Calmann Lévy (p. 245-264).


CHAPITRE XV.


COMMENCEMENT DE LA LÉGENDE DE JÉSUS.
— IDÉE QU’IL A LUI-MÊME DE SON RÔLE SURNATUREL.


Jésus rentra en Galilée ayant complètement perdu sa foi juive, et en pleine ardeur révolutionnaire. Ses idées maintenant s’expriment avec une netteté parfaite. Les innocents aphorismes de son premier âge prophétique, en partie empruntés aux rabbis antérieurs, les belles prédications morales de sa seconde période aboutissent à une politique décidée. La Loi sera abolie ; c’est lui qui l’abolira[1]. Le Messie est venu ; c’est lui qui l’est[2]. Le royaume de Dieu va bientôt se révéler ; c’est par lui qu’il se révélera. Il sait bien qu’il sera victime de sa hardiesse ; mais le royaume de Dieu ne peut être conquis sans violence ; c’est par des crises et des déchirements qu’il doit s’établir[3]. Le Fils de l’homme, après sa mort, viendra avec gloire, accompagné de légions d’anges, et ceux qui l’auront repoussé seront confondus.

L’audace d’une telle conception ne doit pas nous surprendre. Jésus s’envisageait depuis longtemps avec Dieu sur le pied d’un fils avec son père. Ce qui chez d’autres serait un orgueil insupportable ne doit pas chez lui être traité d’attentat.

Le titre de « fils de David » fut le premier qu’il accepta[4], probablement sans tremper dans les fraudes innocentes par lesquelles on chercha à le lui assurer. La famille de David était, à ce qu’il semble, éteinte depuis longtemps[5] ; ni les Asmonéens, d’origine sacerdotale, ni Hérode, ni les Romains ne songent un moment qu’il existe autour d’eux un représentant quelconque des droits de l’antique dynastie. Mais, depuis la fin des Asmonéens, le rêve d’un descendant inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de ses ennemis, travaillait toutes les têtes. La croyance universelle était que le Messie serait fils de David[6], et naîtrait comme lui à Bethléhem[7]. Le sentiment premier de Jésus n’était pas précisément cela. Son règne céleste n’avait rien de commun avec le souvenir de David, qui préoccupait la masse des Juifs. Il se croyait fils de Dieu, et non pas fils de David. Son royaume et la délivrance qu’il méditait étaient d’un tout autre ordre. Mais l’opinion ici lui fit une sorte de violence. La conséquence immédiate de cette proposition : « Jésus est le Messie », était cette autre proposition : « Jésus est fils de David ». Il se laissa donner un titre sans lequel il ne pouvait espérer aucun succès. Il finit, ce semble, par y prendre plaisir, car il faisait de la meilleure grâce les miracles qu’on lui demandait en l’interpellant de la sorte[8]. En ceci, comme dans plusieurs autres circonstances de sa vie, Jésus se plia aux idées qui avaient cours de son temps, bien qu’elles ne fussent pas précisément les siennes. Il associait à son dogme du « royaume de Dieu », tout ce qui échauffait les cœurs et les imaginations. C’est ainsi que nous l’avons vu adopter le baptême de Jean, qui pourtant ne devait pas lui importer beaucoup.

Une grave difficulté se présentait : c’était sa naissance à Nazareth, qui était de notoriété publique. On ne sait si Jésus lutta contre cette objection. Peut-être ne se présenta-t-elle pas en Galilée, où l’idée que le fils de David devait être un Bethléhémite était moins répandue. Pour le Galiléen idéaliste, d’ailleurs, le titre de « fils de David » était suffisamment justifié, si celui à qui on le décernait relevait la gloire de sa race et ramenait les beaux jours d’Israël. Autorisa-t-il par son silence les généalogies fictives que ses partisans imaginèrent pour prouver sa descendance royale[9] ? Sut-il quelque chose des légendes inventées pour le faire naître à Bethléhem[10], et en particulier du tour par lequel on rattacha son origine bethléhémite au recensement qui eut lieu par l’ordre du légat impérial Quirinius[11] ? On l’ignore. L’inexactitude et les contradictions des généalogies[12] portent à croire qu’elles furent le résultat d’un travail populaire s’opérant sur divers points, et qu’aucune d’elles ne fut sanctionnée par Jésus[13]. Jamais il ne se désigne de sa propre bouche comme fils de David. Ses disciples, bien moins éclairés que lui, enchérissaient parfois sur ce qu’il disait de lui-même ; le plus souvent il n’avait pas connaissance de ces exagérations. Ajoutons que, durant les trois premiers siècles, des fractions considérables du christianisme[14] nièrent obstinément la descendance royale de Jésus et l’authenticité des généalogies.

