Vie de Jésus 1867/Appendice


APPENDICE
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DE L’USAGE QU’IL CONVIENT DE FAIRE DU QUATRIÈME ÉVANGILE EN ÉCRIVANT LA VIE DE JÉSUS.


La plus grande difficulté qui se présente à l’historien de Jésus est l’appréciation des sources sur lesquelles une telle histoire s’appuie. D’une part, quelle est la valeur des Évangiles dits synoptiques ? De l’autre, quel emploi convient-il de faire du quatrième Évangile en écrivant la vie de Jésus ? Sur le premier point, tous ceux qui s’occupent de ces études selon la méthode critique, sont d’accord pour le fond. Les synoptiques représentent la tradition, souvent légendaire, des deux ou trois premières générations chrétiennes sur la personne de Jésus. Cela laisse beaucoup d’incertitude dans l’application, et oblige à employer continuellement dans le récit les formules : « On disait que… », « Les uns racontaient que… », etc. Mais cela suffit pour nous enseigner sur la physionomie générale du fondateur, sur l’allure et les traits principaux de son enseignement, et même sur les circonstances les plus importantes de sa vie. Les narrateurs de la vie de Jésus qui se bornent à l’emploi des synoptiques ne diffèrent pas plus les uns des autres que les narrateurs de la vie de Mahomet qui font usage des hadith. Les biographes du prophète arabe peuvent penser diversement sur la valeur de telle ou telle anecdote. Mais, en somme, tout le monde est d’accord sur la valeur des hadith ; tout le monde les range dans la classe de ces documents traditionnels et légendaires, vrais à leur manière, mais non comme les documents précis de l’histoire proprement dite.

Sur le second point, je veux dire sur l’emploi qu’il convient de faire du quatrième Évangile, il y a désaccord. J’ai fait usage de ce document, avec infiniment de réserves et de précautions. Selon d’excellents juges, j’aurais dû n’en faire aucun usage, à l’exception peut-être des chapitres xviii et xix, renfermant le récit de la Passion. Presque toutes les critiques éclairées que j’ai reçues à propos de mon ouvrage sont d’accord sur ce point. Je n’en ai pas été surpris ; car je ne pouvais ignorer l’opinion assez contraire à la valeur historique du quatrième Évangile qui règne dans les écoles libérales de théologie[1]. Des objections venant d’hommes si compétents me faisaient un devoir de soumettre mon opinion à un nouvel examen. Laissant de côté la question de savoir qui a écrit le quatrième Évangile, je vais suivre cet Évangile paragraphe par paragraphe, comme s’il venait de sortir sans nom d’auteur d’un manuscrit nouvellement découvert. Faisons abstraction de toute idée préconçue, et tâchons de nous rendre compte des impressions que produirait sur nous cet écrit singulier.

§ 1. Le début (i, 1-14) nous jetterait tout d’abord dans de violents soupçons. Ce début nous transporte en pleine théologie apostolique, n’offre aucune ressemblance avec les synoptiques, présente des idées fort différentes assurément de celles de Jésus et de ses vrais disciples. Tout d’abord, ce prologue nous avertit que l’ouvrage en question ne peut être une simple histoire, transparente et impersonnelle comme le récit de Marc par exemple, que l’auteur a une théologie, qu’il veut prouver une thèse, à savoir que Jésus est le logos divin. De grandes précautions nous sont donc commandées. Faut-il, cependant, sur cette première page, rejeter le livre tout entier et voir une imposture dans ce verset 14[2], où l’auteur déclare avoir été témoin des événements qui composent l’histoire de Jésus ?

Ce serait, je crois, une conclusion prématurée. Un ouvrage rempli d’intentions théologiques peut renfermer de précieux renseignements historiques. Les synoptiques n’écrivent-ils pas avec la constante préoccupation de montrer que Jésus a réalisé toutes les prophéties messianiques ? Renonçons-nous pour cela à chercher un fond d’histoire en leurs récits ? La théorie du logos, si fort développée dans notre Évangile, n’est pas une raison pour le rejeter au milieu ou à la fin du iie siècle. La croyance que Jésus était le logos de la théologie alexandrine dut se présenter de bonne heure et d’une façon très-logique. Le fondateur du christianisme n’eut heureusement aucune idée de ce genre. Mais, dès l’an 68, il est déjà appelé « le Verbe de Dieu »[3]. Apollos, qui était d’Alexandrie, et qui paraît avoir ressemblé à Philon, passe déjà, vers l’an 57, pour un prédicateur nouveau, ayant des doctrines à part. Ces idées s’accordaient parfaitement avec l’état d’esprit où se trouva la communauté chrétienne, quand on désespéra de voir Jésus apparaître bientôt dans les nues en Fils de l’homme. Un changement du même genre paraît s’être opéré dans les opinions de saint Paul. On sait la différence qu’il y a entre les premières épîtres de cet apôtre et les dernières. L’espérance de la prochaine venue du Christ, qui remplit les deux épîtres aux Thessaloniciens, par exemple, disparaît vers la fin de la vie de Paul ; l’apôtre se tourne alors vers un autre ordre d’imaginations. La doctrine de l’épître aux Colossiens a de grandes analogies avec celle du quatrième Évangile, Jésus étant présenté dans ladite épître comme l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, par lequel tout a été créé, qui était avant toute chose et par lequel tout subsiste, dans lequel la plénitude de la Divinité habite corporellement[4]. N’est-ce pas là le Verbe de Philon ? Je sais qu’on rejette l’authenticité de l’épître aux Colossiens, mais pour des raisons tout à fait insuffisantes, selon moi. Ces changements de théorie, ou plutôt de style, chez les hommes de ces temps pleins d’ardente passion, sont, dans certaines limites, une chose admissible. Pourquoi la crise qui s’était produite dans l’âme de saint Paul ne se serait-elle pas produite chez d’autres hommes apostoliques dans les dernières années du premier siècle ? Quand le « royaume de Dieu », tel que le figurent les synoptiques et l’Apocalypse, fut devenu une chimère, on se jeta dans la métaphysique. La théorie du logos fut la conséquence des désappointements de la première génération chrétienne. On transporta dans l’idéal ce qu’on avait espéré voir se réaliser dans l’ordre des faits. Chaque retard que Jésus mettait à venir était un pas de plus vers sa divinisation ; et cela est si vrai que c’est juste à l’heure où le dernier rêve millénaire disparaît que la divinité de Jésus se proclame d’une manière absolue.

§ 2. Revenons à notre texte. Selon l’usage consacré, l’évangéliste commence son récit par la mission de Jean-Baptiste. Ce qu’il dit des rapports de Jean avec Jésus est parallèle sur beaucoup de points à la tradition des synoptiques ; sur d’autres points, la divergence est considérable. Ici encore, l’avantage n’est pas en faveur du texte que nous examinons. La théorie, bientôt chère à tous les chrétiens, d’après laquelle Jean proclama le rôle divin de Jésus, est tout à fait exagérée par notre auteur. Les choses sont plus ménagées dans les synoptiques, où Jean conserve jusqu’à la fin des doutes sur le caractère de Jésus et lui envoie une ambassade pour le questionner[5]. Le récit du quatrième Évangile implique un parti pris tout à fait tranché, et nous confirme dans l’idée que nous avait inspirée le prologue, à savoir, que l’auteur vise à prouver plutôt qu’à raconter. Nous découvrons cependant, dès à présent, que l’auteur, tout en différant beaucoup des synoptiques, possède en commun avec eux plusieurs traditions. Il cite les mêmes prophéties ; il croit comme eux à une colombe qui serait descendue sur la tête de Jésus sortant du baptême. Mais son récit est moins naïf, plus avancé, plus mûr, si j’ose le dire. Un seul trait m’arrête, c’est le v. 28, fixant les lieux avec précision. Mettons que la désignation Bethania soit inexacte (on ne connaît pas de Béthanie dans ces parages, et les interprètes grecs y ont fort arbitrairement substitué Béthabara), qu’importe ? Un théologien n’ayant rien de juif, n’ayant aucun souvenir direct ou indirect de Palestine, un pur théoricien comme celui que révélait le prologue, n’aurait pas mis ce trait-là. Qu’importait à un sectaire d’Asie Mineure ou d’Alexandrie ce détail topographique ? Si l’auteur l’a mis, c’est qu’il avait une raison matérielle de le mettre, soit dans les documents qu’il possédait, soit dans des souvenirs. Déjà, donc, nous arrivons à penser que notre théologien peut bien nous apprendre sur la vie de Jésus des choses que les synoptiques ignorent. Rien certes ne prouve le témoin oculaire. Mais il faut supposer au moins que l’auteur avait d’autres sources que celles que nous avons, et que pour nous il peut bien avoir la valeur d’un original.

§ 3. À partir du v. 35, nous lisons une série de conversions d’apôtres, liées entre elles d’une façon peu naturelle, et qui ne répondent pas aux récits des synoptiques. Peut-on dire que les récits de ces derniers aient ici une supériorité historique ? Non. Les conversions d’apôtres racontées par les synoptiques sont toutes coulées dans un même moule ; on sent un type légendaire et idyllique s’appliquant indistinctement à tous les récits de ce genre. Les petits récits du quatrième Évangile ont plus de caractère et des arêtes moins effacées. Ils ressemblent bien à des souvenirs mal rédigés d’un des apôtres. Je sais que les récits des gens simples, des enfants, sont toujours très-détaillés. Je n’insiste pas sur les minuties du v. 39. Mais pourquoi cette idée de rattacher la première conversion de disciples au séjour de Jésus près de Jean-Baptiste[6] ? D’où viennent ces particularités si précises sur Philippe, sur la patrie d’André et de Pierre, et surtout sur Nathanaël ? Ce personnage est propre à notre Évangile. Je ne peux tenir pour des inventions faites une centaine d’années après Jésus et fort loin de Palestine, les traits si précis qui se rapportent à lui. Si c’est un personnage symbolique, pourquoi s’inquiéter de nous apprendre qu’il est de Cana de Galilée[7], ville que notre évangéliste paraît particulièrement bien connaître ? Pourquoi aurait-on inventé tout cela ? Nulle intention dogmatique ne se laisse entrevoir, si ce n’est dans le v. 51, placé dans la bouche de Jésus. Nulle intention symbolique surtout. Je crois aux intentions de ce genre, quand elles sont indiquées et, si j’ose le dire, soulignées par l’auteur. Je n’y crois pas quand l’allusion mystique ne se révèle pas d’elle-même. L’exégète allégoriste ne parle jamais à demi-mot ; il étale son argument, y insiste avec complaisance. J’en dis autant des nombres sacramentels. Les adversaires du quatrième Évangile ont remarqué que les miracles qu’il rapporte sont au nombre de sept. Si l’auteur en faisait lui-même le compte, cela serait grave et prouverait le parti pris. L’auteur n’en faisant pas le compte, il ne faut voir là qu’un hasard.

La discussion est donc ici assez favorable à notre texte. Les versets 35-51 ont un tour plus historique que les passages correspondants des synoptiques. Il semble que le quatrième évangéliste connaissait mieux que les autres narrateurs de la vie de Jésus ce qui concerne la vocation des apôtres ; j’admets que c’est à l’école de Jean-Baptiste que Jésus s’attacha les premiers disciples dont le nom est resté célèbre ; je pense que les principaux apôtres avaient été disciples de Jean-Baptiste avant de l’être de Jésus, et j’explique par là l’importance que toute la première génération chrétienne accorde à Jean-Baptiste. Si, comme le veut la savante école hollandaise, cette importance était en partie factice et conçue presque uniquement pour appuyer le rôle de Jésus sur une autorité incontestée, pourquoi eût-on choisi Jean-Baptiste, homme qui n’eut une grande réputation que dans la famille chrétienne ? Le vrai, selon moi, est que Jean-Baptiste n’était pas seulement pour les disciples de Jésus un simple garant, mais qu’il était pour eux un premier maître, dont ils rattachaient indissolublement le souvenir aux commencements mêmes de la mission de Jésus[8]. Un fait d’importance majeure, le baptême conservé par le christianisme comme l’introduction obligée à la vie nouvelle, est une marque d’origine qui atteste encore d’une façon visible que le christianisme fut d’abord une branche détachée de l’école de Jean-Baptiste.

Le quatrième Évangile se bornerait donc à ce premier chapitre, qu’il faudrait le définir « un fragment composé de traditions ou de souvenirs écrits tard et engagés dans une théologie fort éloignée de l’esprit évangélique primitif, une page de biographie légendaire, où l’auteur accepte les faits traditionnels, les transforme souvent, mais n’invente rien ». Si l’on parle de biographie a priori, c’est bien plutôt dans les synoptiques que je trouve une biographie de cette sorte. Ce sont les synoptiques qui font naître Jésus à Bethléhem, qui le font aller en Égypte, qui lui amènent les mages, etc., pour les besoins de la cause. C’est Luc qui crée ou admet des personnages qui n’ont peut-être jamais existé[9]. Les prophéties messianiques, en particulier, préoccupent notre auteur moins que les synoptiques, et produisent chez lui moins de récits fabuleux. En d’autres termes, nous arrivons déjà, en ce qui concerne le quatrième Évangile, à la distinction du fond narratif et du fond doctrinal. Le premier se montre à nous comme pouvant être supérieur en certains points à celui des synoptiques ; mais le second est à une grande distance des vrais discours de Jésus, tels que les synoptiques et surtout Matthieu nous les ont conservés.

Une circonstance aussi nous frappe dès à présent. L’auteur veut que les deux premiers disciples de Jésus aient été André et un autre disciple. André gagne ensuite Pierre, son frère, lequel se trouve ainsi rejeté un peu dans l’ombre. Le second disciple n’est pas nommé. Mais, en comparant ce passage à d’autres que nous rencontrerons plus tard, on est amené à croire que ce disciple innomé n’est autre que l’auteur de l’Évangile, ou du moins celui que l’on veut faire passer pour l’auteur. Dans les derniers chapitres du livre, en effet, nous verrons le narrateur parler de lui-même avec un certain mystère, et, chose frappante, affecter encore de se mettre avant Pierre, tout en reconnaissant la supériorité hiérarchique de ce dernier. Remarquons aussi que, dans les synoptiques, la vocation de Jean est rattachée de très-près à celle de Pierre ; que, dans les Actes, Jean figure habituellement, comme compagnon de Pierre. Une double difficulté s’offre donc à nous. Car, si le disciple innomé est vraiment Jean, fils de Zébédée, on est amené à penser que Jean, fils de Zébédée, est l’auteur de notre Évangile ; supposer qu’un faussaire, voulant faire croire que l’auteur est Jean, ait eu l’attention de ne pas nommer Jean et de le désigner d’une façon énigmatique, c’est lui prêter un artifice assez bizarre. D’un autre côté, comprend-on que, si l’auteur réel de notre Évangile a commencé par être disciple de Jean-Baptiste, il parle de ce dernier d’une façon tellement peu historique que les Évangiles synoptiques sur ce point lui soient supérieurs ?

