Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/10

Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 97-161).


CHAPITRE X.


Le premier janvier 1833, je quittai la maison de M. Thomas, pour aller demeurer chez M. Covey. Ce fut alors que j’eus à aller travailler dans les champs, pour la première fois de ma vie. Je me trouvai encore plus gauche dans mon nouvel emploi, qu’un petit paysan arrivé dans une grande ville. Il n’y avait qu’une semaine que j’étais chez M. Covey, lorsqu’il me fouetta d’une manière terrible, en faisant couler le sang de mon dos déchiré, et en traçant sur ma chair des sillons aussi larges que mon petit doigt. Voici les détails de l’affaire : Une des matinées les plus froides de janvier, M. Covey m’envoya de bonne heure dans la forêt chercher une voie de bois. Il me donna un attelage de bœufs encore indomptés. Il m’expliqua celui qui était le bœuf de droite, et celui qui était le bœuf de gauche. Il attacha ensuite le bout d’une grosse corde aux cornes du bœuf de droite, et me donna l’autre bout, en me disant que si les bœufs commençaient à courir, il fallait que je tirasse la corde en résistant de toute ma force. Je n’avais jamais conduit de bœufs auparavant : je m’y prenais donc très-gauchement. Cependant j’allai jusqu’au bord du bois sans beaucoup de difficulté. Arrivés à ce point-là, les bœufs eurent peur de quelque chose, et s’enfuirent en courant de toutes leurs forces, et en heurtant la charrette contre les arbres et sur les troncs, de la manière la plus épouvantable. Je m’attendais à chaque instant à me briser la tête contre les arbres. Enfin, après avoir couru ainsi à une distance considérable, ils renversèrent la charrette, la jetèrent violemment contre un arbre, et se précipitèrent dans un fourré épais. Je ne sais pas comment j’eus le bonheur d’échapper à la mort. J’étais tout seul, dans un bois épais, dans un endroit qui m’était inconnu ; ma charrette renversée et brisée ; mes bœufs embarrassés parmi les jeunes arbres, et personne pour m’aider. Après de grands efforts, je parvins à relever ma charrette, à dégager mes bœufs, et à les atteler de nouveau à la charrette. Je m’avançai ensuite vers l’endroit où j’avais coupé du bois la veille, et je mis sur ma charrette une lourde charge de bois, car je pensais ainsi dompter mes bœufs. Je me mis ensuite en route, pour retourner à la maison, après avoir employé ainsi la moitié de la journée. Je sortis sans accident du bois, et je sentis alors que j’étais hors de danger. Je fis arrêter mes bœufs pour ouvrir la barrière. En ce moment, même avant que j’eusse pu ressaisir la corde, les bœufs prirent de nouveau leur élan, se précipitèrent à travers la barrière, l’entraînèrent entre la roue et le corps de la charrette, et la brisèrent en morceaux. Quant à moi-même, je fus presque écrasé contre le poteau et la barrière. Ainsi, dans une même journée, j’échappai deux fois à la mort, par le plus grand des hasards. À mon retour, je racontai à M. Covey tout ce qui s’était passé, et comment l’accident était arrivé. Il m’ordonna de retourner aussitôt au bois ; je lui obéis, et il me suivit. Je venais d’arriver à l’entrée du bois, lorsqu’il s’approcha de moi, m’ordonna d’arrêter la charrette, et me dit qu’il allait m’enseigner à perdre mon temps et à briser les barrières. Ensuite il alla à un grand arbre à gomme, coupa avec sa hache trois longues houssines, et après les avoir ébranchées avec son couteau de poche, il m’ordonna d’ôter mes habits. Je ne lui répondis pas, mais je restai immobile ; il répéta son ordre avec le même résultat. Enfin il s’élança sur moi, avec la férocité d’un tigre, déchira mes habits, et me fouetta jusqu’à ce qu’il eût usé ses houssines, et qu’il m’eût sillonné le dos de meurtrissures si cruelles, que les marques en restèrent visibles pendant longtemps. Ce mauvais traitement fut le premier d’un grand nombre d’autres du même genre, et qui provenaient de causes semblables.

Je demeurai chez M. Covey pendant une année ; il se passa à peine une semaine des premiers six mois sans qu’il me fouettât ; j’avais presque toujours le dos endolori. Ma gaucherie servait d’excuse à sa cruauté. Il nous accablait de travail, à tel point que nous n’aurions pu en endurer davantage. Nous nous levions avant le jour ; nous donnions à manger à nos chevaux ; et dès que la lumière commençait à poindre, nous partions pour les champs avec nos houes et nos charrues. M. Covey nous donnait assez de nourriture, mais à peine assez de temps pour la manger. Nous avions souvent moins de cinq minutes pour prendre nos repas. Nous étions souvent aux champs depuis l’aube du jour, jusqu’à ce que le dernier rayon eût disparu ; et dans la saison du fourrage, il nous arrivait souvent d’être encore dans les champs à minuit, occupés à botteler.

