Vie de Henri Brulard/Chapitre I

Œuvres complètes de Stendhal
Texte établi par Henry Debraye, Librairie ancienne Honoré et Édouard Champion (Vie de Henri Brulard. Tome premierp. 1-13).




CHAPITRE I*




Je me trouvais ce matin, 16 octobre 1832, à San-Pietro, in Montorio, sur le mont Janicule, à Rome. Il faisait un soleil magnifique ; un léger vent de sirocco à peine sensible faisait flotter quelques petits nuages blancs au-dessus du mont Albano ; une chaleur délicieuse régnait dans l’air, j’étais heureux de vivre. Je distinguais parfaitement Frascati et Castel-Gandolfo, qui sont à quatre lieues d’ici, la villa Aldobrandini où est cette sublime fresque de Judith du Dominiquin. Je vois parfaitement le mur blanc qui marque les réparations faites en dernier lieu par le prince F. Borghèse, celui-là même que je vis à Wagram colonel du régiment de cuirassiers, le jour où M. de M…, mon ami, eut la jambe emportée. Bien plus loin, j’aperçois la roche de Palestrina et la maison blanche de Castel San Pietro, qui fut autrefois sa forteresse. Au-dessous du mur contre lequel je m’appuie, sont les grands orangers du verger des Capucins, puis le Tibre et le prieuré de Malte, et un peu après, sur la droite, le tombeau de Cecilia Metella, Saint-Paul et la pyramide de Cestius. En face de moi, je vois* Sainte-Marie-Majeure et les longues lignes du palais de Monte-Cavallo. Toute la Rome ancienne et moderne, depuis l’ancienne voie Appienne avec les ruines de ses tombeaux et de ses aqueducs jusqu’au magnifique jardin du Pincio bâti per les Français, se déploie à la vue.

Ce lieu est unique au monde, me disais-je en rêvant ; et la Rome ancienne, malgré moi, l’emportait sur la moderne, tous les souvenirs de Tite-Live me revenaient en foule. Sur le mont Albano, à gauche du couvent, j’apercevais les Prés d’Annibal.

Quelle vue magnifique ! C’est donc ici que la Transfiguration de Raphaël a été admirée pendant deux siècles et demi. Quelle différence avec la triste galerie de marbre gris où elle est enterrée aujourd’hui au fond du Vatican ! Ainsi, pendant deux cent cinquante ans ce chef-d’œuvre a été ici, deux cent cinquante ans !… Ah ! dans trois mois j’aurai cinquante ans, est-il bien possible ! 1783, 93, 1803, je suis tout le compte sur mes doigts… et 1833, cinquante. Est-il bien possible ! Cinquante ! Je vais avoir la cinquantaine ; et je chantais l’air de Grétry :

Quand on a la cinquantaine.


Cette découverte imprévue ne m’irrita point, je venais de songer à Annibal et aux Romains. De plus grands que moi sont bien morts !… Après tout, me dis-je, je n’ai pas mal occupé ma vie, occupé ! Ah ! c’est-à-dire que le hasard ne m’a pas donné trop de malheurs, car en vérité ai-je dirigé le moins du monde ma vie ?

Aller devenir amoureux de Mlle  de Griesheim ! Que pouvais-je espérer d’une demoiselle noble, fille d’un général en faveur deux mois auparavant, avant la bataille de Iéna ! Brichaud avait bien raison quand il me disait, avec sa méchanceté habituelle : « Quand on aime une femme, on se dit : Qu’en veux-je faire ? »

Je me suis assis sur les marches de San Pietro et là j’ai rêvé une heure ou deux à cette idée : je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire.

Je passe pour un homme de beaucoup d’es[prit] et fort insensible, roué même, et je vois que j’ai été constamment occupé par des amours malheureuses. J’ai aimé éperdument Mlle  Kably, Mlle  de Griesheim, Mme  de Diphortz, Métilde, et je ne les ai point eues, et plusieurs de ces amours ont duré trois ou quatre ans. Métilde a occupé absolument ma vie de 1818 à 1824. Et je ne suis pas encore guéri, ai-je ajouté, après avoir rêvé à elle seule pendant un gros quart d’heure peut-être. M’aimait-elle* ?

