Vie de Jésus (Strauss) 1/DEUXIÈME CHAPITRE.

DEUXIÈME CHAPITRE.

DESCENDANCE DAVIDIQUE DE JÉSUS D’APRÈS DEUX ARBRES GÉNÉALOGIQUES.



§ XX.


Les deux généalogies de Jésus considérées indépendamment
l’une de l’autre.

Nous n’avions pour l’histoire de la naissance de Jean-Baptiste que la seule narration de Luc ; mais, pour la généalogie de Jésus, nous avons de plus Matthieu ; et, de la sorte, le contrôle réciproque des deux narrateurs allège d’un côté le travail de la critique, s’il le multiplie d’un autre côté. Au reste, les deux premiers chapitres de Matthieu, lesquels renferment l’histoire de la naissance et de l’enfance de Jésus, ont été, de même que les paragraphes parallèles de Luc, contestés quant à leur authenticité[1] ; mais c’est la même prévention qui a aveuglé pour Matthieu comme pour Luc, et ici aussi des réfutations solides ont réduit les doutes au silence[2].

L’histoire de l’annonciation et de la naissance de Jésus est précédée, dans Matthieu, 1, 1-17, suivie dans Luc, 3, 23-38, d’un arbre généalogique qui doit attester que Jésus, comme Messie, descend de David. Ces généalogies, étudiées en elles-mêmes aussi bien que comparées l’une avec l’autre, fournissent des éclaircissements si importants sur le caractère des récits évangéliques, qu’on ne peut s’abstenir de les examiner de près. Après les avoir prises d’abord isolément l’une de l’autre, il faut ensuite considérer chacune, et d’abord celle de Matthieu, en elle-même et dans ses rapports avec les passages parallèles de l’Ancien Testament.

La généalogie communiquée par l’auteur du premier évangile mérite d’être comparée avec elle-même ; car à la fin, v. 17, elle présente un résultat, une somme[3] ; et, en en comparant les éléments, on peut rechercher jusqu’à quel point la somme y correspond. Il est dit, en effet, dans le résumé, qu’il y a trois fois quatorze générations d’Abraham au Christ : quatorze d’Abraham à David, quatorze de David à l’exil de Babylone, et quatorze encore depuis là jusqu’au Christ. Si nous faisons nous-mêmes le compte, nous trouvons d’Abraham à David, tous deux compris, les quatorze (v. 2-5). Il en est de même depuis Salomon jusqu’à celui (Jéchonias) après lequel il est fait mention de l’exil de Babylone (6-11) ; mais depuis Jéchonias jusqu’à Jésus, même en comptant ce dernier, on ne trouve que treize générations (v. 12-16). Comment expliquer cette différence entre la somme posée par l’auteur et les nombres qui la précèdent ? On a conjecturé que l’erreur provenait de l’omission, par les copistes, d’un nom dans le dernier nombre de quatorze[4] ; mais cette conjecture devient très improbable, quand on songe que ce nom manquait dès le temps de Porphyre[5] ; le Joakim, Ἰωακείμ[6], intercalé par quelques manuscrits et versions entre Josias et Jéchonias, ne compléterait pas le dernier nombre de quatorze qui est incomplet, mais surchargerait le second qui est complet[7]. Comme cette erreur, sans aucun doute, provient de l’auteur de la généalogie, on se demande comment il a compté pour avoir aussi quatorze membres dans sa troisième section. On trouve facilement un moyen de compter autrement, suivant que l’on met des noms en dedans ou en dehors des différentes séries de quatorze. À la vérité, on devrait croire que le nom qui est inclus dans la série précédente est nécessairement exclu de la série suivante. Mais il se pourrait que le rédacteur de cet arbre généalogique eût compté autrement ; du moins il nomme David deux fois dans son compte. Qu’adviendrait-il donc, s’il l’eût compris, quelque fausse que fût cette manière de calculer, aussi bien dans la première que dans la seconde section ? À la vérité, cet artifice, de même que plus haut l’intercalation de Joakim, ne remédierait pas à la lacune dans la troisième série, et ne ferait que surcharger d’un nom la seconde. Il faudrait donc, avec quelques commentateurs[8], clore la seconde série, non, comme on le fait d’ordinaire, avec Jéchonias, mais avec Josias, qui le précède immédiatement ; alors Jéchonias, devenu surnuméraire dans la seconde série par la duplication de David, reviendrait à la troisième série, qui aurait, Jésus compris, quatorze membres.

Cependant il semble trop arbitraire que le rédacteur ait, à la vérité, compté le nom terminal de la première série de quatorze une seconde fois dans la seconde série, mais n’ait pas également compté le dernier terme de la seconde dans la troisième. En conséquence, d’autres commentateurs ont préféré compter deux fois Josias, comme David, ce qui donne quatorze membres à la troisième série, même sans Jésus[9]. Mais ce calcul, s’il évite une irrégularité, tombe dans une autre, à savoir, que, v. 17, dans la phrase : d’Abraham à David, etc., ἀπὸ Ἀϐραὰμ ἕως Δαυίδ, κτλ., David est inclus, tandis que dans la phrase : depuis l’exil de Babylone jusqu’au Christ, ἀπὸ τῆς μετοικεσίας Βαϐυλῶνος ἕως τοῦ Χριστοῦ, le Christ est exclu. On y échappe, si, au lieu de Josias, on compte double Jéchonias ; ce qui, pour la troisième série, donne quatorze noms, y compris Jésus ; mais pour n’en pas avoir un de trop dans la seconde, il faut renoncer à compter deux fois David. À la vérité, ce serait retomber, seulement en sens inverse, sur la même irrégularité à laquelle nous voulions plus haut échapper, puisque, employant le double compte dans le passage de la seconde série à la troisième, on ne l’emploierait pas dans le passage de la première à la seconde. La vraie explication a été, on peut le dire, vue par De Wette, qui fait observer que, dans le compte total, il y a en effet, pour les deux passages, quelque chose de nommé deux fois : c’est, pour la première fois, une personne, David, qui doit être comptée double ; pour la seconde fois, c’est un événement, l’exil de Babylone, tombant entre Josias et Jéchonias. Ce dernier, n’ayant régné que trois mois à Jérusalem, et ayant passé la plus grande partie de sa vie à Babylone, est, à la vérité, nommé à la fin de la deuxième série pour lier celle-ci à la dernière, mais il doit aussi être compté au commencement de la troisième[10].