M. Covey y était avec nous. Voici comment il s’y prenait pour résister à tant de fatigue : il passait la plupart de ses après-midis au lit ; il en sortait rafraîchi et reposé le soir, prêt à nous stimuler à l’aide de ses paroles, de son exemple, et souvent de son fouet. M. Covey se trouvait parmi le petit nombre des propriétaires d’esclaves qui savent se servir de leurs mains, et qui en font réellement usage pour travailler. C’était un homme extrêmement laborieux ; il savait par sa propre expérience ce dont un homme ou un garçon était capable en fait de besogne ; il n’y avait pas moyen de le tromper. L’ouvrage se faisait en son absence presque aussi bien qu’en sa présence ; car il avait l’art de nous faire sentir qu’il était toujours au milieu de nous. Afin d’atteindre ce but, il avait contracté l’habitude de venir nous surprendre. Il était rare qu’il s’approchât ouvertement de l’endroit où nous travaillions, s’il pouvait le faire en secret : il visait sans cesse à fondre parmi nous à l’improviste. Il était si rusé que nous l’appelions « le serpent. » Lorsque nous étions au travail dans un champ de blé, il s’avançait quelquefois en rampant sur les mains et sur les genoux pour éviter d’être découvert, et se levait tout à coup au milieu de nous, en s’écriant : « Ha ! ha ! Allons ! allons ! Avancez ! avancez ! » Puisque tel était son mode d’attaque, il n’était jamais sûr pour nous de nous reposer un instant. Ses approches ressemblaient à celles d’un voleur dans la nuit ; il nous semblait être toujours prêt ; il était sous les arbres, derrière tous les troncs, dans tous les buissons et à toutes les fenêtres de la plantation. Il montait quelquefois à cheval, comme pour aller à Saint-Michel, qui était à la distance de sept milles ; une demi-heure après, on pouvait le voir blotti dans un coin de la palissade, et occupé à surveiller tous les mouvements des esclaves. Il lui fallait, pour l’exécution de ce dessein, laisser son cheval attaché dans les bois. En outre il s’approchait de nous quelquefois, pour nous donner des ordres, comme s’il était sur le point de partir pour faire un long voyage, après quoi il nous tournait le dos, et faisait semblant d’aller se préparer à la maison ; mais avant d’avoir fait la moitié de la route, il revenait tout à coup sur ses pas, se traînait dans le coin d’une palissade, ou derrière un arbre, et de là nous surveillait jusqu’au coucher du soleil.

Tromper ! voilà quel était le fort de M. Covey. Il consacrait sa vie à projeter et à exécuter les déceptions les plus infâmes ; tout ce qu’il avait acquis en fait de savoir ou de religion, il le faisait servir d’instrument à cette disposition à la tromperie ; il semblait se croire capable de tromper le Tout-Puissant lui-même ; il faisait une courte prière le matin, et une longue prière le soir ; et quelque extraordinaire que cela puisse paraître, il y avait certaines occasions où il aurait été difficile de trouver un homme qui eût l’air plus dévot que lui. Les exercices de piété qui avaient lieu dans sa famille, commençaient toujours par un chant religieux ; et comme il n’était pas bon chanteur lui-même, il m’imposait ordinairement le devoir d’entonner l’hymne. Il lisait les paroles, et me faisait ensuite signe de commencer ; quelquefois je lui obéissais, et quelquefois non ; un refus de ma part produisait presque toujours une grande confusion. Alors, afin de se montrer indépendant de moi, il commençait l’hymne, et la continuait de la manière la plus discordante. Lorsqu’il avait l’esprit ainsi troublé, il priait avec une ferveur extraordinaire : le misérable ! Telles étaient sa disposition et son aptitude à tromper, que je crois en vérité qu’il lui arrivait quelquefois de se tromper lui-même, au point d’avoir la conviction solennelle qu’il était un adorateur sincère du Très-Haut, — et cela se passait dans le temps où l’on peut dire qu’il était coupable de forcer une esclave qui lui appartenait à commettre le crime de l’adultère. Je crois devoir dévoiler ici les détails de cet acte de corruption et de perversité, quelque dégoûtants qu’ils soient. M. Covey était pauvre ; il venait de s’établir pour son compte. Il n’avait pas les moyens d’acheter plus d’une esclave. Chose horrible, mais vraie ! il acheta cette esclave dans le même but qu’on achète une jument poulinière. Cette femme s’appelait Caroline, M. Covey l’acheta à un M. Thomas Lowe, qui demeurait à environ six milles de Saint-Michel. Pour mettre le comble à cette transaction infâme, il loua à M. Samuel Harrison un esclave marié, qui fut arraché des bras de sa femme légitime, et contraint de vivre comme s’il eût été l’époux de cette malheureuse Caroline !!! — Le hasard voulut qu’elle donnât le jour à des jumeaux. La joie de Covey et de sa femme ne connut point de bornes ; ils furent l’un et l’autre aux petits soins pour Caroline pendant ses couches. Rien n’était trop bon pour elle ; rien ne leur coûtait pour lui être agréables. Ils voyaient dans les deux enfants de cette femme une augmentation à leur fortune.