Sa légende était ainsi le fruit d’une grande conspiration toute spontanée, et s’élaborait autour de lui de son vivant. Aucun grand événement de l’histoire ne s’est passé sans donner lieu à un cycle de fables, et Jésus n’eût pu, quand il l’eût voulu, arrêter ces créations populaires. Peut-être un œil sagace eût-il su reconnaître dès lors le germe des récits qui devaient lui attribuer une naissance surnaturelle[15], soit en vertu de cette idée, fort répandue dans l’antiquité, que l’homme hors ligne ne peut être né des relations ordinaires des deux sexes ; soit pour répondre à un chapitre mal entendu d’Isaïe[16] où l’on croyait lire que le Messie naîtrait d’une vierge ; soit enfin par suite de l’idée que le « souffle de Dieu », érigé en hypostase divine, est un principe de fécondité[17]. Déjà peut-être courait sur l’enfance de Jésus plus d’une anecdote conçue en vue de montrer dans sa biographie l’accomplissement de l’idéal messianique[18], ou, pour mieux dire, des prophéties que l’exégèse allégorique du temps rapportait au Messie. Une idée généralement admise était que le Messie serait annoncé par une étoile[19], que des messagers des peuples lointains viendraient dès sa naissance lui rendre hommage et lui apporter des présents[20]. On supposa que l’oracle fut accompli par de prétendus astrologues chaldéens qui seraient venus vers ce temps-là à Jérusalem[21]. D’autres fois, on lui créait dès le berceau des relations avec les hommes célèbres, Jean-Baptiste, Hérode le Grand, deux vieillards, Siméon et Anne, qui avaient laissé des souvenirs de haute sainteté[22]. Une chronologie assez lâche présidait à ces combinaisons, fondées pour la plupart sur des faits réels travestis[23]. Mais un singulier esprit de douceur et de bonté, un sentiment profondément populaire, pénétraient toutes ces fables, et en faisaient un supplément de la prédication[24]. C’est surtout après la mort de Jésus que de tels récits prirent de grands développements ; on peut croire cependant qu’ils circulaient déjà de son vivant, sans rencontrer autre chose qu’une pieuse crédulité et une naïve admiration.

Que jamais Jésus n’ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l’esprit juif ; il n’y en a nulle trace dans les Évangiles synoptiques[25] ; on ne la trouve indiquée que dans les parties du quatrième Évangile qui peuvent le moins être acceptées comme un écho de la pensée de Jésus. Parfois Jésus semble prendre des précautions pour repousser une telle doctrine[26]. L’accusation de se faire Dieu ou l’égal de Dieu est présentée, même dans le quatrième Évangile, comme une calomnie des Juifs[27]. Dans ce dernier Évangile, Jésus se déclare moindre que son Père[28]. Ailleurs, il avoue que le Père ne lui a pas tout révélé[29]. Il se croit plus qu’un homme ordinaire, mais séparé de Dieu par une distance infinie. Il est fils de Dieu ; mais tous les hommes le sont ou peuvent le devenir à des degrés divers[30]. Tous, chaque jour, doivent appeler Dieu leur père ; tous les ressuscités seront fils de Dieu[31]. La filiation divine était attribuée, dans l’Ancien Testament, à des êtres qu’on ne prétendait nullement égaler à Dieu[32]. Le mot « fils » a, dans les langues sémitiques et dans la langue du Nouveau Testament, les sens figurés les plus larges[33]. D’ailleurs, l’idée que Jésus se fait de l’homme n’est pas cette idée humble, qu’un froid déisme a introduite. Dans sa poétique conception de la nature, un seul souffle pénètre l’univers : le souffle de l’homme est celui de Dieu ; Dieu habite en l’homme, vit par l’homme, de même que l’homme habite en Dieu, vit par Dieu[34]. L’idéalisme transcendant de Jésus ne lui permit jamais d’avoir une notion claire de sa propre personnalité. Il est son Père, son Père est lui. Il vit dans ses disciples ; il est partout avec eux[35] ; ses disciples sont un, comme lui et son Père sont un[36]. L’idée pour lui est tout ; le corps, qui fait la distinction des personnes, n’est rien.