Comparons maintenant, avec les passages correspondants de l’Ancien Testament, la généalogie de Matthieu, toujours indépendamment de celle de Luc ; elle ne concorde pas complètement avec ces passages, et le résultat que donne cette comparaison est opposé à celui qui a été obtenu précédemment, c’est-à-dire que, si la généalogie, considérée en elle-même, est obligée de doubler un terme pour remplir son cadre, elle omet, rapprochée de l’Ancien Testament, plusieurs termes consignés dans ce livre, afin de ne pas dépasser son nombre de quatorze. Cette généalogie, célèbre comme étant l’arbre généalogique de la maison royale de David, peut être comparée avec l’Ancien Testament depuis Abraham jusqu’à Zorobabel et ses fils, époque où la famille de David commence à rentrer dans l’obscurité, et où, l’Ancien Testament n’en parlant plus, tout contrôle cesse pour la généalogie de Matthieu. La série des générations, depuis Abraham jusqu’à Juda, Pharès et Esron, est assez connue par la Genèse ; celle depuis Pharès jusqu’à David se trouve à la fin du livre de Ruth et dans le second chapitre du premier livre des Paralipomènes ; celle depuis David jusqu’à Zorobabel, dans le troisième chapitre du même livre, sans compter quelques points isolés de comparaison.

Achevant le parallèle, nous trouvons la ligne d’Abraham à David, c’est-à-dire toute la première série de quatorze dans notre généalogie, concordant, dans les noms d’hommes, avec les données de l’Ancien Testament ; mais elle a de plus quelques femmes, dont une fait difficulté. Il y est dit, v. 4 que Rahab a été mère de Booz. Non seulement cela est sans confirmation dans l’Ancien Testament, mais encore, si l’on en fait la bisaïeule de Jessé, père de David, on met, entre son époque et celle de David (de l450 à 1050 avant J.-C), trop peu de générations, puisqu’il n’y en aurait que quatre pour quatre cents ans, en y comptant Rahab ou David. Cette erreur retombe même sur les généalogies de l’Ancien Testament, puisque Salmon, bisaïeul de Jessé, lequel Salmon est dit le mari de Rahab dans Matthieu, est, dans le livre de Ruth, 4, 20, aussi bien que dans Matthieu, fils d’un Naasson, qui, d’après 4 Mos., 1, 7, appartenait encore au temps de la traversée du désert[11] ; de là vint facilement l’idée d’unir le fils de Naasson avec cette Rahab qui avait sauvé les espions israélites (Jos., 2), et de faire entrer dans la famille de David et du Messie cette femme à laquelle l’Israélite patriote attachait une importance particulière. (Comparez Jac. 2, 25, Hebr. 11, 31.)

De plus nombreuses divergences se trouvent dans la ligne depuis David jusqu’à Zorobabel et son fils, c’est-à-dire dans la seconde série de quatorze, y compris les premiers termes de la troisième. 1° Tandis qu’ici, v. 8, il est dit : Joram engendra Ozias, Ἰωρὰμ ἐγέννησε τὸν Ὀζίαν, nous lisons dans 1 Paralip., 3, 11, 12, qu’Ozias était, non le fils, mais le neveu du fils de Joram ; que trois rois ont régné entre eux, à savoir, Ochosias, Joas et Amazias ; et que c’est à ce dernier que succède Ozias, 2 Paralip., 26, 1, ou Asarias, comme il est appelé, 1 Paralip., 3, 12, et 2 Rois, 14, 21. 2° Il est dit dans notre passage, v. 11 : Josias engendra Jéchonias et ses frères, Ἰωσίας δὲ ἐγέννησε τὸν Ἰεχονίαν καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ. Mais, d’une part, nous voyons, 1 Paralip., 3, 16, que le fils et successeur de Josias s’appela Joakim, et que ce fut seulement le fils et le successeur de ce Joakim qui s’appela Jéchonias ou Joachim, 2 Rois, 24, 6 ; 2 Paralip., 36, 8 ; d’une autre part, le passage de l’Ancien Testament ne nomme aucun frère de Jéchonias, à qui l’évangéliste attribue des frères ; c’est Joakim qui avait des frères : de sorte que la mention des frères de Jéchonias, par Matthieu, pourrait sembler produite par une confusion entre ces deux hommes. 3° Une autre différence se trouve au sujet de Zorobabel. Tandis qu’il est appelé, dans Matthieu, fils de Salathiel, il descend, suivant 1 Paralip., 3, 19, de Jéchonias, non par Salathiel, mais par Phadaia, son frère ; au contraire, dans Esdras, 5, 2, et dans Aggé, l, 1, Zorobabel est, ainsi que dans Matthieu, désigné comme fils de Salathiel. Enfin Abiud, indiqué dans l’évangéliste comme fils de Zorobabel, ne se trouve pas, 1 Paralip., 3, 19 et suiv., parmi les enfants de Zorobabel ; peut-être parce que Abiud n’était que le surnom d’un des personnages nommés là, surnom pris par le fils[12].

De ces divergences, la seconde et la troisième sont sans préjudice, et elles peuvent s’être glissées sans intention et même sans une trop grande négligence ; car l’omission de Joakim peut avoir été occasionnée véritablement par la similitude des noms. Cette confusion aura aussi amené la mention des frères de Jéchonias ; et ce qui est dit de Zorobabel est en partie conforme, en partie contraire à des renseignements fournis par l’Ancien Testament. On n’a pas aussi bon marché de la divergence citée en premier lieu, c’est-à-dire de l’omission de trois rois bien connus. Admet-on que l’auteur les a omis sans dessein, de sorte que de Joram il a passé, non à Ochosias, mais à Ozias, à cause de la similitude ? Mais cette omission, quand David a été compté deux fois, concorde trop bien avec le désir de l’auteur d’avoir trois séries de quatorze, et l’on ne peut s’empêcher d’y voir, avec saint Jérôme, une intention particulière[13]. Ayant quatorze termes d’Abraham à David, où se présentait une division naturelle, il paraît avoir souhaité de trouver le même nombre dans les divisions suivantes. Or, deux autres divisions s’offraient à lui d’elles-mêmes, puisque l’exil de Babylone partageait en deux tout le reste de la série. Mais la seconde division ne correspondait pas exactement à ce désir, car l’arbre généalogique des descendants de David jusqu’à l’exil donnait quatre termes de trop ; alors l’auteur laissa de côté quatre noms. Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? c’est ce qu’il serait difficile de décider[14].