S’il y a eu une époque de ma vie, où j’aie eu à boire jusqu’à la lie dans la coupe amère de l’esclavage, ce fut pendant les premiers six mois de mon séjour avec M. Covey. Il nous forçait de travailler dans tous les temps ; il ne faisait jamais ni trop chaud, ni trop froid ; la pluie, la grêle, la neige, le vent n’étaient jamais trop violents pour nous empêcher d’aller aux champs. L’ouvrage ! l’ouvrage ! l’ouvrage n’était guère plus l’ordre du jour que de la nuit. Les jours les plus longs étaient trop courts à son gré, et les nuits les plus courtes lui paraissaient trop longues. J’étais assez difficile à gouverner, lors de mon arrivée chez lui, mais quelques mois de cette discipline-là suffirent pour me rendre plus docile. M. Covey réussit à me dompter : Hélas ! corps, âme, esprit, tout en moi était dompté ! ma vivacité naturelle avait disparu ; mon intelligence était dans un état de langueur ; le goût de la lecture s’était éteint en moi ; l’étincelle joyeuse qui animait autrefois mon regard cessa de briller ; la sombre nuit de l’esclavage m’enveloppa ; ce fut ainsi qu’un homme fut complètement changé en brute.

Je n’avais de loisir que le dimanche ; je passais ce jour-là dans une stupeur semblable à celle des bêtes, entre le sommeil et la veille, sous un grand arbre. Quelquefois je me levais, un éclair énergique de liberté traversait les ténèbres de mon esprit, accompagné d’une faible lueur d’espérance qui brillait un moment, et puis s’évanouissait. Je retombais à terre, et je me remettais à déplorer ma misérable position. J’étais quelquefois porté à me tuer moi-même, après avoir tué Covey, mais un mélange d’espérance et de crainte m’en empêchait. Mes souffrances dans cette plantation me paraissent maintenant un songe plutôt qu’une triste réalité.

Notre maison était située à quelques verges de la baie de Chesapeake, dont la vaste surface était toujours blanchie par les voiles de bâtiments venus de tous les quartiers du globe. Ces beaux navires avec leurs ailes d’un blanc pur, ces objets de l’admiration des hommes libres, étaient pour moi comme des revenants, enveloppés de linceuls funèbres, qui étaient venus exprès pour me tourmenter et pour m’effrayer, en éveillant en moi mille réflexions sur ma misérable destinée. Souvent dans la profonde tranquillité d’un dimanche d’été, je suis resté seul sur les hautes rives de cette majestueuse baie ; et j’ai suivi avec un cœur triste et les yeux pleins de larmes la multitude innombrable de voiles qui fuyaient vers le vaste océan. Ce spectacle ne manquait jamais de me toucher profondément. Mes pensées se frayaient un passage ; et sans avoir d’autre auditeur que le Tout-Puissant, voici comment j’exhalais l’amertume de mon âme d’une manière rude, dans une apostrophe à la multitude de vaisseaux en mouvement :

« Les câbles qui vous retenaient sont détachés, vous voilà libres ! moi, je reste accablé du poids de mes chaînes, moi, je suis esclave ! Vous vous avancez gaiement au gré de la douce brise ; moi, je me traîne tristement devant le fouet sanglant ! Vous, vous êtes les anges de la liberté ; vos ailes rapides vous emportent autour du globe ; moi, je gémis dans des entraves de fer ! Oh ! que je voudrais être libre ! Oh ! que je voudrais être sur un de vos ponts magnifiques, et sous la protection de vos ailes ! Hélas ! entre moi et vous coulent les eaux troublées. Éloignez-vous ! avancez ! Oh ! que ne puis-je vous imiter ! Si je pouvais nager ! si je pouvais voler ! Oh ! pourquoi suis-je né un homme dont on a fait une brute ! Le joyeux navire est parti ; il a disparu dans le lointain obscur. Moi, je suis laissé dans les tourments affreux d’un esclavage interminable. Oh ! mon Dieu ! sauve-moi ! Oh ! mon Dieu ! délivre-moi ! Fais que je sois libre ! Y a-t-il un Dieu ? Pourquoi suis-je esclave ? Je m’enfuirai. Je ne veux pas supporter plus longtemps la servitude. Qu’on me rattrape, qu’on ne me rattrape pas, je l’essaierai. Autant mourir d’une manière que d’une autre. Je n’ai qu’une vie à perdre. J’aime autant être tué en courant, que de mourir debout. Oh ! quand j’y pense ! Cent milles au nord, et me voilà libre ! Faut-il l’essayer ? Oui, avec l’aide de Dieu je veux en faire la tentative. Dois-je vivre et mourir esclave ? Non, non ! Ce ne sera pas ! Je m’embarquerai. Cette baie même me portera aux lieux où est la liberté. J’ai remarqué que les bateaux à vapeur prenaient la direction du nord-est, en quittant la pointe du nord. Je suivrai la même route, et quand je serai arrivé à l’extrémité de la baie, j’abandonnerai mon canot à la merci des flots, et je marcherai tout droit à travers Delaware jusque dans la Pennsylvanie. Lorsque je m’y trouverai, je n’aurai pas besoin d’un passe-port ; je pourrai voyager sans être interrompu. Qu’une occasion se présente, je pars, quoi qu’il arrive. Cependant, je tâcherai de supporter le joug. Je ne suis pas le seul esclave qu’il y ait au monde. Pourquoi me désespérer ? Je puis endurer autant que les autres. En outre, je ne suis qu’un adolescent, et tous les garçons du même âge sont soumis à quelqu’un. Il se peut que mes maux dans l’esclavage ne fassent qu’augmenter mon bonheur quand je serai libre. Un meilleur temps approche ! »

C’est ainsi que je pensais ; c’est ainsi que je me parlais à moi-même ; dans certains moments, j’éprouvais des transports qui allaient jusqu’à la folie ; dans d’autres je tâchais de me résigner à mon misérable sort.