Le titre de « Fils de Dieu », ou simplement de « Fils »[37] devint ainsi pour Jésus un titre analogue à « Fils de l’homme » et, comme celui-ci, synonyme de « Messie », à la seule différence qu’il s’appelait lui-même « Fils de l’homme » et qu’il ne semble pas avoir fait le même usage du mot « Fils de Dieu[38] ». Le titre de Fils de l’homme exprimait sa qualité de juge ; celui de Fils de Dieu, sa participation aux desseins suprêmes et sa puissance. Cette puissance n’a pas de limites. Son Père lui a donné tout pouvoir. Il a le droit de changer même le sabbat[39]. Nul ne connaît le Père que par lui[40]. Le Père lui a transmis le droit de juger[41]. La nature lui obéit ; mais elle obéit aussi à quiconque croit et prie ; la foi peut tout[42]. Il faut se rappeler que nulle idée des lois de la nature ne venait, dans son esprit, ni dans celui de ses auditeurs, marquer la limite de l’impossible. Les témoins de ses miracles remercient Dieu « d’avoir donné de tels pouvoirs aux hommes[43] ». Il remet les péchés[44] ; il est supérieur à David, à Abraham, à Salomon, aux prophètes[45]. Nous ne savons sous quelle forme ni dans quelle mesure ces affirmations se produisaient. Jésus ne doit pas être jugé sur la règle de nos petites convenances. L’admiration de ses disciples le débordait et l’entraînait. Il est évident que le titre de rabbi, dont il s’était d’abord contenté, ne lui suffisait plus ; le titre même de prophète ou d’envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La position qu’il s’attribuait était celle d’un être surhumain, et il voulait qu’on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes. Mais il faut remarquer que ces mots de « surhumain » et de « surnaturel », empruntés à notre théologie mesquine, n’avaient pas de sens dans la haute conscience religieuse de Jésus. Pour lui, la nature et le développement de l’humanité n’étaient pas des règnes limités hors de Dieu, de chétives réalités, assujetties à des lois d’une rigueur désespérante. Il n’y avait pas pour lui de surnaturel, car il n’y avait pas de nature. Ivre de l’amour infini, il oubliait la lourde chaîne qui tient l’esprit captif ; il franchissait d’un bond l’abîme, infranchissable pour la plupart, que la médiocrité des facultés humaines trace entre l’homme et Dieu.

On ne saurait méconnaître dans ces affirmations de Jésus le germe de la doctrine qui devait plus tard faire de lui une hypostase divine[46], en l’identifiant avec le Verbe, ou « Dieu second[47] », ou fils aîné de Dieu[48], ou Ange métatrône[49], que la théologie juive créait d’un autre côté[50]. Une sorte de besoin amenait cette théologie, pour corriger l’extrême rigueur du vieux monothéisme, à placer auprès de Dieu un assesseur, auquel le Père éternel est censé déléguer le gouvernement de l’univers. La croyance que certains hommes sont des incarnations de facultés ou de « puissances » divines commençait à se répandre ; les Samaritains possédaient vers le même temps un thaumaturge qu’on identifiait avec « la grande vertu de Dieu[51] ». Depuis près de deux siècles, les esprits spéculatifs du judaïsme se laissaient aller au penchant de faire des personnes distinctes avec les attributs divins ou avec certaines expressions qu’on rapportait à la divinité. Ainsi le « Souffle de Dieu », dont il est souvent question dans l’Ancien Testament, est considéré comme un être à part, l’ « Esprit-Saint ». De même, la « Sagesse de Dieu », la « Parole de Dieu » deviennent des personnes existantes par elles-mêmes. C’était le germe du procédé qui a engendré les sephiroth de la cabbale, les œons du gnosticisme, les hypostases chrétiennes, toute cette mythologie sèche, consistant en abstractions personnifiées, à laquelle le monothéisme est obligé de recourir, quand il veut introduire en Dieu la multiplicité.