Pourquoi le rédacteur de cette généalogie a-t-il attaché tant d’intérêt à répéter trois fois le même nombre ? Peut-être n’est-ce, comme quelques uns l’admettent, qu’un artifice pour aider la mémoire, les Orientaux ayant l’habitude de partager les généalogies en divisions égales pour plus de facilité[15] ; mais un motif mystique pourrait bien s’y être joint. Ce motif, faut-il le chercher dans le nombre spécial qui est répété trois fois, ou seulement dans le triple retour du même nombre ? Il n’est pas probable que le généalogiste ait tenu à la répétition du nombre quatorze, comme étant le double du nombre sacré sept[16], autrement il n’aurait pas caché si complètement le nombre sept dans le nombre quatorze ; encore moins peut-on approuver Olshausen disant que le nombre quatorze a été mis en saillie spéciale, comme étant la valeur numérique du nom de David[17] ; car ces puériles recherches des rabbins ne se trouvent guère dans les évangiles. Il se pourrait donc plutôt que, le nombre quatorze ayant été donné la première fois par le hasard, le généalogiste eût tenu à le conserver en le répétant ; car les Juifs se représentaient les grandes visitations divines, favorables ou funestes, comme revenant à des intervalles réglés. Or, le fondateur du peuple saint ayant été suivi, au bout de quatorze générations, du roi selon le cœur de Dieu, le fils de David, le Messie, devait être arrivé au bout de quatorze générations après la restauration du peuple juif[18]. Nous trouvons une régularité toute semblable dès les plus anciennes généalogies de la Genèse. De même que, d’après le livre de la génération des hommes, βίϐλος γενέσεως ἀνθρώπων, cap. 5, Noé, second père du genre humain, est le dixième depuis Adam, le premier père ; ainsi, depuis Noé, ou, pour mieux dire, depuis le fils de Noé, Abraham, le père des fidèles, est le dixième[19].

Cette manière de traiter a priori son sujet, ce lit de Procuste à la mesure duquel l’auteur tantôt le raccourcit, tantôt l’allonge, presque comme ferait un philosophe construisant un système, n’éveille pas un préjugé favorable au rédacteur de notre généalogie. À la vérité, on invoque l’habitude qu’ont les généalogistes orientaux de se permettre de pareilles omissions ; mais celui qui, déclarant formellement que toutes les générations ont été quatorze pendant un intervalle, donne une liste où, soit hasard, soit dessein, manquent plusieurs termes, celui-là fait preuve d’un arbitraire ou d’un défaut de critique, bien capables d’ébranler la confiance en son arbre généalogique.

La généalogie de Luc, examinée isolément, ne présente pas autant de fautes que celle de Matthieu ; car, en la comparant avec elle-même, on n’a aucune conclusion à en tirer, attendu qu’elle ne se contrôle pas par une somme[20]. De plus, le contrôle manque aussi, pour la plus grande partie, du côté de l’Ancien Testament ; car, de David à Nathan, elle descend par des noms presque complètement inconnus pour lesquels l’Ancien Testament ne fournit aucun arbre généalogique. Elle ne touche qu’en deux membres, Salathiel et Zorobabel, une ligne mentionnée dans l’Ancien Testament ; mais, là même, elle est en contradiction avec 1 Paralip., 3, 17, 19 et seq., car elle fait Salathiel fils de Néri, tandis que le passage cité de l’Ancien Testament le fait fils de Jéchonias ; elle nomme, comme fils de Zorobabel, un Resa, qui manque parmi les enfants de Zorobabel dans les Paralipomènes. On trouve aussi dans la liste anté-abrahamique une différence, à savoir, qu’elle intercale, entre Arphaxad et Sela, un Caïnan (Καϊνὰν), qui n’existe pas dans le texte hébreu, 1 Mos., 10, 24 ; 11, 12 seq., mais qui, au reste, avait déjà été intercalé par les Septante. À la vérité, dans la troisième génération de la première série, à compter d’Adam, le texte original a aussi ce nom, et c’est de là que la traduction des Septante paraît l’avoir transporté à la même place de la seconde série, à compter de Noé.


§ XXI.


Comparaison des deux généalogies. Tentatives pour en concilier
les contradictions.

Des résultats bien plus singuliers frappent l’esprit quand on compare les deux généalogies de Matthieu et de Luc l’une avec l’autre, et quand on se rend compte de leurs divergences. Quelques unes des différences sont, à la vérité, sans préjudice et même insignifiantes : telle est la différence de direction, la généalogie de Matthieu allant en descendant d’Abraham à Jésus, et celle de Luc allant en remontant de Jésus à ses ancêtres ; telle est encore la différence d’étendue, car Matthieu n’étend l’arbre généalogique que jusqu’à Abraham, et Luc l’étend jusqu’à Adam et Dieu même, allongeant peut-être, dans le sens universaliste de Paul, un document qu’il avait sous les yeux[21]. Une plus grave difficulté se présente déjà dans la différence notable entre les nombres de générations pour des périodes égales : de David à Joseph, Luc compte quarante et une générations, et Matthieu seulement vingt-six. Mais la principale difficulté est que Luc donne à Jésus, pour ancêtres, des individus tout autres pour la plupart que ceux que Matthieu lui donne. Ce n’est pas qu’ils ne s’accordent pour ramener la descendance de Jésus par Joseph à David et à Abraham ; ce n’est pas qu’ils ne s’accordent aussi dans les générations d’Abraham jusqu’à David, et plus tard dans les deux noms de Salathiel et de Zorobabel ; mais le point véritablement désespéré, c’est que, de David au père nourricier de Jésus, des noms tout à fait différents, à part deux noms du milieu, se trouvent dans Luc et dans Matthieu. D’après Matthieu, le père de Joseph s’appelait Jacob ; d’après Luc, Éli. D’après Matthieu, le fils de David, par lequel Joseph descendait de ce roi, était Salomon ; d’après Luc, Nathan. De là, l’arbre généalogique de Matthieu descend par la ligne royale connue, celui de Luc par une ligne collatérale inconnue. Ces deux lignes ne concourent que dans Salathiel et Zorobabel, de telle sorte cependant qu’aussitôt elles diffèrent sur le père de Salathiel et sur le fils de Zorobabel. La différence entre les deux listes paraissant être une contradiction complète, on a été, de tout temps, occupé extraordinairement d’essais de conciliation. Sans parler d’expédients évidemment insuffisants, tels qu’une explication mystique[22] ou un changement arbitraire de noms[23], il s’est particulièrement formé sur ce point deux couples d’hypothèses ; et ces deux hypothèses de chaque couple s’appuient réciproquement, ou du moins ont des affinités l’une avec l’autre.