J’ai déjà fait connaître que ma condition pendant les premiers six mois de mon séjour chez M. Covey, avait été bien plus pénible que pendant les derniers six mois. Les circonstances qui amenèrent un changement dans les manières de M. Covey à mon égard, forment une époque dans mon humble histoire. Mes lecteurs ont vu comment d’un homme on faisait un esclave ; ils vont voir comment un esclave devint un homme. Un des jours les plus chauds du mois d’août 1833, Guillaume Smith, Guillaume Hughes, un esclave du nom d’Éli, et moi-même, nous étions occupés à vanner le grain. Hughes ôtait le blé vanné de devant le van, Éli le tournait, Smith le remplissait, et moi j’y portais le blé. Ce travail était simple, et exigeait plutôt de la force que de l’intelligence ; cependant il devenait bientôt fatigant pour quelqu’un qui n’y était pas accoutumé.

À environ trois heures, il me fut impossible de continuer : la force me manqua ; un mal de tête violent me saisit, accompagné de vertiges ; je tremblais de tous mes membres. Comme je prévoyais ce qui ne manquerait pas d’arriver, je redoublai d’efforts, sentant bien qu’il ne fallait pas arrêter l’ouvrage. Je me tins debout aussi longtemps qu’il me fut possible de me traîner en chancelant jusqu’à la trémie avec du grain. Enfin, je ne pus pas y résister davantage : je tombai, et je sentis comme un poids immense qui me retenait à terre. Le van s’arrêta forcément, car chacun avait son propre ouvrage à faire ; pas un ne pouvait s’occuper de celui d’un autre, et continuer le sien en même temps.