§ 4. Le paragraphe ii, 4-12, est un récit de miracle comme il s’en trouve tant dans les synoptiques. Il y a dans l’agencement du récit un peu plus de mise en scène, quelque chose de moins naïf ; néanmoins le fond n’a rien qui sorte de la couleur générale de la tradition. Les synoptiques ne parlent pas de ce miracle ; mais il est tout naturel que, dans la riche légende merveilleuse qui circulait, les uns connussent un trait, les autres un autre. L’explication allégorique, fondée principalement sur le verset 10, et d’après laquelle l’eau et le vin seraient l’ancienne et la nouvelle alliance, prête, je crois, à l’auteur une pensée qu’il n’avait pas. Le verset 11 prouve qu’aux yeux de ce dernier, tout le récit n’a qu’un but : manifester la puissance de Jésus. La mention de la petite ville de Cana et du séjour qu’y fait la mère de Jésus n’est pas à négliger. Si le miracle de l’eau changée en vin avait été inventé par l’auteur du quatrième Évangile, comme le supposent les adversaires de la valeur historique dudit Évangile, pourquoi ce trait ? Les versets 11 et 12 font une bonne suite de faits. Qu’importaient de pareilles circonstances topographiques à des chrétiens helléniques du iie siècle ? Les Évangiles apocryphes ne procèdent pas comme cela. Ils sont vagues, sans circonstances locales, faits par des gens et pour des gens qui ne se soucient pas de la Palestine. Ajoutons qu’ailleurs notre évangéliste parle encore de Cana de Galilée[10], petite ville tout à fait obscure. Pourquoi s’être plu à créer après coup une célébrité à cette bourgade, dont certes les chrétiens demi-gnostiques d’Asie Mineure devaient peu se souvenir ?

§ 5. Ce qui suit à partir du verset 13 est d’un haut intérêt et constitue pour notre Évangile un triomphe décisif. Selon les synoptiques, Jésus, depuis le commencement de sa vie publique, ne fait qu’un voyage à Jérusalem. Le séjour de Jésus en cette ville dure peu de jours, après lesquels il est mis à mort. Cela souffre d’énormes difficultés que je ne répète pas ici, les ayant touchées dans la « Vie de Jésus ». Quelques semaines (en supposant que l’intention des synoptiques aille jusqu’à prêter cette durée à l’intervalle qui s’écoule entre l’entrée triomphale et la mort) ne suffisent pas pour tout ce que Jésus dut faire à Jérusalem[11]. Beaucoup des circonstances placées par les synoptiques en Galilée, surtout les luttes avec les pharisiens, n’ont guère de sens qu’à Jérusalem. Tous les événements qui suivent la mort de Jésus prouvent que sa secte avait de fortes racines à Jérusalem. Si les choses s’étaient passées comme le veulent Matthieu et Marc, le christianisme se fût surtout développé en Galilée. Des transplantés depuis quelques jours n’eussent pas choisi Jérusalem pour leur capitale[12]. Saint Paul n’a pas un souvenir pour la Galilée ; pour lui, la religion nouvelle est née à Jérusalem. Le quatrième Évangile, qui admet plusieurs voyages et de longs séjours de Jésus dans la capitale, paraît donc bien plus dans le vrai. Luc semble ici avoir une secrète harmonie avec notre écrivain, ou plutôt flotter entre deux systèmes opposés[13]. Cela est très-important ; car nous relèverons bientôt d’autres circonstances où Luc côtoie l’auteur du quatrième Évangile et semble avoir eu connaissance des mêmes traditions.

Mais voici qui est bien frappant. La première circonstance des séjours à Jérusalem rapportée par notre Évangile est aussi rapportée par les synoptiques et placée par eux presque à la veille de la mort de Jésus. C’est la circonstance des vendeurs chassés du temple. Est-ce à un Galiléen, au lendemain de son arrivée à Jérusalem, qu’on peut attribuer avec vraisemblance un tel acte, qui pourtant dut avoir quelque réalité, puisqu’il est rapporté par les quatre textes ? Dans l’agencement chronologique du récit, l’avantage appartient tout entier à notre auteur. Il est évident que les synoptiques ont accumulé sur les derniers jours des circonstances que leur fournissait la tradition et qu’ils ne savaient pas où placer.

Maintenant, se pose une question qu’il est temps d’éclaircir. Déjà nous avons trouvé notre évangéliste possédant beaucoup de traditions en commun avec les synoptiques (le rôle de Jean-Baptiste, la colombe du baptême, l’étymologie du nom de Céphas, les noms de trois au moins des apôtres, les vendeurs chassés). Notre évangéliste puise-t-il cela dans les synoptiques ? Non, puisque sur ces circonstances mêmes il présente avec eux des différences importantes. D’où lui viennent donc ces récits communs ? De la tradition évidemment, ou de ses souvenirs. Mais que veut dire cela, sinon que l’auteur nous a légué une version originale de la vie de Jésus, que cette vie doit être mise tout d’abord sur le même pied que les autres biographies de Jésus, sauf ensuite à se décider dans le détail par des motifs de préférence ? Un inventeur a priori d’une vie de Jésus, ou bien n’aurait rien de commun avec les synoptiques, ou bien les paraphraserait comme font les apocryphes. L’intention symbolique et dogmatique serait chez lui bien plus sensible. Tout dans ses récits aurait un sens et une intention. Il n’y aurait pas de ces circonstances indifférentes, désintéressées en quelque sorte, qui abondent dans notre récit. Rien ne ressemble moins à la biographie d’un éon ; ce n’est pas ainsi que l’Inde écrit ses vies de Krischna, raconte les incarnations de Vischnou. Un exemple de ce genre de composition, dans les premiers siècles de notre ère, c’est la Pisté Sophia attribuée à Valentin[14]. Là, rien de réel, tout est vraiment symbolique et idéal. J’en dirai autant de « l’Évangile de Nicodème », composition artificielle, toute fondée sur des métaphores. De notre texte à de pareilles amplifications il y a un abîme, et, s’il fallait à tout prix trouver l’analogue de ces amplifications parmi les Évangiles canoniques, ce serait dans les synoptiques bien plus que dans notre Évangile qu’il faudrait le chercher.

§ 6. Suit (ii, 18 et suiv.) un autre incident, dont la relation avec le récit des synoptiques n’est pas moins remarquable. Ceux-ci, ou du moins Matthieu et Marc, rapportent, à propos du procès de Jésus et de l’agonie sur le Golgotha, un mot que Jésus aurait prononcé et qui aurait été l’une des causes principales de sa condamnation : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours. » Les synoptiques ne disent pas que Jésus eût tenu ce propos ; au contraire, ils traitent cela de faux témoignage. Notre évangéliste raconte que Jésus prononça en effet le mot incriminé. A-t-il pris ce mot dans les synoptiques ? C’est peu probable ; car il en donne une version différente et même une explication allégorique (v. 21-22), que ne connaissent pas les synoptiques. Il semble donc qu’il tenait ici une tradition originale, plus originale même que celle des synoptiques, puisque ceux-ci ne citent pas directement le mot de Jésus, et n’en rapportent que l’écho. Il est vrai qu’en plaçant ce mot deux ans avant la mort de Jésus, le rédacteur du quatrième Évangile obéit à une idée qui ne semble pas des plus heureuses.

Remarquez le trait d’histoire juive du v. 20 ; il est d’assez bon aloi et suffisamment d’accord avec Josèphe[15].

§ 7. Les versets ii, 23-25 seraient plutôt défavorables à notre texte ; ils sont lents, froids, traînants ; ils sentent l’apologiste, le polémiste. Ils prouvent une rédaction réfléchie et bien postérieure à celle des synoptiques.

§ 8. Voici maintenant l’épisode de Nicodème (iii, 1-21). Je sacrifie naturellement toute la conversation de Jésus avec ce pharisien. C’est un morceau de théologie apostolique et non évangélique. Une telle conversation n’aurait pu être racontée que par Jésus ou par Nicodème. Les deux hypothèses sont également invraisemblables. À partir du v. 12, d’ailleurs, l’auteur oublie le personnage qu’il a mis en scène, et se lance dans un développement général adressé à tous les juifs. C’est ici que nous voyons poindre un des caractères essentiels de notre écrivain, son goût pour les entretiens théologiques, sa tendance à rattacher de tels entretiens à des circonstances plus ou moins historiques. Les morceaux de ce genre ne nous apprennent rien de plus sur la doctrine de Jésus que les dialogues de Platon sur la pensée de Socrate. Ce sont des compositions artificielles, non traditionnelles. On peut encore les comparer aux harangues que les historiens anciens ne se font nul scrupule de prêter à leurs héros. Ces discours sont fort éloignés du style de Jésus et de ses idées ; au contraire, ils offrent une similitude complète avec la théologie du prologue (i, 1-14), où l’auteur parle en son propre nom. La circonstance à laquelle l’auteur rattache cet entretien est-elle historique ou est-elle de son invention ? C’est ce qu’il est difficile de dire. J’incline cependant pour le premier parti ; car le fait est rappelé plus bas (xix, 39), et Nicodème est mentionné ailleurs (vii, 50 et suiv.). Je suis porté à croire que Jésus eut en réalité des relations avec un personnage considérable de ce nom, et que l’auteur de notre Évangile, qui savait cela, a choisi Nicodème, comme Platon a choisi Phédon ou Alcibiade, pour interlocuteur d’un de ses grands dialogues théoriques.

§ 9. Les v. 22 et suiv. jusqu’au v. 2 du chap. iv nous transportent, selon moi, en pleine histoire. Ils nous montrent de nouveau Jésus près de Jean-Baptiste, mais cette fois avec une troupe de disciples autour de lui. Jésus baptise comme Jean, attire la foule plus que ce dernier et a de plus grands succès que lui. Les disciples baptisent comme leur maître, et une jalousie, à laquelle les deux chefs de secte restent supérieurs, s’allume entre leurs écoles. Ceci est extrêmement remarquable, car les synoptiques n’ont rien de pareil. Pour moi, je trouve cet épisode très-vraisemblable. Ce qu’il a d’inexpliqué en certains détails est loin d’infirmer la valeur historique de l’ensemble. C’étaient là des choses qu’on entendait à demi-mot et qui vont bien dans l’hypothèse de mémoires personnels écrits pour un cercle réduit. De telles obscurités, au contraire, ne s’expliquent pas dans un ouvrage composé uniquement en vue de faire prévaloir certaines idées. Ces idées perceraient partout ; il n’y aurait pas tant de circonstances singulières et sans signification apparente. La topographie, d’ailleurs, a ici de la précision (v. 22-23). On ignore, il est vrai, où était Salim ; mais Αἰνών est un trait de lumière. C’est le mot Ænawan, pluriel chaldéen de Aïn ou Æn, « fontaine ». Comment voulez-vous que des sectaires hellénistes d’Éphèse eussent deviné cela ? Ils n’eussent nommé aucune localité, ou ils en eussent nommé une très-connue, ou ils eussent forgé un mot impossible sous le rapport de l’étymologie sémitique. Le trait du v. 24 a aussi de la justesse et de la précision. Le v. 25, dont la liaison avec ce qui précède et ce qui suit ne se voit pas bien, écarte l’idée d’une composition artificielle. On dirait que nous avons ici des notes mal rédigées, de vieux souvenirs décousus, mais par moments d’une grande lucidité. Quoi de plus naïf que la pensée du v. 26 répétée au v. 1 du chap. iv ? Les v. 27-36 sont d’un tout autre caractère. L’auteur retombe dans ses discours, auxquels il est impossible d’attribuer aucun caractère d’authenticité. Mais le v. 1 du ch. iv est de nouveau d’une rare transparence, et quant au v. 2, il est capital. L’auteur, se repentant en quelque sorte de ce qu’il a écrit, et craignant qu’on ne tire de mauvaises conséquences de son récit, au lieu de le biffer, insère une parenthèse en flagrante contradiction avec ce qui précède. Il ne veut plus que Jésus ait baptisé ; il prétend que ce furent seulement ses disciples qui baptisèrent. Mettons que le v. 2 ait été ajouté plus tard. Il en restera toujours que le récit iii, 22 et suiv. n’est nullement un morceau de théologie a priori, puisqu’au contraire le théologien a priori prend la plume au v. 2 pour contredire ce récit et lui ôter ce qu’il pouvait avoir d’embarrassant.

§ 10. Nous arrivons à l’entrevue de Jésus et de la Samaritaine et à la mission chez les Samaritains (iv, 1-42). Luc connaît cette mission[16] qui probablement fut réelle. Ici pourtant, la théorie de ceux qui ne voient dans notre Évangile qu’une série de fictions destinées à amener des exposés de principes pourrait s’appliquer. Les détails du dialogue sont évidemment fictifs. D’un autre côté, la topographie des v. 3-6 est satisfaisante. Un juif de Palestine ayant passé souvent à l’entrée de la vallée de Sichem a pu seul écrire cela. Les versets 5-6 ne sont pas exacts ; mais la tradition qui y est mentionnée a pu venir de Gen., xxxiii, 19 ; xlviii, 22 ; Jos., xxiv, 32. L’auteur semble employer un jeu de mots (Sichar pour Sichem[17]), par lequel les juifs croyaient déverser sur les Samaritains une amère ironie[18]. Je ne pense pas qu’on se fût si fort soucié à Éphèse de la haine qui divisait les Juifs et les Samaritains, et de l’interdit réciproque qui existait entre eux (v. 9). Les allusions qu’on a voulu voir dans les versets 16-18 à l’histoire religieuse de la Samarie me paraissent forcées. Le v. 22 est capital. Il coupe en deux le mot admirable : « Femme, crois-moi, le temps est venu… » et exprime une pensée tout opposée. C’est là, ce semble, une correction analogue au v. 2 de ce même chapitre, où, soit l’auteur, soit un de ses disciples, corrige une pensée qu’il trouve dangereuse ou trop hardie. En tout cas, ce verset est profondément empreint des préjugés juifs. Je ne le comprends plus, s’il a été écrit vers l’an 130 ou 150 dans la fraction du christianisme la plus détachée du judaïsme. Le v. 35 est exactement dans le style des synoptiques et des vraies paroles de Jésus. Reste le mot splendide (v. 21-23, en omettant 22). Il n’y a pas d’authenticité rigoureuse pour de tels mots. Comment admettre que Jésus ou la Samaritaine aient raconté la conversation qu’ils avaient eue ensemble ? La manière de narrer des Orientaux est essentiellement anecdotique ; tout se traduit pour eux en faits précis et palpables. Nos phrases générales exprimant une tendance, un état général, leur sont inconnues. C’est donc ici une anecdote qu’il ne faut pas admettre plus à la lettre que toutes les anecdotes de l’histoire. Mais l’anecdote a souvent sa vérité. Si Jésus n’a jamais prononcé ce mot divin, le mot n’en est pas moins de lui, le mot n’eût pas existé sans lui. Je sais que, dans les synoptiques, il y a souvent des principes tout contraires, des circonstances où Jésus traite les non-juifs avec beaucoup de dureté. Mais il y en a d’autres aussi où l’esprit de largeur qui règne en ce chapitre de Jean se retrouve[19]. Il faut choisir. C’est dans ces derniers passages que je vois la vraie pensée de Jésus. Les autres sont, selon moi, des taches, des lapsus provenant de disciples médiocrement capables de comprendre leur maître et trahissant sa pensée.