Jésus paraît être resté étranger à ces raffinements de théologie, qui devaient bientôt remplir le monde de disputes stériles. La théorie métaphysique du Verbe, telle qu’on la trouve dans les écrits de son contemporain Philon, dans les Targums chaldéens, et déjà dans le livre de la « Sagesse »[52], ne se laisse entrevoir ni dans les Logia de Matthieu, ni en général dans les synoptiques, interprètes si authentiques des paroles de Jésus. La doctrine du Verbe, en effet, n’avait rien de commun avec le messianisme. Le Verbe de Philon et des Targums n’est nullement le Messie. C’est plus tard que l’on identifia Jésus avec le Verbe, et que l’on créa, en partant de ce principe, toute une nouvelle théologie, fort différente de celle du royaume de Dieu[53]. Le rôle essentiel du Verbe est celui de créateur et de providence ; or, Jésus ne prétendit jamais avoir créé le monde ni le gouverner. Son rôle sera de le juger, de le renouveler. La qualité de président des assises finales de l’humanité, tel est le ministère que Jésus s’attribue, l’office que tous les premiers chrétiens lui prêtèrent[54]. Jusqu’au grand jour, il siége à la droite de Dieu comme son métatrône, son premier ministre et son futur vengeur[55]. Le Christ surhumain des absides byzantines, assis en juge du monde, au milieu des apôtres, analogues à lui et supérieurs aux anges qui ne font qu’assister et servir, est la très exacte représentation figurée de cette conception du « Fils de l’homme », dont nous trouvons les premiers traits déjà si fortement indiqués dans le livre de Daniel.

En tout cas, la rigueur d’une scolastique réfléchie n’était nullement d’un tel monde. Tout l’ensemble d’idées que nous venons d’exposer formait dans l’esprit des disciples un système théologique si peu arrêté, que le Fils de Dieu, cette espèce de dédoublement de la Divinité, ils le font agir purement en homme. Il est tenté, il ignore bien des choses, il se corrige, il change d’avis[56] ; il est abattu, découragé ; il demande à son Père de lui épargner des épreuves ; il est soumis à Dieu, comme un fils[57]. Lui qui doit juger le monde, il ne connaît pas le jour du jugement[58]. Il prend des précautions pour sa sûreté[59]. Peu après sa naissance, on est obligé de le faire disparaître pour éviter des hommes puissants qui voulaient le tuer[60]. Dans les exorcismes, le diable le chicane et ne sort pas du premier coup[61]. Dans ses miracles, on sent un effort pénible, une fatigue comme si quelque chose sortait de lui[62]. Tout cela est simplement le fait d’un envoyé de Dieu, d’un homme protégé et favorisé de Dieu[63]. Il ne faut demander ici ni logique ni conséquence. Le besoin que Jésus avait de se donner du crédit et l’enthousiasme de ses disciples entassaient les notions contradictoires. Pour les messianistes de l’école millénaire, pour les lecteurs acharnés des livres de Daniel et d’Hénoch, il était le Fils de l’homme ; pour les juifs de la croyance commune, pour les lecteurs d’Isaïe et de Michée, il était le Fils de David ; pour les affiliés, il était le Fils de Dieu, ou simplement le Fils. D’autres, sans que les disciples les en blâmassent, le prenaient pour Jean-Baptiste ressuscité, pour Élie, pour Jérémie, conformément à la croyance populaire que les anciens prophètes allaient se réveiller pour préparer les temps du Messie[64].

