, qui avait le parler à l’excès, carrée, entre deux tailles, fort maigre, le visage jaune, extrêmement laid, des yeux très-vifs, une physionomie ardente, mais qu’elle savait adoucir ; vive, éloquente, savante, avec un air prophétique qui imposait. Elle dormait peu et sur la dure, ne mangeait presque rien, assez mal vêtue, et qui ne se laissait voir qu’avec mystère. Cette créature a toujours été une énigme ; car il est vrai qu’elle était désintéressée, qu’elle a fait de grandes et surprenantes conversions, qui ont tenu. »

Six semaines durant, M. de la Trappe se défendit de voir Mlle Rose. Elle partit comme elle était venue.

La Bruyère fait ainsi le portrait d’un autre homme qui fréquentait la Trappe :

« Concevez, dit La Bruyère, un homme facile et doux, complaisant, traitable, et tout d’un coup violent, colère, fougueux, capricieux : imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage, un enfant en cheveux gris ; mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui, j’ose dire sans qu’il y prenne part et comme à son insu, quelle verve ! quelle élévation ! quelles images ! quelle latinité ! Parlez-vous d’une même personne ? me direz-vous. Oui, du même, de Théodas et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate, et du milieu de cette tempête il sort une lumière qui brille et qui réjouit ; disons-le sans figure, il parle comme un fou et pense comme un homme sage, dit ridiculement des choses vraies, et follement des choses sensées et raisonnables ; on est surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions. Qu’ajouterai-je davantage ? Il dit et il fait mieux qu’il ne sait : ce sont en lui comme deux âmes qui ne se connaissent point, qui ne dépendent point l’une de l’autre, qui ont chacune leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. Il manquerait un trait à cette peinture si surprenante si j’oubliais de dire qu’il est tout à la fois avide et insatiable de louanges, près de se jeter aux yeux de ses critiques, et dans le fond assez docile. »

Santeuil, dont La Bruyère trace ainsi le portrait, allait à la Trappe et s’asseyait au chœur parmi les moines comme un petit sapajou. « J’ai vu, dit Rancé à l’abbé Nicaise, les hymnes de M. de Santeuil pour le jour de Saint-Bernard ; elles valent beaucoup mieux que les anciennes. Il y en a pourtant de ces anciennes qui, pour n’être pas si polies, ne laissent pas d’imprimer du respect et de la révérence.

Santeuil, allant à Dijon avec le prince de Condé, fut attaqué du mal dont il mourut. « Je loue Dieu de la patience qu’il a donnée à M. de Santeuil, dit Rancé, dans un mal aussi douloureux que celui dont il a été attaqué. Tout ce qui part de sa plume a un caractère qui frappe et qui plaît tout ensemble ; je ne doute point qu’il ne se fasse remarquer dans ses derniers vers, qui peuvent être considérés comme une production de sa douleur. » Ce moine de Saint-Victor mourut à Dijon le 5 août 1697, à deux heures après minuit. Au même moment Ménage, qui ne le croyait pas si malade, s’amusait à faire des vers sur sa mort pour les lui montrer et le faire rire. Ayant fait un voyage à Cîteaux, Santeuil y cherchait la Mollesse du Lutrin : « Elle y logeait autrefois, lui dit un moine, aujourd’hui c’est la folie. »