§ 11. Les v. 43-45 du ch. iv ont quelque chose qui étonne. L’auteur veut que ce soit à Jérusalem, à l’époque des fêtes, que Jésus ait fait ses grandes démonstrations. Il semble que ce soit là chez lui un système. Mais ce qui prouve qu’un tel système, bien qu’erroné, se rattachait à des souvenirs, c’est qu’il l’appuie (v. 44) d’une parole de Jésus que les synoptiques rapportent aussi, et qui a un haut caractère d’authenticité.

§ 12. Au v. 16, rappel de la petite ville de Cana, qui ne s’expliquerait pas dans une composition artificielle et uniquement dogmatique. Puis (v. 46-54), un miracle de guérison, fort analogue à ceux qui remplissent les synoptiques, et qui répond, avec des variantes, à celui qui est raconté dans Matth., viii, 5 et suiv., et dans Luc, vii, 1 et suiv. Ceci est très-remarquable ; car ceci prouve que l’auteur n’imagine pas ses miracles à plaisir, qu’en les racontant il suit une tradition. En somme, sur les sept miracles qu’il mentionne, il n’y en a que deux (les noces de Cana et la résurrection de Lazare) dont il n’y ait pas de trace dans les synoptiques. Les cinq autres s’y retrouvent avec des différences de détail.

§ 13. Le ch. v fait un morceau à part. Ici, les procédés de l’auteur se montrent à nu. Il raconte un miracle qui est censé s’être passé à Jérusalem avec des traits de mise en scène destinés à rendre le prodige plus frappant, et il saisit cette occasion pour placer de longs discours dogmatiques et polémiques contre les Juifs. L’auteur invente-t-il le miracle ou le prend-il dans la tradition ? S’il l’invente, on doit admettre au moins qu’il avait habité Jérusalem, car il connaît bien la ville (v. 2 et suiv.). Il n’est pas question ailleurs de Bethesda ; mais, pour avoir inventé ce nom et les circonstances qui s’y rapportent, l’auteur du quatrième Évangile aurait dû savoir l’hébreu, ce que les adversaires de notre Évangile n’admettent pas. Il est plus probable qu’il prend le fond de son récit dans la tradition ; ce récit présente, en effet, de notables parallélismes avec Marc[20]. Une partie de la communauté chrétienne attribuait donc à Jésus des miracles qui étaient censés s’être passés à Jérusalem. Voilà qui est extrêmement grave. Que Jésus ait acquis un grand renom de thaumaturge dans un pays simple, rustique, favorablement disposé comme la Galilée, cela est tout naturel. Ne se fût-il pas une seule fois prêté à l’exécution d’actes merveilleux, ces actes se seraient faits malgré lui. Sa réputation de thaumaturge se serait répandue indépendamment de toute coopération de sa part et à son insu. Le miracle s’explique de lui-même devant un public bienveillant ; c’est alors en réalité le public qui le fait. Mais, devant un public malveillant, la question est toute changée. Cela s’est bien vu dans la recrudescence de miracles qui eut lieu il y a cinq ou six ans en Italie. Les miracles qui se produisaient dans les États romains réussissaient ; au contraire, ceux qui osaient poindre dans les provinces italiennes, soumis de suite à une enquête, s’arrêtaient vite. Ceux qu’on prétendait avoir été guéris avouaient n’avoir jamais été malades. Les thaumaturges eux-mêmes, interrogés, déclaraient qu’ils n’y comprenaient rien, mais que, le bruit de leurs miracles s’étant répandu, ils avaient cru en faire. En d’autres termes, pour qu’un miracle réussisse, un peu de complaisance est nécessaire. Les assistants n’y aidant pas, il faut que les acteurs y aident ; en sorte que, si Jésus a fait des miracles à Jérusalem, nous arrivons à des suppositions pour nous très-choquantes. Réservons notre jugement ; car nous aurons bientôt à traiter d’un miracle hiérosolymite autrement important que celui dont il s’agit ici, et lié bien plus intimement aux événements essentiels de la vie de Jésus.

§ 14. Ch. vi, 1-14 : Miracle galiléen cette fois encore identique à l’un de ceux qui sont rapportés par les synoptiques ; il s’agit de la multiplication des pains. Il est clair que c’est là un de ces miracles que, du vivant de Jésus, on lui attribua. C’est un miracle auquel une circonstance réelle donna lieu. Rien de plus facile que d’imaginer une telle illusion dans des consciences crédules, naïves et sympathiques. « Pendant que nous étions avec lui, nous n’avons eu ni faim ni soif ; » cette phrase bien simple devint un fait merveilleux qu’on racontait avec toute sorte d’amplifications. Le récit, comme toujours, vise dans notre texte un peu plus à l’effet que dans les synoptiques. En ce sens, il est d’un aloi inférieur. Mais le rôle qu’y joue l’apôtre Philippe est à noter. Philippe est particulièrement connu de l’auteur de notre Évangile (comp. i, 43 et suiv. ; xii, 21 et suiv.). Or, Philippe résida à Hiérapolis en Asie Mineure, où Papias connut ses filles[21]. Tout cela se raccorde assez bien. On peut dire que l’auteur a pris ce miracle dans les synoptiques ou dans une source analogue, et qu’il se l’approprie à sa guise. Mais comment le trait qu’il y ajoute s’harmoniserait-il si bien avec ce que nous savons d’ailleurs, si ce trait ne venait d’une tradition directe ?

§ 15. Au moyen de liaisons évidemment artificielles et qui prouvent bien que tous ces souvenirs (si souvenir il y a) ont été écrits fort tard, l’auteur amène une série étrange de miracles et de visions (vi, 16 et suiv.). Pendant une tempête, Jésus apparaît sur les flots, semble marcher sur la mer ; la barque elle-même est miraculeusement transportée. Ce miracle se retrouve chez les synoptiques[22]. Nous sommes donc encore ici dans la tradition et nullement dans la fantaisie individuelle. Le v. 23 fixe les lieux, établit un rapport entre ce miracle et celui de la multiplication des pains, et semble prouver que ces récits miraculeux doivent être mis dans la classe des miracles qui ont une base historique. Le prodige que nous discutons en ce moment correspond probablement à quelque hallucination que les compagnons de Jésus eurent sur le lac, et en vertu de laquelle ils crurent, dans un moment de danger, voir leur maître venir à leur secours. L’idée à laquelle on se laissait aller, que son corps était léger comme un esprit[23], donnait créance à cela. Nous retrouverons bientôt (ch. xxi) une autre tradition fondée sur des imaginations analogues.

§ 16. Les deux miracles qui précèdent servent à amener une prédication des plus importantes, que Jésus est censé avoir faite dans la synagogue de Capharnahum. Cette prédication se rapporte évidemment à un ensemble de symboles très-familiers à la plus antique communauté chrétienne, symboles où le Christ était présenté comme le pain du croyant. J’ai déjà dit que les discours du Christ dans notre Évangile sont presque tous des ouvrages artificiels, et celui-ci peut certes être du nombre. Je reconnaîtrai, si l’on veut, que ce morceau a plus d’importance pour l’histoire des idées eucharistiques au ier siècle que pour l’exposé même des idées de Jésus. Cependant, cette fois encore, je crois, notre Évangile nous fournit un trait de lumière. Selon les synoptiques, l’institution de l’eucharistie ne remonterait pas au delà de la dernière soirée de Jésus. Il est clair que très-anciennement on crut cela, et c’était la doctrine de saint Paul[24]. Mais pour admettre que ce soit vrai, il faut supposer que Jésus savait avec la dernière précision le jour où il mourrait, ce que nous ne pouvons accorder. Les usages d’où est sortie l’eucharistie remontaient donc au delà de la dernière cène, et je crois que notre Évangile est parfaitement dans le vrai, en omettant le récit sacramentel à la soirée du jeudi, et en semant les idées eucharistiques dans le courant même de la vie de Jésus. Le récit eucharistique, dans ce qu’il a d’essentiel, n’est au fond que la reproduction de ce qui se passe à tout repas juif[25]. Ce n’est pas une fois, c’est cent fois que Jésus a dû bénir le pain, le rompre, le distribuer, et bénir la coupe. Je ne prétends nullement que les paroles prêtées à Jésus par le quatrième évangéliste soient textuelles. Mais les traits précis fournis par les versets 60 et suiv., 68, 70-71 ont un caractère original. Nous remarquerons encore plus tard la haine particulière de notre auteur contre Juda de Kerioth. Certes, les synoptiques ne sont pas tendres pour ce dernier. Mais la haine est, dans le quatrième narrateur, plus réfléchie, plus personnelle ; elle revient à deux ou trois endroits, avant le récit de la trahison ; elle cherche à accumuler sur la tête du coupable des griefs dont les autres évangélistes ne parlent pas.

§ 17. Les versets vii, 1-10 sont un petit trésor historique. La mauvaise humeur sournoise des frères de Jésus, les précautions que celui-ci est obligé de prendre, y sont exprimées avec une admirable naïveté. C’est ici que l’explication symbolique et dogmatique est complétement en défaut. Quelle intention dogmatique ou symbolique trouver en ce petit passage, qui est plutôt propre à faire naître l’objection qu’à servir les besoins de l’apologétique chrétienne ? Pourquoi un écrivain dont l’unique devise eût été : Scribitur ad probandum, eût-il imaginé ce détail bizarre ? Non, non ; ici l’on peut dire hautement : Scribitur ad narrandum. C’est là un souvenir original, de quelque part qu’il vienne et quelle que soit la plume qui l’a écrit. Comment dire après cela que les personnages de notre Évangile sont des types, des caractères, et non des êtres historiques en chair et en os ? Ce sont bien plutôt les synoptiques qui ont le tour idyllique et légendaire ; comparé à eux, le quatrième Évangile a les allures de l’histoire et du récit qui vise à être exact.

§ 18. Suit une dispute (vii, 11 et suiv.) entre Jésus et les juifs, à laquelle j’attache peu de prix. Les scènes de ce genre durent être fort nombreuses. Le genre d’imagination de notre auteur s’impose très-fortement à tout ce qu’il raconte ; de tels tableaux doivent être chez lui médiocrement vrais de couleur. Les discours mis dans la bouche de Jésus sont conformes au style ordinaire de notre écrivain. L’intervention de Nicodème (v. 50 et suiv.) peut seule en tout ceci avoir une valeur historique. Le v. 52 a prêté à des objections. Ce verset, dit-on, renferme une erreur que ni Jean ni même un juif n’auraient commise. L’auteur pouvait-il ignorer que Jonas et Nahum étaient nés en Galilée ? Oui certes, il pouvait l’ignorer ; ou du moins il pouvait n’y pas songer. Les évangélistes et en général les écrivains du Nouveau Testament, saint Paul excepté, ont des connaissances historiques et exégétiques fort incomplètes. En tout cas, ils écrivaient de mémoire et ne se souciaient pas d’être exacts.

§ 19. Le récit de la femme adultère laisse place à de grands doutes critiques. Ce passage manque dans les meilleurs manuscrits ; je crois cependant qu’il faisait partie du texte primitif. Les données topographiques des versets 1 et 2 ont de la justesse. Rien dans le morceau ne fait disparate avec le style du quatrième Évangile. Je pense que c’est par un scrupule déplacé, venu à l’esprit de quelques faux rigoristes, sur la morale en apparence relâchée de l’épisode, qu’on aura coupé ces lignes qui pourtant, vu leur beauté, se seront sauvées, en s’attachant à d’autres parties des textes évangéliques. En tout cas, si le trait de la femme adultère ne faisait pas partie d’abord du quatrième Évangile, il est sûrement de tradition évangélique. Luc le connaît, quoique dans un autre agencement[26]. Papias[27] semble avoir lu une histoire analogue dans l’Évangile selon les Hébreux. Le mot : « Que celui d’entre vous qui est sans péché… » est si parfaitement dans le tour d’esprit de Jésus, il répond si bien à d’autres traits des synoptiques, qu’on est tout à fait autorisé à le considérer comme étant authentique dans la même mesure que les mots des synoptiques. On comprend, en tout cas, beaucoup mieux qu’un tel passage ait été retranché qu’ajouté.

§ 20. Les disputes théologiques qui remplissent le reste du ch. viii sont sans valeur pour l’histoire de Jésus. Évidemment, l’auteur prête à Jésus ses propres idées, sans s’appuyer sur aucune source ni sur aucun souvenir direct. Comment, dira-t-on, un disciple immédiat ou un traditioniste se rattachant directement à un apôtre ont-ils pu altérer ainsi la parole du maître ? Mais Platon était bien disciple immédiat de Socrate, et cependant il ne se fait aucun scrupule de lui attribuer des discours fictifs. Le « Phédon » contient des renseignements historiques de la plus haute vérité et des discours qui n’ont aucune authenticité. La tradition des faits se conserve bien mieux que celle des discours. Une école chrétienne active, parcourant rapidement le cercle des idées, devait, en cinquante ou soixante ans, modifier totalement l’image qu’on se faisait de Jésus, tandis qu’elle pouvait se souvenir, beaucoup mieux que toutes les autres, de certaines particularités et de la contexture générale de la biographie du réformateur. Au contraire, les simples et douces familles chrétiennes de la Batanée chez lesquelles s’est formée la collection des Λόγια, — petits comités, très-purs, très-honnêtes, d’ébionim (pauvres de Dieu), restés bien fidèles aux enseignements de Jésus, ayant gardé pieusement le dépôt de sa parole, formant un petit monde dans lequel il y avait peu de mouvement d’idées, — pouvaient à la fois avoir très-bien conservé le timbre de la voix du maître, et être fort mal renseignées sur des circonstances biographiques auxquelles elles tenaient peu. La distinction que nous indiquons ici se reproduit, du reste, en ce qui concerne le premier Évangile. Cet Évangile est sûrement celui qui nous rend le mieux les discours de Jésus, et cependant, pour les faits, il est plus inexact que le second. C’est en vain qu’on allègue l’unité de rédaction du quatrième Évangile. Cette unité, je la reconnais ; mais une composition rédigée par une seule main peut renfermer des données de valeur fort inégale. La Vie de Mahomet par Ibn-Hischâm est parfaitement une, et pourtant il y a dans cette Vie des choses que nous admettons, d’autres que nous n’admettons pas.

§ 21. Les chapitres ix et x, jusqu’au v. 21 de ce dernier, forment un paragraphe commençant par un nouveau miracle hiérosolymite, celui de l’aveugle-né, où l’intention de relever la force démonstrative du prodige se fait sentir d’une manière plus fatigante que partout ailleurs. On sent néanmoins une connaissance assez précise de la topographie de Jérusalem (v. 7) ; l’explication de Σιλωάμ est assez bonne. Impossible de prétendre que ce miracle soit sorti de l’imagination symbolique de notre auteur ; car il se retrouve en Marc (viii, 22 et suiv.), avec une coïncidence portant sur un trait minutieux et bizarre (comp. Jean, ix, 6 ; et Marc, viii, 23). Dans les discussions et les discours qui suivent, je reconnais qu’il serait dangereux de chercher un écho de la pensée de Jésus. Un trait essentiel de notre auteur, qui sort dès à présent avec évidence, c’est sa façon de prendre un miracle pour point de départ de longues démonstrations. Ses miracles sont des miracles raisonnés, commentés. Cela n’a pas lieu dans les synoptiques. La théurgie de ces derniers est d’une parfaite naïveté ; ils ne reviennent jamais sur leurs pas pour tirer parti des merveilles qu’ils ont racontées. La théurgie du quatrième Évangile, au contraire, est réfléchie, présentée avec des artifices d’exposition visant à convaincre, et exploitée en faveur de certaines prédications dont l’auteur fait suivre le récit de ses prodiges. Si notre Évangile se bornait à de tels morceaux, l’opinion qui y voit une simple thèse de théologie serait parfaitement fondée.

