Vie de Henri Brulard/Chapitre III

Œuvres complètes de Stendhal
Texte établi par Henry Debraye, Librairie ancienne Honoré et Édouard Champion (Vie de Henri Brulard. Tome premierp. 31-41).




CHAPITRE III*




Mon premier souvenir est d’avoir mordu à la joue ou au front madame Pison-Dugalland, ma cousine, femme de l’homme d’esprit député à l’Assemblée constituante. Je la vois encore, une femme de vingt-cinq ans qui avait de l’embonpoint et beaucoup de rouge. Ce fut apparemment ce rouge qui me piqua. Assise au milieu du pré qu’on appelait le glacis de la porte de Bonne, sa joue se trouvait précisément à ma hauteur.

« Embrasse-moi, Henri », me disait-elle. Je ne voulus pas, elle se fâcha, je mordis ferme. Je vois la scène, mais sans doute parce que sur-le-champ on m’en fit un crime et que sans cesse on m’en parlait.

Ce glacis de la porte de Bonne était couvert de marguerites. C’est une jolie petite fleur dont je faisais un bouquet. Ce pré de 1786 se trouve sans doute aujourd’hui au milieu de la ville, au sud de l’église du collège*.

Ma tante Séraphie* déclara que j’étais un monstre et que j’avais un caractère atroce. Cette tante Séraphie avait toute l’aigreur d’une fille dévote qui n’a pas pu se marier. Que lui était-il arrivé ? Je ne l’ai jamais su, nous ne savons jamais la chronique scandaleuse de nos parents, et j’ai quitté la ville pour toujours à seize ans, après trois ans de la passion la plus vive, qui m’avait relégué dans une solitude complète.

Le second trait de caractère fut bien autrement noir.

J’avais fait une collection de joncs, toujours sur le glacis de la porte de Bonne (Bonne de Lesdiguières. Demander le nom botanique du jonc, herbe de forme cylindrique comme une plume de poulet et d’un pied de long).

On m’avait ramené à la maison, dont une fenêtre au premier étage donnait sur la Grande-rue, à l’angle de la place Grenette. Je faisais un jardin en coupant ces joncs en morceaux* de deux pouces de long que je plaçais dans l’intervalle entre le balcon et le jet d’eau de la croisée. Le couteau de cuisine dont je me servais m’échappa et tomba dans la rue, c’est-à-dire d’une douzaine de pieds, près d’une madame Chenevaz. C’était la plus méchante femme de toute la ville (mère de Candide Chenevaz qui, dans sa jeunesse, adorait la Clarisse Harlowe de Richardson, depuis l’un des trois cents de M. de Villèle et récompensé par la place de premier président de la cour royale de Grenoble ; mort à Lyon non reçu).

Ma tante Séraphie dit que j’avais voulu tuer madame Chenavaz ; je fus déclaré pourvu d’un caractère atroce, grondé par mon excellent grand-père, M. Gagnon, qui avait peur de sa fille Séraphie, la dévote la plus en crédit dans la ville, grondé même par ce caractère élevé et espagnol, mon excellente grande tante, Mlle  Elisabeth Gagnon*.

Je me révoltai, je pouvais avoir quatre ans*. De cette époque date mon horreur pour la religion*, horreur que ma raison a pu à grand’peine réduire à de justes dimensions, et cela tout nouvellement, il n’y a pas six ans. Presque en même temps prit sa première naissance mon amour filial instinctif, forcené dans ces temps-là, pour la …*.

Je n’avais pas plus de cinq ans*.

Cette tante Séraphie a été mon mauvais génie pendant toute mon enfance ; elle était abhorrée, mais avait beaucoup de crédit dans la famille. Je suppose que dans la suite mon père fut amoureux d’elle, du moins il y avait de longues promenades aux Granges, dans un marais sous les murs de la ville, où j’étais le seul tiers incommode, et où je m’ennuyais fort. Je me cachais au moment de partir pour ces promenades. Là fit naufrage la très petite amitié que j’avais pour mon père.

Dans le fait, j’ai été exclusivement élevé par mon excellent grand-père, M. Henri Gagnon. Cet homme rare avait fait un pèlerinage à Ferney pour voir Voltaire et en avait été reçu avec distinction. Il avait un petit buste de Voltaire, gros comme le poing, monté sur un pied de bois d’ébène de six pouces de haut. (C’était un singulier goût, mais les beaux-arts n’étaient le fort ni de Voltaire, ni de mon excellent grand-père.)

Ce buste était placé devant le bureau où il écrivait ; son cabinet était au fond d’un très vaste appartement donnant sur une terrasse élégante ornée de fleurs*. C’était pour moi une rare faveur d’y être admis, et une plus rare de voir et de toucher le buste de Voltaire.