Le premier couple d’hypothèses est formé par la supposition de saint Augustin et par l’opinion de l’ancien chronologiste Julius Africanus. L’un imagine qu’il y a eu pour Joseph un état d’adoption, et que l’un des évangélistes donne le père réel, l’autre le père adoptif, avec leurs arbres généalogiques respectifs[24] ; l’autre admet qu’il y avait eu, entre les parents de Joseph, le mariage, voulu par la loi juive, d’un frère avec la veuve de son frère mort ; que l’un des arbres généalogiques appartenait au père naturel, et l’autre au père légal de Joseph ; et que Joseph descendait de la maison de David par l’un en suivant la ligne de Salomon, par l’autre en suivant la ligne de Nathan[25]. La première question qui se présente est de savoir laquelle des deux généalogies donne le père naturel, et laquelle le père légal, avec les arbres généalogiques correspondants. On peut la décider par deux critériums, dont l’un appartient plus à la lettre, et l’autre à l’esprit et au caractère des deux évangélistes. Ces critériums ont mené à une solution opposée. Saint Augustin, et, avant lui, Julius Africanus, ont recherché lequel des deux évangélistes, pour désigner le rapport entre Joseph et celui qu’il nomme le père de Joseph, se sert d’une expression qui indique, d’une manière plus précise que l’autre, une filiation naturelle. Or, Matthieu emploie une telle expression. En effet, lorsqu’il dit : Jacob engendra Joseph, Ἰακὼϐ ἐγέννησε τὸν Ἰωσήφ, le mot engendrer, γεννᾷν, ne paraît pouvoir désigner que le rapport d’une filiation naturelle. Au lieu que les paroles de Luc : Joseph, fils d’Éli, Ἰωσὴφ τοῦ Ἠλί, semblent pouvoir signifier aussi bien un fils adoptif qu’un fils considéré comme tel en vertu du mariage contracté, selon la loi juive, entre une veuve et le frère de son mari. Mais, comme cette loi avait justement pour objet de conserver le nom et la race d’un homme mort, la coutume juive était d’enregistrer le premier fils né d’une pareille union, non dans la famille du père naturel, comme le fait ici Matthieu, mais dans celle du père légal, comme Luc l’aurait fait d’après la supposition précédente. Or, l’auteur du premier évangile, ou du moins de la généalogie, lui qui est si imprégné des idées juives, aurait-il commis une pareille erreur ? c’est ce qu’on ne trouvera guère vraisemblable. Aussi Schleiermacher, prenant en considération l’esprit des deux évangélistes, croit-il devoir admettre que Matthieu, malgré son expression engendra, ἐγέννησε, donne cependant, d’après l’usage juif, l’arbre généalogique du père légal ; tandis que Luc, peut-être étranger à la Judée et moins versé dans la connaissance des coutumes juives, a pris l’arbre généalogique des plus jeunes frères de Joseph, lesquels furent inscrits, non comme le premier-né sur la liste du père défunt légal, mais sur la liste du père naturel, liste que Luc a cru être la généalogie de Joseph le premier-né ; or, si cette généalogie était celle de Joseph d’après la nature, elle ne l’était pas d’après la loi juive[26]. Mais, sans parler de ce qui sera prouvé plus bas, que la généalogie dans Luc peut difficilement être considérée comme l’œuvre de l’auteur de l’évangile, et qu’ainsi rien n’est à conclure, pour expliquer l’arbre généalogique, de sa moindre connaissance des usages juifs, le généalogiste, dans le premier évangile, n’aurait pas écrit, sans aucune addition, son verbe engendra, ἐγέννησε, s’il n’avait songé qu’à une paternité légale. Ainsi, à cet égard, une des généalogies n’a aucun avantage sur l’autre.

Jusqu’ici nous n’avons fait que tracer les traits généraux de cette hypothèse ; il faut maintenant l’examiner de plus près pour juger si elle est admissible. Supposons un mariage du frère du défunt avec sa veuve, l’examen et le résultat resteront absolument les mêmes, soit que nous empruntions à Matthieu, avec saint Augustin et Julius Africanus, l’indication du père naturel, soit que nous l’empruntions à Luc avec Schleiermacher. Nous allons donc, par exemple, en suivre les conséquences selon la première forme, d’autant plus qu’Eusèbe, d’après Julius Africanus, nous a laissé là-dessus une explication très exacte. D’après cette manière de voir, la mère de Joseph fut d’abord mariée avec l’homme que Luc nomme comme le père de Joseph, avec Éli ; Éli étant mort sans enfant, son frère, c’est-à-dire Jacob, nommé par Matthieu comme le père de Joseph, épousa la veuve suivant la loi juive dont il a déjà été question, et engendra avec elle Joseph. Alors Joseph fut considéré légalement comme le fils de défunt Éli, ainsi que le dit Luc, tandis que, naturellement, il était le fils de son frère Jacob, et c’est la filiation que Matthieu a suivie.

Mais, conduite jusque-là seulement, l’hypothèse serait bien loin de suffire ; car, si les deux pères de Joseph étaient des frères véritables, fils du même père, ils avaient un seul et même arbre généalogique ; et, dans ce cas, les deux généalogies ne devraient avoir de différent que le père de Joseph ; mais, passé celui-là, elles auraient dû concourir aussitôt de nouveau. Pour expliquer comment elles peuvent diverger jusqu’à David, il faut ajouter la seconde hypothèse, que Julius Africanus a faite aussi, à savoir, que les deux pères de Joseph n’avaient été que des demi-frères, et qu’ils avaient eu la même mère et non le même père. On devrait donc admettre que la mère des deux pères de Joseph a été mariée deux fois, une fois avec le Matthan de Matthieu, lequel Matthan descendait de David par Salomon et la ligne royale, et auquel elle engendra Jacob, et une autre fois, auparavant ou après, avec le Matthat de Luc, lequel Matthat était descendant de David par Nathan, et auquel elle engendra Éli. Éli s’étant marié et étant mort sans enfant, son demi-frère Jacob épousa la veuve et engendra Joseph, qui fut légalement considéré comme le fils du défunt.