§ 22. Mais il s’en faut qu’il se borne à cela. À partir du v. 22 du ch. x, nous rentrons dans des détails de topographie d’une rigoureuse précision, qu’on ne s’explique guère si l’on soutient qu’à aucun degré notre Évangile ne renferme de tradition palestinienne. Je sacrifie toute la dispute des versets 24-39. Le voyage de Pérée, indiqué v. 40, paraît au contraire historique. Les synoptiques connaissent ce voyage, auquel ils rattachent les divers incidents de Jéricho.

§ 23. Voici maintenant un passage très-important (xi, 1-45). Il s’agit d’un miracle, mais d’un miracle qui tranche sur les autres et se produit dans des circonstances à part. Tous les autres miracles présentés comme ayant eu de l’éclat se passent à propos d’individus obscurs et qui ne figurent plus ensuite dans l’histoire évangélique. Ici le miracle se passe au sein d’une famille connue[28], et que l’auteur de notre Évangile en particulier, s’il est sincère, paraît avoir pratiquée. Les autres miracles sont de petits rouages à part, destinés à prouver par leur nombre la mission divine du maître, mais sans conséquence pris isolément, puisqu’il n’en est pas un seul qu’on rappelle une fois qu’il est passé ; nul d’entre eux ne fait partie intégrante de la vie de Jésus. On peut les traiter tous en bloc comme je l’ai fait dans mon ouvrage, sans ébranler l’édifice ni rompre la suite des événements. Le miracle dont il s’agit ici, au contraire, est engagé profondément dans le récit des dernières semaines de Jésus, tel que le donne notre Évangile. Or nous verrons que c’est justement pour le récit de ces dernières semaines que notre texte brille d’une supériorité tout à fait incontestable. Ce miracle fait donc à lui seul une classe à part ; il semble au premier coup d’œil qu’il doive compter parmi les événements de la Vie de Jésus. Ce n’est pas le menu détail du récit qui me frappe. Les deux autres miracles hiérosolymites de Jésus dont parle l’auteur du quatrième Évangile sont racontés de même. Toutes les circonstances de la résurrection de Lazare pourraient être le fruit de l’imagination du narrateur, il serait prouvé que toutes ces circonstances ont été combinées en vue de l’effet, selon la constante habitude que nous avons remarquée chez notre écrivain, que le fait principal n’en resterait pas moins exceptionnel dans l’histoire évangélique. Le miracle de Béthanie est aux miracles galiléens ce que les stigmates de François d’Assise sont aux autres miracles du même saint. M. Karl Hase a composé une vie exquise du christ ombrien sans insister en particulier sur aucun de ces derniers ; mais il a bien vu qu’il n’eût pas été biographe sincère s’il ne se fût appesanti sur les stigmates ; il y consacre un long chapitre, laissant place à toute sorte de conjectures et de suppositions.

Parmi les miracles dont les quatre rédactions de la vie de Jésus sont semées, une distinction se fait d’elle-même. Les uns sont purement et simplement des créations de la légende. Rien dans la vie réelle de Jésus n’y a donné lieu. Ils sont le fruit de ce travail d’imagination qui se produit autour de toutes les renommées populaires. D’autres ont eu pour cause des faits réels. Ce n’est pas arbitrairement que la légende a prêté à Jésus des guérisons de possédés. Sans nul doute, plus d’une fois, Jésus crut opérer de telles cures. La multiplication des pains, plusieurs guérisons de maladies, peut-être certaines apparitions, doivent être mises dans la même catégorie. Ce ne sont pas là des miracles éclos de la pure imagination ; ce sont des miracles conçus à propos d’incidents réels grossis ou transfigurés. Écartons absolument une idée fort répandue, d’après laquelle un témoin oculaire ne rapporte pas de miracles. L’auteur des derniers chapitres des Actes est sûrement un témoin oculaire de la vie de saint Paul ; or, cet auteur raconte des miracles qui ont dû se passer devant lui[29]. Mais que dis-je ! Saint Paul lui-même nous parle de ses miracles et fonde là-dessus la vérité de sa prédication[30]. Certains miracles étaient permanents dans l’Église et en quelque sorte de droit commun[31]. « Comment, dit-on, se prétendre témoin oculaire quand on raconte des choses qui n’ont pu être entendues ni vues ? » Mais alors les tres socii n’ont pas connu saint François d’Assise, car ils racontent une foule de choses qui n’ont pu être vues ni entendues.

Dans quelle catégorie faut-il placer le miracle que nous discutons en ce moment ? Quelque fait réel, exagéré, embelli, y a-t-il donné occasion ? Ou bien n’a-t-il aucune réalité d’aucune sorte ? Est-ce une pure légende, une invention du narrateur ? Ce qui complique la difficulté, c’est que le troisième Évangile, celui de Luc, nous offre ici les consonnances les plus étranges. Luc, en effet, connaît Marthe et Marie[32] ; il sait même qu’elles ne sont pas de Galilée : en somme, il les connaît sous un jour fort analogue à celui sous lequel ces deux personnes figurent dans le quatrième Évangile. Marthe, dans ce dernier texte, joue le rôle de servante (διηκόνει) ; Marie, le rôle de personne ardente, empressée. On sait l’admirable petit épisode que Luc a tiré de là. Que si nous comparons les passages de Luc et du quatrième Évangile, c’est évidemment le quatrième Évangile qui joue ici le rôle d’original, non que Luc, ou l’auteur quel qu’il soit du troisième Évangile, ait lu le quatrième, mais en ce sens que nous trouvons dans le quatrième Évangile les données qui expliquent l’anecdote légendaire du troisième. Le troisième Évangile connaît-il aussi Lazare ? Après avoir longtemps refusé de l’admettre, je suis arrivé à croire que cela est très-probable. Oui, je pense maintenant que le Lazare de la parabole du riche n’est qu’une transformation de notre ressuscité[33]. Qu’on ne dise pas que, pour se métamorphoser ainsi, il a bien changé sur la route. Tout est possible en ce genre, puisque le repas de Marthe, Marie et Lazare, qui joue un si grand rôle dans le quatrième Évangile, et que les synoptiques placent chez un certain Simon le Lépreux, devient dans le troisième Évangile un repas chez Simon le Pharisien, où figure une pécheresse, laquelle, comme Marie dans notre Évangile, oint les pieds de Jésus et les essuie de ses cheveux. Quel fil tenir au milieu de ce labyrinthe inextricable de légendes brisées et remaniées ? Pour moi, j’admets la famille de Béthanie comme ayant réellement existé et comme ayant donné lieu dans certaines branches de la tradition chrétienne à un cycle de légendes. Une de ces données légendaires était que Jésus rappela à la vie le chef même de la famille. Certes, un tel « on dit » put prendre naissance après la mort de Jésus. Je ne regarde pas cependant comme impossible qu’un fait réel de la vie de Jésus y ait donné origine. Le silence des synoptiques à l’égard de l’épisode de Béthanie ne me frappe pas beaucoup. Les synoptiques savaient très-mal tout ce qui précéda immédiatement la dernière semaine de Jésus. Ce n’est pas seulement l’incident de Béthanie qui manque chez eux, c’est toute la période de la vie de Jésus à laquelle cet incident se rattache. On en revient toujours à ce point fondamental. Il s’agit de savoir lequel des deux systèmes est le vrai, de celui qui fait de la Galilée le théâtre de toute l’activité de Jésus, ou de celui qui fait passer à Jésus une partie de sa vie à Jérusalem.

Je n’ignore pas les efforts que fait ici l’explication symbolique. Le miracle de Béthanie signifie, d’après les doctes si profonds défenseurs de ce système, que Jésus est pour les croyants la résurrection et la vie au sens spirituel. Lazare est le pauvre, l’ébion ressuscité par le Christ de son état de mort spirituelle. C’est pour cela, c’est à la vue d’un réveil populaire qui devient inquiétant pour elles, que les classes officielles se décident à faire périr Jésus. Voilà le système dans lequel se reposent les meilleurs théologiens que l’Église chrétienne possède en notre siècle. Il est selon moi erroné. Notre Évangile est dogmatique, je le reconnais, mais il n’est nullement allégorique. Les écrits vraiment allégoriques des premiers siècles, l’Apocalypse, le Pasteur d’Hermas, la Pisté Sophia, ont une bien autre allure. Au fond, tout ce symbolisme est le pendant du mythisme de M. Strauss : expédients de théologiens aux abois, se sauvant par l’allégorie, le mythe, le symbole. Pour nous, qui ne cherchons que la pure vérité historique sans une ombre d’arrière-pensée théologique ou politique, nous devons être plus libres. Pour nous, tout cela n’est pas mythique, tout cela n’est pas symbolique ; tout cela est de l’histoire sectaire et populaire. Il y faut porter de grandes défiances, mais non un parti pris de commodes explications.

On allègue divers exemples. L’école alexandrine, telle que nous la connaissons par les écrits de Philon, exerça sans contredit une forte influence sur la théologie du siècle apostolique. Or, ne voyons-nous pas cette école pousser le goût du symbolisme jusqu’à la folie ? Tout l’Ancien Testament n’est-il pas devenu entre ses mains un prétexte à de subtiles allégories. Le Talmud et les Midraschim ne sont-ils pas remplis de prétendus renseignements historiques dénués de toute vérité et qu’on ne peut expliquer que par des vues religieuses ou par le désir de créer des arguments à une thèse ? Mais le cas n’est point le même pour le quatrième Évangile. Les principes de critique qu’il convient d’appliquer au Talmud et aux Midraschim ne peuvent être transportés à une composition tout à fait éloignée du goût des Juifs palestiniens. Philon voit des allégories dans les anciens textes ; il ne crée pas des textes allégoriques. Un vieux livre sacré existe ; l’interprétation plane de ce texte embarrasse ou ne suffit pas ; on y cherche des sens cachés, mystérieux, voilà ce dont les exemples abondent. Mais qu’on écrive un récit historique étendu avec l’arrière-pensée d’y cacher des finesses symboliques, qui n’ont pu être découvertes que dix-sept cents ans plus tard, voilà ce qui ne s’est guère vu. Ce sont les partisans de l’explication allégorique qui, dans ce cas, jouent le rôle des Alexandrins. Ce sont eux qui, embarrassés du quatrième Évangile, le traitent comme Philon traitait la Genèse, comme toute la tradition juive et chrétienne a traité le Cantique des cantiques. Pour nous, simples historiens, qui admettons tout d’abord : 1o qu’il ne s’agit ici que de légendes, en partie vraies, en partie fausses, comme toutes les légendes ; 2o que la réalité qui servit de fond à ces légendes fut belle, splendide, touchante, délicieuse, mais, comme toutes les choses humaines, fortement maculée de faiblesses qui nous révolteraient, si nous les voyions, pour nous, dis-je, il n’y a pas là de difficulté. Il y a des textes dont il s’agit de tirer le plus de vérité historique qu’il est possible ; voilà tout.

Ici se présente une autre question fort délicate. Dans les miracles de la seconde classe, dans ceux qui ont pour origine un fait réel de la vie de Jésus, ne se mêla-t-il pas quelquefois un peu de complaisance ? Je le crois, ou du moins je déclare que, s’il n’en fut pas ainsi, le christianisme naissant a été un événement absolument sans analogue. Cet événement a été le plus grand et le plus beau des faits du même genre ; mais il n’a pas échappé aux lois communes qui régissent les faits de l’histoire religieuse. Pas une seule grande création religieuse qui n’ait impliqué un peu de ce qu’on appellerait maintenant fraude. Les religions anciennes en étaient pleines[34]. Peu d’institutions dans le passé ont droit à plus de reconnaissance de notre part que l’oracle de Delphes, puisque cet oracle a éminemment contribué à sauver la Grèce, mère de toute science et de tout art. Le patriotisme éclairé de la Pythie ne fut pris qu’une ou deux fois en faute. Toujours elle fut l’organe des sages doués du sentiment le plus juste de l’intérêt grec. Ces sages, qui ont fondé la civilisation, ne se firent jamais scrupule de conseiller cette vierge censée inspirée des dieux. Moïse, si les traditions que nous avons sur son compte ont quelque chose d’historique, fit servir des événements naturels, tels que des orages, des fléaux fortuits, à ses desseins et à sa politique[35]. Tous les anciens législateurs donnèrent leurs lois comme inspirées par un dieu. Tous les prophètes, sans aucun scrupule, se firent dicter par l’Éternel leurs sublimes invectives. Le bouddhisme, plein d’un si haut sentiment religieux, vit de miracles permanents, qui ne peuvent se produire d’eux-mêmes. Le pays le plus naïf de l’Europe, le Tyrol, est le pays des stigmatisées, dont la vogue n’est possible qu’avec un peu de compérage. L’histoire de l’Église, si respectable à sa manière, est pleine de fausses reliques, de faux miracles. Y a-t-il eu un mouvement religieux plus naïf que celui de saint François d’Assise ? Et cependant toute l’histoire des stigmates est inexplicable sans quelque connivence de la part des compagnons intimes du saint[36].

« On ne prépare pas, me dit-on, de miracles frelatés, quand on croit en voir partout de vrais. » Erreur ! c’est quand on croit aux miracles, qu’on est entraîné sans s’en douter à en augmenter le nombre. Nous pouvons difficilement nous figurer, avec nos consciences nettes et précises, les bizarres illusions par lesquelles ces consciences obscures, mais puissantes, jouant avec le surnaturel, si j’ose le dire, glissaient sans cesse de la crédulité à la complaisance et de la complaisance à la crédulité. Quoi de plus frappant que la manie répandue à certaines époques d’attribuer aux anciens sages des livres apocryphes ? Les apocryphes de l’Ancien Testament, les écrits du cycle hermétique, les innombrables productions pseudépigraphes de l’Inde répondent à une grande élévation de sentiments religieux. On croyait faire honneur aux vieux sages en leur attribuant ces productions ; on se faisait leur collaborateur, sans songer qu’un jour viendrait où cela s’appellerait une fraude. Les auteurs de légendes du moyen âge, grossissant à froid sur leurs pupitres les miracles de leur saint, seraient aussi fort surpris de s’entendre appeler imposteurs.