J’étais attendri, en prière, en extase. Et Menti*, dans quel chagrin ne m’a-t-elle pas plongé quand elle m’a quitté ? Là, j’ai eu un frisson en pensant au 15 septembre 1826, à San Remo, à mon retour d’Angleterre. Quelle année ai-je passée du 15 septembre 1826 au 15 septembre 1827 ! Le jour de ce redoutable anniversaire, j’étais à l’île d’Ischia. Et je remarquai un mieux sensible ; au lieu de songer à mon malheur directement, comme quelques mois auparavant, je ne songeais plus qu’au souvenir de l’état malheureux où j’étais plongé en octobre 1826 par exemple. Cette observation me consola beaucoup.

Qu’ai-je donc été ? Je ne le saurais. A quel ami, quelque éclairé qu’il soit, puis-je le demander ? M. di Fiore lui-même ne pourrait me donner d’avis. A quel ami ai-je jamais dit un mot de mes chagrins d’amour ?

Et ce qu’il y a de singulier et de bien malheureux, me disais-je ce matin, c’est que mes victoires (comme je les appelais alors, la tête remplie de choses militaires) ne m’ont pas fait un plaisir qui fût la moitié seulement du profond malheur que me causaient mes défaites.

La victoire étonnante de Menti ne m’a pas fait un plaisir comparable à la centième partie de la peine qu’elle m’a faite en me quittant pour M. de Bospier.

Avais-je donc un caractère triste ?

… Et là, comme je ne savais que dire, je me suis mis sans y songer à admirer de nouveau l’aspect sublime des ruines de Rome et de sa grandeur moderne : le Colisée vis-à-vis de moi et, sous mes pieds, le Palais Farnèse, avec sa belle galerie de choses modernes ouverte en arceaux, le palais Corsini sous mes pieds.

Ai-je été un homme d’esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? M. Daru* disait que j’étais ignorant comme une carpe ; oui, mais c’est Besanç[on] qui m’a rapporté cela et la gaieté de mon caractère rendait fort jalouse la morosité de cet ancien secrétaire-général de Besanç[on]*. Mais ai-je eu le caractère gai ?

Enfin, je ne suis descendu du Janicule que lorsque la légère brume du soir est venue m’avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piezza Minerva), j’étais harassé. J’étais en pantalon de…* blanc anglais, j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris : J. vaisa voir la 5*.

Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini, dans deux ou trois ans ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiore.

Cette idée me sourit. — Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et moi, ce serait, au talent près*, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.


De je mis avec moi tu fais la récidive…


Je me dis ce vers chaque fois que je lis une de ses pages. On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit ; oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? C’est là-dessus surtout que j’aimerais à consulter di Fiore.

Je ne continue que le 23 novembre 1835. La même idée d’écrire my life m’est venue dernièrement pendant mon voyage de Ravenne ; à vrai dire, je l’ai eue bien des fois depuis 1832, mais toujours j’ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l’auteur en grippe ; je ne me sens pas le talent pour la tourner. A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d’avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout*.

S’il y a un autre monde, je ne manquerai pas d’aller voir Montesquieu ; s’il me dit : « Mon pauvre ami, vous n’avez pas eu de talent du tout », j’en serais fâché, mais nullement surpris. Je sens cela souvent, quel œil peut se voir soi-même ? Il n’y a pas trois ans que j’ai trouve ce pourquoi.

Je vois clairement que beaucoup d’écrivains qui jouissent d’une grande renommée sont détestables. Ce qui serait un blasphème à dire aujourd’hui de M. de Ch[ateau]briand (sorte de Balzac) sera un truism en 1880. Je n’ai jamais varié sur ce Balzac : en paraissant, vers 1803, le Génie du Ch[ateaubriand] m’a semblé ridicule*. Mais sentir les défauts d’un autre, est-ce avoir du talent ? Je vois les plus mauvais peintres voir très bien les défauts les uns des autres : M. Ingres a toute raison contre M. Gros, et M. Gros contre M. Ingres. (Je choisis ceux dont on parlera peut-être encore en 1935.)