Sans doute, l’hypothèse d’un mariage aussi compliqué dans deux degrés qui se suivent immédiatement, hypothèse à laquelle la divergence des deux généalogies nous a forcés, n’est pas absolument impossible, mais elle est invraisemblable. Or, la difficulté en est encore redoublée par la concordance mal-venue qui, au milieu des séries divergentes, se rencontre, comme il a déjà été dit, dans les deux degrés de Salathiel et de Zorobabel. En effet, pour expliquer comment Neri dans Luc peut, aussi bien que Jéchonias dans Matthieu, être dit le père de Salathiel, père de Zorobabel, il faudrait non seulement renouveler l’hypothèse d’un mariage entre un frère et la veuve de son frère, mais encore admettre que les deux frères qui se sont succédé dans le mariage avec la même femme n’ont été frères que du côté maternel. Ce n’est pas diminuer essentiellement la difficulté que de remarquer que non seulement le frère, mais encore le plus proche parent consanguin, pouvait, sinon devait succéder dans un pareil mariage au défunt (Ruth, 3, 12 et suiv., 4, 4 et suiv.)[27] ; car, s’il est vrai que pour deux cousins l’arbre généalogique doit concourir beaucoup plus haut qu’il ne concourt ici pour Jacob et Éli, pour Jéchonias et Neri, cependant il faudrait recourir les deux fois à l’hypothèse de demi-frères : seulement les deux mariages compliqués ne tomberaient pas sur deux générations immédiatement successives. Maintenant, supposer que non seulement ce double cas se renouvelle deux fois, mais encore que, deux fois, les généalogistes se sont partagés de la même façon, et deux fois sans en avertir, pour indiquer, l’un le père naturel, et l’autre le père légal, c’est une explication invraisemblable ; tellement que l’hypothèse d’une adoption, bien que pressée seulement de la moitié de ces difficultés, en a pourtant assez pour n’être pas soutenable. En effet, l’adoption n’exigeant aucun rapport de fraternité ni même de parenté entre le père naturel et le père adoptif, le recours à une seconde supposition de deux demi-frères cesse d’être nécessaire ; et il ne faut plus qu’admettre deux fois un rapport d’adoption, et deux fois avec cette particularité, que l’un des généalogistes l’a ignoré, ignorance qui ne peut appartenir à un Juif, et que l’autre en a tenu compte, mais sans en rien dire.

On crut, dans ces derniers temps, pouvoir résoudre la difficulté d’une façon beaucoup plus simple : on prétendit que nous avons, dans l’un des évangélistes, la généalogie de Joseph, et, dans l’autre, celle de Marie, et qu’en conséquence la divergence des deux généalogies n’est pas une contradiction[28] ; et l’on se plut à ajouter que Marie était une fille héritière[29]. L’opinion que Marie appartenait aussi à la race de David est déjà ancienne. À la vérité, l’idée eut cours que le Messie, comme un second Melchisedech, devait réunir la dignité royale à la dignité sacerdotale[30] ; et, en raison de la parenté de Marie avec Élizabeth, fille d’Aaron, telle qu’elle est donnée par Luc, 1, 36[31], non seulement plusieurs, dès les premiers temps, firent naître Joseph d’une famille provenant d’alliances entre des descendants de Juda et de Lévi[32], mais encore il ne fut pas rare alors de supposer que Jésus, descendu par Joseph de la race royale, l’était par Marie de la race sacerdotale[33]. Cependant l’opinion qui ne tarda pas à prévaloir fut que Marie descendait de David. Plusieurs apocryphes s’expriment dans ce sens[34] ; il en est de même de Justin Martyr, qui dit que la Vierge a été de la race de David, de Jacob, d’Isaac et d’Abraham, phrase d’après laquelle on pourrait même croire qu’il a rapporté à Marie un de nos tableaux généalogiques, qui remontent également par David jusqu’à Abraham[35].

Maintenant on se demandera lequel des deux arbres généalogiques doit être considéré comme celui de Marie ; or, à vrai dire, il semble impossible de lui attribuer l’une ou l’autre de ces généalogies, car elles s’annoncent d’une manière trop précise comme appartenant exclusivement à Joseph, l’une par ces mots : Jacob engendra Joseph, Ἰακὼϐ ἐγέννησε τὸν Ἰωσήφ, l’autre par ces mots : fils de Joseph, fils d’Éli, υἱὸς Ἰωσὴφ τοῦ Ἠλί. Cependant encore ici, le mot de Matthieu engendra, ἐγέννησε, parait plus précis que l’expression de Luc, τοῦ Ἠλί, laquelle, d’après ces commentateurs, pourrait signifier un beau-fils ou un petit-fils. De la sorte, la généalogie dans Luc, 3, 23, voudrait dire : ou Jésus était, conformément à l’opinion commune, fils de Joseph, qui lui-même était beau-fils d’Éli, père de Marie[36] ; ou bien Jésus était, comme on le croyait, fils de Joseph, et par Marie petit-fils d’Éli[37]. Comme on pourrait objecter que les Juifs, dans leurs généalogies, ne tenaient aucun compte de la ligne féminine[38], on y répond par une hypothèse nouvelle, à savoir, que Marie était une fille héritière, c’est-à-dire fille d’un père sans enfant mâle ; cas auquel, d’après 4 Mos., 36, 6, et Nehem., 7, 63, la coutume juive voulait que l’homme qui épousait cette fille, non seulement fût de la même tribu qu’elle, mais encore se fît recevoir dans sa famille, et, des ancêtres de sa femme, fît ses propres ancêtres. Mais le premier point, à savoir, l’obligation d’être de la même tribu, peut seul se prouver par le passage du livre de Moïse ; quant à l’autre passage, comparé avec plusieurs passages semblables (Esdras, 2, 61 ; 4 Mos., 32, 41, rapprochés de 1 Paralip. 2, 21 suiv.), on y voit seulement que, par exception, quelquefois un individu était dénommé d’après les ancêtres maternels. Ainsi la difficulté du côté de la coutume juive subsiste encore, mais elle s’efface complétement devant une difficulté bien plus considérable. On ne peut pas nier, il est vrai, que le génitif dans Luc, étant un cas de dépendance, ne soit susceptible de signifier tout rapport de parenté et par conséquent celui de gendre ou de petit-fils ; mais l’enchaînement de la phrase ne devrait pas être aussi contraire à cette signification qu’il l’est ici. Dans les trente-quatre degrés antérieurs qui nous sont connus par l’Ancien Testament, ce génitif exprime constamment le rapport de fils ; il l’exprime aussi dans le milieu, entre Salathiel et Zorobabel ; comment pourrait-il signifier une seule fois, pour Joseph, le beau-fils ? Ou comment, si l’on prenait l’autre explication, le mot fils, υἱὸς qu’il faudrait toujours sous-entendre au nominatif, pourrait-il signifier fils, petit-fils, arrière-petit-fiis, jusqu’au degré le plus éloigné[39] ? On a dit que, dans le membre de phrase : Adam, fils de Dieu, Ἀδὰμ τοῦ Θεοῦ, l’expression grecque τοῦ ne signifiait pas fils dans le sens propre du mot ; toujours est-il qu’elle se rapporte, ici aussi, à l’auteur immédiat de l’existence, idée dans laquelle on ne peut comprendre ni un beau-père ni un grand-père.