Et avec tout cela, du plus loin que je me souvienne, les écrits de Voltaire m’ont toujours souverainement déplu, ils me semblaient un enfantillage. Je puis dire que rien de ce grand homme ne m’a jamais plu. Je ne pouvais voir alors qu’il était le législateur et l’apôtre de la France, son Martin Luther.

M. Henri Gagnon portait une perruque poudrée, ronde, à trois rangs de boucles, parce qu’il était docteur en médecine, et docteur à la mode parmi les dames, accusé même d’avoir été l’amant de plusieurs, entre autres madame Teisseire, l’une des plus jolies de la ville, que je ne me souviens pas d’avoir jamais vue, car alors on était brouillé, mais on me l’a fait comprendre plus tard d’une singulière façon. Mon excellent grand-père, à cause de sa perruque, m’a toujours semblé avoir quatre-vingts ans. Il avait des vapeurs (comme moi misérable), des rhumatismes, marchait avec peine, mais par principe ne montait jamais en voiture et ne mettait jamais son chapeau : un petit chapeau triangulaire à mettre sous le bras* et qui faisait ma joie quand je pouvais l’accrocher pour le mettre sur ma tête, ce qui était considéré par toute la famille comme un manque de respect ; et enfin, par respect, je cessai de m’occuper du chapeau triangulaire et de la petite canne à pomme en racine de buis bordée d’écaille. Mon grand-père adorait la correspondance apocryphe d’Hippocrate, qu’il lisait en latin (quoiqu’il sût un peu de grec), et l’Horace de l’édition de Johannes Bond, imprimée en caractères horriblement menus. Il me communiqua ces deux passions et en réalité presque tous ses goûts, mais pas comme il l’aurait voulu, ainsi que je l’expliquerai plus tard.

Si jamais je retourne à Grenoble, il faut que je fasse rechercher les extraits de naissance et de décès de cet excellent homme, qui m’adorait et n’aimait point son fils, M. [Romain] Gagnon, père de M. Oronce Gagnon, chef d’escadron de Dragons qui a tué son homme en duel il y a trois ans, ce dont je lui sais gré, probablement il n’est pas un niais. Il y a trente-trois ans que je ne l’ai vu, il peut en avoir trente-cinq.

J’ai perdu mon grand-père pendant que j’étais en Allemagne, est-ce en 1807 ou en 1813, je n’ai pas de souvenir net. Je me souviens que je fis un voyage à Grenoble pour le revoir encore ; je le trouvai fort attristé. Cet homme si aimable, qui était le centre des veillées où il allait, ne parlait presque plus. Il me dit : « C’est une visite d’adieu », et puis parla d’autres choses ; il avait en horreur l’attendrissement de famille niais.

Un souvenir me revient, vers 1807 je me fis peindre, pour engager Mme  Alex. Petit à se faire peindre aussi, et comme le nombre des séances était une objection, je la conduisis chez un peintre vis-à-vis la Fontaine du Diorama qui peignait à l’huile, en une séance, pour cent-vingt francs*. Mon bon grand-père vit ce portrait, que j’avais envoyé à ma sœur, je crois, pour m’en défaire, il avait déjà perdu beaucoup de ses idées ; il dit en voyant ce portrait : « Celui-là est le véritable », et puis retomba dans l’affaissement et la tristesse. Il mourut bientôt après, ce me semble, à l’âge de 82 ans, je crois.

Si cette date est exacte, il devait avoir 61 ans en 1789 et être né vers 1728. Il racontait quelquefois la bataille de l’Assiette, assaut dans les Alpes, tenté en vain par le chevalier de Belle-Isle en 1742, je crois*. Son père, homme ferme, plein d’énergie et d’honneur, l’avait envoyé là comme chirurgien d’armée, pour lui former le caractère. Mon grand-père commençait ses études en médecine et pouvait avoir dix-huit ou vingt ans, ce qui indique encore 1724 comme époque de sa naissance.

Il possédait une vieille maison située dans la plus belle position de la ville, sur la place Grenette, au coin de la Grande-rue, en plein midi et ayant devant elle la plus belle place de la ville, les deux cafés rivaux et le centre de la bonne compagnie. Là, dans un premier étage fort bas, mais d’une gaieté admirable, habita mon grand-père jusqu’en 1789.

Il faut qu’il fût riche alors, car il acheta une superbe maison située derrière la sienne et qui appartenait aux dames de Marnais. Il occupa le second étage de sa maison, place Grenette, et tout l’étage correspondant de la maison de Marnais, et se fit le plus beau logement de la ville. Il y avait un escalier magnifique pour le temps et un salon qui pouvait avoir trente-cinq pieds sur vingt-huit.