Voici le raisonnement qui m’a rassuré à l’égard de ces Mémoires. Supposons que je continue ce manuscrit et qu’une fois écrit je ne le brûle pas ; je le léguerai non à un ami qui pourrait devenir dévot* ou vendu à un parti, comme ce jeune serin de Thomas Moore, je le lèguerai à un libraire, par exemple à M. Levavasseur (place Vendôme, Paris).

Voila donc un libraire qui après moi, reçoit un gros volume relié de cette détestable écriture. Il en fera copier quelque peu, et lira ; si la chose lui semble ennuyeuse, si personne ne parle plus de M. de S[tendh]al, il laissera là le fatras, qui sera peut-être retrouvé deux cents ans plus tard, comme les mémoires de Benvenuto Cellini.

S’il imprime, et que la chose semble ennuyeuse, on en parlera au bout de trente ans comme aujourd’hui l’on parle du poème de la Navigation de cet espion d’Esménard, dont il était si souvent question aux déjeuners de M. Daru en 1802. Et encore cet espion était, ce me semble, censeur ou directeur de tous les journaux qui le poffaient (de to puff) à outrance toutes les semaines. C’était le Salvandy de ce temps-là, encore plus impudent, s’il se peut, mais avec bien plus d’idées.

Mes Confessions n’existeront donc plus trente ans après avoir été imprimées, si les Je et les Moi assomment trop les lecteurs ; et toutefois j’aurai eu le plaisir de les écrire, et de faire à fond mon examen de conscience. De plus, s’il y a succès, je cours la chance d’être lu en 1900 par les âmes que j’aime, les madame Roland, les Mélanie Guilbert, les…*

Par exemple, aujourd’hui 24 novembre 1835, j’arrive de la chapelle Sixtine, où je n’ai eu aucun plaisir, quoique muni d’une bonne lunette pour voir la voûte et le Jugement Dernier de Michel-Ange ; mais un excès de café commis avant-hier chez les Caetani, par la faute d’une machine que Michel-Ange* a rapportée de Londres, m’avait jeté dans la névralgie. Une machine trop parfaite. Ce café trop excellent, lettre de change tirée sur le bonheur à venir au profit du moment présent, m’a rendu mon ancienne névralgie, et j’ai été à la chapelle Sixtine comme un mouton, id est sans plaisir, jamais l’imagination n’a pu prendre son vol. J’ai admiré la draperie de brocart d’or, peinte à fresque, à côté du trône, c’est-à-dire du grand fauteuil de bois de noyer du Pape. Cette draperie, qui porte le nom de Sixte IV, Pape (Sixtus IIII, Papa), on peut la toucher de la main, elle est à deux pieds de l’œil où elle fait illusion après trois cent cinquante quatre ans.

N’étant bon à rien, pas même à écrire des lettres officielles pour mon métier, j’ai fait allumer du feu, et j’écris ceci, sans mentir j’espère, sans me faire illusion, avec plaisir, comme une lettre à un ami. Quelles seront les idées de cet ami en 1880 ? Combien différentes des nôtres ! Aujourd’hui c’est une énorme imprudence, une énormité pour les trois quarts de mes connaissances, que ces deux idées : le plus fripon des Kings et Tartare hypocrite* appliqués à deux noms que je n’ose écrire ; en 1880, ces jugements seront des truisms que même les Kératry de l’époque n’oseront plus répéter. Ceci est du nouveau pour moi ; parler à des gens dont on ignore absolument la tournure d’esprit, le genre d’éducation, les préjugés, la religion* ! Quel encouragement à être vrai, et simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne. Benvenuto a été vrai, et on le suit avec plaisir, comme s’il était écrit d’hier, tandis qu’on saute les feuillets de ce jésuite* de Marmontel qui pourtant prend toutes les précautions possibles pour ne pas déplaire, en véritable Académicien. J’ai refusé d’acheter ses mémoires à Livourne, à vingt sous le volume, moi qui adore ce genre d’écrits.