En outre, dans cette manière d’expliquer les deux arbres généalogiques, il est difficile de se rendre compte du concours des deux généalogies dans les noms de Salathiel et de Zorobabel. On pourrait encore supposer, comme plus haut, un mariage du frère avec la veuve de son frère ; cependant les commentateurs qui se sont occupés de ce point aiment mieux pour la plupart admettre que ces noms, semblables dans les deux généalogies, ne désignent pas les mêmes individus ; mais, quand Lucas, aux 21e et 22e degrés après David, comme Matthieu, y compris les quatre degrés sautés, aux 19e et 20e, ont les mêmes noms, dont l’un est très célèbre, il s’agit, à n’en pas douter, des mêmes personnes.

Non seulement il ne se trouve, dans le Nouveau Testament, aucune trace qui indique que Marie descende de David[40], mais encore plusieurs passages y sont formellement contraires. Dans Luc, 1, 27, les mots : de la maison de David, ἐξ οἴκου Δαυίδ, se rapportent uniquement aux mots immédiatement voisins : un homme appelé Joseph, ἀνδρὶ ᾧ ὄνομα Ἰωσήφ, et non aux mots plus éloignés : une vierge fiancée, παρθένον μεμνηστευμένην. Mais il faut surtout remarquer la tournure de Luc, 2, 4, quand il dit : Joseph alla aussi, attendu qu’il était de la maison et de la patrie de David, se faire inscrire avec Marie, ἀνέϐη δὲ καὶ Ἰωσὴφ… διὰ τὸ εἶναι ἀυτὸν ἐξ οἴκου καὶ πατριᾶς Δαυίδ, ἀπογράψασθαι σὺν Μαρίᾳ ; il était facile de mettre : attendu qu’ils étaient au lieu de : attendu qu’il était, ἀυτοὺς au lieu d’ἀυτόν, si l’auteur avait cru que Marie descendait aussi de David ; et cette dernière observation démontre l’impossibilité de rapporter à Marie la généalogie davidique du troisième évangéliste, c’est-à-dire de celle même qu’on avait voulu y rapporter.


§ XXII.


Les généalogies ne sont pas historiques.

Si l’on réfléchit aux difficultés insurmontables dans lesquelles tous ces essais de conciliation s’embarrassent inévitablement, on désespérera, avec les commentateurs dont l’esprit est plus libre, de la possibilité d’établir la concorde entre les deux généalogies, et il faudra en reconnaître la contradiction réciproque[41]. Toutes deux ne peuvent pas être vraies à la fois, cela est maintenant certain ; s’il fallait choisir, peut-être croirait-on pouvoir considérer plutôt comme historique celle de Luc. D’abord il n’y règne pas le même arbitraire dans l’arrangement de nombres et de périodes égales ; et, tandis que pour la période de David à Jéchonias les vingt générations de Luc ne sont pas plus éloignées de la vraisemblance que Matthieu avec son omission de quatre membres ne l’est de la vérité historique, il est vrai que pour la période de Jéchonias, né 617 ans avant l’ère chrétienne jusqu’à Jésus, vingt-deux générations, chacune à 27 ans et demi, telles que Luc les donne, conviennent mieux à la nature des choses, et en particulier de l’Orient, que les treize de Matthieu, chacune à 46 ans. De plus, on y voit une moindre tendance à glorifier son sujet, l’auteur se contentant de faire descendre Jésus de David et ne le rattachant pas à la ligne royale elle-même. D’un autre côté, en sens inverse, la conservation d’un arbre généalogique dans la ligne moins importante de Nathani paraîtra moins vraisemblable que dans la ligne royale, et la répétition fréquente des mêmes noms, d’après la juste remarque de Hoffmann, semble démontrer que la généalogie de Luc est fabriquée.

Mais, dans le fait, l’une n’a aucun avantage sur l’autre, et, si l’une a pu se former par une voie non historique, l’autre l’a pu également, d’autant plus qu’il est très invraisemblable qu’après les perturbations de l’Exil et des temps qui suivirent, l’obscure famille de Joseph eût conservé des généalogies qui remontassent si haut[42]. Donc, reconnaissant dans toutes deux de libres créations en tant qu’elles ne sont pas puisées dans l’Ancien Testament, ou des applications arbitraires à Jésus de généalogies étrangères, nous pourrions encore admettre comme fondement historique, que Jésus descend de David, bien que les degrés intermédiaires de cette descendance aient été suppléés différemment par différents auteurs[43]. Mais un point, duquel on argumente, le voyage à Bethléem des parents de Jésus, voyage occasionné par le cens n’est lui-même, rien moins que certain, ainsi que nous le verrons bientôt, et, dans tous les cas, ne suffirait pas à rendre vraisemblable sa descendance de David. L’autre point a plus de force, à savoir que partout dans le Nouveau Testament, et sans contradiction apparente de la part des adversaires, Jésus passe pour descendant de David. Mais le titre de fils de David peut être une qualification donnée à Jésus, non pour des motifs historiques, mais pour des motifs dogmatiques. Le Messie, d’après les prophéties, ne pouvait descendre que de David. Or, un Galiléen dont la généalogie était inconnue, s’étant acquis le renom de Messie, combien il est facile de concevoir que la légende de sa descendance davidique se soit bientôt développée sous diverses formes, et qu’ensuite ces légendes aient servi à rédiger des généalogies, lesquelles, n’étant pas fondées sur des pièces authentiques, sont nécessairement tombées dans les divergences et les contradictions que présentent entre elles celles de Matthieu et de Luc[44] ! Maintenant, si l’on demande quel est le résultat historique que donnent ces généalogies, la seule conclusion qui en ressort est un fait que l’on sait déjà d’ailleurs, à savoir, que Jésus, personnellement et par ses disciples, fit, sur des hommes imbus d’opinions strictement juives, une telle impression comme Messie, qu’ils n’hésitèrent pas à croire à sa descendance de David, descendance dont les prophéties avaient fait un caractère messianique, et que plus d’une plume se mit à l’œuvre pour justifier, par une démonstration généalogique, la croyance que sa qualité de Messie avait trouvée[45].