On fit des réparations aux deux chambres de cet appartement qui donnaient sur la place Grenette, et entre autres une gippe* (cloison formée par du plâtre et des briques placées de champ l’une sur l’autre) pour séparer la chambre de la terrible tante Séraphie, fille de M. Gagnon, de celle de ma grand’tante Elisabeth, sa sœur. On posa des happes en fer dans cette gippe et sur le plâtre de chacune de ces happes j’écrivis : Henri Beyle, 1789. Je vois encore ces belles inscriptions qui émerveillaient mon grand-père.

« Puisque tu écris si bien, me dit-il, tu es digne de commencer le latin. »

Ce mot m’inspirait une sorte de terreur, et un pédant affreux pour la forme, M. Joubert, grand, pâle, maigre, en couteau, s’appuyant sur un épine, vint me montrer, m’enseigner mura, la mûre. Nous allâmes acheter un rudiment chez M. Giroud, libraire, au fond d’une cour donnant sur la place aux Herbes. Je ne soupçonnais* guère alors quel instrument de dommage on m’achetait là.

Ici commencent mes malheurs.

Mais je diffère depuis longtemps un récit nécessaire, un des deux ou trois peut-être* qui me feront jeter ces mémoires au feu.

Ma mère, madame Henriette Gagnon, était une femme charmante et j’étais amoureux de ma mère.

Je me hâte d’ajouter que je la perdis quand j’avais sept ans.

En l’aimant à six ans peut-être (1789), j’avais absolument le même caractère que, en 1828, en aimant à la fureur Alberthe de Rubempré. Ma manière d’aller à la chasse du bonheur n’avait au fond nullement changé, il n’y a que cette seule exception : j’étais, pour ce qui constitue le physique de l’amour, comme César serait, s’il revenait au monde pour l’usage du canon et des petites armes. Je l’eusse bien vite appris et cela n’eût rien changé au fond de ma tactique.

Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers. Je voulais toujours les lui donner à la gorge. Qu’on daigne se rappeler que je la perdis, par une couche, quand à peine j’avais sept ans.

Elle avait de l’embonpoint, une fraîcheur parfaite, elle était fort jolie, et je crois que seulement elle n’était pas assez grande. Elle avait une noblesse et une sérénité parfaite dans les traits ; brune, vive, avec une vraie cour et souvent elle manqua de commander à ses trois servantes et enfin* lisait souvent dans l’original la Divine Comédie de Dante, dont j’ai trouvé bien plus tard cinq à six livres d’éditions différentes dans son appartement resté fermé depuis sa mort.

Elle périt à la fleur de la jeunesse et de la beauté, en 1790, elle pouvait avoir vingt-huit ou trente ans.

Là commence ma vie morale.

Ma tante Séraphie osa me reprocher de ne pas pleurer assez. Qu’on juge de ma douleur et de ce que je sentis ! Mais il me semblait que je la reverrais le lendemain : je ne comprenais pas la mort.

Ainsi, il y a quarante-cinq ans que j’ai perdu ce que j’aimais le plus au monde*.

Elle ne peut pas s’offenser de la liberté que je prends avec elle en révélant que je l’aimais ; si je la retrouve jamais, je le lui dirais encore. D’ailleurs, elle n’a participé en rien à cet amour. Elle n’en agit pas à la Vénitienne, comme Madame Benzoni avec l’auteur de Nella. Quant à moi, j’étais aussi criminel que possible, j’aimais ses charmes avec fureur.

Un soir, comme par quelque hasard on m’avait mis coucher dans sa chambre par terre, sur un matelas, cette femme vive et légère comme une biche sauta par-dessus mon matelas pour atteindre plus vite à son lit.

Sa chambre est restée fermée dix ans après sa mort*. Mon père me permit avec difficulté d’y placer un tableau de toile cirée et d’y étudier les mathématiques en 1798, mais aucun domestique n’y entrait, il eût été sévèrement grondé, moi seul j’en avais la clef. Ce sentiment de mon père lui fait beaucoup d’honneur à mes yeux, maintenant que j’y réfléchis.

Elle mourut donc dans sa chambre, rue des Vieux-Jésuites, la cinquième ou sixième maison à gauche en venant de la Grande-rue*, vis-à-vis la maison de M. Teisseire. Là j’étais né, cette maison appartenait à mon père qui la vendit lorsqu’il se mit à bâtir sa rue nouvelle et à faire des folies. Cette rue, qui l’a ruiné, fut nommée rue Dauphin (mon père était extrêmement ultra, partisan des pr[êtres] et des nobles) et s’appelle, je crois, maintenant rue Lafayette.

Je passais ma vie chez mon grand-père, dont la maison était à peine à cent pas de la nôtre*.