Le xviiie siècle expliquait toute l’histoire religieuse par l’imposture. La critique de notre temps a totalement écarté cette explication. Le mot est impropre assurément ; mais dans quelle mesure les plus belles âmes du passé ont-elles aidé à leurs propres illusions ou à celles qu’on se faisait à leur sujet, c’est ce que notre âge réfléchi ne peut plus comprendre. Pour bien saisir cela, il faut avoir été en Orient. En Orient, la passion est l’âme de toute chose, et la crédulité n’a pas de bornes. On ne voit jamais le fond de la pensée d’un Oriental ; car souvent ce fond n’existe pas pour lui-même. La passion, d’une part, la crédulité, de l’autre, font l’imposture. Aussi aucun grand mouvement ne se produit-il en ce pays sans quelque supercherie. Nous ne savons plus désirer ni haïr ; la ruse n’a plus de place dans notre société, car elle n’a plus d’objet. Mais l’exaltation, la passion ne s’accommodent pas de cette froideur, de cette indifférence au résultat, qui est le principe de notre sincérité. Quand les natures absolues à la façon orientale embrassent une thèse, elles ne reculent plus, et, le jour où l’illusion devient nécessaire, rien ne leur coûte. Est-ce faute de sincérité ? Au contraire ; c’est parce que la conviction est très-intense chez de tels esprits, c’est parce qu’ils sont incapables de retour sur eux-mêmes, qu’ils ont moins de scrupules. Appeler cela fourberie est inexact ; c’est justement la force avec laquelle ils embrassent leur idée qui éteint chez eux toute autre pensée ; car le but leur paraît si absolument bon que tout ce qui peut y servir leur semble légitime. Le fanatisme est toujours sincère dans sa thèse et imposteur dans le choix des moyens de démonstration. Si le public ne cède pas tout d’abord aux raisons qu’il croit bonnes, c’est-à-dire à ses affirmations, il a recours à des raisons qu’il sait mauvaises. Pour lui, croire est tout ; les motifs pour lesquels on croit n’importent guère. Voudrions-nous prendre la responsabilité de tous les arguments par lesquels s’opéra la conversion des barbares ? De nos jours, on n’emploie des moyens frauduleux qu’en sachant la fausseté de ce qu’on soutient. Autrefois, l’emploi de ces moyens supposait une profonde conviction et s’alliait à la plus haute élévation morale. Nous autres critiques, dont la profession est de débrouiller ces mensonges et de trouver le vrai à travers le réseau de déceptions et d’illusions de toute sorte qui enveloppe l’histoire, nous éprouvons devant de tels faits un sentiment de répugnance. Mais n’imposons pas nos délicatesses à ceux dont le devoir a été de conduire la pauvre humanité. Entre la vérité générale d’un principe et la vérité d’un petit fait, l’homme de foi n’hésite jamais. On avait, lors du sacre de Charles X, les preuves les plus authentiques de la destruction de la sainte ampoule. La sainte ampoule fut retrouvée ; car elle était nécessaire. D’une part, il y avait le salut de la royauté (on le croyait du moins) ; de l’autre, la question de l’authenticité de quelques gouttes d’huile ; aucun bon royaliste n’hésita.

En résumé, parmi les miracles que les Évangiles prêtent à Jésus, il en est de purement légendaires. Mais il y en eut probablement quelques-uns où il consentit à jouer un rôle. Laissons de côté le quatrième Évangile ; l’Évangile de Marc, le plus original des synoptiques, est la vie d’un exorciste et d’un thaumaturge. Des traits comme Luc, viii, 45-46, n’ont rien de moins fâcheux que ceux qui, dans l’épisode de Lazare, portent les théologiens à réclamer à grands cris le mythe et le symbole. Je ne tiens pas à la réalité historique du miracle dont il s’agit. L’hypothèse que je propose dans la présente édition réduit tout à un malentendu. J’ai voulu montrer seulement que ce bizarre épisode du quatrième Évangile n’est pas une objection décisive contre la valeur historique dudit Évangile. Dans toute la partie de la vie de Jésus où nous allons entrer maintenant, le quatrième Évangile contient des renseignements particuliers, infiniment supérieurs à ceux des synoptiques. Or, chose singulière ! le récit de la résurrection de Lazare est lié avec ces dernières pages par des liens tellement étroits que, si on le rejette comme imaginaire, tout l’édifice des dernières semaines de la vie de Jésus, si solide dans notre Évangile, croule du même coup.

§ 24. Les v. 46-54 du chap. xi nous présentent un premier conseil pour perdre Jésus, tenu par les Juifs, comme une conséquence directe du miracle de Béthanie. On peut dire que ce lien est artificiel. Combien cependant notre narrateur n’est-il pas plus dans le vraisemblable que les synoptiques, qui ne font commencer le complot des Juifs contre Jésus que deux ou trois jours avant sa mort ! Tout le récit que nous examinons en ce moment est d’ailleurs très-naturel ; il se termine par une circonstance qui n’a sûrement pas été inventée, la fuite de Jésus à Ephraïn ou Ephron. Quel sens allégorique trouver à tout cela ? N’est-il pas évident que notre auteur possède des données totalement inconnues aux synoptiques, qui, peu soucieux de composer une biographie régulière, resserrent en quelques jours les six derniers mois de la vie de Jésus ? Les v. 55-56 offrent un agencement chronologique fort satisfaisant.

§ 25. Suit (xii, 1 et suiv.) un épisode commun à tous les récits, excepté à Luc, qui a ici taillé sa matière d’une tout autre façon ; c’est le festin de Béthanie. On a vu dans les « six jours » du verset xii, 1, une raison symbolique, je veux dire l’intention de faire coïncider le jour de l’onction avec le 10 de nisan, où l’on choisissait les agneaux de la Pâque (Exode, xii, 3, 6). Cela serait bien peu indiqué. Au chapitre xix, v. 36, où perce l’intention d’assimiler Jésus à l’agneau pascal, le rédacteur est beaucoup plus explicite. Quant aux circonstances du festin, est-ce par fantaisie pure que notre narrateur entre ici dans des détails inconnus à Matthieu et à Marc ? Je ne le crois pas. C’est qu’il en sait plus long. La femme innomée chez les synoptiques, c’est Marie de Béthanie. Le disciple qui fait l’observation, c’est Judas, et le nom de ce disciple entraîne tout de suite le narrateur à une personnalité vive (v. 6). Ce v. 6 respire bien la haine de deux condisciples qui ont vécu longtemps ensemble, se sont profondément froissés l’un l’autre, et ont suivi des voies opposées. Et ce Μάρθα διηκόνει, qui explique si bien tout un épisode de Luc[37] ! Et ces cheveux servant à essuyer les pieds de Jésus, qui se retrouvent dans Luc[38]. Tout porte à croire que nous tenons ici une source originale, servant de clef à d’autres récits plus déformés. Je ne nie pas l’étrangeté de ces versets 1-2, 9-11, 17-18, revenant à trois reprises sur la résurrection de Lazare, et enchérissant sur xi, 45 et suiv. Je ne vois rien d’invraisemblable, au contraire, dans l’intention prêtée à la famille de Béthanie de frapper l’indifférence des Hiérosolymites par des démonstrations extérieures telles que la simple Galilée n’en connut pas. Il ne faut pas dire : de telles suppositions sont fausses, parce qu’elles sont choquantes ou mesquines. Si l’on voyait le revers des plus grandes choses qui se sont passées en ce monde, de celles qui nous enchantent, de celles dont nous vivons, rien ne tiendrait. Remarquez, d’ailleurs, que les acteurs ici sont des femmes ayant conçu cet amour sans égal que Jésus sut inspirer autour de lui, des femmes croyant vivre au sein des merveilles, convaincues que Jésus avait fait d’innombrables prodiges, placées en face d’incrédules qui raillaient celui qu’elles aimaient. Si un scrupule avait pu s’élever en leur âme, le souvenir des autres miracles de Jésus l’eût fait taire. Supposez une dame légitimiste réduite à aider le ciel à sauver Joas. Hésitera-t-elle ? La passion prête toujours à Dieu ses colères et ses intérêts ; elle entre dans les conseils de Dieu, le fait parler, le fait agir. On est sûr d’avoir raison ; on sert Dieu en soutenant sa cause, en suppléant au zèle qu’il ne montre pas.

§ 26. Le récit de l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem (xii, 12 et suiv.) est conforme aux synoptiques. Ce qui étonne encore ici, c’est l’imperturbable appel au miracle de Béthanie (v. 17-18). C’est à cause de ce miracle que les pharisiens décident la mort de Jésus ; c’est ce miracle qui fait croire les Hiérosolymites ; c’est ce miracle qui est cause du triomphe de Bethphagé. Je voudrais bien mettre tout cela sur le compte d’un rédacteur de l’an 150, ignorant le caractère réel et l’innocence naïve du mouvement galiléen. Mais, d’abord, gardons-nous de croire que l’innocence et l’illusion consciente d’elle-même s’excluent. C’est aux sensations fuyantes de l’âme d’une femme d’Orient qu’il faut demander ici des analogies. La passion, la naïveté, l’abandon, la tendresse, la perfidie, l’idylle et le crime, la frivolité et la profondeur, la sincérité et le mensonge, alternent en ces sortes de natures et déjouent les appréciations absolues. La critique doit se défendre en pareil cas de tout système exclusif. L’explication mythique est souvent vraie : l’explication historique ne doit pas pour cela être bannie. Or, voici des versets (xii, 20 et suiv.) qui ont un cachet historique indubitable. C’est d’abord l’épisode obscur et isolé des Hellènes qui s’adressent à Philippe. Remarquez le rôle de cet apôtre ; notre Évangile est le seul qui en sache quelque chose. Remarquez surtout combien tout ce passage est exempt d’intention dogmatique ou symbolique. Dire que ces Grecs sont des êtres de raison comme Nicodème et la Samaritaine, est bien gratuit. Le discours qu’ils amènent (v. 23 et suiv.) n’a aucun rapport avec eux.

L’aphorisme du v. 25 se retrouve dans les synoptiques ; il est évidemment authentique. Notre auteur ne le copie pas dans les synoptiques. Donc, même quand il fait parler Jésus, l’auteur du quatrième Évangile suit parfois une tradition.

§ 27. Les versets 27 et suiv. ont beaucoup d’importance. Jésus est troublé. Il prie son Père « de le délivrer de cette heure ». Puis il se résigne. Une voix se fait entendre du ciel, ou bien, selon d’autres, un ange parle à Jésus. Qu’est-ce que cet épisode ? N’en doutons pas, c’est le parallèle de l’agonie de Gethsémani, qui, en effet, est omise par notre auteur à la place où elle aurait dû se trouver, après la dernière cène. Remarquez la circonstance de l’apparition de l’ange, que Luc seul connaît ; trait de plus à ajouter à la série de ces concordances entre le troisième Évangile et le quatrième qui sont un fait si important de la critique évangélique. Mais l’existence de deux versions si différentes d’une circonstance des derniers jours de Jésus, qui certainement est historique, sont un fait bien plus décisif encore. Qui mérite ici la préférence ? Le quatrième Évangile, selon moi. D’abord, le récit de cet Évangile est moins dramatique, moins disposé, moins agencé (moins beau, je l’avoue). En second lieu, le moment où le quatrième évangéliste place l’épisode en question est bien plus convenable. Les synoptiques ont rapporté la scène de Gethsémani, comme d’autres circonstances solennelles, à la dernière soirée de Jésus, par suite de la tendance qui nous fait accumuler nos souvenirs sur les dernières heures d’une personne aimée. Ces circonstances ainsi placées ont, d’ailleurs, plus d’effet. Mais, pour admettre l’ordre des synoptiques, il faudrait supposer que Jésus savait avec certitude le jour où il mourrait. Nous voyons, en général, les synoptiques céder ainsi maintes fois au désir de l’arrangement, procéder avec un certain art. Art divin, d’où est sorti le plus beau poëme populaire qui ait jamais été écrit, la Passion ! Mais sans contredit, en pareil cas, la critique historique sera toujours pour la version la moins dramatique. C’est ce principe qui nous fait mettre Matthieu après Marc, et Luc après Matthieu, quand il s’agit de déterminer la valeur historique d’un récit des synoptiques.

§ 28. Nous voici arrivés à la dernière soirée (chap. xiii). Le repas des adieux est raconté, comme dans les synoptiques, avec de grands développements. Mais, chose surprenante ! la circonstance capitale de ce repas selon les synoptiques est omise ; pas un mot de l’établissement de l’eucharistie, qui tient une si grande place dans les préoccupations de notre auteur (chap. vi). Et cependant comme la narration a ici un tour réfléchi (v. 1) ! comme l’auteur insiste sur la signification tendre et mystique du dernier festin ! Que veut dire ce silence ? Ici, comme pour l’épisode de Gethsémani, je vois dans une telle omission un trait de supériorité du quatrième Évangile. Prétendre que Jésus réserva pour le jeudi soir une si importante institution rituelle, c’est accepter une sorte de miracle, c’est supposer qu’il était sûr de mourir le lendemain. Quoique Jésus (il est permis de le croire) eût des pressentiments, on ne peut, à moins de surnaturel, admettre une telle netteté dans ses prévisions. Je pense donc que c’est par l’effet d’un déplacement, très-facile à expliquer, que les disciples groupèrent tous leurs souvenirs eucharistiques sur la dernière cène. Jésus y pratiqua, ainsi qu’il l’avait déjà fait bien des fois, le rit habituel des tables juives, en y attachant le sens mystique où il se complaisait, et, comme on se rappela le dernier repas bien mieux que tous les autres, on tomba d’accord pour y rapporter cet usage fondamental. L’autorité de saint Paul, qui est ici d’accord avec les synoptiques, n’a rien de péremptoire, puisqu’il n’avait pas été présent au repas ; elle prouve seulement, ce dont on ne peut pas douter, qu’une grande partie de la tradition fixait l’établissement du mémorial sacré à la veille de la mort. Cette tradition répondait à l’idée, généralement acceptée, que ce soir-là Jésus substitua une Pâque nouvelle à la Pâque juive ; elle tenait à une autre opinion des synoptiques, contredite par le quatrième Évangile, à savoir que Jésus fit avec ses disciples le festin pascal et mourut, par conséquent, le lendemain du jour où l’on mangeait l’agneau.

Ce qu’il y a de bien remarquable, c’est que le quatrième Évangile, en place de l’eucharistie, donne un autre rit, le lavement des pieds, comme ayant été l’institution propre de la dernière cène. Sans doute, notre évangéliste a aussi cédé cette fois à la tendance naturelle de rapporter au dernier soir les actes solennels de la vie de Jésus. La haine de notre auteur contre Judas se démasque de plus en plus par une forte préoccupation qui lui fait parler de ce malheureux, même quand il n’est pas directement en cause (versets 2, 10-11, 18). Dans le récit de l’annonce que Jésus fait de la trahison, la grande supériorité de notre texte se révèle encore. La même anecdote se trouve dans les synoptiques, mais présentée d’une façon invraisemblable et contradictoire. Jésus, chez les synoptiques, est censé désigner le traître à mots couverts, et cependant les expressions dont il se sert devaient le faire reconnaître de tous. Notre quatrième évangéliste explique bien ce petit malentendu. Jésus, selon lui, fait tout bas la confidence de son pressentiment à un disciple qui reposait sur son sein, lequel communique à Pierre ce que Jésus lui a dit. À l’égard du reste des assistants, Jésus reste dans le mystère, et personne ne se doute de ce qui s’est passé entre lui et Judas. Les petites circonstances du récit, le pain trempé, le coup d’œil que le v. 29 nous fait jeter dans l’intérieur de la secte, ont aussi une grande justesse, et quand on voit l’auteur dire assez clairement : « J’étais là, » on est tenté de croire qu’il dit vrai. L’allégorie est essentiellement froide et raide. Les personnages y sont d’airain, et se meuvent tout d’une pièce. Il n’en est pas de même chez notre auteur. Ce qui frappe dans son écrit, c’est la vie, c’est la réalité. On sent un homme passionné, jaloux parce qu’il aime beaucoup, susceptible, un homme fort ressemblant aux Orientaux de nos jours. Les compositions artificielles n’ont jamais ce tour personnel ; quelque chose de vague et de gauche les décèle toujours.