M. Covey était à la maison, à environ cent verges de la cour où nous travaillions. Dès qu’il cessa d’entendre le bruit du van, il quitta la maison et s’approcha de nous. Il se hâta de s’informer de ce qui s’était passé. Guillaume lui répondit que j’étais malade, et qu’il n’y avait personne pour apporter le grain au van. J’étais alors parvenu à me traîner à côté du poteau de la palissade qui entourait la cour, dans l’espérance de trouver quelque soulagement à mes souffrances en me mettant à l’abri du soleil. Il demanda alors où j’étais. Un des ouvriers lui indiqua l’endroit où j’étais couché. Après m’avoir regardé pendant quelques moments, il s’informa de ce que j’avais. Je lui répondis de mon mieux, car j’avais à peine assez de force pour parler. Alors il eut la cruauté de me donner un coup de pied dans le côté, et m’ordonna de me lever. Je tâchai de le faire, mais je retombai après un vain effort. Il me donna un second coup de pied et réitéra son ordre. Je tâchai encore de me lever, et je parvins à me tenir debout ; mais en me penchant pour prendre le baquet dont je me servais pour remplir le van, je chancelai encore et tombai. Pendant que j’étais dans cette situation, M. Covey saisit l’instrument dont Hughes se servait pour mesurer le demi-boisseau, m’en asséna un coup violent sur la tête, et me fit une grande blessure d’où le sang coula abondamment. Il m’ordonna en même temps de me lever, mais je ne fis aucun effort pour lui obéir, car j’étais résolu de le laisser faire tout ce qu’il voudrait. Malgré la violence de ce coup, ma tête ne tarda point à aller un peu mieux. M. Covey m’avait abandonné à mon sort. Ce fut alors que, pour la première fois, je résolus d’aller trouver mon maître, de lui faire ma plainte, et d’implorer sa protection. Il fallait, pour cela, faire cet après midi même sept milles à pied, ce qui dans l’état pénible où je me trouvais était une entreprise bien difficile à exécuter. Je me sentais d’une faiblesse extrême, qui provenait autant des coups que j’avais reçus que de la forte indisposition dont je venais d’être atteint. Cependant je me tins prêt à profiter de l’occasion, et tandis que Covey avait les yeux tournés dans une autre direction, je partis pour Saint-Michel. Je parvins à franchir une distance considérable sur la route des bois, avant que Covey me découvrît. Dès qu’il m’aperçut, il me cria de revenir, et me menaça du châtiment le plus sévère si je ne lui obéissais pas. Je ne tins compte ni de ses menaces ni de ses cris, et je m’avançai vers les bois aussi vite que ma faiblesse me le permettait. Comme je craignais qu’il ne me rejoignît si je suivais la grande route, je pris à travers les bois, en m’éloignant assez de la route, pour éviter d’être découvert, et en m’en tenant assez près pour ne pas m’égarer. Je n’étais pas allé loin quand le peu de force qui me restait m’abandonna encore. Il me fut impossible de marcher plus longtemps. Je tombai à terre et j’y restai pendant quelque temps. Le sang coulait encore lentement de la blessure que j’avais reçue à la tête. Je me figurai que j’allais mourir d’hémorragie, et je pense bien que j’en serais mort en effet, si le sang ne s’était pas coagulé dans mes cheveux au point de fermer la blessure. Après y être resté pendant à peu près trois quarts d’heure, je fis un nouvel effort, et me remis en route à travers les marais et les broussailles, sans chaussures et nu-tête, en me déchirant les pieds presque à chaque pas. Après sept milles de marche, que je n’avais pu faire en moins de cinq heures, j’arrivai enfin au lieu où était le magasin de mon maître. Mon air avait quelque chose de si déplorable, qu’il fallait avoir un cœur de fer pour n’en être pas touché. Depuis la tête jusqu’aux pieds, j’étais couvert de sang. J’avais les cheveux tout souillés de poussière et de sang, et ma chemise était également ensanglantée. Mes jambes et mes pieds, déchirés en divers endroits par les broussailles et les épines, étaient aussi couverts de sang. En un mot, j’avais l’air d’un homme qui s’était échappé, non sans peine, d’un antre de bêtes sauvages. Tel fut l’état dans lequel je me présentai à mon maître, en le priant de vouloir bien interposer son autorité pour ma protection. Je lui racontai les circonstances aussi bien que possible, et il me sembla, tandis que je parlais, remarquer que certaines parties de mon récit le touchaient. Il se promenait alors dans l’appartement, en disant qu’il supposait que j’avais dû faire quelque chose pour le mériter, et en tâchant de justifier M. Covey. Il me demanda ce que je voulais. Je lui répondis que je voulais qu’il m’accordât la grâce de demeurer ailleurs ; que si j’étais forcé de retourner avec M. Covey, ce ne serait que pour mourir ; que Covey me tuerait certainement, et qu’il était en beau chemin pour cela. M. Thomas se moqua de la supposition qu’il y eût le moindre danger que M. Covey me tuât. Il dit qu’il connaissait M. Covey, que c’était un brave homme, et qu’il ne pouvait songer à me retirer d’entre ses mains ; que, s’il le faisait, il perdrait les gages de l’année entière ; que j’appartenais à M. Covey pour un an, qu’il fallait que je retournasse chez lui, quoi qu’il dût arriver ; et il finit par me conseiller de ne plus le tourmenter de mes sottes plaintes, ou bien qu’il se chargerait lui-même de me faire mon affaire. Après m’avoir ainsi menacé, il me donna une bonne dose de médecine, en me disant que je pouvais rester à Saint-Michel pendant cette nuit-là (car il était alors bien tard) ; mais à condition de retourner de bonne heure le lendemain matin chez M. Covey. Il répéta que si je ne le faisais pas, il me ferait mon affaire, ce qui signifiait sans doute qu’il me fouetterait lui-même. Je passai la nuit chez mon maître, et selon ses ordres, je partis pour retourner chez Covey le lendemain matin (c’était un samedi), le corps épuisé et l’esprit abattu. Il ne me donna ni à souper le soir, ni à déjeuner le matin. J’arrivai chez M. Covey à environ neuf heures, et, au moment où je montais par-dessus la palissade qui séparait les champs de Mme Kemp des nôtres, Covey sortit avec sa peau de vache pour m’en frapper. Je réussis à gagner le champ de blé avant qu’il pût m’atteindre, et grâce au blé qui était très-haut, il me fut possible de me cacher.

