Vie de Jésus (Strauss) 1/PREMIER CHAPITRE 2.


DEUXIÈME SECTION.

HISTOIRE DE LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS.


PREMIER CHAPITRE.

RELATIONS DE JÉSUS AVEC JEAN-BAPTISTE.



§ XLIII.


Rapport chronologique entre Jean-Baptiste et Jésus.

Tous les évangiles parlent du rôle joué par Jean-Baptiste. Le second et le quatrième n’en fixent pas l’époque. Le premier donne une date qui n’est pas précise ; le troisième, une date qui le semble beaucoup.

D’après Matthieu, 3, 1, Jean-Baptiste se montre en qualité de prédicateur de pénitence en ces jours, ἐν ταῖς ἡμέραις ἐκείναις, c’est-à-dire, si l’on voulait rattacher rigoureusement cette désignation à ce qui a été rapporté immédiatement auparavant (2, 23), vers le temps où les parents de Jésus se fixèrent à Nazareth et où Jésus était encore un enfant. Nous apprenons par ce qui suit que Jésus vint auprès de Jean-Baptiste pour se faire baptiser ; par conséquent, entre cette première apparition de Jean-Baptiste, qui coïnciderait avec l’enfance de Jésus, et l’époque où il baptisa Jésus, il faudrait intercaler une série d’années pendant lesquelles Jésus serait devenu assez mûr pour prendre part au baptême de Jean. Mais la description de la personne et du rôle de Jean-Baptiste est si brève dans Matthieu, on lui attribue une position si peu indépendante, son action a si évidemment pour terme Jésus, qu’il n’a certainement pas été dans l’intention de l’évangéliste de supposer que, pendant une longue série d’années, Jean-Baptiste avait prêché la réforme religieuse. Incontestablement, Matthieu entend que Jean-Baptiste trouva promptement le but et le terme de sa mission dans le baptême donné à Jésus. Ainsi, entre l’apparition de Jean-Baptiste et le baptême de Jésus, c’est-à-dire entre le verset 12 et le verset 13 du 3e chapitre de Matthieu, il ne nous est pas permis de supposer le long intervalle dont, dans tous les cas, nous aurions ici besoin. Il ne nous reste donc plus qu’à placer ce laps de temps entre la fin du second chapitre et le commencement du troisième, c’est-à-dire entre l’établissement des parents de Jésus à Nazareth et l’apparition de Jean-Baptiste. On peut supposer avec Paulus que Matthieu a intercalé ici un fragment d’un morceau sur Jean-Baptiste, où il était question des circonstances de sa vie qui précédèrent immédiatement son rôle public, et où l’on continuait, avec toute raison, par les mots en ces jours, ἐν ταῖς ἡμέραις ἐκείναις, formule de transition que Matthieu conserva tout en supprimant ce à quoi elle se rapportait[1] ; ou bien, on peut entendre, avec Süskind, ces mots comme indiquant, non l’époque de l’établissement des parents de Jésus à Nazareth, mais la continuation de leur séjour en ce lieu[2] ; ou bien, enfin, on peut expliquer avec vraisemblance l’expression en ces jours, comme l’expression hébraïque correspondante, בימים ההם par exemple, 2 Mos., 2, 11, et la rapporter à l’époque de l’établissement à Nazareth, de telle sorte qu’en prenant les mots en ces jours dans un sens large, on puisse les entendre de choses arrivées quelques trente ans après[3]. Toujours est-il, quelle que soit celle de ces explications qu’on adopte, que Matthieu ne nous apprend, sur l’époque de l’apparition de Jean-Baptiste, rien de plus que ce renseignement tout à fait indécis, à savoir qu’elle est placée dans l’intervalle compris entre l’enfance et l’âge adulte de Jésus.

Luc donne des synchronismes divers pour l’époque de l’apparition de Jean-Baptiste, la plaçant au temps de l’administration de Pilate en Judée, au temps du gouvernement d’Hérode Antipas, de Philippe et de Lysanias, dans les autres parties de la Palestine, au temps de la grande-prêtrise d’Anne et de Caïphe, mais il la met d’une manière précise dans la quinzième année du règne de Tibère, ce qui, en comptant depuis la mort d’Auguste, répond à la vingt-huitième et à la vingt-neuvième année de notre ère (3, 1, 2)[4]. Cette dernière fixation de date, qui est très précise, s’accorde avec les autres dates données précédemment, et qui le sont moins. Elle s’accorde même avec celle où, à côté de Caïphe, Anne est nommé comme grand-prêtre ; car, d’après Jean, 18, 13, et les Actes des Apôtres, 4, 6, cet ancien grand-prêtre conserva, même après sa déposition, une influence toute spéciale, surtout lorsque son gendre Caïphe fut entré en fonctions. Une seule exception est à faire, c’est au sujet de Lysanias, placé comme tétrarque de l’Abilène du temps d’Hérode Antipas et de Philippe. À la vérité, Josèphe parle d’une Abila de Lysanias Ἀϐίλα ἡ Λυσανίου, et il cite un certain Lysanias comme maître de Chalcis au pied du Liban ; le territoire d’Abila étant dans le voisinage, ce Lysanias en fut sans doute aussi le maître ; mais, trente-quatre ans avant la naissance de Jésus Christ, il avait été mis à mort par les instigations de Cléopâtre ; et ni Josèphe ni aucun auteur qui a écrit sur cette époque, ne parlent d’un autre Lysanias[5]. Ainsi, le règne de ce Lysanias, non seulement tomberait plus de soixante ans avant la quinzième année de Tibère, mais encore il dépasserait de beaucoup les autres périodes mises par Luc dans un rapport synchronique avec cette quinzième année. On a donc supposé que Luc parlait ici d’un descendant de cet ancien Lysanias, d’un Lysanias postérieur qui avait possédé le territoire de l’Abilène sous Tibère, mais dont Josèphe n’avait point fait mention à cause de sa moindre renommée[6]. À la vérité, on ne peut pas prouver ce que Süskind demande pour que cette explication soit réfutée, à savoir, que Josèphe aurait nécessairement parlé de ce Lysanias postérieur si un tel personnage avait existé ; pourtant il faut dire que cet historien a eu plus d’une occasion de le faire, et c’est ce que Paulus a montré d’une manière satisfaisante. Par exemple, lorsque Josèphe, venant aux temps du premier et du second Agrippa, désigne Abila comme l’Abila de Lysanias, ἡ Λυσανίου, il aurait dû au moins se souvenir, à ce propos, qu’il n’avait parlé que du premier Lysanias et qu’il n’avait encore rien dit du second dont l’Abilène tenait le surnom qu’elle portait, attendu que ce prince la possédait alors[7]. Si donc le second Lysanias n’est pas autre chose qu’une fiction historique, ce qu’on a proposé en place[8] n’est pas non plus autre chose qu’une fiction philologique. Il est dit, en effet, d’abord : Philippe… étant tétrarque de l’Iturée, Φιλίππου… τετραρχοῦντος τῆς Ἰτουραίας κ. τ. λ. ; puis il est dit ensuite : et Lysanias étant tétrarque de l’Atabilène, καὶ Λυσανίου τῆς Ἀϐιληνῆς τετραρχοῦντος. Or, il est impossible d’entendre ce passage comme si ce Philippe avait régné aussi sur l’Abilène ; car, dans ce cas, le mot étant tétrarque, τετραρχοῦντος, n’aurait pas été répété[9], et l’article τῆς aurait dû être placé devant Λυσανίου, si l’auteur n’avait pas voulu être mal compris. Il ne reste donc rien autre chose que de croire que l’auteur lui-même s’est trompé. Comme l’Abilène était encore, dans un temps postérieur, dénommée l’Abilène de Lysanias, ἡ Λυσανίου, d’après le nom du dernier roi de la dynastie précédente, il en aura conclu qu’il y avait encore un prince de ce nom, tandis que, dans le fait, l’Abilène, ou appartenait à Philippe, ou était soumise à la domination immédiate des Romains[10].

Le renseignement chronologique que donne le passage de notre évangéliste ne concerne immédiatement que Jean-Baptiste. Quand plus tard (v. 21 seq.) Luc vient à parler de Jésus, on ne trouve plus une date semblable ; il est dit seulement de Jésus, qu’au moment de son entrée dans la vie publique, ἀρχόμενος , il était âgé d’environ trente ans, ὡσεὶ ἐτῶν τριάκοντα. L’évangéliste garde le silence sur la date, de même que, par une omission inverse, l’âge de Jean-Baptiste, à ce moment, n’est pas indiqué. Quand bien même Jean aurait commencé à prêcher dans la quinzième année du règne de Tibère, nous n’en pourrions, ce semble, rien conclure pour l’époque du commencement de Jésus ; car nulle part il n’est dit depuis combien de temps Jean-Baptiste baptisait à l’époque où Jésus vint le trouver sur les bords du Jourdain ; et réciproquement, bien que nous apprenions que Jésus, lors de son baptême, comptait environ trente ans, nous ne savons pas pour cela quel âge avait Jean à l’époque où il commença à baptiser. Cependant, en nous reportant à Luc, 1, 26, où il est dit que Jean-Baptiste avait six mois de plus que Jésus, et en appelant à notre aide cette circonstance que la coutume juive n’aurait guère permis un rôle public avant la trentième année, il se pourrait que Jean-Baptiste n’eût paru sur les bords du Jourdain que six mois avant l’arrivée de Jésus, époque où il avait seulement atteint l’âge nécessaire pour un tel rôle. Mais ce n’était pas une loi positive qui avait fixé ce terme, et l’on a demandé avec raison[11] si à l’action plus libre d’un prophète s’appliquait la disposition qui déterminait, pour les prêtres et les lévites, la trentième année comme le commencement du service régulier (4 Mos., 4, 3. 47 ; comparez au reste, 2 Paralip., 31, 17, où la vingtième année est désignée). Donc, en supposant qu’il y eût, entre Jean-Baptiste et Jésus, le rapport déjà indiqué, cela n’empêcherait pas que le premier n’eût commencé son rôle public assez longtemps avant le second. Mais telle n’est pas, sans doute, l’intention de l’évangéliste, car préciser avec un tel excès de soin le début du précurseur pour laisser indéterminé le début du Messie même, ce serait une trop grande maladresse[12], et nous ne pouvons guère nous empêcher de lui supposer le dessein de fixer le temps du début de Jésus en fixant celui du début de Jean-Baptiste ; or, cela ne s’accorde qu’autant qu’il aura admis que, très peu de temps après le début de Jean, Jésus sera venu le trouver sur les bords du Jourdain et aura aussitôt commencé à enseigner lui-même[13]. On a prétendu que cette date fixe appartenait au commencement d’un morceau sur Jean-Baptiste, intercalé par Luc dans son évangile ; mais cela est peu vraisemblable, parce qu’une telle exactitude chronologique semble plutôt appartenir à celui qui a suivi toutes choses dès le commencement, παρηκολουθηκότι ἄνωθεν πᾶσιν ἀκριϐῶς, et qui a essayé aussi de fixer d’une manière semblable l’époque de la naissance de Jésus.

On a dernièrement trouvé invraisemblable que l’action de Jean-Baptiste eût duré si peu de temps ; car il eut un nombre considérable de disciples (Joh., 4, 1), et non seulement ceux qui s’étaient fait baptiser par lui, mais encore des disciples qu’il avait formés spécialement (Luc, 11, 1), et il laissa après lui un parti (Act. Ap., 18, 25. 19, 3), ce qui ne peut guère avoir été l’œuvre de quelques mois. Un certain laps de temps dut s’écouler, ajoute-t-on, jusqu’à ce que Jean-Baptiste fût assez connu pour qu’on vînt le chercher dans le fond du désert ; il fallut du temps pour que sa doctrine fût comprise, du temps pour que, tout en choquant les idées courantes parmi les Juifs, elle fît impression et pût s’établir ; et surtout, la haute et durable considération que Jean s’était acquise parmi ses compatriotes, d’après Josèphe[14] comme d’après les évangiles (Matth., 14, 2. 21, 26), n’avait pas pu être le fruit d’un intervalle aussi court[15].

Nous ne décidons pas pour le moment si l’on a tort ou raison d’exiger un laps de temps considérable pour Jean-Baptiste, et nous examinerons d’abord si nos évangiles ne satisfont pas à cette exigence en ajoutant postérieurement ce qui manque antérieurement et en prolongeant d’autant plus, après le début de Jésus, la prédication de Jean-Baptiste. Une prolongation du rôle de Jean-Baptiste de ce côté ne se trouve pas, du moins dans les deux premiers évangiles ; car non seulement ils ne rapportent plus rien de Jean après le baptême de Jésus, si ce n’est l’envoi de deux disciples (Matth., 11), envoi que Jean-Baptiste fait du fond de sa prison ; et même d’après Matthieu, 4, 12 et Marc, 1, 14, il semble que c’est pendant ou peu après le séjour de quarante jours de Jésus dans le désert, que Jean-Baptiste fut arrêté, et qu’à la suite de cette arrestation Jésus se rendit en Galilée pour y commencer sa prédication publique. Luc (4, 14) ne parle pas de l’arrestation de Jean-Baptiste comme ayant été l’occasion de la prédication de Jésus en Galilée, et il paraît se représenter l’envoi des deux disciples de Jean comme si cette mission s’était accomplie pendant que le précurseur était encore libre (7, 18 seq.). Le quatrième évangile se prononce d’une manière encore plus précise contre la supposition de l’emprisonnement de Jean immédiatement après le baptême de Jésus, car il remarque expressément (3, 24) que Jean exerçait encore librement son ministère après la première fête de Pâques, visitée par Jésus pendant sa vie publique. Mais, d’un côté, cette prolongation de l’action de Jean-Baptiste ne peut pas avoir duré très longtemps après le commencement des prédications de Jésus, puisqu’il paraît avoir été exécuté assez longtemps avant ce dernier (Luc, 9, 9 ; Matth., 14, 1 seq. ; Marc, 14, 16), et, d’un autre côté, si l’on croit ne pouvoir expliquer l’influence de Jean-Baptiste et la durée de son école que par la prolongation de son ministère public, on gagnera peu de chose en plaçant cette prolongation après le début de Jésus, par qui Jean fut totalement éclipsé (Job., 3, 26 seq. 4, 1).

Il ne resterait donc plus d’autre issue que de faire une distinction entre le baptême de Jésus et son début public, et de dire : Jésus, dès les premiers six mois du ministère public de Jean, a été, il est vrai, tellement attiré par sa réputation, qu’il s’est soumis à être baptisé par lui ; mais, à dater de ce moment, ou bien il est resté quelque temps encore à la suite de Jean-Baptiste, ou bien il s’est tenu chez soi dans la retraite ; et ce n’est qu’assez longtemps après qu’il a pris lui-même un rôle indépendant. De cette façon, d’un côté nous gagnerions un intervalle plus considérable pendant lequel Jean-Baptiste aurait exercé son ministère avant le début de Jésus et sans être éclipsé par lui, et d’un autre côté, cependant, nos évangiles auraient raison, en paraissant placer si près l’un de l’autre le début de Jean-Baptiste et le baptême de Jésus. Mais la supposition d’un pareil intervalle entre le baptême de Jésus et le commencement de son rôle public est absolument étrangère aux écrivains du Nouveau Testament ; car, ainsi qu’il résulte de la descente de l’Esprit et de la voix céleste, ils regardent le baptême de Jésus comme sa consécration à la vocation messianique ; le seul intervalle qu’ils admettent encore après le baptême est le jeûne de six semaines dans le désert ; mais, après ce jeûne, Jésus commença à prêcher en Galilée, d’après Luc (4, 14) immédiatement, d’après Matthieu et Marc après l’arrestation de Jean-Baptiste, faite, au reste, probablement dans l’intervalle. Luc, 3, 23, désigne, d’après l’explication la plus vraisemblable, le baptême de Jésus comme un commencement, ἄρχεσθαι, comme son entrée en fonction ; et (Act. Ap., 1, 22) il met Jésus, depuis le baptême donné par Jean, βάπτισμα Ἰωάννου, en relations constantes avec des disciples. Évidemment donc il s’est représenté le baptême de Jésus par Jean et le commencement de son rôle public comme un seul et même acte, et il n’a supposé, entre l’un et l’autre, aucun intervalle, excepté les six semaines de jeûne.