Après le roi d’Angleterre, Monsieur, frère du roi, vint visiter la Trappe. Dans l’enthousiasme de ce qu’il avait vu, il dit à Louis XIV « que la vie qu’on menait dans cette solitude n’édifiait pas seulement la France, mais toute l’Europe, et qu’il était avantageux à l’État de la maintenir. » Monsieur était tout le contraire de la sublimité de cette vie ; il fut père du duc d’Orléans. Il avait d’effroyables mœurs dont aurait pu témoigner le chevalier de Lorraine, de la fière maison des Guise. Plongé dans le repos, il s’abandonna à des femmes dont madame de Fresnes lui disait : « Vous ne déshonorez pas les femmes qui vous hantent, ce sont elles qui vous déshonorent. » Il se donnait la détestable privauté d’étendre la main sur un siège où venait s’asseoir une femme. Il était fou du bruit des cloches ; il empoisonna peut-être sa première femme, Henriette d’Angleterre. Sa seconde femme fut Charlotte-Élisabeth, fille de Charles-Louis, électeur de Bavière. Celle-ci, aussi laide que Henriette avait été agréable, était grossière : elle avait beaucoup d’esprit en allemand ; elle est connue par le cynisme avec lequel elle parle d’elle-même et du grand roi son beau-frère. Elle écrivait : « Dans tout l’univers entier on ne peut, je crois, trouver de plus laides mains que les miennes ; mes yeux sont petits, j’ai le nez court et gros, les lèvres longues et plates, de grandes joues pendantes, une figure longue ; je suis très petite de stature ; ma taille et ma jambe sont grosses. » S’étant arrangée de cette façon, on peut juger qu’elle était à l’aise pour parler de son prochain ; une imagination romanesque était renfermé dans ce qu’elle appelle ce vilain petit laideron.

Le cardinal de Bouillon suivit Monsieur. « Sa naissance, dit Pellisson, ses mœurs, son esprit le rendaient digne d’être cardinal, et le roi cherchait à récompenser et à honorer par cette faveur les services du comte de Turenne dans la personne de son neveu. » « Ce n’est pas l’opinion de Saint-Simon, qui maltraite fort le cardinal de Bouillon : ses regards louches venaient se rejoindre et s’arrêter au bout de son nez. Dépouillé du cordon bleu par le roi, il le portait sous ses habits. Exilé à Clauk, il passa chez les ennemis ; de là il retourna à Rome ; il y mourut délaissé, après avoir obtenu que les cardinaux conserveraient leur calotte sur la tête en parlant au pape. » Quand il passa à La Trappe, Rancé écrivait à l’abbé Nicaise : « M. le cardinal de Bouillon est depuis trois jours ici ; il a vu de près tout ce qui s’y passe, il n’a rien vu qu’il n’ait approuvé et qui ne l’ait touché. Il s’en retourne demain. »

Le cardinal de Bouillon s’écriait en répondant à M. de Saint-Louis, à la Trappe, qui lui tenait de bons propos : « Point de mort, point de mort, M. de Saint-Louis, je ne veux point mourir. » Le cardinal de Bouillon avait un frère, lequel disait de Louis XIV : « Ce n’est qu’un vieux gentilhomme de campagne dans son château : il n’a plus qu’une dent, et il la garde contre moi. » Ce chevalier fit établir, sous la régence, un bal à l’Opéra. Le régent s’y montrait ivre, et le chevalier reçut pour ce service six milles livres de pension. On élargissait dans la bourse du peuple la déchirure par où devait passer la France.

Il ne manquait plus qu’un roi à la Trappe : il y vint ; il avait porté trois couronnes. Jacques II, chassé de son trône, avait débarqué sur les côtes de France, menant son fils naturel : personne ne fut frappé de cette confusion de mœurs ; Louis XIV donnait l’exemple. Les enfants illégitimes étaient alors fort considérés, excepté du prince d’Orange ; on lui voulait faire épouser mademoiselle de Conti (mademoiselle de Blois), fille de madame de La Vallière ; il répondit : « Les princes d’Orange ne sont pas accoutumés à épouser des bâtardes. »