Il semblait être transporté de colère, et me chercha pendant longtemps. Ma conduite était inexplicable à ses yeux. Enfin, il abandonna cette vaine poursuite, et pensant, je le suppose du moins, qu’il faudrait bien que je revinsse chez lui pour avoir à manger, il ne voulut pas se donner plus longtemps la peine de me chercher. Je passai la plus grande partie de la journée dans les bois, avec l’alternative devant moi de retourner chez M. Covey et de mourir sous les coups de fouet, ou de rester dans les bois et de mourir de faim. Cette nuit-là, je rencontrai par hasard Sandy Jenkins, esclave que je connaissais un peu. Cet homme était marié à une femme libre, qui demeurait à peu près à quatre milles de chez M. Covey ; et, comme c’était le samedi, il était en route pour aller la voir. Je lui expliquai ma situation, et il eut la bonté de m’inviter à l’accompagner chez lui. J’acceptai son offre ; nous causâmes de toutes les circonstances de cette affaire, et je lui demandai des conseils sur le parti que j’avais à prendre. Je trouvai dans Sandy un sage conseiller. Il me répondit avec une grande solennité qu’il fallait que je retournasse chez M. Covey, mais qu’avant mon départ, il était à propos de l’accompagner dans une autre partie du bois, où il y avait une certaine racine qui avait une vertu singulière. Il m’assura que si j’en portais sur moi, en ayant soin de la tenir toujours du côté droit, il en résulterait que ni M. Covey, ni aucun autre homme blanc ne pourrait me fouetter. Il m’assura qu’il avait porté un morceau de cette racine plusieurs années, et que tout ce temps-là, il n’avait jamais reçu un seul coup, et qu’il s’attendait bien à ne pas en recevoir un tandis qu’il la garderait. L’idée que l’action de porter une racine dans ma poche pût produire un pareil effet, me parut ridicule ; je rejetai donc d’abord sa proposition ; voyant que je n’étais pas disposé à porter sa fameuse racine, Sandy me représenta la nécessité de le faire, avec beaucoup de chaleur, en me disant que cette précaution ne pourrait me faire de mal, si elle ne me faisait pas de bien. Alors, pour lui plaire, je pris la racine, et, selon ses instructions, je la portai du côté droit. C’était un dimanche matin. Je me mis en route pour retourner à la maison de M. Covey, et, en entrant dans la cour, la première personne que j’aperçus, ce fut lui ; il sortait en ce moment pour aller à l’église. Il me parla avec une grande bonté, me pria de chasser les cochons loin de l’endroit où ils se trouvaient, et continua sa marche. Cette conduite singulière de M. Covey me fit croire qu’il y avait en vérité quelque vertu dans la racine que Sandy m’avait donnée ; un autre jour que le dimanche, je n’aurais pu attribuer cette conduite qu’à l’influence de cette racine, et, malgré tout, j’étais à demi disposé à croire qu’il y avait dans la racine quelque chose de plus que je ne l’avais imaginé d’abord. Tout alla bien jusqu’au lundi matin. Alors la vertu de la racine fut mise à une rude épreuve. Longtemps avant le jour, on m’appela pour aller étriller les chevaux et leur donner à manger. J’obéis avec empressement. Pendant que j’étais ainsi occupé et que je jetais en bas le foin du grenier, M. Covey entra dans l’écurie avec une longue corde ; profitant du moment où je me trouvais à moitié hors du grenier, il me saisit par les jambes, et se mit à les attacher. Dès que je m’aperçus de ce qu’il allait faire, je fis un bond soudain, et comme il me tenait les jambes, je tombai étendu de mon long par terre. M. Covey pouvait alors s’imaginer qu’il était maître de moi, et qu’il dépendait de lui de faire de moi ce qu’il voulait. Mais, dans ce moment-là (d’où me vint cette inspiration ? je ne saurais le dire !), je résolus de me battre avec lui, et, sans perdre de temps, pour mettre cette idée à exécution, je saisis Covey par la gorge et me levai. Il ne me lâcha point, et moi je tins bon. Ma résistance était tellement inattendue, que Covey en parut pour ainsi dire frappé de stupeur. Il tremblait comme une feuille. Sa frayeur m’encouragea, et je le serrai vigoureusement au point que je fis couler le sang dans les endroits que je pressais du bout de mes doigts. M. Covey appela Hughes à son secours. Celui-ci vint, et tandis que Covey me tenait, il essaya de m’attacher la main droite. Je profitai d’une occasion favorable pour lui allonger un violent coup de pied au-dessous des côtes. Ce coup suffit pour me débarrasser de Hughes, qui me laissa seul avec M. Covey. Ce dernier en ressentit l’effet, car lorsqu’il vit Hughes se plier de douleur, il perdit courage. Il me demanda si j’allais persister dans ma résistance. Je lui répondis que oui, quelles qu’en dussent être les conséquences ; qu’il m’avait traité comme une brute depuis six mois, et que j’étais bien décidé à ne plus le supporter. Après avoir entendu ma réponse, il tâcha de m’entraîner vers un bâton qui était à la porte de l’écurie. Il voulait s’en emparer pour m’assommer. Mais au moment où il se penchait pour le prendre, je le saisis au collet par les deux mains, et le renversai à terre par une secousse soudaine. À cet instant-là, Guillaume arriva. Covey lui cria de venir à son secours. Guillaume demanda ce qu’il fallait faire. « Viens le saisir ! viens le saisir ! » lui dit Covey. Guillaume lui répliqua que son maître l’avait loué pour travailler et non pas pour aider à me battre ; là-dessus, il nous laissa Covey et moi finir notre combat sans s’en mêler. Il dura près de deux heures. Enfin Covey, tout hors d’haleine, me lâcha, en me disant que si je ne lui avais pas résisté, il ne m’aurait pas fouetté la moitié autant qu’il l’avait fait. La vérité est qu’il ne m’avait pas fouetté du tout. Selon moi, il avait eu le dessous dans cette lutte, car il ne m’avait pas fait saigner, tandis que son sang avait coulé. Pendant les six mois suivants que je passai chez M. Covey, il ne leva pas même son petit doigt contre moi dans un accès de colère. Il disait quelquefois qu’il ne voulait pas m’empoigner de nouveau. « Non, me disais-je en moi-même, vous faites bien, car vous vous en tireriez plus mal que la dernière fois. » Le combat avec M. Covey fut une circonstance décisive, et pour ainsi dire la crise de ma carrière d’esclave. Il ralluma en moi la flamme mourante de l’amour de la liberté, et ranima dans mon cœur le sentiment de ma dignité d’homme. Il fit revenir cette confiance en moi-même qui avait disparu, et m’inspira de nouveau la résolution d’être libre. Le transport de joie que mon triomphe m’avait causé, était une ample compensation à tout ce qui pouvait s’ensuivre, à la mort même. Il n’y a que l’esclave qui a repoussé par la force le bras sanglant de son oppresseur, qui puisse comprendre la profonde satisfaction que j’éprouvais. Ce que je sentais ne ressemblait à rien de ce que j’avais senti auparavant. C’était comme une glorieuse résurrection du tombeau de l’esclavage au ciel de la liberté. Mon énergie, longtemps abattue, se releva, ma lâcheté disparut, une audace qui allait jusqu’à la provocation, prit sa place, et ma résolution fut définitivement arrêtée. À partir de ce moment-là, je pouvais bien être un esclave quant à la forme, je ne pouvais plus être un esclave en réalité. Je n’hésitai pas à donner à entendre que tout homme blanc qui se proposerait de me fustiger aurait aussi à me tuer. Dès lors il ne m’arriva plus d’être fouetté dans les règles, et pourtant je restai esclave pendant quatre ans de plus. J’eus à soutenir plusieurs combats, il est vrai, mais je ne reçus jamais un seul coup de fouet.