La narration des évangiles s’oppose décidément à admettre, ou que Jésus est allé plus tard se faire baptiser ou qu’il a encore retardé, pendant quelque temps après son baptême, le commencement de son ministère public, hypothèses auxquelles nous devons être enclins, afin de gagner du temps pour la prédication influente de Jean-Baptiste. Mais, d’un autre côté, on comprend facilement comment les écrivains du Nouveau Testament ont pu, même sans renseignements historiques, être conduits à représenter ainsi les choses. Une fois qu’on fut décidé, comme cela arriva dans la première communauté chrétienne (Act. Ap. 19, 4), à considérer le rôle de Jean-Baptiste, non plus comme un rôle indépendant, mais comme une préparation au Christ, l’imagination ne s’arrêta pas longtemps à la seule action du précurseur, mais elle se hâta d’arriver à l’apparition de celui à qui il devait ouvrir les voies. L’intérêt que la tradition chrétienne primitive devait avoir, même sans motif historique, à supprimer tout intervalle entre le baptême de Jésus et le commencement de son ministère public, est encore plus manifeste ; car admettre que, par son baptême, Jésus s’était attaché à Jean et avait, pendant quelque temps, vécu avec lui dans le rapport de disciple à maître, c’était aller contre l’intérêt religieux de la nouvelle communauté, intérêt qui exigeait un fondateur instruit, non par les hommes, mais par Dieu lui-même. Ainsi, quand bien même Jésus aurait été véritablement le disciple de Jean, néanmoins on aurait de bonne heure arrangé les choses comme si le baptême de Jésus par Jean avait signalé, non l’accession du premier à la société qui se formait autour du second, mais sa consécration à un ministère indépendant.

Nous ne sommes forcés de choisir une de ces issues qu’autant qu’il est vrai que l’importance considérable acquise par Jean-Baptiste parmi ses contemporains et dans la postérité est inexplicable si l’on borne la durée de son ministère public à six mois. Mais cette impossibilité ne peut se prouver : l’esprit, dans ses effets, n’est pas toujours limité par la mesure du temps ; et, particulièrement, là où le développement entier d’un peuple et de sa situation a accumulé une masse de matières inflammables, une étincelle qui tombe peut rapidement allumer un vaste incendie[16]. Il reste donc toujours possible que Jean ait opéré, même dans le terme le plus court, ce qu’il a opéré véritablement ; mais, d’un autre côté, la narration évangélique ne suffit pas pour élever cette possibilité jusqu’à la certitude historique, car on montre que cette narration même peut avoir une source non historique, et la critique ne doit se décider ni pour l’un ni pour l’autre côté, satisfaite d’avoir fait sentir l’incertitude de ce point.

Il n’en est pas autrement d’un second point dont il faut que nous parlions ici, à savoir, le rapport d’âge entre Jean et Jésus. Ceux qui ont fait la supposition mentionnée plus haut, que Jean-Baptiste commença son rôle public plusieurs années avant Jésus, ont trouvé invraisemblable qu’il n’ait été plus âgé que de six mois ; car alors, si Jésus a commencé à prêcher dès sa trentième année, Jean a dû commencer dès sa vingtième. Mais, indépendamment de ce qui a été remarqué plus haut contre la certitude de cette supposition, on ne prouvera pas qu’un prédicateur de pénitence aussi jeune n’ait pu faire impression ni passer pour un prophète de l’ancien temps, pour un Élie[17], et il n’y a, non plus, aucune raison pour croire qu’entre deux hommes, celui qui est arrivé le premier à un ministère public a sur l’autre une avance d’âge correspondante, car souvent il est le plus jeune. Il faut faire encore ici le même raisonnement que plus haut : le dire de Luc (1, 26), qui fait Jean-Baptiste plus âgé que Jésus de six mois, a été trouvé purement mythique ; et, s’il est possible qu’il y ait réellement cette différence d’âge, il est également possible que Jean ait été plus âgé ou plus jeune.


§ XLIV.


Début et dessein de Jean-Baptiste. Ses relations personnelles avec Jésus.

Jean, Nasiréen, c’est-à-dire voué à Dieu, comme nos sources l’indiquent (Matth., 3, 4. 9, 14. 11, 18 ; Luc, 1, 15), tenant aussi, comme plusieurs théologiens l’ont conjecturé[18], aux Esséniens, fut, d’après le dire de Luc (3, 2), appelé à paraître en public par une voix de Dieu, ῥῆμα Θεοῦ, qui se fit entendre à lui dans le désert. N’ayant plus ici sous les yeux la propre déclaration de Jean-Baptiste, nous n’acceptons pas comme complet le dilemme tel que Paulus le pose, en disant que l’on ne peut savoir si Jean a interprété un fait interne ou externe comme un appel de Dieu, ou si c’est la voix d’un autre homme qu’il a entendue ; et il faut ajouter, comme troisième possibilité, que ce sont peut-être ses adhérents qui ont placé la vocation de leur maître sous le sceau de cette expression qui rappelle les anciens prophètes.

Tandis que, d’après le récit de Luc, il semble que, si Jean-Baptiste a entendu la voix divine dans le désert seulement, ἐν τῇ ἐρήμῳ, il s’est rendu, pour enseigner et baptiser, dans les environs du Jourdain, περίχωρος τοῦ Ἰορδάνου (v. 3) ; Matthieu (3, 1 seq.) fait, du désert même de la Judée, le théâtre de la prédication et du baptême de Jean, comme si le Jourdain, dans lequel il baptisait, traversait ce désert. À la vérité, d’après Josèphe, ce fleuve coule, avant son embouchure dans la mer Morte, à travers un grand désert, πολλὴν ἐρημίαν[19], mais ce n’est pas, à proprement parler, le désert de Judée, situé beaucoup plus au sud. En conséquence, on a voulu trouver ici une erreur du premier évangéliste qui, séduit par l’analogie de la prophétie, voix de celui qui crie dans le désert, φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ, place dans le désert de Judée, ἔρημος τῆς Ἰουδαίας, d’où Jean provenait, le ministère de prédication et de baptême dont réellement la florissante vallée du Jourdain avait été le théâtre[20]. Cependant, si l’on porte plus loin les yeux dans l’évangile de Luc, l’apparence qui laissait croire que, d’après cet évangile, Jean quitta le désert après l’audition de l’appel, disparaît ; car, lorsque Jean-Baptiste envoie ses disciples auprès de Jésus, celui-ci, suivant Luc, leur demande : Qu’êtes-vous allés voir dans le désert ? τί ἐξεληλύθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι ; (7, 24). Or, la vallée du Jourdain, dans le voisinage de la mer Morte, où il faut placer l’exercice des fonctions de Jean-Baptiste, était réellement, à part une lisière étroite, une plaine aride[21]. Par conséquent, il ne resterait plus peut-être qu’une erreur propre à Matthieu, qui désigne cette plaine aride comme le désert de Judée, ἔρημος τῆς Ἰουδαίας ; à moins qu’on ne veuille admettre que Jean, en passant de la prédication de pénitence au baptême, quitta le désert de Judée pour les bords du Jourdain[22], ou que la plage aride attenant aux rives du Jourdain, étant une continuation du désert de Judée, avait été appelée du même nom[23].

Le baptême de Jean ne peut guère être regardé comme dérivant du baptême juif des prosélytes, baptême qui, sans doute, est postérieur aux commencements du christianisme[24]. Il a plutôt de l’analogie avec les lustrations religieuses telles qu’elles existaient aussi parmi les Juifs, et surtout parmi les Esséniens. Il était principalement fondé, ce semble, sur les expressions figurées de plusieurs prophètes qui, dans la suite, furent prises au propre. D’après ces expressions. Dieu exige du peuple d’Israël, s’il veut rentrer en grâce, un bain et des ablutions qui enlèvent ses souillures, et il promet même de le purifier par l’eau (Is., 1, 16 ; Ézech., 36, 25 ; comparez Jérém., 2, 22). Ajoutons l’opinion qu’avaient les Juifs que le Messie et son règne n’arriveraient que lorsque les Israélites feraient pénitence[25], et nous verrons avec quelle facilité on a pu arriver à une combinaison d’idées d’après laquelle une ablution, image symbolique de la résipiscence et du pardon des péchés, devait précéder l’arrivée du Messie,

Les renseignements ne paraissent pas d’abord complètement unanimes sur la signification du baptême de Jean ; tous, à la vérité, s’accordent en ceci, que la pénitence, μετάνοια, en était une condition essentielle. En effet, quand Josèphe dit que Jean-Baptiste engageait les Juifs, exerçant la vertu, justes les uns envers les autres et pieux envers Dieu, à se rendre au baptême, ἀρετὴν ἐπασκοῦντας, καὶ τῇ πρὸς ἀλλήλους δικαιοσύνῃ καὶ πρὸς τὸν Θεὸν εὐσεϐείᾳ χρωμένους βαπτισμῷ συνιέναι[26], c’est la même chose sous forme grecque. Mais Luc (3, 3), et Marc (1, 4), en désignant le baptême de Jean comme baptême de pénitence, βάπτισμα μετανοίας, ajoutent : Pour la rémission des péchés, εἰς ἄφεσιν ἁμαρτιῶν. Matthieu, à la vérité, n’a pas cette addition ; pourtant il désigne, ainsi que Marc, ceux qui se faisaient baptiser, comme en même temps confessant leurs péchés, ἐξομολογούμενοι τὰς ἁμαρτίας αὐτῶν (3, 6). Josèphe paraît dire justement le contraire quand il énonce, comme étant l’opinion de Jean-Baptiste, que le baptême est agréable à Dieu, non quand on demande pardon de quelques fautes, mais quand on purifie son corps après avoir d’abord purifié son âme par la justice, οὕτω γὰρ καὶ τὴν βάπτισιν ἀποδεκτὴν αὐτῷ (τῷ Θεῷ) φανεῖσθαι, μὴ ἐπί τινων ἁμαρτάδων παραιτήσει χρωμένων, ἀλλ’ ἐφ’ ἁγνείᾳ τοῦ σώματος, ἄτε δὴ καὶ τῆς ψυχῆς δικαιοσύνῃ προεκκεκαθαρμένης. Et ici l’on pourrait concevoir que les mots : Pour la rémission des péchés, εἰς ἄφεσιν ἁμαρτιῶν, d’après Act. Ap., 2, 38 et d’autres passages, désignaient habituellement le baptême chrétien, et en conséquence ont été transportés, d’une manière non historique, au baptême de Jean[27]. Cependant le passage déjà cité d’Ézéchiel fait de l’ablution le symbole non seulement de la résipiscence, mais encore du pardon des péchés ; ainsi le dire des évangélistes repose sur de bons fondements. De plus, les paroles de Josèphe, examinées de plus près, ne sont point en désaccord avec les renseignements évangéliques. Les fautes dont, suivant Josèphe, il ne s’agissait pas dans le baptême de Jean, sont les souillures lévitiques qui, d’après la loi, devaient être effacées par des ablutions (3 Mos., 14, 8 seq. 15, 5, 13, 18, 21, 27. 17, 16. 23, 6 et autres passages). À ces ablutions, auxquelles on attribuait communément une vertu purifiante indépendante du sentiment intérieur, Jean voulait opposer son baptême comme prescription morale et religieuse[28].

Une autre différence se manifeste touchant la relation que les renseignements divers sur Jean établissent entre son baptême et le royaume des cieux, βασιλεία τῶν οὐρανῶν . D’après Matthieu, la brève exhortation qu’il joignait à son baptême se réduisait à ceci ; Repentez-vous, car le royaume des cieux s’est approché, μετανοεῖτε· ἤγγικε γὰρ ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν (3, 2). D’après Luc, Jean-Baptiste ne parle d’abord que de repentir, μετάνοια, et de rémission des péchés, ἄφεσις ἁμαρτιῶν, mais il ne parle pas de royaume des cieux, et c’est seulement quand le peuple s’imagine qu’il pourrait bien être le Messie lui-même qu’il renvoie au Messie comme à celui qui doit venir après lui (3, 15 seq.). Dans Josèphe, au contraire, il ne se trouve rien sur le rapport qui aurait existé entre le rôle de Jean-Baptiste et l’idée messianique. Cependant, ici encore, la divergence des recits n’autorise pas à conclure que Jean-Baptiste lui-même ne s’est attribué aucun rapport avec le règne du Messie, et que c’est la légende chrétienne qui, la première, a imaginé ce rapport ; car son baptême, du moment qu’on ne le fait pas provenir du baptême juif des prosélytes, ne se conçoit pas très bien, si l’on ne veut pas songer à la lustration expiatoire du peuple que j’ai mentionnée plus haut, et qui était attendue pour le temps du Messie. L’historien Josèphe écarte toutes les idées messianiques qui ont pu s’attacher au rôle de Jean ; mais c’est chez lui une habitude qui s’explique par la situation de son peuple à l’égard des Romains. Au reste, les mots qu’il emploie, se réunir pour le baptême, βαπτισμῷ συνιέναι, les réunions d’hommes, συστρέφεσθαι, et la crainte qu’Antipas a d’une révolte, ἀπόστασις, provoquée par Jean, ce dont Josèphe parle plus loin, tout cela indique une association religieuse et politique telle que des espérances messianiques étaient capables de la susciter.

Il y aurait lieu de s’étonner que Jean-Baptiste eût déclaré avec tant de précision que réellement le règne du Messie était voisin ; et, sans s’arrêter à Luc, qui s’en réfère à une révélation et à un appel de la divinité, on pourrait se laisser aller à supposer que peut-être le narrateur chrétien, voyant qu’en effet celui qu’il regardait comme le Messie s’était manifesté immédiatement après, donna au langage de Jean-Baptiste une précision qui n’y était pas dans l’origine ; on pourrait supposer que Jean-Baptiste dit seulement, en conformité avec l’opinion juive citée plus haut, repentez-vous, afin que vienne le règne des cieux, μετανοεῖτε, ἵνα ἔλθῃ ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν, et que c’est la narration postérieure qui a changé, afin que, ἵνα, en car, γάρ. Mais une supposition pareille n’est pas nécessaire ; avec un esprit aussi excitable que le sien, Jean a pu aisément, à l’époque agitée où il a vécu, croire découvrir des signes qui lui paraissaient garantir l’approche du règne messianique ; et jusqu’à quel point ce royaume était-il prochain, c’est ce qu’il laissait encore indécis.