Une conviction absolue, ou, pour mieux dire, l’enthousiasme, qui lui ôtait jusqu’à la possibilité d’un doute, couvrait toutes ces hardiesses. Nous comprenons peu, avec nos natures froides et timorées, une telle façon d’être possédé par l’idée dont on se fait l’apôtre. Pour nous, races profondément sérieuses, la conviction signifie la sincérité avec soi-même. Mais la sincérité avec soi-même n’a pas beaucoup de sens chez les peuples orientaux, peu habitués aux délicatesses de l’esprit critique. Bonne foi et imposture sont des mots qui, dans notre conscience rigide, s’opposent comme deux termes inconciliables. En Orient, il y a de l’un à l’autre mille fuites et mille détours. Les auteurs de livres apocryphes (de « Daniel », d’ « Hénoch », par exemple), hommes si exaltés, commettaient pour leur cause, et bien certainement sans ombre de scrupule, un acte que nous appellerions un faux. La vérité matérielle a très-peu de prix pour l’Oriental ; il voit tout à travers ses préjugés, ses intérêts, ses passions.

L’histoire est impossible, si l’on n’admet hautement qu’il y a pour la sincérité plusieurs mesures. La foi ne connaît d’autre loi que l’intérêt de ce qu’elle croit le vrai. Le but qu’elle poursuit étant pour elle absolument saint, elle ne se fait aucun scrupule d’invoquer de mauvais arguments pour sa thèse, quand les bons ne réussissent pas. Si telle preuve n’est pas solide, tant d’autres le sont !… Si tel prodige n’est pas réel, tant d’autres l’ont été !… Combien d’hommes pieux, convaincus de la vérité de leur religion, ont cherché à triompher de l’obstination des hommes par des moyens dont ils voyaient bien la faiblesse ! Combien de stigmatisées, de convulsionnaires, de possédées de couvent, ont été entraînées par l’influence du monde où elles vivaient et par leur propre croyance à des actes feints, soit pour ne pas rester au-dessous des autres, soit pour soutenir la cause en danger ! Toutes les grandes choses se font par le peuple ; or, on ne conduit le peuple qu’en se prêtant à ses idées. Le philosophe qui, sachant cela, s’isole et se retranche dans sa noblesse est hautement louable. Mais celui qui prend l’humanité avec ses illusions et cherche à agir sur elle et avec elle ne saurait être blâmé. César savait fort bien qu’il n’était pas fils de Vénus ; la France ne serait pas ce qu’elle est si l’on n’avait cru mille ans à la sainte ampoule de Reims. Il nous est facile à nous autres, impuissants que nous sommes, d’appeler cela mensonge, et, fiers de notre timide honnêteté, de maltraiter les héros qui ont accepté dans d’autres conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce qu’ils firent avec leurs mensonges, nous aurons le droit d’être pour eux sévères. Au moins faut-il distinguer profondément les sociétés comme la nôtre, où tout se passe au plein jour de la réflexion, des sociétés naïves et crédules, où sont nées les croyances qui ont dominé les siècles. Il n’est pas de grande fondation qui ne repose sur une légende. Le seul coupable en pareil cas, c’est l’humanité qui veut être trompée.


