Vie de Michel-Ange/Avant-Propos

Libr. Hachette et Cie (p. 9-12).

Il est, au Museo Nazionale de Florence, une statue de marbre, que Michel-Ange appelait le Vainqueur. C’est un jeune homme nu, au beau corps, les cheveux bouclés sur le front bas. Debout et droit, il pose son genou sur le dos d’un prisonnier barbu, qui ploie, et tend sa tête en avant, comme un bœuf. Mais le vainqueur ne le regarde pas. Au moment de frapper, il s’arrête, il détourne sa bouche triste et ses yeux indécis. Son bras se replie vers son épaule. Il se rejette en arrière ; il ne veut plus de la victoire, elle le dégoûte. Il a vaincu. Il est vaincu.

Cette image du Doute héroïque, cette Victoire aux ailes brisées, qui, seule de toutes les œuvres de Michel-Ange, resta jusqu’à sa mort dans son atelier de Florence, et dont Daniel de Volterre, confident de ses pensées, voulait orner son catafalque, — c’est Michel-Ange lui-même, et le symbole de toute sa vie.

La souffrance est infinie, elle prend toutes les formes. Tantôt elle est causée par la tyrannie aveugle des choses : la misère, les maladies, les injustices du sort, les méchancetés des hommes. Tantôt elle a son foyer dans l’être même. Elle n’est pas alors moins pitoyable, ni moins fatale ; car on n’a pas eu le choix de son être, on n’a demandé ni à vivre, ni à être ce qu’on est.

Cette dernière souffrance fut celle de Michel-Ange. Il eut la force, il eut le bonheur rare d’être taillé pour lutter et pour vaincre, il vainquit. — Mais quoi ? Il ne voulait pas de la victoire. Ce n’était pas là ce qu’il voulait. — Tragédie d’Hamlet ! Contradiction poignante entre un génie héroïque et une volonté qui ne l’était pas, entre des passions impérieuses et une volonté qui ne voulait pas !

Qu’on n’attende pas de nous qu’après tant d’autres nous voyions là une grandeur de plus ! Jamais nous ne dirons que c’est parce qu’un homme est trop grand, que le monde ne lui suffit pas. L’inquiétude d’esprit n’est pas un signe de grandeur. Tout manque d’harmonie entre l’être et les choses, entre la vie et ses lois, même chez les grands hommes, ne tient pas à leur grandeur : il tient à leur faiblesse. — Pourquoi chercher à cacher cette faiblesse ? Celui qui est plus faible est-il moins digne d’amour ? — Il en est bien plus digne, car il en a plus besoin. Je n’élève point des statues de héros inaccessibles. Je hais l’idéalisme couard, qui détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l’âme. Il faut le dire à un peuple trop sensible aux illusions décevantes des paroles sonores : le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a qu’un héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est, — et de l’aimer.

Le tragique du destin que je présente ici, c’est qu’il offre l’image d’une souffrance innée, qui vient du fond de l’être, qui le ronge sans relâche, et qui ne le quittera plus avant de l’avoir détruit. C’est un des types les plus puissants de cette grande race humaine, qui, depuis dix-neuf siècles, remplit notre Occident de ses cris de douleur et de foi : — le chrétien.

Un jour, dans l’avenir, au fond des siècles, — (si le souvenir de notre terre s’est encore conservé), — un jour, ceux qui seront se pencheront sur l’abîme de cette race disparue, comme Dante au bord de Malebolge, — avec un mélange d’admiration, d’horreur et de pitié.

Mais qui le sentira mieux que nous, qui avons été mêlés, enfants, à ces angoisses, — qui avons vu s’y débattre les êtres qui nous sont le plus chers, — nous, dont la gorge connaît l’odeur âcre et enivrante du pessimisme chrétien, — nous à qui il a fallu faire, certains jours, un effort pour ne pas céder, comme d’autres, dans les moments de doute, au vertige du Néant Divin !

Dieu ! Vie éternelle ! Refuge de ceux qui ne réussissent point à vivre ici-bas ! Foi, qui n’es bien souvent qu’un manque de foi dans la vie, un manque de foi dans l’avenir, un manque de foi en soi-même, un manque de courage et un manque de joie !… Nous savons sur combien de défaites est bâtie votre douloureuse victoire !…

Et c’est pour cela que je vous aime, chrétiens, car je vous plains. Je vous plains et j’admire votre mélancolie. Vous attristez le monde, mais vous l’embellissez. Le monde sera plus pauvre, quand votre douleur n’y sera plus. Dans cette époque de lâches, qui tremblent devant la douleur et revendiquent avec bruit leur droit au bonheur, qui n’est le plus souvent que le droit au malheur des autres, osons voir la douleur en face et la vénérer ! Louée soit la joie, et louée la douleur ! L’une et l’autre sont sœurs, et toutes deux sont saintes. Elles forgent le monde et gonflent les grandes âmes. Elles sont la force, elles sont la vie, elles sont Dieu. Qui ne les aime point toutes deux n’aime ni l’une, ni l’autre. Et qui les a goûtées sait le prix de la vie et la douceur de la quitter.


Romain Rolland