§ 29. Suivent de longs discours, qui ont leur beauté, mais qui sans contredit n’ont rien de traditionnel. Ce sont des pièces de théologie et de rhétorique, sans aucune analogie avec les discours de Jésus dans les Évangiles synoptiques, et auxquels il ne faut pas plus attribuer de réalité historique qu’aux discours que Platon met dans la bouche de son maître au moment de mourir. Il ne faut rien conclure de là sur la valeur du contexte. Les discours insérés par Salluste et Tite-Live dans leurs histoires sont sûrement des fictions ; en conclura-t-on que le fond de ces histoires est également fictif ? Il est probable, d’ailleurs, que, dans ces longues homélies prêtées à Jésus, il y a plus d’un trait qui a sa valeur historique. Ainsi la promesse du Saint-Esprit (xiv, 16 et suiv., 26 ; xv, 26 ; xvi, 7, 13), que Marc et Matthieu ne donnent pas sous forme directe, se retrouve en Luc (xxiv, 49) et répond à un fait des Actes (ii)[39] qui a dû avoir quelque réalité. En tout cas, cette idée d’un esprit que Jésus enverra du sein de son Père, quand il aura quitté la terre, est un trait de consonnance de plus avec Luc (Actes, i et ii). L’idée de l’Esprit-Saint conçu comme avocat (Paraclet) se retrouve aussi, surtout en Luc (xii, 11-12 ; comp. Matth., x, 20 ; Marc, xiii, 11). Le système de l’ascension, développé par Luc, a son germe obscur en notre auteur (xvi, 7).

§ 30. Après la Cène, notre évangéliste, comme les synoptiques, conduit Jésus au jardin de Gethsémani (chap. xviii). La topographie du v. 1 est exacte. Τῶν κέδρων peut être une inadvertance des copistes, ou, si j’ose le dire, de l’éditeur, de celui qui a préparé l’écrit pour le public. La même faute se retrouve dans les Septante (II Sam., xv, 23). Le Codex Sinaïticus porte τοῦ κέδρου. La vraie leçon τοῦ Κεδρών devait paraître singulière à des gens qui ne savaient que le grec. Je me suis déjà expliqué ailleurs sur l’omission de l’agonie à ce moment, omission où je vois un argument en faveur du récit du quatrième Évangile. L’arrestation de Jésus est aussi bien mieux racontée. La circonstance du baiser de Judas, si touchante, si belle, mais qui sent la légende, est passée sous silence. Jésus se nomme et se livre lui-même. Il y a bien un miracle fort inutile (v. 6) ; mais la circonstance de Jésus demandant qu’on laisse aller les disciples qui l’accompagnaient (v. 8) est vraisemblable. Il est très-possible que ceux-ci aient été d’abord arrêtés avec leur maître. Fidèle à ses habitudes de précision réelle ou apparente, notre auteur sait le nom des deux personnes qui engagèrent une lutte d’un moment, d’où résulta une légère effusion de sang.

§ 31. Mais voici la preuve la plus sensible que notre auteur a sur la Passion des documents bien plus originaux que les autres évangélistes. Seul, il fait conduire Jésus chez Annas ou Hanan, beau-père de Caïphe. Josèphe confirme la justesse de ce récit, et Luc semble ici encore recueillir une sorte d’écho de notre Évangile[40]. Hanan avait été depuis longtemps déposé du pontificat ; mais, pendant le reste de sa longue vie, il conserva en réalité le pouvoir, qu’il exerçait sous le nom de ses fils et beaux-fils, successivement élevés au souverain sacerdoce[41]. Cette circonstance, dont les deux premiers synoptiques, très-peu au courant des choses de Jérusalem, ne se doutent pas, est un trait de lumière. Comment un sectaire du iie siècle, écrivant en Égypte ou en Asie Mineure, eût-il su cela ? L’opinion, trop souvent répétée, que notre auteur ne connaît ni Jérusalem, ni les choses juives, me paraît tout à fait dénuée de fondement.

§ 32. Même supériorité dans le récit des reniements de Pierre. Tout cet épisode, chez notre auteur, est plus circonstancié, mieux expliqué. Les détails du v. 16 sont d’une étonnante vérité. Loin d’y voir une invraisemblance, j’y vois une marque de naïveté, comme celle d’un provincial qui se vante d’avoir du crédit dans un ministère parce qu’il y connaît un concierge ou un domestique. Soutiendra-t-on aussi qu’il y a là quelque allégorie mystique ? Un rhéteur venant longtemps après les événements, et composant son ouvrage sur des textes reçus, n’aurait pas écrit de la sorte. Voyez les synoptiques : tout chez eux est combiné naïvement pour l’effet. Certes une foule de traits du quatrième Évangile sentent aussi l’arrangement artificiel ; mais d’autres semblent bien n’être là que parce qu’ils sont vrais, tant ils sont accidentés et à vive arête.

§ 33. Nous arrivons chez Pilate. La circonstance du v. 28 a toute l’apparence de la vérité. Notre auteur est en contradiction avec les synoptiques sur le jour où Jésus mourut. Selon lui, ce fut le jour où l’on mangeait l’agneau, le 14 de nisan ; selon les synoptiques, ce serait le lendemain. Notre auteur peut bien avoir raison. L’erreur des synoptiques s’expliquerait tout naturellement par le désir que l’on eut de faire de la dernière cène le festin pascal, afin de lui donner plus de solennité, et afin de conserver un motif pour la célébration de la Pâque juive. Il est très-vrai qu’on peut dire aussi que le quatrième Évangile a placé la mort au jour où l’on mangeait l’agneau, afin d’inculquer l’idée que Jésus fut le véritable agneau pascal, idée qu’il avoue à un endroit (xix, 36), et qui peut-être n’est pas étrangère à d’autres passages : xii, 1 ; xix, 29. Ce qui prouve bien toutefois que les synoptiques font ici violence à la réalité historique, c’est qu’ils ajoutent une circonstance tirée du cérémonial ordinaire de la Pâque, et non certes d’une tradition positive, je veux dire le chant de psaumes[42]. Certaines circonstances rapportées par les synoptiques, par exemple le trait de Simon de Cyrène revenant de ses travaux des champs, supposent ainsi que le crucifiement eut lieu avant le commencement de la période sacrée. Enfin on ne concevrait pas que les Juifs eussent provoqué une exécution, ni même que les Romains l’eussent faite, en un jour si solennel[43].

§ 34. J’abandonne les entretiens de Pilate et de Jésus, composés évidemment par conjecture, mais avec un sentiment assez exact de la situation des deux personnes. La question du v. 9 a encore son écho dans Luc, et comme d’ordinaire ce trait insignifiant devient chez le troisième évangéliste toute une légende[44]. La topographie et l’hébreu du v. 13 sont de bon aloi. Toute cette scène est d’une grande justesse historique, bien que les paroles prêtées aux personnages soient de la façon du narrateur. Ce qui concerne Barabbas, au contraire, est plus satisfaisant dans les synoptiques. Notre auteur se trompe sans doute en faisant de cet homme un voleur. Les synoptiques sont bien plus dans la vraisemblance, en le présentant comme un personnage aimé du peuple et arrêté pour cause d’émeute. En ce qui concerne la flagellation, Marc et Matthieu ont aussi une petite nuance de plus. On voit mieux dans leur récit que la flagellation fut un simple préliminaire du crucifiement, selon le droit commun. L’auteur du quatrième Évangile ne semble pas se douter que la flagellation supposait déjà une condamnation irrévocable. Cette fois encore, il marche tout à fait d’accord avec Luc (xxiii, 16) ; comme ce dernier, il cherche, en tout ce qui concerne Pilate, à excuser l’autorité romaine et à charger les Juifs.

§ 35. Le trait minutieux de la tunique sans couture fournit aussi un argument contre notre auteur. On dirait qu’il l’a conçu faute d’avoir bien saisi le parallélisme du passage du psaume xxii, qu’il cite. On a un exemple du même genre d’erreur dans Matthieu, xxi, 2-5. Peut-être aussi la tunique sans couture du grand prêtre (Josèphe, Ant., III, vii, 4) est-elle pour quelque chose en tout ceci.

§ 36. Nous touchons à la plus grave objection contre la véracité de notre auteur. Matthieu et Marc ne font assister au crucifiement que les femmes galiléennes, compagnes inséparables de Jésus. Luc ajoute à ces femmes « tous les gens de la connaissance de Jésus » (πάντες οἱ γνωστοὶ αὐτῷ), addition qui est en contradiction avec les deux premiers Évangiles[45] et avec ce que Justin[46] nous apprend de la défection des disciples (πάντες οἱ γνώριμοι αὐτοῦ πάντες) après le crucifiement. En tout cas, dans les trois premiers Évangiles, ce groupe de personnes fidèles se tient « loin » de la croix, et ne s’entretient pas avec Jésus. Notre Évangile ajoute trois détails essentiels : 1o Marie, mère de Jésus, assiste au crucifiement ; 2o Jean y assiste aussi ; 3o tous sont debout au pied de la croix ; Jésus s’entretient avec eux, et confie sa mère à son disciple favori. Chose singulière ! « La mère des fils de Zébédée » ou Salomé, que Marc et Matthieu placent parmi les femmes fidèles, est privée de ces honneurs dans le récit qu’on suppose avoir été écrit par son fils. Le nom de Marie attribué à la sœur de Marie, mère de Jésus, est aussi quelque chose de singulier. Ici, je suis nettement pour les synoptiques. « Que la connaissance de la présence touchante de Marie auprès de la croix et des fonctions filiales que Jésus remit à Jean, dit M. Strauss, se soit perdue, c’est ce qu’il est bien moins facile de comprendre qu’il ne l’est de comprendre comment tout cela a pu naître dans le cercle où se forma le quatrième Évangile. Songeons que c’était un cercle où l’apôtre Jean jouissait d’une vénération particulière, dont nous voyons la preuve dans le soin avec lequel notre Évangile le choisit parmi les trois plus intimes confidents de Jésus, pour en faire le seul apôtre bien-aimé ; dès lors, pouvait-on trouver rien qui mît le sceau à cette prédilection d’une manière plus frappante, qu’une déclaration solennelle de Jésus, qui, par un dernier acte de sa volonté, laissait à Jean sa mère comme le legs le plus précieux, le substituait ainsi à sa place, et le faisait « vicaire du Christ », sans compter qu’il était naturel de se demander, au sujet de Marie, comme au sujet de l’apôtre bien-aimé, s’il était possible qu’ils se fussent éloignés des côtés de Jésus à ce moment suprême ? »

Cela est très-bien raisonné. Cela prouve parfaitement qu’il y eut chez notre rédacteur plus d’une arrière-pensée, qu’il n’a pas la sincérité, la naïveté absolue de Matthieu et de Marc. Mais c’est ici du moins la marque d’origine la plus lisible de l’ouvrage que nous discutons. En rapprochant ce passage des autres endroits où sont relevés les privilèges « du disciple que Jésus aimait », il ne peut rester aucun doute sur la famille chrétienne d’où ce livre est sorti. Cela ne prouve pas qu’un disciple immédiat de Jésus l’ait écrit ; mais cela prouve que celui qui tient la plume croit ou veut faire croire qu’il raconte les souvenirs d’un disciple immédiat de Jésus, et que son but est d’exalter la prérogative de ce disciple, de montrer qu’il a été, ce que ne furent ni Jacques ni Pierre, un vrai frère, un frère spirituel de Jésus.

En tout cas, le nouvel accord que nous avons trouvé entre notre texte et l’Évangile de Luc est bien remarquable. Les expressions de Luc, en effet (xxiii, 49), n’excluent pas précisément Marie du pied de la croix et l’auteur des Actes, qui est bien le même que celui du troisième Évangile, place Marie parmi les disciples à Jérusalem, peu de jours après la mort de Jésus. Cela a peu de valeur historique, car l’auteur du troisième Évangile et des Actes (au moins pour les premiers chapitres de ce dernier ouvrage) est le traditioniste le moins autorisé de tout le Nouveau Testament. Mais cela établit de plus en plus ce fait, à mes yeux très-grave, que la tradition johannique ne fut pas dans l’Église primitive un accident isolé, que beaucoup de traditions propres à l’école de Jean avaient transpiré ou étaient communes à d’autres Églises chrétiennes, même avant la rédaction du quatrième Évangile, ou du moins indépendamment de lui. Car de supposer que l’auteur du quatrième Évangile eût l’Évangile de Luc sous les yeux en composant son ouvrage, c’est ce qui me paraît très-improbable.

§ 37. Notre texte retrouve sa supériorité pour ce qui concerne le breuvage sur la croix. Cette circonstance, à propos de laquelle Matthieu et Marc s’expriment avec obscurité, qui chez Luc est tout à fait transformée (xxiii, 36), trouve ici sa véritable explication. C’est Jésus lui-même qui, brûlant de soif, demande à boire. Un soldat lui présente un peu de son eau acidulée, au moyen d’une éponge. Cela est très-naturel, et d’une très-bonne archéologie. Ce n’est là ni une dérision, ni une aggravation de supplice, comme le croient les synoptiques. C’est un trait d’humanité du soldat.

§ 38. Notre Évangile omet le tremblement de terre et les phénomènes dont la légende la plus répandue voulait que le dernier soupir de Jésus eût été accompagné.