D’après nos évangiles, l’arrivée du royaume des cieux, βασιλεία τῶν οὐρανῶν , était rattachée par Jean à un personnage messianique auquel il attribuait, en opposition avec son propre baptême par l’eau, un baptême par l’Esprit-Saint et par le feu, βαπτίζειν πνεύματι ἁγίῳ καὶ πυρὶ (Matth., 3, 11, et passages parallèles) ; l’effusion de l’Esprit-Saint passait, en effet, pour un trait essentiel des temps messianiques (Joël, 3, 1 — 5 ; Act. Ap., 2, 16 seq.). Ce même personnage devait en outre faire, dans le peuple, un triage comme fait le van qui sépare le bon grain ; peut-être le feu qui consume a-t-il quelque rapport avec cette idée de triage, que déjà les prophètes avaient annoncée pour les temps messianiques, quoique sous d’autres images (Zachar., 13, 9 ; Malach., 3, 2, 3). Ici les synoptiques présentent la chose comme si Jean-Baptiste avait dès lors précisément, par ce personnage messianique, entendu Jésus de Nazareth. D’après Luc, les mères de ces deux hommes étaient parentes et instruites des relations futures de leurs fils. Dès le sein maternel Jean-Baptiste s’était mû comme pour aller au-devant de Jésus. Par conséquent, d’après la tournure donnée au récit, il est à supposer que tous deux, de bonne heure, avaient appris à connaître leurs relations, déterminées à l’avance par une communication divine, et s’étaient pénétrés de leur situation respective. À la vérité, Matthieu ne rapporte rien de ces relations de famille entre Jean et Jésus ; mais, quand ce dernier veut se faire baptiser, Matthieu met dans la bouche du premier des expressions qui paraissent supposer une connaissance antécédente ; car Jean s’étonne que Jésus vienne près de lui, attendu que lui, Jean, aurait plutôt besoin d’être baptisé par Jésus, et il n’a pu exprimer cet étonnement qu’autant que Jésus lui aura été connu précédemment, ou lui aura été, dans le moment, révélé par une communication céleste ; or, rien n’indique une communication de ce genre, du moins le signe de la messianité de Jésus, le signe sensible à la vue et à l’ouïe, n’est donné qu’ensuite. Ainsi le premier et le troisième évangile (le second abrège tellement la chose qu’on ne voit pas clairement son opinion à cet égard) s’accordent pour dire que Jean et Jésus n’avaient pas été étrangers l’un à l’autre avant le baptême ; au contraire dans le quatrième évangile (1, 31, 33), Jean-Baptiste soutient expressément qu’il n’a pas connu Jésus avant l’apparition céleste qui, d’après les synoptiques, se manifesta lors de son baptême. À prendre la chose simplement, cela a l’air d’une contradiction. La connaissance antérieure de ces deux hommes est, dans Luc, un fait extérieur ; dans Matthieu, un aveu involontaire échappé à Jean surpris. Mais, dans le quatrième évangile, quand Jean dit qu’il n’a pas connu Jésus précédemment, c’est une affirmation qui paraît préméditée et qui n’a pour garantie que le sujet lui-méme qui l’a fait. En conséquence il fut aisé à l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel de mettre la contradiction sur le compte de Jean et de Jésus, c’est-à-dire de supposer que, dans le fait, ils s’étaient depuis longtemps connus et concertés, mais que, devant le monde et pour pouvoir mieux atteindre leur but, ils se donnèrent l’apparence d’avoir été jusqu’alors étrangers l’un à l’autre, et qu’ainsi l’un rendit naturellement témoignage de l’excellence de l’autre[29].

On ne voulut pas laisser peser cette contradiction, comme dissimulation préméditée, sur Jean et médiatement aussi sur Jésus : on chercha donc par la voie de l’exégèse à en nier l’existence. Ce que Jean dut apprendre par le signe céleste, c’est que Jésus est le Messie (Joh., 1, 33 seq.) ; ainsi les mots, et moi je ne le connaissais pas, κἀγὼ οὐκ ᾔδειν αὐτόν, doivent signifier : ce n’est pas la personne, c’est la messianité de Jésus qui m’était inconnue[30]. Accordons la possibilité de cette interprétation, quoique ni les mots en eux-mêmes ni leur enchaînement dans le quatrième évangile ne dussent nous y amener ; on demandera toujours si Jean, ayant connu Jésus de la façon que suppose le récit de Matthieu et de Luc, a pu connaître sa personne sans connaître sa messianité. Si Jean a connu Jésus et, avec lui, les rapports de famille que Luc nous dit avoir existé entre eux, il est impossible qu’il n’ait pas été informé de bonne heure de l’annonciation solennelle qui avait révélé le caractère messianique de Jésus avant sa naissance et pendant cette naissance même. Il n’aurait donc pas pu dire plus tard qu’il n’en avait rien su jusqu’à l’apparition d’un signe céleste mais il aurait dû déclarer qu’il n’avait pas ajouté foi au récit des signes anciens, dont un avait été opéré sur lui-même[31]. À la vérité on cherche à concilier avec cette ignorance le premier chapitre de Luc, en disant que les deux familles vécurent dans des lieux fort éloignés, éloignement qui les empêcha d’avoir des relations ultérieures[32]. Mais si, pour Marie fiancée, le voyage de Nazareth, dans les montagnes de Judée, ne fut pas trop long, comment l’aurait-il été pour les deux fils quand ils furent devenus jeunes gens ? Quelle indifférence coupable n’est-ce pas supposer dans les deux familles pour les communications supérieures qu’elles avaient reçues, et enfin quel fut le but de ces communications, si elles n’ont pas réglé la vie ultérieure des deux enfants[33] ?

Accordera-t-on que le quatrième évangile n’exclut qu’une chose, à savoir, que Jean-Baptiste ait connu la messianité de Jésus ; que le troisième évangile au contraire ne suppose qu’une chose, à savoir, que Jean-Baptiste ait connu sa personne ? cela ne suffit pas encore pour résoudre la contradiction des évangiles. Car, dans Matthieu, Jean, au moment où il va baptiser Jésus, parle comme s’il le connaissait, non seulement personnellement, mais encore positivement dans son caractère de Messie. Il refuse, en effet, de le baptiser, et il lui dit : J’ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens vers moi, ἐγὼ χρείαν ἔχω ὑπὸ σοῦ βαπτισθῆναι, καὶ σὺ ἔρχῃ πρός με (3, 14). On a essayé d’expliquer ces paroles dans le sens de l’harmonistique, en disant que Jean a voulu seulement exprimer l’excellence supérieure de Jésus, mais non pas sa messianité[34]. Mais, quelque excellence morale que Jean-Baptiste ait pu reconnaître en Jésus, il lui a été impossible, tant qu’il l’a considéré comme un homme pécheur, de l’affranchir du devoir de se soumettre à son baptême. Et même le droit de distribuer la lustration qui préparait au règne du Messie ne pouvait pas être obtenu simplement par une haute supériorité morale ; une vocation particulière était nécessaire, telle que Jean lui-même l’avait reçue et telle qu’elle ne pouvait tomber, d’après les idées juives, que sur un prophète ou sur le Messie et sur son précurseur (Joh., 1, 19, seq.). Si donc Jean attribuait à Jésus la qualification nécessaire pour baptiser, il dut non pas seulement le regarder, en général, comme un homme excellent, mais encore, en particulier, le tenir pour un prophète, et, puisqu’il le considérait comme digne de le baptiser lui-même, pour un prophète plus grand que lui, Jean. Or, il s’était donné le rôle de précurseur du Messie ; cet homme supérieur à Jean ne pouvait donc être que le Messie lui-même. Ajoutez que Matthieu venait de communiquer (3, 11) un discours de Jean-Baptiste où ce dernier attribue au Messie qui approche, un baptême plus puissant que le sien. Comment pourrions-nous donc comprendre les paroles qu’il adresse immédiatement après à Jésus, autrement que de cette façon : À quoi te servira mon baptême d’eau, ô Messie ! j’aurais bien plutôt besoin de ton baptême spirituel[35] ?

La contradiction ne peut pas être écartée ; il faut donc, si elle ne doit pas être considérée comme une déception volontaire et tomber à la charge des personnes intéressées, en transporter le tort sur les narrateurs ; et l’on y trouvera d’autant moins d’obstacles, que l’on verra plus clairement comment l’un ou l’autre a pu arriver à une exposition inexacte. Dans Matthieu, la seule chose qui s’oppose à sa concordance avec Jean, c’est la place qu’occupe le discours du précurseur, voulant empêcher Jésus de se faire baptiser par lui. Ce langage, tenu avant qu’aucun signe surnaturel se soit montré, paraît supposer qu’il connaissait d’avance le caractère messianique de Jésus. Or, dans l’Évangile des Hébreux cité par Épiphane, la demande que fait Jean-Baptiste d’être plutôt baptisé par Jésus, est racontée comme étant le résultat de l’apparition céleste[36]. Dans ces derniers temps, on a considéré ce récit comme le récit primitif, que l’auteur de notre premier évangile aurait raccourci, en même temps que, pour augmenter l’effet de la scène, il mettait, dès le premier abord, un refus dans la bouche de Jean-Baptiste et les paroles citées plus haut[37]. Mais, dans l’évangile des Hébreux, le récit n’est pas sous sa forme originelle ; on le voit à la répétition traînante de la voix céleste et à tout ce qu’il y a de délayé dans la narration ; loin de là, c’est un récit très éloigné de sa source, et le refus de Jean n’a pas été placé après l’apparition et la voix céleste, afin que fût évitée la contradiction avec le quatrième évangile, lequel n’a pas dû être reconnu dans le cercle de ces chrétiens ébionites ; mais il a été mis en cet endroit justement dans une intention qu’à tort on attribue à Matthieu, quand on prétend qu’il a changé l’ordre des circonstances de la scène, à savoir, dans l’intention de produire plus d’effet. Un simple refus de la part de Jean-Baptiste parut trop peu de chose ; il fallait au moins qu’il y eût une génuflexion devant le Messie, παραπεσών ; or, cette génuflexion ne pouvait pas être mieux motivée que par le signe céleste, qui, en conséquence, fut placé d’abord. Ce n’est donc pas de cette façon que l’on comprendra comment Matthieu est venu à être en contradiction avec Jean ; et le récit dérivé que renferme l’évangile des Hébreux ne va pas non plus assez loin pour concorder avec ce que Luc a raconté des relations de famille entre Jean et Jésus.

Tout s’explique sans contrainte, si l’on songe seulement que la relation importante entre Jean et Jésus a dû paraître comme ayant existé de tout temps, en vertu de cette propriété que l’imagination populaire a de se représenter les choses essentielles comme jouissant d’une préexistence indéfinie. S’il est vrai que l’âme, du moment qu’on la reconnaît dans son essence, est connue, clairement ou obscurément, comme préexistante, il est vrai aussi qu’une semblable préexistence est accordée, dans la pensée populaire, à tout rapport fécond en conséquences importances. C’est ainsi que Jean, étant entré, par le baptême qu’il donna au Messie Jésus, dans une relation si significative avec lui, dut l’avoir connu dès auparavant en qualité de Messie ; connaissance qui est racontée d’une manière brève et peu précise dans Matthieu, mais dont Luc développe les détails, quand il rapporte que leurs mères se connurent, et que les deux enfants, encore dans le sein maternel, furent rapprochés l’un de l’autre[38].

Tout cela manque dans le quatrième évangile, d’après lequel Jean-Baptiste exprime une assertion opposée ; nous ne nous hasarderons pas à décider si c’est par des motifs historiques ou parce qu’un autre intérêt a prévalu sur l’intérêt signalé ci-dessus ; en effet, moins Jean-Baptiste avait connu précédemment Jésus, qu’ensuite il éleva si haut, plus la scène merveilleuse qui lui révéla Jésus prenait de gravité, et plus aussi ses relations avec ce dernier perdaient un caractère naturel, pour recevoir le caractère d’un miracle opéré immédiatement par Dieu même.


§ XLV.


Jésus a-t-il été reconnu par Jean comme Messie, et dans quel sens ?

À la question de savoir si Jésus a été connu de Jean dès avant le baptême tient cette autre question : Quelle idée s’est faite, en somme, Jean-Baptiste de Jésus et de sa messianité ? D’après tous les récits évangéliques, Jean, avant l’arrivée de Jésus auprès de lui, déclare de la manière la plus précise que prochainement viendra un autre avec lequel il sera dans un rapport de subordination. La scène, lors du baptême, lui désigne manifestement Jésus comme celui dont il est le précurseur ; nous devons supposer, d’après Marc et Luc, qu’il a ajouté foi au signe céleste. D’après le quatrième évangile (1, 34), il en donne un témoignage exprès, et il prononce en outre des paroles qui prouvent que son regard pénètre profondément dans la nature et la vocation supérieure de Jésus (1, 29 seq., 36. 3, 27 seq.) ; d’après le premier évangile, il en était convaincu dès avant le baptême de Jésus. Or, en contradiction avec tout ce qui précède, Matthieu (11, 2 seq.) et Luc (7, 18 seq.) rapportent que, plus tard, Jean-Baptiste, à la nouvelle du rôle que jouait Jésus, dépêcha auprès de lui quelques uns de ses disciples, chargés de lui demander s’il était le Messie promis, ou si l’on devait en attendre un autre.

À la première impression, il semble que cette demande exprime une incertitude de Jean-Baptiste sur la réalité du caractère messianique de Jésus, et c’est aussi de cette façon que de bonne heure elle a été entendue[39] ; mais un pareil doute est dans la contradiction la plus formelle avec toutes les autres circonstances que les évangiles nous racontent. Au point de vue psychologique, on trouve inconcevable, et avec raison, que celui qui, convaincu ou fortifié dans sa croyance par le signe qui avait été manifesté lors du baptême de Jésus et qu’il avait regardé comme une manifestation divine, se prononça dès lors, avec tant de précision, sur la vocation messianique et la nature supérieure de Jésus, que celui-là, disons-nous, fût tout à coup devenu chancelant dans sa persuasion. Il aurait donc ressemblé à un roseau agité en différents sens par le souffle du vent, comparaison dont Jésus, à ce même endroit (Matth., 11, 7), écarte l’application à Jean-Baptiste, duquel il fait l’éloge. On cherche en vain une occasion à cette vacillation dans la conduite de Jésus, ou dans la position qu’il occupait alors ; car la nouvelle des œuvres du Christ, ἔργα τοῦ Χριστοῦ, qui, d’après Luc, étaient des miracles, pouvait moins que tout le reste exciter des doutes dans l’âme de Jean ; or, c’est sur cette nouvelle qu’il envoya le message rappelé plus haut. Enfin on aurait droit de s’étonner que, plus tard (Joh. 5, 33 seq.), Jésus en eut appelé avec tant de confiance au témoignage de Jean-Baptiste, si l’on savait d’ailleurs que Jean avait fini par douter lui-même de la messianité de Jésus[40].

On a donc essayé de tourner la chose de manière que Jean ait fait faire la demande, non pour lui-même ni pour confirmer sa conviction devenue chancelante, mais pour ses disciples, et pour écarter des doutes qui ne l’avaient pas effleuré[41]. De cette façon, sans doute, les difficultés indiquées se résolvent ; on voit, ce semble, clairement comment Jean-Baptiste, justement à la nouvelle des miracles de Jésus, s’est décidé à envoyer le message ; il espérait, en effet, que ses disciples, qui ne croyaient pas à ses paroles sur Jésus, comprendraient, à la vue des actes extraordinaires de ce dernier, qu’il avait raison, lui Jean, de les adresser à Jésus comme au Messie. Mais comment Jean pouvait-il espérer que ses envoyés trouveraient accidentellement Jésus occupé à faire des miracles ? Dans le fait, d’après Matthieu, ils ne le trouvèrent pas ainsi occupé ; et Jésus (v. 4 seq.) n’en appela qu’à ce qu’ils pourraient souvent voir, qu’à ce qu’ils pourraient partout entendre raconter dans son voisinage. Luc, dont le récit est évidemment de seconde main[42], est le seul qui se méprenne sur les paroles de Jésus au point de croire que Jésus n’aurait pas pu les prononcer si les disciples de Jean ne l’avaient trouvé donnant des preuves de son pouvoir surnaturel. De plus, si c’était le dessein de Jean-Baptiste de convaincre ses disciples par le spectacle des œuvres de Jésus, il n’avait pas besoin de les charger d’une demande qui ne semblait avoir d’autre but que de provoquer une réponse verbale, une déclaration authentique de Jésus. En effet, une déclaration de celui dont justement il révoquait en doute la messianité, n’avait aucune chance pour convaincre ses disciples, qui n’avaient pas été convaincus par ses propres déclarations, ordinairement péremptoires pour eux. Dans tous les cas, Jean-Baptiste se serait conduit singulièrement en prêtant l’autorité de ses paroles à des doutes étrangers, et en compromettant par là, ainsi que Schleiermacher l’observe avec raison, le témoignage répété qu’il avait rendu précédemment en faveur de Jésus. Dans le lait, Jésus comprend la demande qui lui est apportée par le messager comme venant de Jean lui-même (annoncez à Jean, ἀπαγγείλατε Ἰωάννῃ, Matth., 11, 4), et il se plaint indirectement de son incertitude en louant ceux qui ne se scandalisent pas de lui, Jésus, v. 6[43].