En voyant Jacques II, on ne songea qu’à la générosité du roi sur le trône et au malheur du roi détrôné. De retour de son expédition d’Irlande, Jacques se vint consoler à la Trappe. Le canon qui l’avait chassé à la Boyne le repoussa parmi les morts : il y arriva le 21 novembre 1690. Les lieux communs sur le néant des grandeurs ne manquèrent pas aux banalités de l’éloquence : il y eut pourtant cela de vrai à l’adresse de Jacques, que sa piété était sincère. Rancé le conduisit à l’église. Le prince assista à ces complies si religieusement et si tristement chantées. Il partagea le repas commun, et demanda à l’abbé ce qui se passait dans la solitude. Le lendemain il communia, puis il parcourut entre deux étangs une chaussée où se promenait Bossuet avec Rancé. Jacques était un de ces oiseaux de mer que la tempête jette dans l’intérieur des terres. Il alla avec plusieurs gentilshommes de son ancienne cour visiter un solitaire jadis soldat de Louis XIV et qui s’était retiré dans les bois de la Trappe. « À quelle heure entendez-vous la messe ? dit le roi. — À trois heures et demie du matin, répondit l’ermite. — Comment pouvez-vous faire, dit lord Dumbarton, dans les temps de pluie et de neige où l’on ne peut distinguer les sentiers ? — Je rougirais, répondit le soldat, de compter pour quelque chose des peines légères qui se rencontrent dans le service que je tâche de rendre à mon Dieu, après que j’ai méprisé celles qui se pouvaient rencontrer dans le service que je rendais à mon roi. — Vous avez bien raison, dit Jacques, on ne peut assez s’étonner qu’on fasse tant pour un roi de la terre et presque rien pour le roi du ciel. — Mais, répondit lord Dumbarton, ne vous ennuie-t-il point dans cette solitude ? — Je pense à l’éternité. — Votre état, ajouta le roi, prenant la parole, est plus heureux que celui des grands vous mourrez de la mort des justes. » Puis il regarda le solitaire, comme s’il eût envié son bonheur. Ensuite le saluant, il lui dit : « Adieu, monsieur ; priez pour moi, pour la reine et pour mon fils. » Le gentilhomme lui fit une profonde révérence ; et le roi regagna l’abbaye en passant par des prés bas et humides. Ce sont là de belles histoires : Dieu, un roi détrôné, un soldat devenu ermite.

La reine de la Grande-Bretagne vint à son tour visiter la solitude. L’aumônier de S. M. écrivit le 2 juin 1692, à Rancé : « Vous avez entièrement gagné le cœur de la reine par les saintes impressions que Dieu a faites, par votre ministère, sur le cœur du roi son époux : car elle m’a fait l’honneur de me dire plus d’une fois qu’elle ne pouvait assez louer Dieu des grâces qu’il avait reçues à La Trappe. Il n’en fallait pas moins pour le soutenir dans les grandes et presque continuelles disgrâces qu’il a essuyées depuis si longtemps, et qui semblaient augmenter à un point de mettre toute sa vertu à l’épreuve. »

Le roi d’Angleterre revint une seconde fois à la Trappe avec le maréchal de Bellefonds, introducteur aux ruines ; il avait vu du rivage le combat de La Hogue. La Trappe méprisait le monde et contemplait des chutes d’empire qui justifiaient son mépris. On venait chercher dans cet abri des raisons d’aimer le désert.

« Le roi d’Angleterre, dit Rancé, soutint la perte de trois royaumes avec une constance comparable à tout ce que nous lisons de plus grand dans les histoires. Il parle de ses ennemis sans chaleur ; il garde une douceur dans toute sa conduite, qui ferait croire qu’il est dans le monde sans peine et sans affliction. La reine n’a point de sentiments qui ne soient conformes à ceux du roi son époux. Elle ne voit ce qu’on appelle les biens de ce monde que comme des lueurs qui ne font que passer et qui trompent ceux qui s’y arrêtent. »

Jacques II était un pauvre souverain ; mais Rancé prenait point de vue du ciel : qu’un homme soit rédimé au prix des plus grands malheurs, son rachat vaut mieux que tous ces malheurs ; qu’une révolution renverse un État ou en change la face, vous croyez qu’il s’agit des destinées du monde ? Pas du tout : c’est un particulier, et peut-être le particulier le plus obscur, que Dieu a voulu sauver : tel est le prix d’une âme chrétienne. Si des États sont bouleversés, c’est, dit l’apôtre, afin que les élus éprouvés parviennent à la gloire. Tout est pour les prédestinés, tout est subordonné à leur consommation ; et quand leur nombre sera rempli, on verra de nouveaux cieux et une nouvelle terre.

