Vie de Ramakrishna/Avertissement au lecteur d’Orient

Stock (p. 25-27).


AVERTISSEMENT AU LECTEUR D’ORIENT[1]


« Salutation aux pieds du Jnânin ! Salutation aux pieds du Bhakta ! Salutation aux dévots qui croient au Dieu avec forme ! Salutation aux dévots qui croient au Dieu sans forme ! Salutation aux anciens connaisseurs de Brahman ! Salutation aux modernes connaisseurs de la Vérité !… »
(Ramakrishna, 28 octobre 1882)


Je prie mes amis et lecteurs Indiens d’être indulgents aux erreurs que j’aurai pu commettre. Malgré toute la ferveur que j’ai apportée au travail, il est fatal qu’un homme de l’Occident donne, des hommes de l’Asie et de leurs expériences de pensée millénaire, des interprétations, maintes fois, erronées. Tout ce dont je puis témoigner, c’est de ma sincérité et des efforts pieux que je fais pour entrer dans toutes les formes de vie.

Toutefois, je ne cache point que je n’abdique jamais mon libre jugement d’homme de l’Occident. Je respecte la foi de tous, et je l’aime, souvent. Mais je ne m’enrôle jamais. Si Ramakrishna m’est proche, c’est que je vois en lui un homme, et non, comme ses disciples, une « Incarnation ». D’accord avec les Védantistes pour admettre que le divin est dans l’Âme, et que l’âme est dans tout — que l’Atman est Brahman — je n’ai pas besoin d’enfermer Dieu entre les frontières d’un homme privilégié : c’est encore, à mes yeux, une forme (qui s’ignore) de « nationalisme » de l’esprit ; et je ne l’accepte point. Je vois le « Dieu » dans tout ce qui existe. Je le vois tout entier dans le moindre segment, comme dans le Tout Cosmique. Nulle diversité d’essence. Et quant à la puissance, elle est partout infinie : celle qui gît dans une pincée de poussière pourrait, si l’on savait, faire sauter un monde. La seule différence est qu’elle est plus ou moins concentrée, au cœur d’une conscience, d’un moi, ou bien d’un noyau d’atome. Le plus grand homme n’est qu’un plus clair miroir du soleil qui se joue en chaque goutte de rosée.

C’est pourquoi je n’établis jamais de ces fossés sacrés qui plaisent aux dévots, religieux ou laïques, entre les héros de l’âme et les millions de leurs obscurs compagnons du passé et du présent. Et pas plus que Christ et que Bouddhâ, je n’isole Ramakrishna et Vivekananda de la grande armée en marche de l’Esprit de leur temps. J’essaie, au cours de ce livre, de rendre justice aux géniales personnalités, qui ont, depuis un siège, surgi de l’Inde renouvelée, réveillé les antiques énergies de leur terre, et fait refleurir sur elle un printemps de pensée. Chacune a créé son œuvre et chacune a ses fidèles, qui l’ont constituée en église et tendent inconsciemment à regarder celle-ci comme l’église d’un seul ou du plus grand Dieu.

Éloigné de leurs partis, je me refuse à voir ce qui les oppose : à la distance d’où je suis, les barrières des champs se fondent en l’immense étendue. Je ne vois qu’un même fleuve, un majestueux « chemin qui marche », comme dit notre Pascal. Et c’est parce que nul homme n’a, aussi pleinement que Ramakrishna, non seulement conçu, mais réalisé en soi la totale Unité de ce fleuve de Dieu, ouvert à toutes les rivières et à tous les ruisseaux, que je lui voue mon amour. Et j’ai puisé en lui un peu de son eau sacrée, afin de désaltérer la grande soif du monde.

Mais je ne m’arrête point, penché au bord du flot. Je poursuis ma marche, avec le flot jusqu’à la mer. Laissant, à chaque détour du fleuve où la mort a dit : « Halte ! » à l’un de ceux qui nous guident, agenouillés les fidèles, j’accompagne le fleuve. Et je lui rends hommage, de la source à l’estuaire. Sainte est la source, saint est son cours, saint est l’estuaire. Et nous étreindrons, avec le fleuve, les affluents, petits et grands, et l’Océan — toute la masse en mouvement du Dieu vivant.

Noël 1928.
R. R.
  1. Ce livre paraît, en même temps, dans l’Inde et en Europe.