Il reste donc établi, d’une part, que Jean a fait adresser la demande, non pour ses disciples, mais pour lui-même ; d’autre part, qu’en raison de sa conviction antérieure, on ne peut lui attribuer, tout à coup, en ce moment, des doutes sur la messianité de Jésus ; il ne reste plus qu’à abandonner le côté négatif de la question, qu’à en saisir le côté positif, et à la comprendre comme si le doute qui y est exprimé servait simplement d’enveloppe à un véritable langage d’encouragement[44]. D’après cette explication, Jean-Baptiste, dans sa prison, trouve trop long le temps que Jésus laisse passer sans se déclarer publiquement comme Messie ; en conséquence, il envoie ses disciples lui demander jusqu’à quand il se fera attendre, jusqu’à quand il hésitera à gagner à lui la meilleure partie du peuple en se disant le Messie, et à frapper, contre les ennemis de sa cause, un coup décisif, qui, peut-être, délivrerait aussi lui, Jean, de sa prison. Mais, si Jean-Baptiste, justement parce qu’il regardait Jésus comme le Messie, attendait de lui sa délivrance, peut-être miraculeuse, et la lui demandait, il ne pouvait pas envelopper dans un doute une prière qui partait de sa foi en la messianité de Jésus. Or, la question dans notre texte évangélique est toute dubitative, et il faut y introduire une expression d’encouragement pour l’y trouver. La violence qu’il est besoin de faire aux mots est grande ; cela est particulièrement manifeste par la signification que Schleiermacher leur impose, en conformité avec cette explication. La question indécise : Es-tu celui qui doit venir ? Σὺ εἶ ὁ ἐρχόμενος, il la transforme en la proposition précise : Tu es bien celui qui doit venir. La seconde question, encore plus embarrassante : ou bien en attendons-nous un autre ? ἢ ἕτερον προσδοκῶμεν, il la rend tout à fait méconnaissable en la tournant de la façon suivante : Pourquoi, puisque tu fais de si grandes choses, devons-nous encore attendre, et ne faut-il pas que Jean commande aussitôt par notre intermédiaire, avec toute son autorité, à ceux qui se sont fait baptiser par lui, de t’obéir comme au Messie, et d’être attentifs à tes signes ! Neander a voulu rendre possible ce changement de sens, en renonçant à admettre que les paroles de Jésus nous aient été, ici, fidèlement conservées. Mais la simple sommation adressée à Jésus ne s’accorde pas avec l’idée que Jean-Baptiste s’était faite de lui, et qu’il avait exprimée précédemment ; elle ne s’accorde pas dans la forme : car si Jean n’a pas douté de la messianité et de la nature supérieure de Jésus, il n’a pas pu douter, non plus, que Jésus dût connaître mieux que personne le moment et la manière de se montrer comme Messie ; elle s’accorde encore moins dans le fond : Jean-Baptiste ne pouvait nullement se scandaliser de ce qu’on nomme l’hésitation de Jésus à prendre le rôle de Messie, ni le sommer d’agir plus rapidement, s’il avait conservé sa première conviction sur la destination de Jésus. Cette opinion était (Joh. 1, 29) que Jésus était l’agneau de Dieu, celui qui prend le péché du monde, ὁ ἀμνὸς τοῦ Θεοῦ, ὁ αἴρων τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου, par conséquent le Messie souffrant ; il était donc impossible que Jean pensât à un coup que Jésus devait frapper contre ses ennemis, et en général à des violences que couronnerait une victoire extérieure ; mais la voie paisible que suivait Jésus devait justement lui paraître la voie véritable, celle qui était conforme à sa destination d’agneau. En conséquence, si la question de Jean contenait une simple sommation, il aurait, par cela seul, contredit ses convictions antérieures.

Tous ces expédients ne servant à rien, nous revenons à l’explication primitive, c’est-à-dire nous revenons à comprendre la question comme l’expression d’un doute né dans l’âme même de Jean-Baptiste sur la dignité messianique de Jésus ; c’est aussi ce que Neander regarde comme le plus naturel[45]. Ce théologien cherche à expliquer l’oubli momentané où Jean-Baptiste tomba de ses premiers témoignages pleins de foi, en disant que, dans son obscure prison, l’homme de Dieu eut une heure cruelle de doute ; et en preuve, il invoque l’exemple d’hommes qui, persécutés pour la foi chrétienne ou pour d’autres convictions, finirent, après avoir longtemps rendu, sans crainte de la mort, témoignage à la vérité, par succomber dans leur cachot à la faiblesse humaine, et par faire abjuration. Mais, quand on y regarde de près, on ne trouve aucune similitude : des chrétiens persécutés dans les premiers siècles, plus tard, un Bérenger, un Galilée, furent infidèles aux opinions pour lesquelles ils avaient été emprisonnés et par l’abjuration desquelles ils espéraient être sauvés ; Jean-Baptiste, pour pouvoir leur être comparé, aurait dû avoir fait amende honorable du blâme qu’il avait prononcé sur la conduite d’Hérode, mais non avoir vacillé dans ses témoignages sur le Christ, qui n’avaient aucun rapport avec son emprisonnement.

Ainsi ce message que Jean-Baptiste envoie du fond de sa prison reste inconciliable (et surtout, ce semble) avec les anciens témoignages qu’il avait rendus de la messianité de Jésus. En effet, Bengel a déjà été frappé[46] des expressions de nos évangélistes, qui sont fort singulières : Jean ayant entendu parler… des œuvres du Christ, ayant envoyé…, il dit, etc., ὁ Ἰωάννης ἀκούσας… τὰ ἔργα τοῦ Χριστοῦ, πέμψας… εἶπεν κ. τ. λ. (Matth., 11, 2 ; semblablement Luc, 7, 18 seq.) Il semble, par ces paroles, que Jean-Baptiste, sur le bruit qui lui arriva des miracles de Jésus, conçut des doutes sur sa messianité, au lieu d’être fortifié, comme on aurait dû s’y attendre, par ces mêmes miracles dans sa croyance première. On aurait pu supposer que des doutes se seraient élevés dans son âme parce qu’il n’entendait rien dire de ces miracles dans sa prison, mais jamais parce qu’il en entendait parler ; ou bien, si la nouvelle des œuvres de Jésus venait jusqu’à lui, elle devait susciter, non pas le soupçon que Jésus n’était pas réellement le Messie, mais la pensée que l’homme qui accomplissait de telles œuvres pouvait bien être le Messie. Cependant il n’est pas possible d’admettre que les paroles de Jean-Baptiste indiquent une croyance qui se forme, et non une croyance qui s’éteint. D’abord la réponse de Jésus s’y oppose, car il trouve que Jean se scandalise, σκανδαλίζεσθαι, c’est-à-dire qu’il doute ; ensuite, ce qui s’y oppose encore, c’est la demande même de Jean, qui, en ajoutant aux mots : Es-tu celui qui doit venir ? Σὺ εἶ ὁ ἐρχόμενος, les mots, ou bien en attendons-nous un autre ? ἢ ἕτερον προσδοκῶμεν  ; exprime évidemment une vacillation dans sa conviction ancienne[47]. À la vérité, quand nous supposons que le bruit des miracles a été la cause de la question dubitative de Jean, nous n’y sommes amené que par la narration de Luc ; or, cette narration, nous l’avons déjà reconnue comme étant de seconde main. Cet évangéliste, après avoir raconté la résurrection du jeune homme à Naïm et la guérison du serviteur à Capharnaüm, continue : Et les disciples de Jean lui annoncèrent toutes ces choses ; et ayant appelé…, il envoya, etc., καὶ ἀπήγγειλαν Ἰωάννῃ οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ περὶ πάντων τούτων· καὶ προσκαλεσάμενος…, ἔπεμψε, κ. τ. λ. Dans ce mode de narrer, c’est à la nouvelle des miracles que Jean envoie son message à Jésus. Mais d’après Matthieu, ce sont les œuvres du Christ, ἔργα τοῦ Χριστοῦ, qui déterminent Jean à adresser sa question à Jésus ; et, par cette expression, il se pourrait que l’évangéliste est compris tout ce qui composait le rôle actif de Jésus.

Les paroles des évangélistes n’empêchent donc pas que Jean-Baptiste n’ait regardé précédemment, dans un sens quelconque, Jésus comme le Messie. Le fait du message n’a rien non plus qui ôte toute possibilité de concevoir que Jean ait eu, en effet, une semblable opinion. Jean, comme les synoptiques le rapportent, pouvait avoir attendu de Jésus la pleine effusion de l’esprit sur ses partisans, le triage du peuple et l’extermination des membres indignes, mais tout Cela exécuté rapidement et non sans violence extérieure ; et, comme malgré le temps qui s’écoulait Jésus ne s’engageait pas dans cette entreprise, Jean put, à la fin, douter qu’il eût eu raison de le tenir pour le Messie. Mais il ne le pouvait pas s’il avait appris d’une manière digne de foi les miracles de la conception et de la naissance de Jésus (de cela il a été question plus haut) ; il ne le pouvait pas si, lors du baptême, Jésus lui avait été désigné comme le Messie par une apparition et une voix céleste (et de cela il sera question plus tard) ; il ne le pouvait pas non plus s’il voyait en Jésus, d’après le quatrième évangile, un être supérieur descendu du ciel et le Messie destiné à expier, par ses souffrances, les péchés de l’humanité (et de cela je vais parler immédiatement). Si donc Jean-Baptiste, du moment qu’on suppose qu’il a eu cette dernière idée sur Jésus, n’a pu le faire interroger de la manière indiquée, et vice versa, il faut examiner isolément chacune des deux circonstances inconciliables, et voir quelle est celle que l’on doit abandonner et quelle est celle que l’on doit conserver. Prenant d’abord les déclarations de Jean-Baptiste sur la messianité de Jésus dans le quatrième évangile, nous avons sur ce point à distinguer deux questions : en premier lieu est-il concevable que Jean ait eu effectivement une pareille idée du Messie ? en second lieu est-il vraisemblable qu’il ait cru cette idée réalisée dans la personne de Jésus ? Quant au premier point, un des caractères de l’idée que Jean-Baptiste se fait du Messie d’après le quatrième évangile, c’est que le Messie est un être supérieur venu du ciel, ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἐρχόμενος, et en conséquence placé au-dessus de tous, ἐπάνω πάντων ἐστὶ (3, 31). Dans l’expression : il était avant moi, πρῶτός μου ἦν (1, 15, 27, 30), Neander et de Wette ne veulent plus trouver que la priorité de l’être. Mais, quand bien même ces mots renfermeraient la préexistence du Messie, on a, au plus, besoin d’admettre, avec Lücke, que Jean-Baptiste, sans rattacher à ces mots, comme l’évangéliste, l’idée du Verbe, λόγος, a songé, d’une façon plus conforme aux idées populaires des Juifs, à la préexistence du Messie, comme sujet des théophanies de l’Ancien Testament. Cette opinion juive a laissé des traces, outre le quatrième évangile, dans l’apôtre Paul (par exemple 1 Cor. 10, 4 ; Col. 1, 15. seq.), et dans les rabbins[48] ; et, en supposant qu’elle fut primitivement alexandrine, ce que Bretschneider a fait valoir contre notre passage[49], on demande si, dès avant le temps du Christ, la théologie alexandrino-judaïque n’avait pas exercé de l’influence sur la mère-patrie[50]. Par conséquent, il n’est point inconcevable en soi que ce caractère ait appartenu à l’idée que Jean-Baptiste se faisait du Messie.

Le second caractère serait celui d’une souffrance expiatoire. À la vérité, on a essayé d’expliquer les expressions avec lesquelles Jean-Baptiste (1, 29 et 36) adresse ses disciples à Jésus, de manière à faire disparaître cette idée d’expiation : Jésus, a-t-on dit, n’est comparé à un agneau qu’à cause de sa douceur et de sa patience ; prendre les péchés du monde, αἴρειν τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου, s’entend ou de la patience avec laquelle il a supporté la méchanceté du monde, ou d’une tentative pour enlever les péchés du monde en l’améliorant ; et les paroles de Jean-Baptiste expriment combien il est touchant de voir ce doux et tendre Jésus se soumettre à un rôle si dur et si pesant[51]. Mais les meilleurs interprètes ont montré que, si, à la vérité, prendre, αἴρειν, admettait une pareille explication, le mot agneau, ἀμνός, non seulement avec l’article, mais surtout avec l’addition de Dieu, τοῦ Θεοῦ, signifiait, non un agneau en général, mais un certain agneau sacré. Et si ce passage, conformément à l’explication la plus vraisemblable, se rapporte à l’agneau d’Isaïe (53, 7), les mots : prendre le péché, αἴρειν τὴν ἁμαρτίαν, ne pourront être expliqués qu’à l’aide de l’endroit correspondant du prophète ; or, il y est dit du serviteur de Dieu, comparé à un agneau, qu’il porte nos péchés et qu’il souffre pour nous, τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν φέρει, καὶ περὶ ἡμῶν ὀδυνᾶται (v. 4, LXX) ; donc il s’agit d’une souffrance expiatoire[52]. Mais dans ces derniers temps on a trouvé douteux que Jean-Baptiste eut rapporté ce passage du prophète au Messie, et que par conséquent il eût regardé le Messie comme souffrant[53] ; car, d’après l’opinion courante du moins, une telle idée du Messie était si étrange que les disciples de Jésus, pendant tout le temps de leurs relations avec lui, ne purent s’y familiariser ; et, après sa mort, ils doutèrent complètement de lui comme Messie (Luc, 24, 20 seq.). Comment donc Jean-Baptiste, qui, d’après la propre déclaration de Jésus (Matth., 11, 11), était bien au-dessous des citoyens du royaume céleste, au nombre desquels les apôtres étaient déjà rangés ; comment, disons-nous, Jean-Baptiste, placé plus bas qu’eux, aurait-il compris, longtemps avant la passion de Jésus, la nécessité de cette passion pour le Messie, tandis que l’évènement seul put la faire comprendre aux disciples immédiats ? Ou, si Jean avait véritablement conçu cette opinion, et s’il l’avait exprimée à ses adhérents, comment, par l’intermédiaire de ceux qui, de l’école de Jean, passèrent dans la compagnie de Jésus, n’aurait-elle pas trouvé accès dans cette compagnie même ? et comment surtout, en raison de la considération dont Jean-Baptiste jouissait, n’aurait-elle pas atténué, dans un public plus étendu, les doutes que causa la mort de Jésus ? En outre, parcourons tous les renseignements que nous possédons sur Jean-Baptiste en dehors du quatrième évangile ; nulle part nous ne trouvons qu’il ait exprimé de pareilles opinions sur le destin du Messie. Pour ne rien dire de l’historien Josèphe, nous lisons dans les synoptiques que Jean-Baptiste parla d’un Messie qui venait après lui, mais dont il bornait toute l’œuvre au baptême spirituel et au triage du peuple. Cependant il reste toujours possible que, dès avant la mort de Jésus, un homme au regard pénétrant comme Jean-Baptiste se soit fait, par les passages et les types de l’Ancien Testament, une idée du Messie souffrant[54], sans que ses disciples et ses contemporains aient compris ses obscures allusions à ce sujet. D’un autre côté, Jean-Baptiste n’est connu que pour avoir mis en relief le côté pratique de l’idée du règne du Messie, et l’on commence à concevoir des doutes quand on voit le seul quatrième évangile lui attribuer deux conceptions qui, à cette époque, n’appartenaient sans doute qu’à la plus profonde spéculation sur le Messie. L’expression de ces deux conceptions porte tellement l’empreinte de l’auteur du quatrième évangile, qu’on ne peut s’empêcher de mettre au moins la forme sur le compte de cet évangéliste.