§ 39. L’épisode du crurifragium et du coup de lance, propre à notre Évangile, n’a rien que de possible. L’archéologie juive et l’archéologie romaine du v. 31 sont exactes. Le crurifragium est bien un supplice romain. Quant à la médecine du v. 34, elle peut prêter à beaucoup d’observations. Mais, quand même notre auteur ferait preuve ici d’une physiologie imparfaite, cela ne tirerait pas à conséquence. Je sais que le coup de lance peut avoir été inventé pour répondre à Zacharie, xii, 10 ; cf. Apoc., i, 7. Je reconnais que l’explication symbolique a priori s’adapte très-bien à la circonstance que Jésus ne subit pas le crurifragium. L’auteur veut assimiler Jésus à l’agneau pascal[47] et il est bien aise pour sa thèse que les os de Jésus n’aient pas été brisés[48]. Peut-être même n’est-il pas fâché de mêler à l’affaire un peu d’hysope[49]. Quant à l’eau et au sang qui coulent du côté, il est également facile de leur trouver une valeur dogmatique[50]. Est-ce à dire que l’auteur du quatrième Évangile ait inventé ces détails ? Je comprends très-bien qu’on raisonne ainsi : Jésus, comme Messie, devait naître à Bethléhem ; donc, les récits, fort invraisemblables d’ailleurs, qui font aller ses parents à Bethléhem au moment de sa naissance sont des fictions. Mais peut-on dire aussi qu’il était écrit d’avance que Jésus n’aurait pas les os rompus, que l’eau et le sang couleraient de son côté ? N’est-il pas admissible que ce sont là des circonstances réellement arrivées, circonstances que l’esprit subtil des disciples put remarquer après coup et où il vit de profondes combinaisons providentielles ? Je ne connais rien de plus instructif à cet égard que la comparaison de ce qui concerne le breuvage offert à Jésus avant le crucifiement dans Marc (xv, 23) et dans Matthieu (xxviii, 34). Marc ici, comme presque toujours, est le plus original. D’après son récit, on offre à Jésus, selon l’usage, un vin aromatisé pour l’étourdir. Cela n’a rien de messianique. Chez Matthieu, le vin aromatisé devient du fiel et du vinaigre ; on obtient ainsi un prétendu accomplissement du verset 22 du Ps. lxix. Voilà donc un cas où nous prenons sur le fait le procédé de transformation. Si nous n’avions que le récit de Matthieu, nous serions autorisés à croire que cette circonstance est de pure invention, qu’elle a été créée pour obtenir la réalisation d’un passage supposé relatif au Messie. Mais le récit de Marc prouve bien qu’il y eut dans ce cas un fait réel, qu’on plia aux besoins de l’interprétation messianique.

§ 40. À l’ensevelissement, Nicodème, personnage propre à notre Évangile, reparaît. On fait observer que ce personnage n’a aucun rôle dans la première histoire apostolique. Mais, sur les douze apôtres, sept ou huit disparaissent complétement après la mort de Jésus. Il semble qu’il y eut auprès de Jésus des groupes qui l’acceptèrent à des degrés fort divers, et dont quelques-uns ne figurèrent pas dans l’histoire de l’Église. L’auteur des renseignements qui forment la base de notre Évangile a pu connaître des amis de Jésus restés inconnus aux synoptiques, lesquels vécurent dans un monde moins large. Le personnel évangélique fut très-différent dans les différentes familles chrétiennes. Jacques, frère du Seigneur, homme de première importance pour saint Paul, n’a qu’un rôle tout à fait secondaire aux dires des synoptiques et de notre auteur. Marie de Magdala, qui, selon les quatre textes, joua un rôle capital à la résurrection, n’est pas mise par saint Paul au nombre des personnes auxquelles Jésus se montra, et, après cette heure solennelle, on ne la voit plus. Il en fut de même pour le bâbisme. Dans les récits, concordants au fond, que nous possédons des origines de cette religion, le personnel diffère assez sensiblement. Chaque témoin a vu le fait par un de ses côtés et a prêté une importance particulière à ceux des fondateurs qu’il a connus.

Observez une nouvelle coïncidence textuelle entre Luc (xxiii, 53) et Jean (xix, 41).

§ 41. Un fait capital sort de la discussion que nous venons d’établir. Notre Évangile, en désaccord très-considérable avec les synoptiques jusqu’à la dernière semaine de Jésus, est pour tout le récit de la Passion en accord général avec eux. On ne saurait dire cependant qu’il leur fasse des emprunts ; car, d’un autre côté, il s’écarte notablement d’eux ; il ne copie pas du tout leurs expressions. Si l’auteur du quatrième Évangile a lu quelque écrit de la tradition synoptique, ce qui est très-possible, il faut dire au moins qu’il ne l’avait pas sous les yeux quand il écrivait. Que conclure de là ? Qu’il avait sa tradition à lui, une tradition parallèle à celle des synoptiques, si bien qu’entre les deux on ne peut se décider que par des raisons intrinsèques. Un écrit artificiel, une sorte d’Évangile a priori écrit au iie siècle, n’aurait pas eu ce caractère. L’auteur eût calqué les synoptiques, comme font les apocryphes, sauf à les amplifier selon son esprit propre. La position de l’écrivain johannique est celle d’un auteur qui n’ignore pas qu’on a déjà écrit sur le sujet qu’il traite, qui approuve bien des choses dans ce que l’on a dit, mais qui croit avoir des renseignements supérieurs, et les donne sans s’inquiéter des autres. Que l’on compare à cela ce que nous savons de l’Évangile de Marcion. Marcion se fit un Évangile dans des idées analogues à celles que l’on attribue à l’auteur du quatrième Évangile. Mais voyez la différence : Marcion s’en tint à une espèce de concordance ou d’extrait fait selon certaines vues. Une composition dans le genre de celle qu’on prête à l’auteur de notre Évangile, si cet auteur vécut au iie siècle et écrivit dans les intentions qu’on suppose, est absolument sans exemple. Ce n’est ni la méthode éclectique et conciliatrice de Tatien et de Marcion, ni l’amplification et le pastiche des Évangiles apocryphes, ni la pleine rêverie arbitraire, sans rien d’historique, de la Pisté Sophia. Pour se débarrasser de certaines difficultés dogmatiques, on tombe dans des difficultés d’histoire littéraire tout à fait sans issue. § 42. La concordance de notre Évangile avec les synoptiques, qui frappe dans le récit de la Passion, ne se retrouve guère, au moins avec Matthieu, pour la résurrection et ce qui suit. Mais, ici encore, je crois notre auteur bien plus dans le vrai. Selon lui, Marie de Magdala seule va d’abord au tombeau ; seule elle est le premier messager de la résurrection, ce qui est en accord avec la finale de l’Évangile de Marc (xvi, 9 et suiv.). Sur la nouvelle portée par Marie de Magdala, Pierre et Jean vont au tombeau ; nouvelle consonnance et des plus remarquables, même dans l’expression et les petits détails, avec Luc (xxiv, 1, 2, 12, 24) et avec la finale de Marc conservée dans le manuscrit L et à la marge de la version philoxénienne[51]. Les deux premiers évangélistes ne parlent pas d’une visite des apôtres au tombeau. Une autorité décisive donne ici l’avantage à la tradition de Luc et de l’écrivain johannique : c’est celle de saint Paul. Selon la première épître aux Corinthiens[52], écrite vers l’an 57, et sûrement bien avant les Évangiles de Luc et de Jean, la première apparition de Jésus ressuscité fut pour Céphas. Il est vrai que cette assertion de Paul coïncide mieux avec le récit de Luc, qui ne nomme que Pierre, qu’avec le récit du quatrième Évangile, d’après lequel l’apôtre bien-aimé aurait accompagné Pierre. Mais les premiers chapitres des Actes nous montrent toujours Pierre et Jean comme des compagnons inséparables. Il est probable qu’à ce moment décisif ils étaient ensemble, qu’ils furent prévenus ensemble et qu’ils coururent ensemble. La finale de Marc dans le manuscrit L se sert de la formule plus vague : πάντες οἱ περὶ τὸν Πέτρον[53].

Les traits de personnalité naïve qu’offre ici le récit de notre auteur sont presque des signatures. Les adversaires tranchés de l’authenticité du quatrième Évangile s’imposent une tâche difficile en s’obligeant à voir dans ces traits des artifices de faussaire. L’attention de l’auteur à se mettre avec ou avant Pierre dans des circonstances importantes (i, 35 et suiv. ; xiii, 23 et suiv. ; xviii, 15 et suiv.) est tout à fait remarquable. Qu’on l’explique par le sentiment qu’on voudra, la rédaction de ces passages ne peut guère être postérieure à la mort de Jean. Le récit des premières allées et venues du dimanche matin, assez confus dans les synoptiques, est chez notre auteur d’une netteté parfaite. Oui, c’est ici la tradition originale, dont les membres brisés ont été arrangés par les trois synoptiques de trois manières différentes, toutes inférieures pour la vraisemblance au système du quatrième Évangile. Remarquez qu’au moment décisif, au dimanche matin, le disciple qui est censé l’auteur ne s’attribue aucune vision particulière. Un faussaire, écrivant sans souci de la tradition pour relever un chef d’école, ne se serait pas fait faute, au milieu de ce feu roulant d’apparitions que toute la tradition rapportait à ces premiers jours[54] d’en attribuer une au disciple favori, ainsi qu’on le fit pour Jacques.

Notez encore une coïncidence entre Luc (xxiv, 4) et Jean (xx, 12-13). Matthieu et Marc n’ont qu’un ange à ce moment-là. Le v. 9 est un trait de lumière. Les synoptiques sont en dehors de toute crédibilité, quand ils prétendent que Jésus avait prédit sa résurrection.

§ 43. L’apparition qui suit, chez notre auteur, c’est-à-dire celle qui a lieu devant les apôtres réunis le dimanche soir, coïncide bien avec l’énumération de Paul[55]. Mais c’est avec Luc que les concordances deviennent ici frappantes et décisives. Non-seulement l’apparition a lieu à la même date, devant le même public, mais les paroles prononcées par Jésus sont les mêmes ; la circonstance de Jésus montrant ses pieds et ses mains est légèrement transposée, mais elle se reconnaît de part et d’autre, tandis qu’elle manque dans les deux premiers synoptiques[56]. L’Évangile des Hébreux marche ici d’accord avec le troisième et le quatrième Évangile[57]. « Mais comment, direz-vous, tenir pour le récit d’un témoin oculaire un récit qui renferme de manifestes impossibilités ? Celui qui, n’admettant pas le miracle, admet l’authenticité du quatrième Évangile, n’est-il pas forcé de regarder comme une imposture l’assurance si formelle des v. 30-31 ? » Non certes. Saint Paul aussi affirme avoir vu Jésus, et cependant nous ne repoussons ni l’authenticité de la première épître aux Corinthiens, ni la véracité de saint Paul.

§ 44. Une singularité de notre Évangile, c’est que l’insufflation du Saint-Esprit se fait le soir même de la résurrection (xx, 22)[58]. Luc (Act., ii et suiv.) place cet événement après l’ascension. Mais il est remarquable néanmoins que le verset Jean, xx, 22, a son parallèle en Luc, xxiv, 49. Seulement, le contour du passage de Luc est rendu indécis, pour ne pas faire contradiction avec le récit des Actes (ii, 1 et suiv.). Ici encore, le troisième et le quatrième Évangile communiquent l’un avec l’autre par une espèce de canal secret.

§ 45. Avec tous les critiques, je finis la rédaction première du quatrième Évangile à la fin du chapitre xx. Le ch. xxi est une addition, mais une addition presque contemporaine, ou de l’auteur lui-même, ou de ses disciples. Ce chapitre renferme le récit d’une nouvelle apparition de Jésus ressuscité. Ici encore se remarquent des coïncidences importantes avec le troisième Évangile (comp. Jean, xxi, 12-13, à Luc, xxiv, 41-43), sans parler de certaines ressemblances avec l’Évangile des Hébreux[59].

§ 46. Suivent des détails assez obscurs (15 et suiv.), mais où l’on sent plus vivement que partout ailleurs l’empreinte de l’école de Jean. La perpétuelle préoccupation des rapports de Jean et de Pierre se retrouve. Toute cette fin ressemble à une suite de notes intimes, qui n’ont de sens que pour celui qui les a écrites ou pour les initiés. L’allusion à la mort de Pierre, le sentiment de rivalité amicale et fraternelle des deux apôtres, la croyance, émise avec réserve, que Jean ne mourrait pas avant d’avoir vu la réapparition de Jésus, tout cela paraît sincère. L’hyperbole de mauvais style du v. 25 ne fait pas disparate en un écrit si inférieur, sous le rapport littéraire, aux synoptiques. Ce verset manque, du reste, dans le Codex Sinaïticus. Le v. 24, enfin, semble une signature. Les mots « Et nous savons que son témoignage est vrai » sont une addition des disciples, ou plutôt portent à croire que les derniers rédacteurs utilisèrent des notes ou des souvenirs de l’apôtre. Ces protestations de véracité se retrouvent presque dans les mêmes termes en deux écrits qui sont de la même main que notre Évangile[60].

§ 47. Ainsi, dans le récit de la vie d’outre-tombe de Jésus, le quatrième Évangile garde sa supériorité. Cette supériorité se reconnaît surtout au parti pris général. Dans l’Évangile de Luc et dans Marc, xvi, 9-20, la vie de Jésus ressuscité a l’air de ne durer qu’un jour. Dans Matthieu, elle semble avoir été courte. Dans les Actes (ch. i), elle dure quarante jours. Dans les trois synoptiques et dans les Actes, elle finit par un adieu ou par une ascension au ciel. Les choses sont arrangées, dans le quatrième Évangile, d’une manière moins convenue. La vie d’outre-tombe n’y a pas de limites fixes ; elle se prolonge en quelque sorte indéfiniment. J’ai montré ailleurs[61] la supériorité de ce système. Il suffit pour le moment de rappeler qu’il répond bien mieux au passage capital de saint Paul, I Cor., xv, 5-8.


Que résulte-t-il de cette longue analyse ? 1o Que, considéré en lui-même, le récit des circonstances matérielles de la vie de Jésus, comme le fournit le quatrième Évangile, est supérieur pour la vraisemblance au récit des synoptiques ; 2o qu’au contraire les discours que le quatrième évangéliste prête à Jésus n’ont, en général, aucun caractère d’authenticité ; 3o que l’auteur a sur la vie de Jésus une tradition à lui, très-différente de celle des synoptiques, sauf en ce qui concerne les derniers jours ; 4o que cette tradition cependant fut assez répandue, car Luc, qui n’est pas de l’école d’où sort notre Évangile, a une idée plus ou moins vague de plusieurs des faits que notre auteur connaît et que Matthieu et Marc ignorent ; 5o que l’ouvrage est moins beau que les Évangiles synoptiques, Matthieu et Marc étant des chefs-d’œuvre d’art spontané, Luc offrant une combinaison admirable d’art naïf et de réflexion, tandis que le quatrième Évangile n’offre qu’une série de notes très-mal agencées, où la légende et la tradition, la réflexion et la naïveté se fondent mal ; 6o que l’auteur du quatrième Évangile, quel qu’il soit, a écrit pour relever l’autorité d’un des apôtres, pour montrer que cet apôtre avait joué un rôle dans des circonstances où les autres récits ne parlaient pas de lui, pour prouver qu’il savait des choses que les autres disciples ne savaient pas ; 7o que l’auteur du quatrième Évangile a écrit dans un état du christianisme plus avancé que les synoptiques, et avec une idée plus exaltée du rôle divin de Jésus, la figure de Jésus étant chez lui plus roide, plus hiératique, comme celle d’un éon ou d’une hypostase divine, qui opère par sa seule volonté ; 8° que, si ses renseignements matériels sont plus exacts que ceux des synoptiques, sa couleur historique l’est beaucoup moins, en sorte que, pour saisir la physionomie générale de Jésus, les Évangiles synoptiques, malgré leurs lacunes et leurs erreurs, sont encore les véritables guides.