Mais combien ne faut-il pas de précautions pour ne pas mentir !

Par exemple, au commencement du premier chapitre, il y a une chose qui peut sembler une hâblerie : non, mon lecteur, je n’étais point soldat à Wagram en 1809.

Il faut que vous sachiez que, quarante-cinq ans avant vous, il était de mode d’avoir été soldat sous Napoléon. C’est donc aujourd’hui, 1835, un mensonge tout à fait digne d’être écrit que de faire entendre indirectement et sans mensonge absolu (jesuitico* more), qu’on a été soldat à Wagram.

Le fait est que j’ai été maréchal des logis et sous-lieutenant au sixième dragons à l’arrivée de ce régiment en Italie, mai 1800, je crois, et que je donnai ma démission à l’époque de la petite paix de 1803. J’étais ennuyé à l’excès de mes camarades, et ne trouvais rien de si doux que de vivre à Paris, en philosophe, c’était le mot dont je me servais alors avec moi-même, au moyen de cent cinquante francs par mois que mon père me donnait. Je supposais qu’après lui j’aurais le double ou deux fois le double ; avec l’ardeur de savoir qui me brûlait alors, c’était beaucoup trop.

Je ne suis pas devenu colonel, comme je l’aurais été avec la puissante protection de M. le comte Daru, mon cousin, mais j’ai été, je crois, bien plus heureux. Je ne songeai bientôt plus à étudier M. de Turenne et à l’imiter, cette idée avait été mon but fixe pendant les trois ans que je fus dragon. Quelquefois elle était combattue par cette autre : faire des comédies comme Molière et vivre avec une actrice. J’avais déjà alors un dégoût mortel pour les femmes honnêtes et l’hypocrisie qui leur est indispensable. Ma paresse énorme l’emporta ; une fois à Paris je passais des six mois entiers sans faire de visites à ma famille (MM. Daru, Mme  Le Brun, M. et Mme  de Baure), je me disais toujours demain ; je passai deux ans ainsi, dans un cinquième étage de la rue d’Angiviller, avec une belle vue sur la colonnade du Louvre, et lisant La Bruyère, Montaigne et J.-J. Rousseau, dont bientôt l’emphase m’offensa. Là se forma mon caractère. Je lisais beaucoup aussi les tragédies d’Alfieri, m’efforçant d’y trouver du plaisir, je vénérais Cabanis, Tracy et J.-B. Say, je lisais souvent Cabanis, dont le style vague me désolait. Je vivais solitaire et fou comme un Espagnol, à mille lieues de la vie réelle. Le bon père Jeki, Irlandais, me donnait des leçons d’anglais, mais je ne faisais aucun progrès, j’étais fou d’Hamlet.

Mais je me laisse emporter, je m’égare, je serai inintelligible si je ne suis pas l’ordre des temps, et d’ailleurs les circonstances ne me reviendront pas si bien.

Donc, à Wagram, en 1809, je n’étais pas militaire, mais au contraire adjoint aux commissaires des Guerres, place où mon cousin, M. Daru, m’avait mis pour me retirer du vice, suivant le style de ma famille. Car ma solitude de la rue d’Angiviller avait fini par vivre une année à Marseille avec une actrice charmante* qui avait les sentiments les plus élevés et à laquelle je n’ai jamais donné un sou.

D’abord, par la grandissime raison que mon père me donnait toujours cent cinquante francs par mois sur lesquels il fallait vivre, et cette pension était fort mal payée à Marseille, en 1805.

Mais je m’égare encore. En octobre 1806, après Iéna, je fus adjoint aux commissaires des Guerres, place honnie par les soldats ; en 1810, le 3 août, auditeur au Conseil d’Etat, inspecteur général du mobilier de la Couronne quelques jours après. Je fus en faveur, non auprès du maître, Nap[oléon] ne parlait pas à des fous de mon espèce, mais fort bien vu du meilleur des hommes, M. le duc de Frioul (Duroc). Mais je m’égare.