Il est certain que parfois l’auteur du quatrième évangile, en transmettant les paroles d’autrui, fait plus qu’y ajouter la forme et la rédaction ; on le voit par le discours qu’il met (3, 27-36) dans la bouche de Jean-Baptiste en réponse a la plainte de ses disciples sur le nombre croissant des adhérents de Jésus. Après que Jean-Baptiste a déclaré que, d’après leur destination respective au delà de laquelle il ne désire pas aller, lui doit décroître et Jésus augmenter, il continue, depuis le verset 31, avec des formules absolument les mêmes que les formules avec lesquelles le quatrième évangéliste fait ordinairement parler Jésus lui-même, ou exprime ses propres pensées sur Jésus. Et même, ainsi que Lücke l’avoue, ce discours de Jean-Baptiste ne paraît qu’un écho de la conversation précédente de Jésus avec Nicodème[55]. Les termes de ce discours prêté à Jean-Baptiste appartiennent proprement à la phraséologie de Jean l’évangéliste, tels que sceller, σφραγίζω, le témoignage, μαρτυρία, l’opposition d’en haut et ici-bas, ἄνωθεν et ἐκ τῆς γῆς, la phrase avoir la vie éternelle, ἔχειν ζωὴν αἰώνιον, et l’on se demande : Faut-il croire que l’évangéliste, aussi bien que Jésus, dans la bouche duquel ces expressions sont souvent mises, les a empruntées à Jean-Baptiste, ou bien que l’évangéliste les a prêtées à Jean-Baptiste, dont, pour le moment, je veux seulement parler ici ? On décidera cette question en remarquant que justement les idées que Jean-Baptiste exprime appartiennent au domaine du christianisme, et même spécialement au domaine du christianisme de Jean l’évangéliste. Cette opposition d’en haut et de la terre, la désignation de Jésus comme venu d’en haut, ἄνωθεν ἐρχόμενος, comme celui que Dieu a envoyé, ὃν ἀπέστειλεν ὁ Θεός, qui par conséquent prononce les paroles de Dieu, τὰ ῥήματα τοῦ Θεοῦ λαλεῖ, le rapport de Jésus avec Dieu, comme son fils, υἱός, que le père chérit, ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ, ces idées qui reviennent si souvent chez Jésus et chez le quatrième évangéliste devraient également avoir passé de Jean-Baptiste à Jésus et de Jésus à l’apôtre, tandis que, ici comme plus haut, il est bien plus vraisemblable que l’évangéliste les a transportées sur Jean-Baptiste. D’autant plus, comme Olshausen l’a remarqué avec justesse, que l’on ne comprend pas que Jean-Baptiste, qui, en réalité, vécut à part de Jésus, parle ici de la bénédiction attachée à celui qui suit Jésus avec foi (v. 33 et 36).

Ce qui reste certain et ce qui est reconnu par la majorité des interprètes modernes, c’est que Jean-Baptiste ne peut pas avoir prononcé les paroles renfermées dans les versets 31-36 ; en conséquence, les théologiens ont conclu que l’évangéliste ne les a pas mises dans la bouche de Jean-Baptiste, mais qu’il prend lui-même la parole à partir du verset désigné[56]. Cela serait admissible si l’on nous montrait comment l’évangéliste a séparé du discours de Jean-Baptiste sa propre addition ; or, on cherche vainement la trace de cette séparation. À la vérité, celui qui tient la parole, à partir du verset 31, s’exprime, là où il veut désigner Jean-Baptiste, à la troisième personne, et non, comme au verset 30, à la première personne. Mais Jean-Baptiste n’est plus ici désigné d’une manière directe et individuelle, il est compris dans une classe entière, et par conséquent il devait choisir la troisième personne, bien qu’il parlât lui-même ; on ne trouve nulle part une limite, et le discours passe insensiblement des phrases que Jean-Baptiste pourrait avoir prononcées lui-même à celles qui ne peuvent absolument lui convenir. Dans le verset 30, on continue à parler de Jésus au présent : c’est ainsi en effet que l’évangéliste pouvait faire parler Jean-Baptiste du vivant de Jésus ; mais ce n’est pas ainsi que, lui, il pouvait écrire en son propre nom après la mort de Jésus. Son habitude est, en effet, là où il émet des réflexions sur l’apparition terrestre de Jésus, de se servir du prétérit[57]. Ainsi grammaticalement, c’est Jean-Baptiste qui parle à partir du verset 31, et cependant, historiquement, il ne peut pas avoir prononcé les paroles qui suivent ce verset, contradiction qui devient absolument indissoluble si l’on ajoute : dogmatiquement, l’évangéliste ne peut avoir mis dans la bouche de Jean-Baptiste aucune parole que ce dernier n’ait pas réellement prononcée. Or, nous ne voulons contredire ni les règles claires de la grammaire ni les données assurées de l’histoire, pour satisfaire au prétendu dogme de l’inspiration ; et, des prémisses ainsi posées, nous tirerons avec Lücke la conclusion que les réflexions de l’évangéliste sont mêlées ici avec le discours de Jean-Baptiste, dans lequel on ne peut plus les distinguer d’une manière précise, mais où elles prédominent. Ayant ici acquis la preuve qu’il importait peu au quatrième évangéliste de prêter à Jean-Baptiste, non seulement des paroles, mais encore des idées que ce dernier n’avait pas, nous devrons nous avouer que nous n’avons plus aucune assurance, que les deux caractères de l’idée du Messie énoncés plus haut, caractères qui, sans être absolument incompatibles avec l’époque de Jean-Baptiste, ne sont cependant, nulle part ailleurs, attribués à ce personnage, ne lui aient pas été également prêtés par l’évangéliste.

À en croire le quatrième évangile, c’est Jean-Baptiste qui a transporté sur Jésus ces attributs messianiques. Si, sous l’influence de l’inspiration divine, il l’a fait d’une manière aussi explicite et aussi répétée que nous le lisons dans Jean l’évangéliste, il est impossible qu’il ait été exclu par Jésus du royaume des cieux, βασιλεία τῶν οὐρανῶν (Matth., 11, 11), et que le plus petit dans ce royaume lui ait été préféré. Car confesser Jésus, comme le fait Jean-Baptiste lorsqu’il le nomme fils de Dieu, qui a été avant lui, υἱὸς τοῦ Θεοῦ ; exprimer des opinions aussi épurées sur l’économie messianique, par exemple lorsqu’il nomme Jésus l’agneau de Dieu qui prend le péché du monde, ὁ ἀμνὸς τοῦ Θεοῦ ὁ αἴρων τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου , tout cela a manqué à Pierre lui-même ; et cependant, non seulement Jésus l’admet dans le royaume céleste à cause de sa confession (Matth., 16, 16) mais encore il en fait la pierre sur laquelle ce royaume sera fondé. La difficulté de comprendre va encore plus loin. Jean, dans le quatrième évangile (1, 31), dit que le but de son baptême est de manifester Jésus comme Messie à Israël, ἵνα φανερωθῇ τῷ Ἰσραήλ, et il reconnaît, comme volonté de la Providence, qu’il doit décroître en face de Jésus croissant (3, 30). Cependant, tandis que Jésus fait déjà baptiser par ses apôtres, Jean continue aussi de baptiser de son côté (3, 23) ; or, pourquoi, s’il savait que par l’introduction de Jésus la destination de son baptême était atteinte, et s’il adressait ses disciples à Jésus comme au Messie (1, 36 seq.), pourquoi ne se joint-il pas lui-même à Jésus ? Jean avait, réplique Neander, son rôle déterminé : c’était, en qualité de dernier des prophètes, de signaler le Messie ; il ne lui était pas donné de s’élever au-dessus de ce point de vue, qui tenait surtout de l’Ancien Testament ; et le prophète, déjà mûri par un développement individuel, ne pouvait plus se rendre dans une école exigeant des hommes jeunes qui fussent dociles et dont l’esprit n’eût pas atteint toute sa maturité[58]. Soit ; s’il est avoué que Jean-Baptiste a été renfermé dans un horizon moins étendu, on se demandera : Cette limitation de ses idées ne lui a-t-elle interdit qu’un acte extérieur, celui de se joindre au Messie, et ne doit-elle pas bien plutôt l’avoir éloigné de l’acte intérieur par lequel il aurait reconnu Jésus pour le Messie ? L’ascète sévère qui imposait à lui et aux siens des jeûnes rigoureux, le menaçant prédicateur de pénitence que l’esprit d’Élie animait, ne devait-il pas, autant que ses disciples (Matth. 9, 14), prendre ombrage de la manière libérale de Jésus, qui s’était élevé au-dessus de tous les préjugés, de toutes les duretés de la doctrine de Jean, et qui donnait à la vie des couleurs tout opposées ? Admettons encore que l’Ancien Testament l’eût assez instruit pour qu’il se représentât la vie dans l’alliance nouvelle, dans l’alliance messianique, comme une vie devenue plus libre et plus joyeuse par l’effusion de l’esprit[59], et qu’ainsi il se conformât à la doctrine de Jésus, on revient à ne pas pouvoir comprendre ce qui l’empêcha de se joindre extérieurement aussi à Jésus. Ou bien se sentait-il trop vieux, d’un esprit trop indépendant pour devenir disciple ? il devait du moins se retirer de la scène publique ; loin de là, il continue à baptister comme auparavant. Cela était sans but, s’il avait reconnu Jésus comme le Messie ; il n’était plus besoin, comme Neander le suppose, d’un rôle transitoire après l’apparition de Jésus, dont l’action renfermait tout ce qui, moralement parlant, ne se trouvait qu’en préparation dans la prédication de Jean. Encore moins peut-on expliquer la continuation des travaux publics de Jean-Baptiste par le besoin des localités dans le voisinage desquelles Jésus ne vint pas[60] ; car, d’après Jean (3, 22 seq.), tous deux baptisent à proximité l’un de l’autre. Mais même, quand le rôle de Jean n’aurait été que de signaler Jésus comme le Messie, la continuation de son baptême paraîtrait encore sans but. Par là, en effet, il retenait toujours une masse d’hommes dans les limbes du royaume messianique, il retardait ou empêchait même tout à fait leur passage à Jésus, et c’était sa faute, non la leur[61] ; car, par la contradiction de son propre exemple, il rendait inefficaces les paroles par lesquelles il les adressait à Jésus. Nous trouvons le parti des disciples de Jean encore existant au temps de l’apôtre Paul (Act. Ap., 18, 24 seq. 19, 1 seq.) ; et, si ce que les Zabéens disent sur leur propre compte est vrai[62], cette secte dure encore aujourd’hui. Certainement, si l’on suppose que Jean a eu sur Jésus les convictions qui lui sont attribuées, il aurait été naturel qu’il se joignît à lui, ou du moins qu’il se retirât ; or, il ne s’est ni joint ni retiré, nous en concluons donc qu’il n’a pas eu ces convictions[63].

Le message n’empêchant d’admettre qu’une seule chose, c’est que Jean ait reconnu Jésus comme le Messie dans le sens élevé et épuré que le quatrième évangile lui attribue, la continuation du ministère de Jean-Baptiste, après le commencement du rôle public de Jésus, autorise à conclure qu’il ne l’a regardé en aucune façon comme le Messie, du moins pas avant son emprisonnement ; car, emprisonné, quand bien même il serait arrivé à reconnaître Jésus, il n’aurait plus pu se joindre à lui. Or, comme nous l’avons vu, une pareille reconnaissance est supposée par le message envoyé du fond de la prison et par la manière dont Jésus le reçoit. On dit donc : Jean captif aura entendu maints récits concernant Jésus ; ils auront fait sur son esprit une impression messianique, et éveillé en lui l’espérance que Jésus allait décidément et prochainement se manifester comme Messie ; et, cette manifestation tardant de plus en plus, les doutes auront de nouveau surgi, et il aura adressé à Jésus la question dont il s’agit.

Cependant un tel message du fond de la prison peut-il se concevoir ? et, après avoir écarté la première des deux données opposées et réciproquement incompatibles, c’est-à-dire la connaissance antérieure, chez Jean, de la messianité de Jésus, pouvons-nous laisser tranquillement prendre place à la seconde, c’est-à-dire au message ? Cela n’est pas non plus sans difficulté. D’après Josèphe[64], c’était la crainte de troubles qui avait déterminé Hérode à faire arrêter Jean-Baptiste. Les évangélistes donnent une autre raison de cette arrestation ; mais, quand même celle que rapporte Josèphe n’aurait été que concomitante, il resterait toujours singulier que les disciples d’un homme emprisonné, parce qu’on voulait prévenir par son éloignement l’explosion d’une révolte parmi ses adhérents, eussent conservé un libre accès auprès de lui[65]. Matthieu est le seul qui dise que le message fut envoyé de la prison, δεσμωτήριον ; Luc, qui raconte aussi ce message, ne parle pas de prison : on pourrait donc, avec Schleiermacher, considérer le récit de Luc comme le véritable, et la prison, dans Matthieu, comme une addition non historique. Mais le même critique a montré d’une manière convaincante que le récit de Matthieu est le récit original, tandis que celui de Luc est remanié ; il serait donc étonnant que, sur ce seul point, le rapport eut été renversé. Il est plus naturel d’admettre que Luc, qui, dans tout le paragraphe, a le caractère d’un homme qui travaille de seconde main, a effacé la désignation de la localité que portait la narration originale. On conserve donc le message fait de la prison ; et, quoique ce ne soit pas complètement à propos qu’on invoque ici l’emprisonnement, à Rome, de Paul et des chrétiens pendant les persécutions[66], puisque la crainte d’une insurrection n’était pas, comme pour Jean-Baptiste, un des motifs de l’arrestation, cependant on peut toujours concevoir que des individus isolés aient été admis auprès de Jean malgré son étroite réclusion.

Le quatrième évangile, en nous apprenant que Jean-Baptiste avait continué à baptiser après le début de Jésus, est le seul obstacle qui nous ait empêché plus haut d’admettre que Jésus eût été reconnu comme Messie par Jean-Baptiste avant l'emprisonnement de ce dernier. Cela nous amène à examiner les différentes dates où les quatre évangiles placent l’arrestation de Jean-Baptiste. Matthieu, auquel Marc se joint, la met avant la prédication publique de Jésus en Galilée, puisque c’est par cette arrestation qu’il motive le retour de Jésus dans cette province (Matth., 4, 12 ; Marc, 1, 14). Luc ne détermine pas la date avec précision (3, 19 seq.), mais il semble d’après lui que cette arrestation a été faite après le message des deux disciples, puisqu’à l’occasion de ce message il ne dit rien de la prison de Jean. Au contraire, Jean l’évangéliste déclare expressément que ce fut après la première Pâque à laquelle Jésus assista depuis qu’il avait commencé sa prédication publique ; car Jean n'avait pas encore été jeté en prison, οὔπω γὰρ ἦν βεϐλημένος εἰς τὴν φυλακὴν ὁ Ἰωάννης (3, 24). On se demande qui a ici raison ; or, dans la narration du premier évangéliste, il se trouve quelque chose qui a rendu plusieurs interprètes enclins à la sacrifier, sans autre explication, à celle des deux derniers. En effet, que Jésus, à la nouvelle de l’arrestation de Jean-Baptiste par l’ordre d’Hérode-Antipas, se soit retiré pour sa sûreté en Galilée, c’est-à-dire justement dans les domaines de ce prince, c’est ce qu’on ne peut comprendre ; et Schneckenburger l’a soutenu avec raison[67], car c’était le lieu où Jésus était le moins à l’abri d’un pareil destin. Mais quand même on ne pourrait expliquer le mot se retira, ἀνεχώρησεν, sans y joindre l’idée accessoire d’un asile cherché, on ne serait pas moins en droit de demander si le fait lui-même n’est pas réel, bien que le motif sur lequel l'évangéliste l’appuie soit erroné. Matthieu et Marc rattachent au voyage de Jésus en Galilée, après l’arrestation de Jean-Baptiste, les commencements de sa prédication publique ; et, en soi, il ne serait pas invraisemblable que cette prédication n’eût commencé qu’après l’éloignement de Jean-Baptiste et justement à cause de cet éloignement. Cependant, comme le narrateur et l’auditeur chrétiens cessaient de porter intérêt au précurseur du moment que Jésus commençait son rôle public, il se pourrait que là fût la cause de l’erreur, et qu’on se fût figuré que dès lors ce personnage avait réellement disparu de la scène. On comprend cela plus facilement qu’on ne comprend comment la narration opposée aurait pu se former sans fondement historique ; d’autant plus que la prolongation de la liberté de Jean-Baptiste, dans le quatrième évangile, est employée, non pour le ranger, en fait, parmi les disciples de Jésus, mais pour lui faire prononcer des témoignages qui ont pu être aussi bien rendus du fond de la prison.