Telle est la fatalité chrétienne : la fatalité antique vient de l’objet extérieur, la fatalité chrétienne vient de l’homme ; je veux dire que le chrétien crée la nécessité par sa vertu ; il ne détruit pas le mal ; il en est le maître.

On gardait à la Trappe les portraits de Sa Majesté britannique ; il était conservé là dans son écrin d’oubli. Dans sa jeunesse, Charles X vint apprendre à la Trappe la pénitence de Jacques II. La Trappe elle-même s’ensevelit sous ses ruines, puis elle a été déblayée ; mais que sert, après un demi-siècle, de relever un vaisseau naufragé, quand ceux qui l’avaient chargé de leur fortune et de leurs espérances ne sont plus ? Pendant ces jours de submersion que d’autres grandeurs ont disparu ! on ne s’arrête plus pour écouter les échos des vieux malheurs.

Dans une lettre qui ne parvint à la Trappe qu’après la mort de Rancé, lord Perth mandait à l’abbé que Jacques avait dit avant d’expirer : « Je n’ai rien quitté ; j’étais un grand pécheur : la prospérité m’aurait gâté le cœur, j’aurais vécu dans le désordre. » Jacques, plus heureux que Marie Stuart, nous a laissé sa dépouille : Marie, voyant s’éloigner les côtes de Normandie, s’écriait : « Adieu, France, adieu ; je ne te reverrai plus ! » Le bourreau, en tranchant la tête à la reine d’Ecosse, lui enfonça d’un coup de hache sa coiffure dans la tête, comme un effroyable reproche à sa frivolité.

Au reste Rancé, tout vieux et tout malade qu’il était, ne déclinait jamais le combat, mais aussitôt qu’il avait repoussé un coup, il plongeait dans la pénitence : on n’entendait plus qu’une voix au fond des flots, comme ces sons de l’harmonica produits de l’eau et du cristal, qui font mal.

Tel fut Rancé. Cette vie ne satisfait pas, il y manque le printemps : l’aubépine a été brisée lorsque ses bouquets commençaient à paraître. Rancé s’était proposé de courir le monde pour chercher des aventures. Qu’eût-il trouvé ? Les félicités qu’il se forgeait à Véretz ? Non : ces félicités étaient dans son âme. Supposez que prenant l’existence pour une ironie du ciel et que, devançant les idées de son époque, il eût rejeté cette existence, son sang eût à peine humecté quelques brins de bruyère. Si, s’embarrassant peu de l’avenir, il eût préféré à l’éternité des nuits heureuses : autre mécompte ; demain il n’aurait plus aimé.

Les hommes qui ont vieilli dans le désordre pensent que quand l’heure sera venue ils pourront facilement renvoyer de jeunes grâces à leur destinée, comme on renvoie des esclaves. C’est une erreur. On ne se dégage pas à volonté des songes ; on se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent dans une confusion effroyable. Vieux voyageur alors, assis sur la borne du chemin, Rancé eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant l’aurore, qui ne lui eut apporté que l’ennui du cœur et la difformité des jours. Aujourd’hui il n’y a plus rien de possible, car les chimères d’une existence active sont aussi démontrées que les chimères d’une existence désoccupée. Si le ciel eût mis au bras de Rancé les fantômes de sa jeunesse, il se fût tôt fatigué de marcher avec des Larves. Pour un homme comme lui il n’y avait que le froc ; le froc reçoit les confidences et les garde ; l’orgueil des années défend ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue. Pour peu qu’on ait vécu, on a vu passer bien des morts emportant leurs illusions. Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs : élégances de l’expression d’un poète qui est femme.