  1. On trouve une étude approfondie, mais s’embrouillant en des essais artificiels de conciliation, chez Hoffmann, S. 145 ; des déclamations insignifiantes, chez Osiander, S. 84.
  2. Voyez la liste dans Kuinœl, Comm. in Matth., Proleg., p. xxvii.
  3. Pour que la discussion à laquelle l’auteur se livre soit suivie plus facilement, je transcris ici la généalogie de Jésus suivant saint Matthieu : Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ; Juda engendra Pharès et Zara de Thamar ; Pharès engendra Esrom ; Esrom engendra Aram ; Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naasson ; Naasson engendra Salmon ; Salmon engendra Booz de Rahab ; Booz engendra Obed de Ruth ; Obed engendra Jessé ; Jessé engendra David, roi ; David, roi, engendra Salomon de la femme d’Uri ; Salomon engendra Roboam ; Roboam engendra Abia ; Abia engendra Asa ; Asa engendra Josaphat ; Josaphat engendra Joram ; Joram engendra Ozias ; Ozias engendra Joatham ; Joatham engendra Achaz ; Achaz engendra Ézéchias ; Ézéchias engendra Manassès ; Manassès engendra Amon ; Amon engendra Josias ; Josias engendra Jéchonias et ses frères, lors de l’exil de Babylone ; après l’exil de Babylone, Jéchonias engendra Salathiel ; Salathiel engendra Zorobabel ; Zorobabel engendra Abiud ; Abiud engendra Éliakim ; Éliakim engendra Azor ; Azor engendra Sadoc ; Sadoc engendra Achim ; Achim engendra Eliud ; Eliud engendra Éléazar ; Éléazar engendra Matthan ; Matthan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph, mari de Marie, de qui naquit Jésus, appelé le Christ. Toutes les générations sont : d’Abraham à David, quatorze ; de David à l’exil de Babylone, quatorze ; et depuis l’exil de Babylone jusqu’au Christ, quatorze.

    (Note du Traducteur.)
  4. Paulus, Exeg. Handbuch, S. 292.
  5. D’après saint Jérôme, in Daniel., init.
  6. Voyez Wetstein sur cet endroit.
  7. Paulus, l. c.
  8. Par exemple, Fritzsche, Commentar. in Matth., p. 13.
  9. Qu’au moins cette place de Jésus, hors de rang, ne lui soit pas donnée d’après le motif mystique d’Olshausen, Comment., 1, S. 46, qui prétend qu’il est convenable de ne pas incorporer Jésus lui même dans les générations, mais de le mettre à part comme le couronnement du tout. Que ne trouverait-on pas avec le mot convenable ?
  10. Exeget. Handbuch., 1, 1, S. 12.
  11. L’expédient de Kuinœl, Comm. in Matth., p. 3, qui veut distinguer la Rahab ici nommée de la célèbre Rahab, outre qu’il est complètement arbitraire, devient par là superflu.
  12. Hoffmann, S. 154, d’après Hug, Einl. 2, S. 271.
  13. Comparez Fritzsche, Comm. in Matth., p. 19 ; Paulus, Exeg. Handbuch, S. 289. Quant à Olshausen, S. 46, qui dit que le dessein de Matthieu ne peut pas avoir été d’avoir, de force, le nombre de quatorze, puisqu’il saute plusieurs termes, c’est, à vrai dire, prendre les choses au rebours ; on devrait conclure, au contraire, que l’auteur a, sans doute, attaché un intérêt particulier au nombre quatorze, car, sans cela, il n’aurait pas, pour ne point dépasser ce nombre, omis des noms bien connus.

    On réfute de la même manière l’explication qui, devant les lacunes signalées aux noms de Joram et Josias, entend le verbe engendra, ἐγέννησε, non dans le sens litéral, mais dans un sens plus général, tel que : il eut parmi ses descendants, e posteris ejus erat ; comme si le généalogiste, loin d’exclure les termes omis, avait voulu au contraire les comprendre implicitement dans la liste (Kuinœl sur ce passage). Dans ce cas, il est impossible qu’il eût compté comme il a fait. De la même valeur est l’échappatoire de Hoffmann, prenant ici γενεά, non pour degré, mais pour génération ; de sorte que, v. 17, ἀπὸ Δαυὶδ ἕως μετοικεσίας Βαϐυλῶνος γενεαὶ δεκατέσσαρες signifierait seulement que de David jusqu’à l’Exil, ou, comme Hoffmann compte, jusqu’à la reconstruction du Temple, il y a quatorze âges d’hommes, c’est-à-dire 500 ans, sans vouloir dire que la famille dont il est question n’ait eu que quatorze rejetons (S. 156). Et cependant on n’en énumère justement que quatorze !