Il demeure constant que, pendant son rôle public, Jean-Baptiste n’a pu ni penser ni déclarer que Jésus était le Messie ; au contraire, il est facile de montrer comment on a pu, par une voie non historique, arriver à croire qu’il avait eu cette pensée et rendu ce témoignage. D’après les Actes, 19, 4, l’apôtre Paul dit (et cela en tout cas appartient à ce qui reste d’historique dans les dires du Nouveau Testament sur Jean-Baptiste) que ce dernier a baptisé au nom de celui qui vient, εἰς τὸν ἐρχόμενον, et ce Messie qui vient, que Jean-Baptiste a signalé, a été, ajoute Paul, Jésus lui-même (τουτέστιν εἰς Χριστὸν Ἰησοῦν). Cela était une interprétation des paroles de Jean-Baptiste d’après l’événement, Jésus s’étant fait reconnaître par un grand nombre de ses compatriotes comme le Messie que Jean avait annoncé. Alors combien ne fut-on pas près de penser que Jean-Baptiste lui-même, par celui qui vient, ἐρχόμενος, avait entendu la personne de Jésus, et qu’il avait dès lors conçu dans son esprit ce que Paul exprime explicitement par les mots rapportés plus haut ; opinion qui, quelque peu historique qu’elle fût, devait être d’autant plus attrayante pour les nouveaux chrétiens qu’il était plus désirable d’appuyer la considération de Jésus sur l’autorité de Jean-Baptiste, qui alors était si puissante dans le monde juif[68]. Il s’y joignait encore un motif pris dans l’Ancien Testament : l’ancêtre du Messie, David, avait également, selon l’ancienne légende hébraïque, une espèce de précurseur dans la personne de Samuel, qui, conformément aux ordres de Jéhovah, l’oignit roi d’Israël (1 Sam., 16), et qui, par la suite, resta aussi avec lui dans un rapport de témoignage. Si donc le Messie devait avoir un précurseur que, du reste, la prophétie de Malachia caractérisait plus précisément comme un second Élie, et si, historiquement, au temps de Jésus il s’était trouvé Jean, dont le baptême pouvait facilement être, comme consécration, substitué à l’onction, il n’y avait pas loin à conformer la position de Jean-Baptiste vis-à-vis Jésus, d’après l’analogie de la position de Samuel vis-à-vis David.


§ XLVI.


Jugement des évangélistes et de Jésus sur Jean-Baptiste, avec le jugement que ce dernier prononça sur lui-même. Résultat des recherches sur les rapports entre ces deux hommes.

Les évangiles appliquent plusieurs passages de l’Ancien Testament à Jean en tant que préparateur du royaume messianique fondé par Jésus.

Le séjour du prédicateur de pénitence dans le désert, son ministère qui consistait à faciliter les voies au Messie, durent rappeler le passage d’Isaïe : Voix qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, etc. φωνὴ βοῶντος ἐν ἐρήμῳ· Ἐτοιμάσατε τὴν ὁδὸν Κυρίῳ (40, 3. LXX). Ce passage, dans le contexte original, se rapportait, non au Messie et à son précurseur, mais à Jéhovah, à qui il faut frayer la route vers la Judée pour qu’à travers le désert il revienne de l’exil avec son peuple. Les trois premiers évangélistes s’en sont emparés, et ils le citent comme une prophétie accomplie par l’apparition de Jean-Baptiste (Matth., 3, 3 ; Marc, 1, 3 ; Luc, 3, 4 seq.). On pourrait penser que cette application a été postérieure et du fait des chrétiens ; cependant rien n’empêche de croire, conformément au quatrième évangile (1, 23), que Jean-Baptiste lui-même désigna sa vocation par ces paroles prophétiques.

Tandis que les synoptiques ont emprunté à Jean-Baptiste cette citation, Marc a emprunté à Jésus une autre citation des prophètes relative à Jean-Baptiste : Jésus (Matth., 11, 10 ; Luc, 7, 27) avait dit : Celui-ci est, duquel il est écrit : Voici que j’envoie devant ta face mon ange qui préparera ta route devant toi : Οὗτος γὰρ ἐστι περὶ οὗ γέγραπται· ἰδοὺ ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου, ὃς κατασκευάσει τὴν ὁδόν σου ἔμπροσθέν σου. . Au début de son évangile, Marc applique au précurseur Jean, en même temps que le passage cité plus haut d’Isaïe, ce passage de Malachia, 3, 1, que, par erreur, il attribue aussi à Isaïe. Le passage dans le prophète Malachia est, en effet, relatif au Messie ; seulement ce n’est pas devant le Messie que Jéhovah parle d’envoyer un ange ou un messager, mais c’est devant lui-même. Dans l’application que le Nouveau Testament en fait à Jean, la seconde personne (σου) est mise au lieu de la première לפני, et ce changement se trouve uniformément dans les trois évangélistes.

Le même prophète a encore le passage suivant : Et voici que je vous enverrai Élie le Thesbite avant que ne vienne le jour du Seigneur, etc. : Καὶ ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστελῶ ὑμῖν Ἠλίαν τὸν Θεσϐίτην, πρὶν ἐλθεῖν τὴν ἡμέραν Κυρίου κ. τ. λ. (3, 23. LXX. 4, 4). D’après ce passage, les évangiles ont donné à Jean-Baptiste un rapport avec Élie. Suivant Luc, 1, 17, il avait été prédit, dès avant la naissance de Jean, que ce dernier, travaillant, dans l’esprit et dans la force d’Élie, ἐν πνεύματι καὶ δυνάμει Ἠλίου, à l’amélioration du peuple, précéderait le Seigneur visitant son peuple au temps messianique. Dans le quatrième évangile (1, 21) Jean-Baptiste, sur la demande des députés du Sanhédrin s’il est Élie, décline cette dignité. Sans doute il ne la décline qu’en un sens, à savoir, qu’il n’est pas, conformément à la grossière imagination du peuple, l’ancien prophète revenu corporellement, mais, sans doute aussi, il aurait avoué lui-même qu’il était ce que les synoptiques disent de lui, un homme selon l’esprit d’Élie. De la même façon, Jésus, désignant Jean comme l’Élie promis (Matth., 11, l4), ajoute, pour empêcher, ce semble, qu’on n’attache à ses paroles la signification matérielle dont il a été parlé plus haut : Si vous voulez l’admettre, εἰ θέλετε δέξασθαι[69].

La scène particulière au quatrième évangile où Jean refuse le titre d’Élie avec plusieurs autres titres, demande un examen plus minutieux. Il faut la comparer à un récit de Luc (3, 15), avec lequel elle a une ressemblance frappante. Dans Luc, la foule, rassemblée autour de Jean-Baptiste, vient à se demander : Ne serait-il pas le Christ ? Μήποτε αὐτὸς εἴη ὁ Χριστός ; de même, dans Jean l’évangéliste, des députés du Sanhédrin lui adressent cette question[70] : Toi, qui es-tu ? Σὺ τίς εἶ ; ce qui, à en juger par la réponse de Jean-Baptiste, doit signifier : Qui prétends-tu être ? c’est-à-dire prétends-tu être le Messie, comme ton baptême relatif au royaume messianique le fait supposer, et comme plusieurs le croient de toi[71] ? D’après Luc, Jean répond : Moi, je vous baptise par l’eau ; mais vient un plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses chaussures : Ἐγὼ μὲν ὕδατι βαπτίζω ὑμᾶς· ἔρχεται δὲ ὁ ἰσχυρότερός μου, οὗ οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς λῦσαι τὸν ἱμάντα τῶν ὑποδημάτων αὐτοῦ. D’après le quatrième évangile, il réplique également : Moi, je baptise par l’eau ; mais au milieu de vous est un homme que vous ne connaissez pas… et moi je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure, Ἐγὼ βαπτίζω ἐν ὕδατι· μέσος δὲ ὑμῶν ἕστηκεν, ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε… οὗ ἐγὼ οὐκ εἰμὶ ἄξιος ἵνα λύσω αὐτοῦ τὸν ἱμάντα τοῦ ὑποδήματος. Dans le quatrième évangéliste, les propositions qui lui sont particulières sur la préexistence ou nature supérieure de Jésus sont, encore ici, jointes à ces déclarations, en place desquelles Luc fait mention du baptême spirituel messianique ; ce n’est que plus tard, dans une occasion subséquente, que le quatrième évangéliste revient sur ce baptême spirituel (v. 33). Toute cette scène a, dans Luc, pour but et pour signification d’établir la messianité de Jésus par le refus de Jean-Baptiste, qui décline ce caractère, et qui le transporte sur un autre qui doit venir après lui ; elle a dans le quatrième évangéliste la même signification, seulement avec plus de poids encore. Il est difficile, avec deux récits aussi voisins l’un de l’autre, d’admettre que ce ne soit pas un seul événement qui en fasse le fondement[72]. On demandera donc quel est celui des deux évangélistes qui le reproduit avec le plus de fidélité. Remarquons d’abord que le récit de Luc ne présente aucune invraisemblance intrinsèque ; on comprend facilement comment la foule, rassemblée autour de Jean-Baptiste, put, dans des moments d’enthousiasme, considérer comme le Messie lui-même l’homme qui annonçait l’approche du royaume messianique, et qui baptisait au nom de ce royaume. Mais, d’un autre côté, il ne convient pas moins au droit de surveillance que le Sanhédrin exerçait sur les docteurs publics, et qu’il fit aussi valoir à l’égard de Jésus (Matth., 21, 23), que cette corporation ait, ainsi que le raconte le quatrième évangéliste, fait interroger Jean-Baptiste au sujet de sa vocation. Cette scène précède d’après Luc, suit d’après le quatrième évangéliste, le baptême de Jésus ; mais il n’y a là aucun motif de nous décider pour l’un ou l’autre récit : car, d’une part, Jean-Baptiste, même avant de baptiser Jésus, a dû désigner le Messie comme un personnage qui était encore attendu, et qui était supérieur à lui, Jean, et Luc ne dit rien de plus ; d’autre part, le quatrième évangile, d’après lequel la scène du baptême est, à ce moment, supposée avoir déjà eu lieu, en signalant d’une manière plus précise le Messie, qui est déjà au milieu des interrogateurs, ne dit rien qui ne soit dans l’ordre. Enfin, si l’on se demande laquelle des deux narrations a pu le plus facilement naître par une voie non historique, on trouvera que la balance reste encore en équilibre ; le récit de Luc peut être considéré comme l’écho indécis de ce que le quatrième évangéliste sait raconter d’une manière plus précise ; et réciproquement, il ne serait pas impossible d’expliquer le récit du quatrième évangéliste par le besoin de donner au témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus plus de poids, en le transformant en un témoignage officiel rendu, non pas seulement devant une masse populaire, mais devant une autorité politique. Et en effet, Jésus (Joh., 5, 33) invoque ce témoignage avec bien plus de confiance qu’il ne l’aurait pu faire d’après le récit de Luc. Le dilemme ne peut donc être décidé que par l’opinion générale que l’on se formera sur le plus ou le moins de créance historique que le quatrième évangile mérite comparativement avec les synoptiques.

Le jugement que Jésus prononça, de son côté, sur Jean-Baptiste se trouve dans les synoptiques, en deux endroits. Jésus, après le départ des messagers de Jean-Baptiste, a l’occasion de faire une déclaration sur ce dernier (Matth. 11, 7 seq. et passages parallèles) ; et après l’apparition d’Élie, lors de la transfiguration, une question des disciples sur Jean-Baptiste l’engage à en parler (Matth., 17, 12 seq. et passages parallèles). Dans le quatrième évangile, Jésus, en présence des Juifs, Ἰουδαίοις, après s’être appuyé, comme il a été remarqué, sur le message qu’ils avaient envoyé à Jean-Baptiste, prononce un jugement honorable sur ce dernier (5, 35). Dans le passage du quatrième évangéliste, il nomme Jean-Baptiste une lumière éclatante aux rayons de laquelle le peuple a pu se complaire quelque temps, au lieu d’en recevoir des impressions profondes et durables. Dans le second passage des synoptiques (dès le premier dans Matthieu, verset 14), il assure que Jean est l’Élie promis comme le précurseur du Messie. Dans le premier passage des synoptiques, trois points sont à distinguer : le premier concerne la nature et le rôle de Jean ; sa fermeté, sa rigueur, son caractère élevé, sont vantés, vertus qu’il porte plus loin même que les prophètes, en tant qu’il est le précurseur messianique que Malachia a prédit, et qui doit ouvrir de vive force le royaume céleste (v. 7-14). Le second point établit le rapport de Jésus et des citoyens du royaume des cieux, βασιλεία τῶν οὐρανῶν, avec Jean-Baptiste, qui est reculé au second rang ; car, bien que placé au-dessus de tous les membres de l’économie de l’Ancien Testament, il ne vient cependant qu’après le plus petit de ceux qui ont part à la vie de la nouvelle alliance (v. 11). Le troisième point concerne la situation de Jean, comme de Jésus, vis-à-vis les contemporains ; des plaintes sont élevées (v. 16 seq.) sur leur indifférence pour l’un aussi bien que pour l’autre ; cependant il est remarqué (v. 12) que, depuis l’apparition de Jean-Baptiste, un zèle puissant s’est fait sentir pour le règne du Messie, et que plusieurs violents, βιασταί, cherchent à s’en frayer le chemin[73].

Le second point est le plus important des trois, et il faut dire avec Neander : Si Jean-Baptiste ne s’était pas formé du Messie et de son règne une idée plus claire et plus spirituelle que les prophètes, s’il n’avait pas signalé le Messie d’une façon plus immédiate qu’eux, Jésus ne l’aurait pas dit plus grand que tous les prophètes[74]. Mais, d’un autre côté, on pourra dire avec non moins de droit : Si Jean-Baptiste avait reconnu Jésus lui-même comme le Messie, avec fermeté, décision, et tout à fait dans le sens du Nouveau Testament, Jésus ne l’aurait pas exclu de son royaume, ne l’aurait pas placé après le dernier des citoyens de ce royaume. Neander lui-même en convient en partie ; car, expliquant comment Jean-Baptiste resta en arrière du point de vue chrétien, il dit que Jean-Baptiste n’avait pas compris clairement que le Messie devait fonder son règne dans l’humanité, non par une puissance surnaturelle victorieuse de toute résistance, mais par la souffrance, et que ce règne ne se présenterait pas d’abord comme un règne extérieur, mais qu’il se développerait du dedans au dehors comme une manifestation spirituelle. Or, d’après le quatrième évangile, Jean-Baptiste avait reconnu avec précision et déclaré à diverses reprises que Jésus était le Messie souffrant, et il ne reste plus à Neander qu’à accuser Jean l’évangéliste d’avoir confondu son propre point de vue avec celui du précurseur, et d’avoir introduit dans les paroles de Jean-Baptiste un sens plus précis et plus élevé que celui qu’elles comportaient[75] ; alors nous ne pouvons plus savoir quelle portion des discours de Jean-Baptiste, relatée dans le quatrième évangile, conserve une garantie plus historique que le reste. Il est encore un autre point au sujet duquel Jésus met Jean-Baptiste après les membres du royaume messianique : c’est, comme on le voit en comparant le verset 18 avec Matthieu 9, 10 seq., son ascétisme, son esprit de pratiques extérieures, son attachement au jeûne et aux autres œuvres que Jésus désigne comme de vieilles outres, de vieux vêtements qui ne conviennent plus à la nouvelle alliance.