Depuis long-temps malade à l’infirmerie, les derniers moments de Rancé approchaient. Il n’y avait personne pour porter la main sur le cœur de ce christ. Lorsque Jésus pria son Père d’éloigner de lui le calice, qui tenait son doigt sur le pouls du Fils de l’Homme, pour savoir si des larmes sanglantes venaient de la faiblesse humaine ou de l’épanouissement d’un cœur qui se fendait de charité ?

Les religieux se pressaient à sa porte ; il dicta une lettre dont le père abbé Jacques de La Cour leur fit lecture : « Dieu, disait-il, connaît seul mes forces et la joie que j’aurais de vous voir ; cependant, quoique ce sentiment soit de mon cœur plus que jamais, je suis contraint de vous dire que, dans l’état où je me trouve, il m’est impossible de satisfaire à cette joie autant que je le voudrais. Priez pour moi, mes frères ; demandez à Dieu que si je vous suis encore bon à quelque chose, il me rende à la santé, sinon qu’il me retire de ce monde. »

On envoya chercher l’évêque de Séez, l’ami et le confesseur de Rancé. Rancé témoigna beaucoup de joie en l’apercevant ; il saisit la main du prélat, la porta à son front pour commencer le signe de la croix ; il fit ensuite une confession générale. Il supplia l’évêque de Séez d’obtenir la protection royale en faveur de la discipline monastique de l’abbaye, ajoutant que dans toutes les autres choses il souhaitait que la Trappe fût complètement oubliée.

Cette famille de la religion autour de Rancé avait la tendresse de la famille naturelle et quelque chose de plus ; l’enfant qu’elle allait perdre était l’enfant qu’elle allait retrouver : elle ignorait ce désespoir qui finit par s’éteindre devant l’irréparabilité de la perte. La foi empêche l’amitié de mourir ; chacun en pleurant aspire au bonheur du chrétien appelé ; on voit éclater autour du juste une pieuse jalousie, laquelle a l’ardeur de l’envie, sans en avoir le tourment.

Rancé, apercevant un religieux qui pleurait, lui tendit la main, et lui dit : « Je ne vous quitte pas, je vous précède. » Le Tasse avait adressé les mêmes mots aux frères qui l’environnaient à Saint-Onuphre. Rancé demanda d’être enterré dans la terre la plus abandonnée et la plus déserte : sur un champ de bataille où l’on n’entend plus de bruit, on voit sortir du sol les pieds de quelques soldats.

Job mourut dans le petit réduit qu’il s’était fait, comme le palmier dont les branches sont chargées de rosée. Rancé entretint le prélat de l’empressement que ses frères avaient mis à le soulager : « Voilà, dit-il, comme Dieu a pris plaisir à me favoriser dans tous les temps de ma vie, et je n’ai été qu’un ingrat. » Le P. abbé Jacques de La Cour entrait dans ce moment ; Rancé lui dit : « Ne m’oubliez pas dans vos prières, je ne vous oublierai pas devant Dieu. » Il chargea Jacques de La Cour de faire ses excuses au roi d’Angleterre : il avait commencé une lettre pour ce monarque exilé qu’il n’avait pas pu achever. La nuit suivante fut mauvaise ; Rancé la passa assis : il avait mis les sandales d’un religieux mort avant lui ; il allait achever le voyage qu’un autre n’avait pu finir.

L’évêque de Séez lui ayant demandé s’il avait toujours eu pour ses religieux la même charité : « Oui, monseigneur, répondit le saint homme. Depuis quelques années, par la grâce de Dieu, je ne suis plus qu’un simple religieux comme les autres ; ils sont tous mes frères et ne sont plus mes enfants. S’il m’était permis de regretter la perte de ma voix, ma douleur serait de ne pouvoir leur faire entendre combien je les aime ; je les conserve au fond de mon cœur, et j’espère le porter devant Dieu. » Sur les huit heures du soir Rancé se découvrit, il pria un frère de le mettre à genoux pour recevoir la bénédiction de son évêque, il fit une confession générale. L’évêque de Séez, dans son récit, qui est conservé, dit qu’il avait connu dans cette occasion plus qu’en aucune autre que ce grand homme avait reçu de Dieu un esprit élevé, vif, pénétrant, une âme simple et d’une candeur admirable.