Naturellement, ces raisons favorables au quatrième Évangile seraient singulièrement confirmées, si l’on pouvait établir que l’auteur de cet Évangile est l’apôtre Jean, fils de Zébédée. Mais c’est ici une recherche d’un autre ordre. Notre but a été d’examiner le quatrième Évangile en lui-même, indépendamment de son auteur. Cette question de l’auteur du quatrième Évangile est sûrement la plus singulière qu’il y ait en histoire littéraire. Je ne connais aucune question de critique où les apparences contraires se balancent de la sorte et tiennent l’esprit plus complétement en suspens.

Il est clair d’abord que l’auteur veut se faire passer pour un témoin oculaire des faits évangéliques (i, 14 ; xix, 35) et pour l’ami préféré de Jésus (xiii, 22 et suiv. ; xix, 26 et suiv., comparés à xxi, 24). Il ne sert de rien de dire que le chapitre xxi est une addition, puisque cette addition est de l’auteur lui-même ou de son école. Dans deux autres endroits, d’ailleurs (i, 35 et suiv. ; xviii, 15 et suiv.), on voit clairement que l’auteur aime à parler de lui-même à mots couverts. De deux choses l’une : ou l’auteur du quatrième Évangile est un disciple de Jésus, un disciple intime et de la plus ancienne époque ; ou bien l’auteur a employé, pour se donner de l’autorité, un artifice suivi depuis le commencement du livre jusqu’à la fin, et tendant à faire croire qu’il a été un témoin aussi bien placé que possible pour rendre la vérité des faits.

Quel est le disciple de l’autorité duquel l’auteur entend ainsi se prévaloir ? Le titre nous l’indique : c’est « Jean ». Il n’y a pas la moindre raison de supposer que ce titre ait été ajouté contrairement aux intentions de l’auteur réel. Il était sûrement écrit en tête de notre Évangile à la fin du iie siècle. D’un autre côté, l’histoire évangélique ne présente en dehors de Jean le Baptiste, qu’un seul personnage du nom de Jean. Il faut donc choisir entre deux hypothèses : ou reconnaître Jean, fils de Zébédée, pour l’auteur du quatrième Évangile ; ou regarder cet Évangile comme un écrit apocryphe composé par un individu qui a voulu le faire passer pour une œuvre de Jean, fils de Zébédée. Il ne s’agit pas ici, en effet, de légendes, œuvres de la foule, dont personne ne porte la responsabilité. Un homme qui, pour donner créance à ce qu’il raconte, trompe le public non-seulement sur son nom, mais encore sur la valeur de son témoignage, n’est pas un légendaire ; c’est un faussaire. Tel biographe de François d’Assise, postérieur de cent ou deux cents ans à cet homme extraordinaire, peut raconter les flots de miracles créés par la tradition, sans cesser pour cela d’être l’homme du monde le plus candide et le plus innocent. Mais si ce biographe vient dire : « J’étais son intime ; c’est moi qu’il préférait ; tout ce que je vais vous dire est vrai, car je l’ai vu, » sans contredit la qualification qui lui convient est tout autre.

Ce faux ne serait pas, du reste, le seul que l’auteur aurait dû commettre. Nous avons trois épîtres qui portent également le nom de l’apôtre Jean. S’il y a quelque chose de probable en fait de critique, c’est que la première au moins de ces épîtres est du même auteur que le quatrième Évangile. On en dirait presque un chapitre détaché. Le dictionnaire des deux écrits est identique ; or, la langue des ouvrages du Nouveau Testament est si pauvre en expressions, si peu variée, que de telles inductions peuvent être tirées avec une certitude presque absolue. L’auteur de cette épître, comme l’auteur de l’Évangile, se donne pour témoin oculaire (I Joh., i, 1 et suiv. ; iv, 14) de l’histoire évangélique. Il se présente comme un homme connu, jouissant dans l’Église d’une haute considération. Au premier coup d’œil, il semble que l’hypothèse la plus naturelle est d’admettre que tous ces écrits sont vraiment l’ouvrage de Jean, fils de Zébédée.

Hâtons-nous de le dire, cependant : ce n’est pas sans de graves raisons que des critiques de premier ordre ont repoussé l’authenticité du quatrième Évangile. L’ouvrage est trop peu cité dans la plus ancienne littérature chrétienne ; son autorité ne commence à percer que bien tard[62]. Rien ne ressemble moins que cet Évangile à ce qu’on attendrait de Jean, l’ancien pêcheur du lac de Génésareth. Le grec dans lequel il est écrit n’est pas du tout le grec palestinien que nous connaissons par les autres livres du Nouveau Testament. Les idées surtout sont d’un ordre entièrement différent. Nous sommes ici en pleine métaphysique philonienne, et presque gnostique. Les discours de Jésus tels que les rapporte ce prétendu témoin, ce disciple intime, sont faux, souvent fades, impossibles. Enfin l’Apocalypse se donne aussi comme l’œuvre d’un Jean, qui ne se qualifie pas, il est vrai, d’apôtre, mais qui s’arroge dans les Églises d’Asie une telle primauté, qu’on ne peut guère manquer de l’identifier avec Jean l’apôtre. Or, quand nous comparons le style et les pensées de l’auteur de l’Apocalypse au style et aux pensées de l’auteur du quatrième Évangile et de la première épître johannique, nous trouvons la dissonance la plus frappante. Comment sortir de ce labyrinthe de contradictions bizarres et d’inextricables difficultés ?

Pour moi, je n’y vois qu’une issue. C’est de tenir que le quatrième Évangile est bien en un sens κατὰ Ἰωάννην, qu’il n’a pas été écrit par Jean lui-même, qu’il fut longtemps ésotérique et secret dans l’une des écoles qui se rattachaient à Jean. Percer le mystère de cette école, savoir comment l’écrit dont il s’agit en sortit, est chose impossible. Des notes ou des dictées laissées par l’apôtre servirent-elles de base au texte que nous lisons[63] ? Un secrétaire nourri de la lecture de Philon, et ayant son style à lui, a-t-il donné aux récits et aux lettres de son maître un tour que sans cela ils n’eussent pas eu ? N’avons-nous pas ici quelque chose d’analogue aux lettres de sainte Catherine de Sienne, rédigées par son secrétaire, ou à ces révélations de Catherine Emmerich dont on peut dire également qu’elles sont de Catherine et qu’elles sont de Brentano, les imaginations de Catherine ayant traversé le style de Brentano ? Des sectaires à demi gnostiques ne purent-ils pas, sur la fin de la vie de l’apôtre, s’emparer de sa plume, et, sous prétexte de l’aider à écrire ses souvenirs et de le servir dans sa correspondance, lui prêter leurs idées, leurs expressions favorites, et se couvrir de son autorité[64] ? Qu’est-ce que ce Presbyteros Johannes, sorte de dédoublement de l’apôtre, dont on montrait le tombeau à côté du sien[65] ? Est-ce un personnage différent de l’apôtre ? est-ce l’apôtre lui-même, dont la longue vie fut durant plusieurs années la base des espérances des croyants[66] ? J’ai touché ailleurs ces questions[67]. J’y reviendrai souvent encore. Je n’ai eu qu’un but cette fois-ci : montrer qu’en recourant si souvent, dans la « Vie de Jésus », au quatrième Évangile pour établir la trame de mon récit, j’ai eu de fortes raisons, même dans le cas où ledit Évangile ne serait pas de la main de l’apôtre Jean.


  1. On peut voir tous les arguments que les maîtres de ces écoles font valoir contre le quatrième Évangile, exposés avec force dans le travail de M. Scholten, traduit par M. Réville (Revue de théologie, 3e série, tomes II, III, IV).
  2. Comp. Ire épître de Jean, i, 1.
  3. Apoc., xix, 13.
  4. i, 15 et suiv. ; ii, 9 et suiv.
  5. Matth., xi, 2 et suiv. ; Luc, vii, 19 et suiv.
  6. Je remarque, sans y attacher d’importance, que les trois premiers apôtres nommés par Papias (dans Eusèbe, H. E., III, 39) sont rangés selon l’ordre où ils figurent d’abord dans notre Évangile.
  7. Jean, xxi, 2
  8. Voir Act., i, 21-22 ; x, 37 ; xiii, 24 ; xix, 4.
  9. Les noms des parents de Jean-Baptiste, dans Luc, semblent fictifs. Anne, fille de Phanuel, le vieillard Siméon, Zachée sont aussi des personnages douteux.
  10. iv, 46 ; xxi, 2.
  11. Observez, par exemple, combien les faits des chapitres xxi-xxv de Matthieu sont mal agencés, sans jour et sans espace.
  12. Luc paraît sentir cela et prévient la difficulté par une révélation (xxiv, 49 ; Act., i, 4).
  13. ix, 51 et suiv. ; x, 25 et suiv., 38 et suiv. ; xvii, 11.
  14. Retrouvée dans une version copte et traduite par M. Schwartze (Berlin, 1851).
  15. Antiq., XX, ix, 7.
  16. ix, 51 et suiv. ; xvii, 11.
  17. Sichar veut dire «mensonge».
  18. Les musulmans font encore journellement de ces sortes de calembours injurieux, pour dissimuler leur haine sournoise contre les Francs et les chrétiens.
  19. Matth., viii, 11 et suiv. ; xxi, 43 ; xxii, 1 et suiv. ; xxiv, 14 ; xxviii, 19 ; Marc, xiii, 10 ; xvi, 15 ; Luc, iv, 26 ; xxiv, 47.
  20. Comp. Jean, v, 8, 9, 16, à Marc, ii, 9, 12, 27.
  21. Dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39. Cf. Polycrate, dans Eusèbe, H. E., V, 24. Il est vrai qu’il y a entre l’apôtre Philippe et le diacre du même nom des confusions singulières.
  22. Matth., xiv, 22 et suiv. ; Marc, vi, 45 et suiv.
  23. Ce fut l’origine du docétisme, hérésie contemporaine des apôtres.
  24. I Cor., xi, 23 et suiv.
  25. Voir « Vie de Jésus », p. 316 de la présente édition.
  26. vii, 37 et suiv.
  27. Dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39. Un savant arméniste, M. Prudhomme, à qui je demandai s’il avait rencontré des citations de Papias dans les auteurs arméniens, me communique un curieux passage, extrait des « Explications sur divers passages de l’Écriture sainte », par Vartan Vartabed, ms. arm. de la Bibl. Impériale, ancien fonds, no 12, fol. 46 v. « Le passage de la femme adultère, que les autres chrétiens ont dans leur Évangile, est l’œuvre d’un certain Papias, disciple de Jean, lequel a écrit des hérésies, et a été rejeté. C’est Eusèbe qui le dit. On l’a écrit postérieurement. » Les Arméniens, en effet, rejettent ledit passage ou le mettent à la fin de l’Évangile de Jean.
  28. Luc, x, 38 et suiv.
  29. Act., xx, 7-12 ; xxvii, 11, 21 et suiv. ; xxviii, 3 et suiv., 8 et suiv.
  30. II Cor., xii, 12 ; Rom., xv, 19. Il appelle les miracles σημεῖα τοῦ ἀποστόλου, «les signes auxquels on reconnaît un apôtre ». Cf. Gal., iii, 5.
  31. I Cor., i, 22 ; xii, 9 et suiv., 28 et suiv. Comp. II Thess., ii, 9. La tradition juive présente Jésus et ses disciples comme des thaumaturges et des médecins exorcistes (Midrasch Kohéleth, i, 8 ; vii, 26 ; Talm. de Bab., Aboda zara, 27 b ; Schabbath, 104 b ; Talm. de Jér., Schabbath, xiv, 4.
  32. x, 38-42.
  33. Voir « Vie de Jésus », p. 354, 372-374 de la présente édition.
  34. On en a la preuve matérielle au temple d’Isis à Pompéi, à l’Erechthéum d’Athènes, etc.
  35. La reprise et en quelque sorte la seconde fondation du wahhabisme dans l’Arabie centrale eut pour cause le choléra de 1855, habilement exploité par les zélateurs. Palgrave, Narrative of a joumey throught Arabia, t. I, p. 407 et suiv.
  36. K. Hase, Franz von Assisi, ch. xiii et l’appendice (trad. de M. Charles Berthoud, p. 125 et suiv., 149 et suiv.).
  37. x, 40 et suiv.
  38. vii, 38.
  39. Comp. Jean, vii, 20.
  40. iii, 2. Comp Act., iv, 6
  41. Jos., Ant., XV, iii, 1 ; XX, ix, 1, 3 ; B. J., IV, v, 6, 7.
  42. Matth., xxvi, 30 ; Marc, xiv, 26.
  43. Mischna, Sanhédrin, iv, 1. Comp. Philon, In Flacc., § 10.
  44. Luc, xxiii, 6 et suiv.
  45. Matth., xxvi, 56 ; Marc, xiv, 50. Le verset parallèle Luc, xxii, 54 est modifié en conséquence de Luc, xxiii, 49. Comp. ci-dessus, p. 435-436, note.
  46. Apol. I, 50.
  47. Comp. Jean, i, 29.
  48. Exode, xii, 46 ; Nombres, ix, 12.
  49. Jean, xix, 29. Comp. Exode, xii, 22 ; Lévit., xiv, 4, 6, 49, 51, 52 ; Nombres, xix, 6 ; Hébr., ix, 19.
  50. Comp. Jean, iii, 5 ; I Joh., v, 6.
  51. Édit. Griesbach-Schultz, I, p. 291, note. Cette conclusion, pour n’être pas la primitive, n’en a pas moins de la valeur, comme résumant une vieille tradition.
  52. xv, 5 et suiv.
  53. Cette formule peut à la rigueur désigner Pierre seul. Cf. Jean, xi, 19, et les dictionnaires grecs, à la locution οἱ περί.
  54. I Cor., xv, 5-8.
  55. Loc. cit.
  56. Comp. Luc, xxiv, 30 et suiv., à Jean, xx, 19 et suiv.
  57. Fragment dans l’épitre de saint Ignace aux Smyrniens, 3, et dans saint Jérôme, De viris illustr., 16.
  58. Comp. Jean, vii, 39.
  59. Saint Jérôme, De viris illustr.
  60. I Joh., i, 1-4 ; III Joh., 12.
  61. Les Apôtres, ch. i-iii.
  62. Voir Vie de Jésus, introd, p. lviii et suiv. de la présente édition.
  63. Jean, xix, 35 ; xxi, 24.
  64. En cette hypothèse, on s’explique le silence de Papias, qui est un argument si grave contre l’authenticité absolue du quatrième Évangile. On pourrait même supposer que c’est au quatrième Évangile que Papias ferait allusion d’une manière malveillante dans ces mots : Οὐ γὰρ τοῖς τὰ πολλὰ λέγουσιν ἔχαιρον, ὥσπερ οἱ πολλοί… οὐδὲ τοῖς τὰς ἀλλοτρίας ἐντολὰς μνημονεύουσιν. Cela répondrait bien aux longs discours, fort étrangers à Jésus, qui remplissent l’Évangile attribué à Jean.
  65. Eusèbe, H. E., III, 39.
  66. Jean, xxi, 22 et suiv.
  67. Vie de Jésus, introd., p. lxxii