Finalement, il faut donner une revue des gradations par lesquelles des additions traditionnelles se sont de plus en plus jointes aux simples traits primordiaux du rapport historique qui a existé entre Jean-Baptiste et Jésus. Il est historique que Jésus, rempli, comme il l’était, de l’idée particulière qu’il avait du Messie, fut attiré par la renommée du baptême préparatoire de Jean-Baptiste, et qu’il s’y soumit, mais que, bientôt après, il se présenta, de son chef, parmi ses compatriotes comme le Messie, Jean-Baptiste paraît, du fond de sa prison, avoir donné attention à cette œuvre entreprise par Jésus, mais sans se rendre à lui-même un compte exact ni savoir s’il devait considérer, comme le Messie annoncé par lui, celui qui procédait avec tant de lenteur et qui était tellement livré à la souffrance ; c’est cette incertitude qui s’exprime dans la question que, de sa prison, il adresse à Jésus par l’intermédiaire des deux disciples.

Or, dans la première communauté chrétienne, on ne pouvait penser qu’une chose, c’est que le précurseur avait reconnu décidément Jésus comme le Messie ; et, de la sorte, le demi-témoignage, et encore tardif, que renfermait ce message envoyé de la prison, ne suffisait plus.

C’était au plus un demi-témoignage ; car la question impliquait l’incertitude, et l’expression celui qui doit venir, ὁ ἐρχόμενος, contenait une indécision. Aussi le quatrième évangile n’a-t-il plus de question sur la messianité de Jésus, et, en place, il offre l’attestation la plus sainte de cette messianité ; de là encore les déclarations les plus précises sur la nature éternelle et divine de Jésus, et sur son caractère comme Messie souffrant.

C’était un témoignage tardif ; car auparavant restait toujours le baptême que Jésus avait reçu de Jean-Baptiste, et par lequel il semblait s’être subordonné à lui ; en conséquence, il fallut donner au baptême de Jésus la tournure opposée, ce dont il sera question plus loin ; et de là proviennent les scènes que raconte Luc, et par lesquelles Jean-Baptiste, dès avant sa naissance, est mis, à l’égard de Jésus, dans un rapport de subordination et de service.

Dans une narration qui tendait à l’unité, ce message dubitatif n’était certainement pas en accord avec de telles déclarations : aussi n’en est-il pas question dans le quatrième évangile ; mais les autres évangélistes, dont la composition est moins sévère, reçurent à côté de la glorification postérieure, le récit primitif, accordant moins d’importance à la question de Jean-Baptiste qu’au discours de Jésus sur ce personnage, discours qu’ils y rattachèrent[76].


§ XLVII.


Exécution de Jean-Baptiste.

Nous allons placer ici sous forme d’appendice ce qui nous a été appris sur la fin tragique de Jean-Baptiste. D’après les rapports concordants des synoptiques et de Josèphe[77], après avoir été détenu pendant quelque temps, il fut exécuté sur l’ordre d’Hérode-Antipas, tétrarque de Galilée ; le Nouveau Testament dit décapité (Matth., 14, 3 seq. ; Marc, 6, 17 seq. ; Luc, 9, 9).

Mais sur les causes de son emprisonnement et de son exécution, il se trouve entre Josèphe et les évangélistes une différence. D’après les évangélistes, le blâme que Jean-Baptiste prononça sur le mariage d’Hérode avec Hérodias, femme de son demi-frère[78], fut l’occasion de son arrestation. L’artifice de la vindicative Hérodias amena l’exécution pendant une fête de cour. Josèphe raconte bien le mariage d’Hérode-Antipas avec Hérodias et la mort de Jean-Baptiste en un seul et même enchaînement ; mais, dans ce récit, il ne paraît pas que le blâme jeté sur le mariage ait causé l’exécution de Jean-Baptiste ; ce qu’il semble, c’est que l’exécution de Jean-Baptiste causa la défaite d’Hérode-Antipas dans la guerre des Arabes que suscita son mariage avec Hérodias. Josèphe exprime, comme motif de l’arrestation et de la mise à mort de Jean-Baptiste, la crainte de troubles qu’Hérode avait redoutés du parti considérable de ce dernier. Ces deux récits divergents[79] ne sont pas, au reste, inconciliables ; on a essayé de les concilier en supposant que la crainte d’une sédition fut, à proprement parler, le motif politique de l’arrestation de Baptiste, mais que le jugement peu respectueux qu’il avait prononcé sur les souverains en fut présenté comme le motif ostensible[80]. Mais je doute beaucoup qu’Hérode eût mis, de propos délibéré, en lumière l’acte scandaleux que Jean-Baptiste avait flétri ; et, si l’on veut distinguer ici entre une cause secrète et une cause patente, le blâme du mariage aura été la cause secrète, et il faudra alors supposer que le bruit de la crainte d’un soulèvement fut répandu à dessein pour excuser le meurtre[81]. Au reste, on n’a pas même besoin de cette distinction ; Hérode-Antipas, justement à cause du blâme énergique jeté sur son mariage contraire à la loi et sur sa manière de vivre, a pu craindre que Jean-Baptiste n’excitât dans le peuple un soulèvement contre lui.

Les récits évangéliques présentent même une divergence entre eux. D’abord (mais cela n’est pas la divergence essentielle) Marc raconte avec les détails les plus étendus et les plus colorés la scène qui se passe pendant le repas de fête ; Luc, au contraire, se contente de l’annonce la plus brève (3, 18 — 20. 9, 9), et Matthieu tient le milieu entre eux deux. Mais le récit de Marc est essentiellement différent de celui de Matthieu relativement aux sentiments d’Hérode pour Jean-Baptiste. D’après Matthieu, Hérode désirait mettre à mort Jean-Baptiste ; mais il ne pouvait y parvenir, parce que le peuple, qui le considérait comme un prophète, était à craindre (v. 5). D’après Marc, c’est Hérodias seule qui en veut aux jours de Jean-Baptiste, mais qui ne peut atteindre son but, parce que son époux regardait ce dernier comme un saint personnage qu’il aimait à écouter dans l’occasion, et dont il suivit plus d’une fois les conseils (v. 19 seq.). Or, ce que le récit de Marc a d’individuel et de caractéristique a porté les interprètes à donner à sa narration la préférence sur celle de Matthieu[82]. Mais justement c’est dans ces décorations et ces changements de Marc que l’on croirait trouver la trace de la tradition légendaire, d’autant plus que Josèphe dit seulement du peuple : Ils dressaient l’oreille au bruit de ses discours, ἤρθησαν τῇ ἀκροάσει τῶν λόγων, et qu’il représente Hérode comme un homme qui, ayant conçu des craintes, juge plus convenable de faire périr Jean, δείσας κρεῖττον ἡγεῖται (τὸν Ἰωάννην) ἀναιρεῖν. Combien donc n’était-il pas facile d’imaginer un contraste qui devait grandir Jean-Baptiste, et de présenter le prince même contre lequel il avait parlé et qui l’avait fait arrêter pour la liberté de son langage, comme s’étant cru obligé, en conscience, de le respecter, et comme s’étant laissé arracher, à son grand regret, l’arrêt de mort par les artifices de sa femme vindicative ! Au reste, il n’y a rien d’incompatible avec le caractère d’Hérode-Antipas, qui aimait le repos, ἀγαπῶν τὴν ἡσυχίαν[83], à supposer qu’il désira se débarrasser de celui qui troublait sa tranquillité intérieure et extérieure.

La conclusion du récit évangélique laisse l’impression que la tête de Jean fut présentée pendant que le prince était encore à table ; par conséquent, sa prison aurait été dans le voisinage. Nous apprenons par le passage de Josèphe cité plus haut que Jean-Baptiste était emprisonné à Machærus, place forte située sur la frontière méridionale de la Pérée, tandis que la résidence d’Hérode était à Tibériade, ville éloignée de Machærus d’une journée de marche[84]. De Machærus à Tibériade, la tête de Jean ne pouvait être apportée qu’au bout de deux jours ; par conséquent elle ne put être présentée à table même ; il paraît donc y avoir là une contradiction. Fritzche a essayé de la résoudre en faisant remarquer que dans les évangiles il n’est pas dit que la tête de Jean eût été apportée pendant que le repas durait encore ; mais sa conciliation n’est pas bonne, car la fille d’Hérodias demanda la tête ainsi, ὧδε, c’est-à-dire à l’instant même et pendant la fête[85], et à la suite du récit, particulièrement dans Marc, où aussitôt un garde, speculator, va dans la prison et revient avec la tête de Jean-Baptiste sur le plateau, πίναξ, porte à croire que son désir ou plutôt celui de sa mère fut accompli, et qu’à cette femme vindicative fut présentée, à table même, la tête de son ennemi comme le plat le plus recherché. Cependant une conciliation du moins possible se trouve dans un renseignement que nous donne Josèphe[86], c’est qu’à ce moment Hérode-Antipas était en guerre avec le roi arabe Arétas, et que la place forte de Machærus était située sur la limite, entre son territoire et celui de ce prince ; par conséquent il se pourrait qu’Hérode se fût alors tenu avec sa cour à Machærus[87].

En résumé, la vie de Jean, dans le récit évangélique, est, par des motifs faciles à concevoir, entourée d’un reflet mythique, surtout du côté par où elle se rattache à Jésus, tandis que l’autre côté a mieux conservé les contours historiques.




  1. Exeget. Handb., 2, a, S. 46. Son avis est partagé par Schneckenburger, über den Ursprung des ersten kanon. Evang., S. 30.
  2. Vermischte Aufsætze, S. 76 ff. Comparez Schneckenburger, l. c.
  3. De Wette u. Fritzsche z. d. St.
  4. Voyez Paulus, l. c., S. 336.
  5. Je réunis ici tous les passages de Josèphe relatifs à Lysanias et à son territoire avec les passages parallèles de Dion Cassius : Antiq. 13, 16, 3. 14, 3, 2. 7, 8. — Antiq. 15, 4, 1. B. j. 1, 13, 1 (Dion Cassius, 49, 32). — Antiq. 15, 10, 1-3. B. j. 1, 20, 4 (Dion Cassius, 54, 9). — Antiq. 17, 11, 4. B. j. 2, 6, 3. — Antiq. 18, 6, 10. B. j. 2, 9, 6 (Dion Cassius, 59, 8). — Antiq. 19, 5, 1. B. j. 2, 11, 5. — Antiq. 20, 5, 2. 7, 1. B. j. 2, 12, 8.
  6. Süskind, Vermischte Aufsätze, S. 15 ff., 93 ff.
  7. Tholuck pense avoir trouvé dans Tacite un exemple tout à fait correspondant. Cet historien (Ann. 2, 42) rapporte la mort d’un roi des Cappadociens, Archélaüs (an de Jésus-Christ 17), et cependant (Ann. 6, 41) il parle de nouveau d’un Archélaüs, Cappadocien, comme souverain des Clites (an de Jésus-Christ 36). Il faudrait donc ici, dit Tholuck, faire la même conjecture historique, à savoir : qu’il y a eu deux Archélaüs Cappadociens (S. 203 f.). Mais, quand le même historien, après avoir consigné la mort d’un homme, parle plus tard d’un autre qui porte le même nom, et lui donne même une position différente, ce n’est pas une conjecture, c’est un fait clairement historique, qu’il y a eu en effet deux personnages. Il en est tout autrement du cas de Lysanias. Deux écrivains différents nomment chacun uu Lysanias, et le mettent à deux époques distinctes. C’est donc une conjecture que d’admettre qu’il y a eu deux Lysanias ; conjecture d’autant moins historique, qu’il est plus manifestement invraisemblable que l’un des deux écrivains eût gardé le silence sur le second Lysanias, si dans le fait il y en avait eu un.
  8. Michaelis, Paulus, sur ce passage ; Schneckenburger, dans Ullmann’s und Umbreit’s Studien, 1833, 4. Heft, S. 1056 ff. ; Tholuck, S. 201 ff.
  9. Car, sur l’autorité d’un seul manuscrit, effacer, avec Schneckenhurger et d’autres, le second τετραρχοῦντος, c’est se permettre une violence trop évidente contre le texte.
  10. Comparez avec cette explication, Allgem. Lit. Ztg., 1803, n° 344, S. 532 ; De Wette, Exeg. Handb., z. d. St.
  11. Voyez Paulus, S. 294.
  12. Voyez Schleiermacher, über den Lukas, S. 62.
  13. Cette opinion est aussi celle de Bengel, Ordo temporum, p. 204 seq. ed. 2.
  14. Antiq. 18, 5, 2.
  15. C’est ce que pense Cludius, über die Zeit und Lebensdauer Johannis und Jesu, dans Henke’s Museum, 2, 3, 502 ff.
  16. Comparez Hoffmann, S. 284 ; Neander, S. 83. Anm.
  17. Cludius, l. c.
  18. Stäudlin, Geschichte der Sittenlehre Jesu, 1, S. 580. Paulus, Exeg. Handb., 1, a, S. 136. Comparez aussi Creuzer, Symbolik, 4, S. 413 ff.
  19. Bell. jud. 3, 10, 7.
  20. Schneckenburger, über den Ursprung u. s. f. S. 38 f.
  21. Voyez, outre le passage cité de Josèphe, Winer, Bibl. Realwörterbuch, 1. S. 708.
  22. Winer, l. c. S. 691 ; Neander, L. J. Chr., S. 52.
  23. Paulus, l. c., S. 301.
  24. Voyez l’écrit de Schneckenburger : über das Alter der jüdischen Proselytentaufe.
  25. Sanhedr. f. 97, 2 : R. Elieser dixit : Si Israelitæ pœnitentiam agunt, tunc per Goëlem liberantur ; sin vero, non liberantur. Dans Schœttgen, Horæ, 2, p. 780 seq.
  26. Antiq. 18, 5, 2. Osiander donne à Jean-Baptiste le dangereux éloge d’avoir mis la hache à la racine morale de la vie (S. 132).
  27. Comparez De Wette, Exeget. Handb., 1, 2, S. 30.
  28. De même Paulus, l. c., S. 314 und 371, Anm. ; Neander, L. J. Ch., S. 50, f. Anm.
  29. Fragment sur le but de Jésus et de ses disciples, publié par Lessing, p. 133 seq.
  30. Ainsi pense Semler, dans la Réponse qu’il a faite au Fragment cité ; ainsi s’expriment la plupart des modernes : Plank, Geschichte des Christenthums in der Periode seiner Einführung, 1, K. 7 ; Winer, Bibl. Realwörterbuch, 1, S. 691.
  31. Que le lecteur juge lui-même si l’argumentation de Neander n’est pas forcée : « Si Jean-Baptiste, d’après ce qu’il avait appris des circonstances de la naissance de Jésus, avait pu espérer (dites donc, avait dû nécessairement savoir) qu’il était le Messie, le signe divin qui lui fut accordé à lui-même l’emportait, dans son for intérieur, sur toute autre communication étrangère ; et, à côté de ce qu’il reconnut alors dans la lumière divine, tout ce qui lui avait été certifié jadis lui parut obscurité et ignorance (S. 68). »
  32. Bleek, Remarques sur l’Évangile de Jean, dans Theolog. Studien und Kritiken, 1833, 2, S. 435 ; Lücke, Commentar zum Evangelium Johannis, 1, S. 362.
  33. En désespoir de cause, Osiander répond que ces communications divines ont bien pu renfermer des indications de tenir… les deux enfants séparés ! (S. 127.)
  34. Hess, Geschichte Jesu, 1, S. 117 f. ; Paulus, l. c., S. 366 ; Neander, S. 64 ff.
  35. Comparez l’explication de l’auteur des Fragments, et Beek, ll. cc. ; Hoffmann, S. 287.
  36. Hær., 30, 13 : Et lorsqu’il sortit de l’eau, les cieux s’ouvrirent, et il vit l’esprit saint de Dieu sous la forme d’une colombe, etc. ; et une voix se fit entendre, etc. ; et aussitôt le lieu fut éclairé par une grande lumière, à la vue de laquelle Jean dit à Jésus : « Qui es-tu, Seigneur ? » Et de nouveau une voix, etc. ; et aussitôt Jean tombant à ses pieds, lui dit : « Je te prie, Seigneur, baptise moi. » Καὶ ὡς ἀνῆλθεν ἀπὸ τοῦ ὕδατος, ἠνοίγησαν οἱ οὐρανοί, καὶ εἶδε τὸ πνεῦμα τοῦ Θεοῦ τὸ ἅγιον ἐν εἴδει περιστερᾶς κτλ., καὶ φωνὴ ἐγένετο κτλ., καὶ εὐθὺς περιέλαμψε τὸν τόπον φῶς μέγα· ὃν ἰδών, φησιν, ὁ Ἰωάννης λέγει αὐτῷ· Σὺ τίς εἶ, Κύριε ; καὶ πάλιν φωνὴ κτλ. Καὶ τότε, φησὶν, ὁ Ἰωάννης παραπεσὼν αὐτῷ ἔλεγε· Δέομαί σου, Κύριε, σύ με βάπτισον.
  37. Bleek, l. c. ; Schneckenburger, Über den Ursprung des ersten kanonischen Evangeliums, S. 121 ; Lücke, Comm. z. Ev. Joh., 1, S. 361. Comparez Usteri, Sur Jean-Baptiste, etc., Studien, 2, 3, S. 446.
  38. Comparez De Wette, Exeget. Handb., 1, a. S. 33.
  39. Par exemple, Tertull. adv. Marcion., 4, 18. Comparez des détails plus étendus sur les différentes significations de ce passage dans Bengel, Remarques historico-exégétiques sur Matth., 11, 2-19, Archiv., 1, 3, S. 754 ff.
  40. Voyez Paulus, Kuinœl, sur ce passage ; Beugel, l. c., S. 763 ff.
  41. Par exemple Calvin, Comm. in harm. ex Matth., Marc. et Luc, P. 1. p. 258, ed. Tholuck.
  42. Nous qualifions ainsi, avec Schleiermacher (Über den Lukas, S. 106 f.), le récit du troisième évangile : 1° à cause de la répétition oiseuse des paroles de Jean-Baptiste, v. 20 ; 2° à cause de la méprise, v. 18 et 21, dont il sera bientôt question, et dont l’analogue paraît se trouver encore, v. 29. 30.
  43. Comparez Calvin sur ce passage, et Bengel, l. c., S. 753 ff.
  44. Cette explication est adoptée par la plupart des interprètes actuels : Paulus et Kuinœl sur ce passage ; Bengel dans le mémoire cité ; Hase, Leben Jesu, § 88 ; Theile, Zur Biogr. Jesu, § 22. Fritzsche même, Comm. in Matth., p. 397, trouve cela aliquanto verosimilius, et il s’en tient là.
  45. L. J. Chr., S. 86 ff. ; Olshausen, z. d. St.
  46. L. c., S. 769 f.
  47. Comparez De Wette sur ce passage de Matthieu, et Neander, L. J. Chr., S. 87 f.
  48. Voyez Bertholdt, Christologia Judæorum Jesu apostolorumque ætate, § 23-25.
  49. Probabilia, S. 41.
  50. Voyez Gfrörer, Philo und die alexandr. Theosophie, 2. Thl., depuis la page 280.
  51. Gabler, Meletem. in loc. Joh., l, 29, dans ses Opusc. acad., p. 514 seq. ; Paulus, Leben Jesu, 2, a, die Uebersetzung d. St. und Comm. zum Ev. Joh. z. d. St.
  52. De Wette, De morte Christi expiatoria, dans ses Opusc. theol., p. 77 ff. ; Lücke, Comm. zum Ev. Joh., 1, S. 347 ff. ; Winer, Bibl. Realwörterb., 1, S. 693, Anm.
  53. Gabler et Paulus, l. c. ; et De Wette, l. c., S. 75 ff. ; 80 ff.
  54. De Wette, sur le passage de Jean ; Neander, S. 78 : ce dernier, avec la restriction que peut-être Jean-Baptiste n’a parlé que des péchés du peuple, tandis que l’évangéliste, partant de son propre point de vue, a mis le monde au lieu du peuple.
  55. Que l’on compare particulièrement Joh., 3, 11 (Jésus parlant à Nicodème) : Ἀμὴν, ἀμὴν, λέγω σοι, ὅτι ὃ οἴδαμεν, λαλοῦμεν, καὶ ὃ ἑωράκαμεν, μαρτυροῦμεν, καὶ τὴν μαρτυρίαν ἡμῶν οὐ λαμϐάνετε.