  1. Les hésitations des disciples immédiats de Jésus, dont une fraction considérable resta attachée au judaïsme, soulèvent contre cette interprétation de graves difficultés. Mais le procès de Jésus ne laisse place à aucun doute. Nous verrons qu’il fut traité par le sanhédrin comme « séducteur ». Le Talmud donne la procédure suivie contre lui comme un exemple de celle qu’on doit suivre contre les « séducteurs », qui cherchent à renverser la loi de Moïse. (Talm. de Jérus., Sanhédrin, xiv, 16 ; Talm. de Bab., Sanhédrin, 43 a, 67 a). Comp. Act., vi, 13-14.
  2. Le progrès des affirmations de Jésus à cet égard se voit bien, si l’on compare Matth., xvi, 13 et suiv. ; Marc, i, 24, 25, 34 ; viii, 27 et suiv., xiv, 61 ; Luc, ix, 18 et suiv.
  3. Matth., xi, 12.
  4. Rom., i, 3 ; Apoc., v, 5 ; xxii, 16.
  5. Il est vrai que certains docteurs, tels que Hillel, Gamaliel, sont donnés comme étant de la race de David. Mais ce sont là des allégations très-douteuses. Cf. Talm. de Jér., Taanith, iv, 2. Si la famille de David formait encore un groupe distinct et ayant de la notoriété, comment se fait-il qu’on ne la voie jamais figurer à côté des Sadokites, des Boëthuses, des Asmonéens, des Hérodes, dans les grandes luttes du temps ? Hégésippe et Eusèbe, H. E., III, 19 et 20, n’offrent qu’un écho de la tradition chrétienne.
  6. Matth., xxii, 42 ; Marc, xii, 35 ; Luc, i, 32 ; Act., ii, 29 et suiv. ; IVe livre d’Esdras, xii, 32 (dans les versions syriaque, arabe, éthiopienne et arménienne). Ben David, dans le Talmud, désigne fréquemment le Messie. Voir, par exemple, Talm. de Bab., Sanhédrin, 97 a.
  7. Matth., ii, 5-6 ; Jean, vii, 41-42. On se fondait, assez arbitrairement, sur le passage, peut-être altéré, de Michée, v, 1. Comp. le Targum de Jonathan. Le texte hébreu primitif portait probablement Beth-Ephrata.
  8. Matth., ix, 27 ; xii, 23 ; xv, 22 ; xx, 30-31 ; Marc, x, 47, 52 ; Luc, xviii, 38.
  9. Matth., i, 1 et suiv. ; Luc, iii, 23 et suiv.
  10. Il est remarquable, du reste, qu’il y avait un Bethléhem à trois ou quatre lieues de Nazareth. Josué, xix, 15 ; carte de Van de Velde.
  11. Matth., ii, 1 et suiv. ; Luc, ii, 1 et suiv.
  12. Les deux généalogies sont tout à fait discordantes entre elles et peu conformes aux listes de l’Ancien Testament. Le récit de Luc sur le recensement de Quirinius implique un anachronisme. Voir ci-dessus, p. 20, 21, note. Il est naturel, du reste, que la légende se soit emparée de cette circonstance. Les recensements frappaient beaucoup les Juifs, bouleversaient leurs idées étroites, et l’on s’en souvenait longtemps. Cf. Act., v, 37.
  13. Jules Africain (dans Eusèbe, H. E., I, 7) suppose que ce furent les parents de Jésus qui, réfugiés en Batanée, essayèrent de recomposer les généalogies.
  14. Les ébionim, les « hébreux », les « nazaréens », Tatien, Marcion. Cf. Épiph., Adv. hær., xxix, 9 ; xxx, 3, 14 ; xlvi, 1 ; Théodoret, Hæret. fab., I, 20 ; Isidore de Péluse, Epist., I, 371, ad Pansophium.