Plus Rancé s’était avancé vers le terme, plus il était devenu serein, son âme répandait sa clarté sur son visage : l’aube s’échappait de la nuit. On présenta le crucifix au mourant ; il s’écria : « Ô éternité ! quel bonheur ! » et il embrassa le signe du salut avec la plus vive tendresse ; il baisa la tête de mort qui était au pied de la croix. En remettant cette croix à un moine, il remarqua que celui-ci ne l’imitait pas, il dit : « Pourquoi ne baisez-vous pas la tête de mort ? c’est elle que finit notre exil et notre misère. » Rancé se souvenait-il de la relique que la tradition disait être placée auprès de lui ? Dans les âges les plus fervents, les chrétiens pratiquaient encore quelques rites du culte des faux dieux.

Le lit de cendres était préparé ; Rancé le regarda tranquille avec une sorte d’amour, puis il s’aida lui-même à se coucher sur le lit d’honneur ; l’évêque de Séez dit : « Monsieur, ne demandez-vous pardon à Dieu ? — Monsieur, répondit l’abbé je supplie Dieu très-humblement du fond de mon cœur de me remettre mes péchés et me recevoir au nombre de ceux qu’il a destinés à chanter éternellement ses louanges. » Les forces venant à lui manquer, il s’arrêta. L’évêque dit : « Monsieur, me reconnaissez-vous ? — Monsieur, répliqua l’abbé, je vous connais parfaitement ; je ne vous oublierai pas. »

L’évêque de Séez s’étant enquis si l’on avait donné quelque chose au mourant pour le soutenir, l’abbé de Rancé fit lui-même la réponse. « Rien n’a manqué à l’attention de leur charité. »

Il s’établit par les paroles de l’écriture un dernier dialogue entre l’agonisant et l’évêque.

L’Évêque. — Le Seigneur est ma lumière et mon salut.

L’Abbé. — Je mettrai en lui toute ma confiance.

L’Évêque. — Seigneur, c’est vous qui êtes mon protecteur et mon libérateur.

L’Abbé. — Ne tardez pas, mon Dieu, hâtez-vous de venir.

Ce furent les dernières paroles de Rancé. Il regarda l’évêque, leva les yeux au ciel, et rendit l’esprit. Il fut enterré dans le cimetière commun des religieux.

Ainsi se consomma le sacrifice. Le repentir vous isole de la société, et n’est pas estimé à son prix. Toutefois l’homme qui se repent est immense : mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans être vu ? Rancé arriva de sa hutte d’argile à la maison de Dieu, maison magnifique.

Rancé fut porté à l’église et placé sous la lampe. Son visage, qui avait paru décharné, parut vermeil et beau. Il demeura dans l’église depuis le 27 octobre jusqu’au 29. Les moines se tenaient debout ou fondaient en larmes : c’était à qui ferait toucher au corps des linges et des chapelets. Trente religieux chantaient les psaumes : des messes se célébraient successivement dans l’église. Lorsqu’on le mit dans la fosse, le chœur récitait ce verset du psaume CXXXI : « C’est là que j’habiterai, parce que je l’ai choisi. » On l’inhuma dans le cimetière. Le pasteur fut placé au milieu de ses brebis. Des témoignages authentiques furent rendus à Rancé, qui pourraient servir aujourd’hui à sa canonisation. Il apparut après sa mort à diverses personnes dans une grande gloire. Les rois témoignèrent de leur douleur, soit qu’ils fussent tombés, soit qu’ils occupassent encore le trône. Jacques écrivait : « J’irai dans votre sainte solitude pour l’amour de moi-même, pour m’encourager dans l’état où je suis et où Dieu me tient. »