  14. Cependant comparez Fritzsche sur ce passage.
  15. Fritzsche, in Matth., p. 11.
  16. Paulus, S. 292. Au reste, on mettait de l’importance au nombre sept même dans les généalogies. On le voit, par exemple, dans le passage ἕϐδομος ἀπὸ Ἀδὰμ Ἐνώχ, Jud., v. 14.
  17. Bibl. Comment., , S. 46. Anm.
  18. Voyez Schneckenburger, Beitræge zur Einleitung in das N. T., S. 41 f., et le passage cité de Josèphe, B. j., 6, 4, 8. On peut en outre comparer le passage cité par Schœttgen (Horæ hebr. et talm. ad Matth., l), de la Synopse Sohac, p. 132, n. 18 : « Ab Abrahamo usque ad Salomonem xv sunt generationes ; atque tunc luna fuit in plenilunio. A Salomone usque ad Zedechiam iterum sunt xv generationes, et tunc luna defecit, et Zedechiæ effossi sunt oculi. »
  19. De Wette a déjà appelé l’attention sur l’analogie des tables généalogiques de l’Ancien Testament avec les tables évangéliques ; quant à la régularité systématique des nombres, Kritik der mos. Gesch., S. 69 ; comparez S. 48.
  20. Cependant elle procède aussi par le nombre septénaire ; trois fois sept d’Adam à Abraham ; deux fois d’Abraham à David ; trois fois de Nathan à Salathiel ; trois fois de Zorobabel à Jésus ; en tout onze fois sept ; et il faut compter Abraham deux fois. Theile en a fait l’observation, Zur Biographie Jesu, S. 43.
  21. Voyez Chrysostôme et Luther, dans Credner, Einleitung in das N. T., 1, S. 143. Winer, Bibl. Realwörterbuch, 1, S. 659.
  22. Orig., Homil. in Lucam, 28.
  23. Luther, Œuvres, t. 14, édit. Walch., p. 8 et seq.
  24. De consensu evangelistarum, 2, 3 ; et parmi les modernes, par exemple, E. F. dans Henke’s Magazin, 5, 1, 180 f.
  25. Dans Eusèbe, H. E., 1, 7, et récemment, par exemple, Schleiermacher, Ueber den Lukas, S. 53.
  26. Ueber den Lukas, S. 53. Comparez Winer, Bibl. Realwörterbuch, 1. Bd., S. 660.
  27. Comparez, Michaelis, Mos. Recht, 2, S. 200 ; Winer, Realwörterb., 2, S. 22.
  28. Par exemple. Spanheim, Dubia evangel., P. 1, p. 13 et seq. ; Lightfoot, Michaelis, Paulus, Kuinœl, Olshausen, maintenant Hoffmann, etc.
  29. Déjà Épiphane, Grotius, ont émis cette conjecture. Olshausen, p. 41, l’admet, parce qu’il paraît convenir (voyez, sur une semblable convenance, la remarque 1 de la page 158) ; parce qu’il paraît convenir que la descendance de David, d’où le Messie devait sortir, finit par une héritière unique, qui, mettant au monde l’éternel héritier du trône de David, en couronnait et terminait la race !
  30. Testament. XII Patriarch., Test. Simeonis, c. 71. Fabric., Codex pseudepigr. V. T., p. 542. « D’elles (les tribus de Lévi et de Juda) surgira pour vous le salut de Dieu : car le Seigneur fera lever de Lévi comme un grand-prétre, et de Juda comme un roi. » Ἐξ ἀυτῶν ἀνατελεῖ ὑμῖν τὸ σωτήριον τοῦ Θεοῦ· ἀναςήσει γὰρ Κύριος ἐκ τοῦ Λευῒ ὡς ἀρχιερέα, καὶ ἐκ τοῦ Ἰούδα ὡς βασιλέα κτλ.
  31. Comparez cependant Paulus, l. c., S. 119.
  32. Comparez Thilo, Cod. apocr. N. T., 1, p. 374 et suiv.
  33. Par exemple, Faustus le manichéen dans Augustin, Contra Faust., L. 23, 4.
  34. Dans le Protévangile de Jacques, c. 1 et suiv., et c. 10 (éd. Thilo), et dans l’Évangile de la Nativité de Marie, Jonchim et Anna, de la race de David, sont dits les auteurs de Marie. Faustus, au contraire, désigne, dans le passage cité, ce Joachim comme prêtre.
  35. Dial. c. Tryph., 43, 100. Paris, 1742.
  36. Ainsi s’explique, entre autres, Paulus sur ce passage : Les Juifs, en supposant qu’une Marie, fille d’Éli, est tourmentée dans l’autre monde (v. Lightfoot, l. c.), paraissent avoir pris, pour l’arbre généalogique de Marie, celui qui, dans Luc, part d’Éli.
  37. Par exemple, Ligbtfoot, Horæ, p. 750 ; Osiander, S. 86.
  38. Comparez Juchasin, f. 55, 2, dans Lightfoot, p. 183 ; et Bava bathra, f. 110, 2, dans Wetstein, p. 230 seq. Comp. cependant Joseph. vita, 1.
  39. Ἰησοὺς… υἱὸς Ἰωσήφ, τοῦ Ἠλὶ τοῦ Ματθὰτ κτλ. Luc. 13, 23. Dans l’explication dont il s’agit ici et qui fait Jésus petit-fils d’Éli par Marie, on doit traduire : Jésus, fils de Joseph, petit-fils d’Éli, arrière-petit-fils de Matthat ; de sorte que, comme le dit M. Strauss, υἱὸς doit être sous-eutendu au nominatif et prendre des significations diverses, suivant les degrés.

    (Note du traducteur.)

  40. On ne voit pas comment Neander, avec Hoffmann, in Luc., 1, 32, veut trouver une telle trace. Au reste, son sentiment de la vérité ne permet pas à Neander de déclarer l’arbre généalogique comme il est dans Lucas, pour celui de Marie. En conséquence, il prend un faux-fuyant, disant que cet arbre s’est peut-être, dans l’origine, rapporté à Marie, mais qu’il n’a pas été mis à sa place dans l’Évangile. Avec tout cela, ne se trouvant pas assuré, il abandonne le rapport qu’ont les deux généalogies. (L. J. Chr., S. 17, Anmerk.)
  41. Tels sont Eichhorn, Einleitung in das N. T., 1. Bd., S. 425 ; Kaiser, Bibl. Theol., 1, S. 232 ; Wegscheider, Institut., § 123, not. d. ; De Wette, Bibl. Dogm., § 279, et Exeget. Handbuch, 1, 2, S. 32 ; Winer, Bibl. Realwörterbuch, 1, S. 660 ; Hase, Leben Jesu, § 33 ; Fritzsche, Comm. in Matth., p. 35 ; Ammon, Fortbildung des Christenthums zur Weltreligion, 1, S. 196.
  42. Voyez Winer, l. c., S. 660.
  43. Par exemple, Fritzsche, l. c. Cependant (Prolegom. in Matthæum, p. xv), après avoir dit : « Omne studium… eo contulit scriptor (l’auteur du premier Évangile) ut nihil Jesu ad Messiæ exemplar fingi posset expressius, » il paraît indiquer un doute plus étendu dans le titre du premier chapitre, Comm., p. 6 : « Jesus, ut de futuro Messia canunt V. T. oracula, est e gente Davidica per Josephum vitricum oriundus. »
  44. Voyez De Wette, Bibl. Dogm., l. c., et Exeget. Handbuch, 1, 1, S. 14 ; Hase, L. J., l. c. Eusèbe (Ad Steph., quæst. 3, passage indiqué par Credner, 1, S. 68) signale une cause, qui n’est pas invraisemblable, de cette divergence. À côté de l’opinion que le Messie devait provenir de la ligne royale de David, il en était, chez les Juifs, une autre qui, à cette ligne plusieurs fois souillée, et déclarée dans son dernier membre régnant, indigne de posséder ultérieurement le trône (Jérém. 22, 30), préférait une ligne, moins illustre sans doute, mais moins flétrie.
  45. Les considérations ultérieures sur l’origine et la signification de ces généalogies, considérations qui résultent de la comparaison avec l’exposition de la naissance surnaturelle de Jésus, ne peuvent venir qu’après que ce dernier point aura été examiné.