  15. Matth., i, 18 et suiv. ; Luc, i, 26 et suiv. Ce ne fut certainement pas là au 1er siècle un dogme universel, puisque Jésus est appelé sans réserve « fils de Joseph », et que les deux généalogies destinées à le rattacher à la lignée de David sont des généalogies de Joseph. Comp. Gal., iv, 4 ; Rom., i, 3.
  16. Is., vii, 14. Comp. Matth., i, 22-23.
  17. Genèse, i, 2. Pour l’idée analogue chez les Égyptiens, voir Hérodote, III, 28 ; Pomp. Mela, I, 9 ; Plutarque, Quæst. symp., VIII, i, 3 ; De Isid. et Osir., 43 ; Mariette, Mém. sur la mère d’Apis (Paris, 1856).
  18. Matth., i, 15, 23 ; Is., vii, 44 et suiv.
  19. Testam. des douze patr., Lévi, 18. Le nom de Barkokab suppose cette croyance. Talm. de Jérus., Taanith, iv, 8. On s’appuyait sur Nombres, xxvii, 17.
  20. Is., lx, 3 ; Ps. lxxii, 10.
  21. Matth., ii, 1 et suiv.
  22. Luc, ii, 25 et suiv. (faible autorité).
  23. Ainsi la légende du massacre des Innocents se rapporte probablement à quelque cruauté exercée par Hérode du côté de Bethléhem. Comp. Jos., Ant., XIV, ix, 4 ; B. J., I, xxxiii, 6.
  24. Matth., i et ii ; Luc, i et ii ; S. Justin, Dial. cum Tryph., 78, 106 ; Protévang. de Jacques (apocr.), 12 et suiv.
  25. Certains passages, comme Act., ii, 22, l’excluent formellement.
  26. Matth., iv, 10 ; vii, 21, 22 ; xix, 17 ; Marc, i, 44 ; iii, 12 ; x, 17, 18 ; Luc, xviii, 19.
  27. Jean, v, 18 et suiv. ; x, 33 et suiv.
  28. Jean, xiv, 28.
  29. Marc, xiii, 35.
  30. Matth., v, 9, 45 ; Luc, iii, 38 ; vi, 35 ; xx, 36 ; Jean, i, 12-13 ; x, 34-35. Comp. Act., xvii, 28-29 ; Rom., viii, 14-17, 19, 21, 23 ; ix, 26 ; II Cor., vi, 18 ; Galat., iii, 26 ; iv, 1 et suiv. ; Phil., ii, 15 ; épître de Barnabé, 14 (p. 10, Hilgenfeld, d’après le Codex Sinaïticus), et, dans l’Ancien Testament, Deutér., xiv, 1, et surtout Sagesse, ii, 13, 18.
  31. Luc, xx, 36.
  32. Gen., vi, 2 ; Job., i, 6 ; ii, 1 ; xxviii, 7 ; Ps. ii, 7 ; lxxxii, 6 ; II Sam., vii, 14.
  33. Le fils du diable (Matth., xiii, 38 ; Act., xiii, 10) ; les fils de ce monde (Marc, iii, 17 ; Luc, xvi, 8 ; xx, 34) ; les fils de la lumière (Luc, xvi, 8 ; Jean, xii, 36) ; les fils de la résurrection (Luc, xx, 36) ; les fils du royaume (Matth., viii, 12 ; xiii, 38) ; les fils de l’époux (Matth., ix, 15 ; Marc, ii, 19 ; Luc, v, 34) ; les fils de la géhenne (Matth., xxiii, 15) ; les fils de la paix (Luc, x, 6), etc. Rappelons que le Jupiter du paganisme est πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε.
  34. Comp. Act., xvii, 28.
  35. Matth., xviii, 20 ; xxviii, 20.
  36. Jean, x, 30 ; xvii, 21. Voir en général les derniers discours rapportés par le quatrième Évangile, surtout le ch. xvii, qui expriment bien un côté de l’état psychologique de Jésus, quoiqu’on ne puisse les envisager comme de vrais documents historiques.
  37. Les passages à l’appui de cela sont trop nombreux pour être cités ici.
  38. C’est seulement dans le quatrième Évangile que Jésus se sert de l’expression de « Fils de Dieu » ou de « Fils » comme synonyme du pronom je. Matth., xi, 27 ; xxviii, 19 ; Marc, xiii, 32 ; Luc, x, 22, n’offrent que des emplois indirects. D’ailleurs, Matth., xi, 27, et Luc, x, 22, représentent dans le système synoptique une tardive intercalation, conforme au type des discours johanniques.