    V. 18 : Ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν οὐ κρίνεται· ὁ δὲ μὴ πιστεύων, ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ Θεοῦ.

    Joh., 3, 32 (Jean-Baptiste) : Καὶ ὃ ἑώρακε καὶ ἤκουσε, τοῦτο μαρτυρεῖ, καὶ τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ οὐδεὶς λαμϐάνει.

    V. 36 : Ὁ πιστεύων εἰς τὸν υἱὸν ἔχει ζωὴν αἰώνιον· ὁ δὲ ἀπειθῶν τῷ υἱῷ οὐκ ὄψεται ζωὴν, ἀλλ’ ἡ ὀργὴ τοῦ Θεοῦ μένει ἐπ’ αὐτόν.

    Comparez encore le verset 31 du discours de Jean-Baptiste avec Joh. 3, 6. 12 seq., 8, 23 ; v. 32, avec 8, 26 ; v. 33, avec 6, 27 ; v. 34, avec 12, 49, 50 ; v. 35, avec 5, 22, 27. 10, 28 seq. 17, 2.

  56. Paulus, Olshausen sur ce passage.
  57. Par exemple, pendant qu’ici, v. 32, il est dit : Τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ οὐδεὶς λαμϐάνει, il est dit dans le Prologue, v. 11 : Καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαϐον. Comparer Lücke. l. c., S. 501.
  58. Neander, L. J. Chr., S. 74 f.
  59. Kern, Principaux faits de l’histoire évangélique dans Tüb. Zeitschrift, 1836, 2, S. 53 f. ; Neander, l. c, S. 59 f.
  60. Lücke, Comm. z. Evang. Joh., 1, S. 488
  61. Neander, S. 75. Cet auteur (p. 61) prétend trouver, dans un passage des Actes des apôtres, une trace qui prouve que Jean-Baptiste adressa réellement ses disciples à Jésus, mais c’est à tort : il s’agit du passage où il est dit d’Apollos : Il enseignait exactement toutes les choses du Seigneur, ne connaissant que le baptême de Jean : Ἐδίδασκεν ἀκριϐῶς τὰ περὶ τοῦ Κυρίου, ἐπιστάμενος μόνον τὸ βάπτισμα Ἰωάννου. (Act. ap. 18, 24.) En effet, en comparant, avec ce passage, le chapitre suivant, on voit que Paul est obligé d’apprendre aux disciples de Jean que, par celui qui doit venir, ἐρχόμενος, au nom duquel Jean baptisait, il faut entendre Jésus. Il en résulte clairement que la doctrine du Seigneur, Κύριος, qu’Apollos, en sa simple qualité de disciple de Jean, savait déjà expliquer exactement, n’était que la doctrine messianique épurée par Jean, qui consistait dans l’attente d’un sauveur futur. Mais l’instruction qu’il reçut des chrétiens Aquila et Priscilla lui enseigna plus précisément que cette attente avait été accomplie dans la personne de Jésus.
  62. Voyez Gesenius, Probeheft der Ersch und Gruber’schen Encyclopædie, article Zabéens.
  63. Bretschneider, Probab., S. 46 f. Comparez Lücke, l. c, S. 493 f. ; De Wette, De morte Chr. expiatoria, Opusc. theol., p. 81 ; Bibl. dogm., § 209 ; Exeg. Handb., 1, 1, S. 107, 1, 3, S. 29.
  64. Antiq., 18, 5, 2.
  65. Schleiermacher, Ueber den Lukas, S. 109.
  66. Neander, L. J. Chr., S. 84
  67. Ueber den Ursprung, u. s. w., S. 79. Comparez Fritzsche, Comm. in Matth., p. 178.
  68. Le quatrième évangéliste s’occupe particulièrement à mettre Jean-Baptiste dans un rapport plus favorable avec Jésus qu’on ne peut historiquement supposer qu’il fût. Cette préoccupation reçoit peut-être quelque éclaircissement par le passage cité plus haut des Actes des apôtres. D’après ce passage (v. 1 seq.), il se trouvait à Éphèse des gens qui ne connaissaient que le baptême de Jean, et qui, par conséquent, furent rebaptisés au nom de Jésus par l’apôtre Paul. Or, d’après une ancienne tradition, le quatrième évangile a été écrit à Ephèse (Iræneus, adv. hær. 3, 1) ; et nous pouvons l’admettre ; car, en indiquant une localité grecque comme le lieu où cet évangile a été rédigé, la tradition a certainement raison. Maintenant, conformément à l’allusion que renferment les Actes des apôtres, nous devons considérer Éphèse comme la résidence d’un certain nombre de disciples de Jean-Baptiste, qui, sans doute, n’auront pas été tous convertis par Paul. Le désir de les attirer à Jésus expliquerait l’importance particulière que le quatrième évangile met au témoignage de Jean, μαρτυρία Ἰωάννου. Ce point a déjà été remarqué et expliqué par Storr, Ueber den Zweck der evangelischen Geschichte und der Briefe Johannis, S. 5 ff., 24 f. Comparez aussi Hug, Einleitung in das N. T., 2, S. 190 f. 3te Ausg.
  69. De Wette, Exeg. Handb., 1, 3, S. 23.
  70. Comparez les interprètes, sur ce sens de οἱ Ἰουδαῖοι dans notre passage.
  71. Voyez Lücke et De Wette sur ce passage.
  72. Bleek, l. c, S. 426 ; De Wette, l. c, S. 26 f. Lücke (p. 339 de son Commentaire) avoue aussi que l’opinion qui considère les deux narrations comme identiques, a beaucoup d’apparence en sa faveur ; que lui-méme (p. 342) se déclare pour la distinction de ces deux récits, mais que son seul motif, en cela, est le désir avoué de conserver leur valeur aux deux récits évangéliques.
  73. Une explication différente se lit dans Schneckenburger, Beitræge, 8. 48 ff.
  74. Neander, L. J. Chr., S. 91.
  75. L.c., S. 78.
  76. Qu’il me soit permis de parler ici, sous la forme d’une note, des moyens termes qu’ont introduits, dans la considération des rapports de Jean-Baptiste avec Jésus, ceux-là mêmes qui ont commencé à entrevoir l’impossibilité de soutenir l’opinion ordinaire. Parmi ces théologiens, il ne faut pas même compter Planck, Geschichte des Christenthums in der Periode seiner Einführung, I, Kap. 7 ; lui, admet, comme absolument historiques, les récits sur ces rapports, et cependant il ne peut pas s’empêcher de soutenir de la manière la plus formelle qu’il avait existé entre ces deux hommes un plan concerté.

    Mais le mémoire d’un anonyme, dans Henke’s neuem Magazin, 6, 3, S. 373 ff. intitulé Jean et Jésus, part de la conviction que l’opinion orthodoxe qui considère Jean comme le simple précurseur de Jésus, et comme ayant sa destination et son but, non en lui-même, mais uniquement en celui qui vint après lui, est insoutenable. Cet auteur reconnaît en même temps qu’il n’y a aucun motif à donner en faveur de l’explication naturelle, qui soupçonne un concert préalable entre ces deux hommes. Avec une grande indépendance d’esprit, il écarte l’opinion qui admet que Jean-Baptiste a signalé avec précision Jésus comme le Messie, et de ce côté il va même trop loin lorsqu’il conjecture sans fondement que peut-être Jean-Baptiste s’était cru d’abord appelé lui-même à remplir le rôle de Messie, et avait voulu se créer un parti par son baptême. Quant aux hypothèses de l’explication naturelle, il s’en faut de beaucoup qu’il les combatte suffisamment ; non seulement il accorde la parenté, l’âge à peu près égal et la liaison précoce des deux hommes, mais encore il se complaît à décrire, d’une façon romanesque, les plans de réformation universelle que les jeunes gens projetaient ensemble, le noble débat qui s’éleva entre eux, chacun d’eux jugeant l’autre plus digne de représenter le Messie, jusqu’à ce qu’enfin Jean, ayant la conscience de son insuffisance, se retira, et Jésus fut fortifié par un événement naturel, lors de son baptême, dans la conviction qu’il était le Messie.

    Winer, à l’article Jean, dans son Bibl. Realwörterbuch, 1, S. 690 ff., comprend, il est vrai, nettement la différence inconciliable qui existe entre le récit des synoptiques et celui du quatrième évangile concernant Jean-Baptiste ; il reconnaît aussi que ce dernier récit porte la couleur de la gnose de Jean l’évangéliste, mais il ne signale nulle part le caractère en partie légendaire qu’ont aussi les récits des synoptiques ; il suppose, avec Luc, la parenté et l’âge égal, avec Matthieu la liaison précoce entre Jésus et Jean-Baptiste, et, nonobstant de pareils rapports, il croit pouvoir comprendre les doutes subséquents qui se manifestent dans le message envoyé par Jean-Baptiste du fond de sa prison, et il les explique à l’aide des images de l’Ancien Testament qui formaient, dans l’esprit de Jean-Baptiste, l’idée du Messie.

    Hase aussi, §§ 52, 66, de sa Vie de Jésus, trouve vraisemblable que Jean-Baptiste ait été un parent de Jésus et qu’il ait vécu avec lui dans une amitié fondée sur la plus haute estime, sans cependant connaître la destination messianique de Jésus avant son baptême ; dès qu’il l’eut connue, dit Hase, il se subordonna à Jésus avec une abnégation magnanime.

    Il a été dans le texte suffisamment question de l’opinion de Neander.

  77. Antiq., 18, 5, 2.
  78. Ce premier mari d’Hérodias est appelé par les évangélistes Philippe, par Josèphe Hérode. Il était le fils de Marianne, fille du grand-prêtre, et vivait comme simple particulier. Voyez Josèphe, Antiq., 15, 9, 3. 18, 5, 1, 4. B. j. 1, 29, 2. 30, 7.
  79. Comparez Hase, Leben Jesu, § 88.
  80. Fritzsche, Comm. in Matth., sur ce passage. Winer, Bibl. Realw., 1, S. 694.
  81. C’est l’avis de Paulus, de Schleiermacher, Ueber den Lukas, S. 109 ; de Neander, L. J. Chr., S. 83.
  82. Par exemple, Schneckenburger, Ueber den Ursprung des ersten kanonischen Evangeliums, S. 86 f.
  83. Josèphe, Antiq., 16, 7, 2. Le ἐλυπήθη de Matthieu (v. 9) ne forme pas une contradiction de cet évangéliste avec lui-même. Comparez, sur ce point, Fritzsche dans le passage dont il s’agit ici.
  84. Comparez Fritzsche, Comm. in Matth., p. 491.
  85. Comp. De Wette, Exeg. Handb., 1, 1, S. 132.
  86. Antiq., 18, 5, 1. Comparez Kern, Faits principaux, etc. Tüb. Zeitschrift, 1836, 2, S. 60.
  87. Osiander (S. 140) sait, à la vérité, de source certaine qu’Hérode avait alors sa cour à Machærus ; mais, tant qu’il ne nous dira pas où il l’a appris, nous serons obligés de nous en tenir à notre simple possibilité.