Une chose qui, pendant longtemps, fut pour moi un sujet de surprise, c’est que M. Covey ne m’eût pas fait saisir immédiatement par le constable, et entraîner au poteau où l’on fustigeait les esclaves rebelles, afin de m’y faire fouetter, selon la loi, pour le crime d’avoir osé lever la main contre un blanc, à mon corps défendant. La seule explication que je puisse en donner ne me satisfait pas complètement moi-même ; toutefois, je vais la donner telle qu’elle est. M. Covey jouissait d’une réputation extraordinaire comme surveillant du premier mérite, et comme dompteur de nègres. Cette réputation, qui était pour lui de la plus grande importance, se trouvait en danger ; et s’il m’avait envoyé, moi, jeune homme d’environ seize ans, au poteau public, pour m’y faire châtier, il l’aurait perdue à jamais ; ainsi, pour la conserver, il me laissa échapper à ce mode de punition.

L’expiration du terme pendant lequel je devais rester au service de M. Édouard Covey arriva le jour de Noël 1833. La semaine qui se trouve entre Noël et le jour de l’an est accordée aux esclaves à titre de vacances ; aussi n’exigeait-on de nous aucun travail, si ce n’est que nous avions à donner à manger aux bestiaux, et à en prendre soin. Nous considérions ce temps comme nous appartenant, grâce à nos maîtres ; ainsi nous en usions, ou nous en abusions, presque à notre gré. Ceux qui avaient des familles à quelque distance, obtenaient ordinairement la permission de passer ces six jours avec elles. Il y avait différentes manières de passer ce temps de repos. Ceux d’entre nous qui étaient tempérants, rangés, laborieux et réfléchis, s’occupaient à faire des balais à blé, des nattes, des colliers pour les chevaux, et des paniers ; une autre classe passait son temps à la chasse aux lièvres et autres animaux. Mais la grande majorité s’occupait à divers jeux, tels que la balle, la lutte, les courses à pied ; ou bien, s’amusait à jouer du violon, à danser et à boire du whisky ; ce dernier passe-temps était, de beaucoup, celui qui plaisait le plus à nos maîtres. À leurs yeux, tout esclave qui voulait travailler pendant le temps des vacances, méritait à peine d’en avoir. Il s’exposait à passer pour un esclave qui rejetait la faveur de son maître. On considérait comme un déshonneur de ne pas être ivre à Noël, et on regardait comme très-paresseux, celui qui n’avait pas mis de côté assez d’argent pendant le cours de l’année, pour se procurer une provision suffisante de whisky pendant les fêtes de Noël.

Tout ce que je sais de l’effet de ces vacances sur les esclaves, me fait croire qu’elles sont au nombre des moyens les plus efficaces qui soient au pouvoir des propriétaires, pour réprimer tout esprit d’insurrection. Si ces derniers supprimaient tout d’un coup cet usage, il en résulterait (je n’en ai aucun doute) une rébellion immédiate parmi les esclaves. Ces vacances servent de conducteurs ou de soupapes, pour laisser échapper l’esprit de rébellion de l’humanité souffrante et enchaînée. Si elles n’existaient pas, l’esclave serait réduit au désespoir le plus violent ; malheur au propriétaire, le jour qu’il essaiera d’empêcher ou de supprimer l’action de ces conducteurs ! Je l’avertis qu’en pareil cas il éclatera au milieu d’eux, un esprit qui sera plus à craindre que le tremblement de terre le plus épouvantable.