  39. Matth., xii, 8 ; Luc, vi, 5.
  40. Matth., xi, 27 ; xxviii, 18 ; Luc, x, 22.
  41. Jean, v, 22.
  42. Matth., xvii, 18-19 ; Luc, xvii, 6.
  43. Matth., ix, 8.
  44. Matth., ix, 2 et suiv. ; Marc, ii, 5 et suiv. ; Luc, v, 20 ; vii, 47-48.
  45. Matth., xii, 41-42 ; xxii, 43 et suiv. ; Marc, xii, 6 ; Jean, viii, 25 et suiv.
  46. Voir surtout Jean, xiv et suiv.
  47. Philon, cité dans Eusèbe, Præp. evang., VII, 13.
  48. Philon, De migr. Abraham, § 1 ; Quod Deus immut., § 6 ; De confus ling., §§ 14 et 28 : De profugis, § 20 ; De somniis, I, § 37 ; De agric. Noë, § 12 ; Quis rerum divin. hæres, § 25 et suiv., 48 et suiv., etc.
  49. Μετάθρονος, c’est-à-dire partageant le trône de Dieu ; sorte de secrétaire divin, tenant le registre des mérites et des démérites : Bereschith rabba, v, 6 c ; Talm. de Bab., Sanhédr., 38 b ; Chagiga, 15 a ; Targum de Jonathan, Gen., v, 24.
  50. Cette théorie du Λόγος ne renferme pas d’éléments grecs. Les rapprochements qu’on en a faits avec l’Honover des Parsis sont aussi sans fondement. Le Minokhired ou « Intelligence divine » a bien de l’analogie avec le Λόγος juif. (Voir les fragments du livre intitulé Minokhired dans Spiegel, Parsi-Grammatik, p. 161-162.) Mais le développement qu’a pris la doctrine du Minokhired chez les Parsis est moderne et peut impliquer une influence étrangère. L’ « intelligence divine » (Mainyu-Khratû) figure dans les livres zends ; mais elle n’y sert pas de base à une théorie ; elle entre seulement dans quelques invocations. Les rapprochements que l’on a essayés entre la théorie des juifs et des chrétiens sur le Verbe et certains points de la théologie égyptienne peuvent n’être pas sans valeur. Mais ils ne suffisent pas pour prouver que ladite théorie soit un emprunt fait à l’Égypte.
  51. Act., viii, 40.
  52. Sap., ix, 1-2 ; xvi, 12. Comp. vii, 12 ; viii, 5 et suiv. ; ix, et en général ix-xi. Ces prosopopées de la Sagesse personnifiée se trouvent même dans des livres plus anciens. Prov., viii, ix ; Job, xxviii.
  53. Apoc., xix, 13 ; Jean, i, 1-14. On remarquera, du reste, que, même dans le quatrième Évangile, l’expression de « Verbe » ne revient pas hors du prologue, et que jamais le narrateur ne la place dans la bouche de Jésus.
  54. Act., x, 42 ; Rom., ii, 16 ; II Cor., v, 10.
  55. Matth., xxvi, 64 ; Marc, xvi, 19 ; Luc, xxii, 69 ; Act., vii, 55 ; Rom., viii, 34 ; Éphés., i, 20 ; Coloss., iii, 1 ; Hébr., i, 3, 13 ; viii, 1 ; x, 12 ; xii, 2 ; Ire Épître de S. Pierre, iii, 22. V. les passages précités sur le rôle du métatrône juif.
  56. Matth., x, 5, comparé à xxviii, 19 ; Marc, vii, 24, 27, 29.
  57. Matth., xxvi, 39 et suiv. ; Marc, xiv, 32 et suiv. ; Luc, xxii, 42 et suiv. ; Jean, xii, 27.
  58. Marc, xiii, 32. Comp. Matth., xxiv, 36.
  59. Matth., xii, 14-16 ; xiv, 13 ; Marc, iii, 6-7 ; ix, 29-30 ; Jean, vii, 1 et suiv.
  60. Matth., ii, 20.
  61. Matth., xvii, 20 ; Marc, ix, 25.
  62. Luc, viii, 45-46 ; Jean, xi, 33, 38.
  63. Act., ii, 22.
  64. Matth., xiv, 2 ; xvi, 14 ; xvii, 3 et suiv. ; Marc, vi, 14-15 ; viii, 28 ; Luc, ix, 8 et suiv., 19.