« C’était une voix de tonnerre, dit le P. Le Nain, qui retentissait de tous côtés pour inspirer aux hommes le mépris du monde, le néant de ses grandeurs, la solidité des biens de la vie future. » Des conversions éclatantes s’opérèrent. Un religieux avait entendu dans son sommeil une sainte hostie qui criait : « Tremblez, tremblez, tremblez ! » et il fut si saisi de terreur, qu’on fut longtemps à le faire revenir. Des épileptiques furent guéris en s’appliquant des linges qui avaient servi à la main malade du réformateur. Les certificats ont été conservés, et Rome n’aurait pas besoin d’une longue procédure pour le placer au rang des saints. Son cœur était dans le repos, et l’Esprit divin avait rempli son âme de splendeur.

Saint-Simon dit en s’interrompant : « Ces mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d’une vie aussi sublimement sainte. Je m’arrête tout court : tout ce que je pourrais ajouter serait ici trop déplacé. »

Né le 9 janvier 1626, seize ans après la mort d’Henri IV, mort en 1700, quinze ans avant la mort de Louis XIV, Rancé avait été soixante-quatorze ans sur la terre, dont il avait vécu trente-sept dans la solitude, pour expier les trente-sept qu’il avait passés dans le monde.

Lorsqu’il disparut, une foule d’hommes fameux avaient déjà pris les devants, Pascal, Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, Turenne et Condé : le vainqueur de Rocroi avait reçu de Bossuet sa dernière couronne. Bossuet, dont je vous ai déjà dit la mort, penchait vers sa ruine, qu’il avait annoncée avec une simplicité si magnifique. Ce siècle est devenu immobile comme tous les grands siècles ; il s’est fait le contemporain des âges qui l’ont suivi. On ne voit pas tomber quelques pierres de l’édifice sans un sentiment de douleur. Quand Louis XIV descend le dernier au cercueil, on est atteint d’un inconsolable regret. Parmi les débris du passé se remuaient les premiers nés de l’avenir : quelques renommées commençaient à poindre sous la protection d’un roi décrépit encore debout. Voltaire naissait ; cette désastreuse mémoire avait pris naissance dans un temps qui ne devait point passer : la clarté sinistre s’était allumée au rayon d’un jour immortel.

L’ouvrage de Rancé subsiste. Rancé s’est éloigné de sa solitude comme Lycurgue de la vallée de Lacédémone, en faisant promettre à ses disciples qu’ils garderaient ses lois jusqu’à son retour. Rancé est parti pour le ciel ; il n’est point revenu sur la terre ; ses lois sont religieusement observées par son petit peuple. Les trappistes ont vu s’écouler autour d’eux les autres ordres ; ils ont vu passer la révolution et ses crimes, Bonaparte et sa gloire, et ils ont survécu ; tant il y avait de force dans cette législation surhumaine ! Les nouveaux cénobites de la Trappe sont parfaitement conformes à ceux qui habitaient ce désert en onze cent : ils ont l’air d’une colonie du moyen âge oubliée ; on croirait qu’ils jouent une scène d’autrefois, si en s’approchant d’eux on ne s’apercevait que ces acteurs sont des acteurs réels, que l’ordre de Dieu a transportés du XIe siècle jusqu’au nôtre. La cryptie de Sparte était la poursuite et la mort des esclaves ; la cryptie de la Trappe est la poursuite et la mort des passions. Ce phénomène est au milieu de nous, et nous ne le remarquons pas. Les institutions de Rancé ne nous paraissent qu’un objet de curiosité que nous allons voir en passant.


FIN.
  1. Premier volume des Œuvres posthumes de Mabillon.
  2. Recueil de chansons, vol. VII, pag. 77, en 1692, vers sur Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, abbé régulier de Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe de l’Étroite Observance de Cîteaux.