Ces vacances sont une partie de la fraude, de l’injustice et de l’inhumanité grossières que l’esclavage renferme. C’est, dit-on, une coutume établie par la bienveillance des propriétaires, mais je n’hésite pas à déclarer que c’est tout simplement le résultat de l’égoïsme et une des ruses les plus funestes mises en pratique, au détriment des esclaves opprimés. S’ils accordent ce temps à ces malheureux, ce n’est point parce qu’ils n’aiment pas à les faire travailler à cette époque, mais parce qu’il y aurait du danger à les en priver. La preuve de cette assertion se trouve dans ce fait : que les propriétaires aiment que leurs esclaves passent leurs vacances de telle manière, qu’ils les voient finir avec autant de plaisir qu’ils en ont eu à les voir commencer. Il semble qu’ils aient pour but de dégoûter leurs esclaves de la liberté, en les plongeant dans tout ce que la licence et la débauche ont de plus bas et de plus abject. Par exemple, les propriétaires ne se contentent pas de voir avec plaisir leurs esclaves s’enivrer de leur propre gré, mais ils ont recours à plusieurs moyens différents pour les engager à boire. Voici un de leurs stratagèmes : ils font des paris sur leurs esclaves, pour savoir lequel peut boire la plus grande quantité de whisky sans s’enivrer ; de cette manière, ils réussissent à entraîner une multitude de ces malheureux à boire avec excès. Ainsi, quand l’esclave lui demande une liberté vertueuse, le propriétaire rusé, profitant de son ignorance, le trompe en lui accordant une dose de dissipation vicieuse, qu’il a eu l’art de désigner du nom de liberté. La plupart d’entre nous avalaient ce breuvage trompeur, et le résultat en était tel que l’on pouvait bien se l’imaginer d’avance. Plusieurs étaient portés à croire qu’il n’y avait guère à choisir entre la liberté et l’esclavage. Nous sentions avec raison qu’il valait presque autant être esclaves de l’homme que de l’ivrognerie. Ainsi, à la fin de nos vacances, nous nous relevions avec effort de la fange de la débauche, nous respirions lentement, et nous marchions aux champs, en sentant, après tout, une espèce de joie à sortir de ce que la tromperie de notre maître nous avait fait prendre pour la liberté, et à nous rejeter dans les bras de l’esclavage.

J’ai dit plus haut que cette coutume-là est une partie du système entier de fraude et d’inhumanité que présente l’esclavage, et c’est vrai. On étend à d’autres choses le moyen employé pour dégoûter l’esclave de la liberté, en ne lui en faisant voir que l’abus. Par exemple, supposons qu’un esclave aime la mélasse, et en vole. Que fait son maître ? Il va à la ville, en achète une grande quantité, revient, prend son fouet, et ordonne à son esclave de manger de la mélasse, jusqu’à ce que le pauvre misérable s’en dégoûte au point d’avoir envie de vomir, rien qu’à en entendre parler. On se sert du même procédé pour obliger les esclaves à ne pas demander plus de nourriture que la quantité qui leur est régulièrement allouée. Voici comment on s’y prend. Un esclave mange sa portion et en demande davantage. Son maître se met en colère ; toutefois, il ne veut pas le renvoyer sans lui accorder un supplément de nourriture. Comment sortir d’embarras ? Il lui en donne plus qu’il ne lui en faut et le force à la manger dans un temps fixé. Ensuite, si le pauvre esclave se plaint d’en avoir trop, et de ne pouvoir plus manger, on lui dit qu’il n’est content ni rassasié, ni à jeun, et on le fouette parce qu’il est difficile à satisfaire. J’ai une multitude d’exemples pour prouver le même principe de conduite, qui proviennent de mes propres observations, mais je pense que ceux que j’ai cités sont suffisants. C’est une manière d’agir très-commune.

Le 1er janvier 1834, je quittai M. Covey, pour aller demeurer chez M. Guillaume Freeland, dont l’habitation se trouvait à peu près à trois milles de Saint-Michel. Je trouvai dans ce dernier un homme tout différent du premier. Quoiqu’il ne fût pas riche, il était ce qu’on peut appeler un monsieur instruit du sud. M. Covey, au contraire, était, comme je l’ai montré, expert dans l’art de dompter les nègres, et de surveiller les esclaves. Celui-là, quoique propriétaire, semblait avoir un certain degré de respect pour l’honneur, pour la justice et pour l’humanité. Celui-ci paraissait entièrement inaccessible à de pareils sentiments. M. Freeland avait, sans doute, plusieurs des défauts qui sont propres aux propriétaires, tels que l’emportement et la mauvaise humeur ; mais il faut que je lui rende la justice de dire qu’il était tout à fait exempt des vices dégradants auxquels M. Covey s’abandonnait constamment. L’un était ouvert et franc, et nous savions toujours où le trouver ; quant à l’autre, c’était le trompeur le plus rusé, et il n’y avait que ceux qui avaient assez d’adresse pour découvrir ses manœuvres subtiles, qui pussent le comprendre. Voici une qualité que je trouvai dans mon nouveau maître ; il n’affichait aucune prétention à la piété, il ne se donnait point pour un homme religieux ; et, selon moi, c’était un grand avantage. J’affirme, sans la moindre hésitation, que la religion du sud ne sert qu’à cacher les crimes les plus horribles, qu’à justifier les atrocités les plus affreuses, qu’à sanctifier les fraudes les plus détestables. C’est un abri sombre où les actes les plus infâmes, les plus abominables, les plus grossiers et les plus diaboliques, des propriétaires trouvent la protection la plus sûre. Si ma destinée était de retomber dans les chaînes de l’esclavage, je regarderais comme le plus grand malheur, après celui de la perte de ma liberté, d’être l’esclave d’un maître religieux. Car de tous les propriétaires que j’ai jamais connus, les propriétaires pieux sont les pires. Je les ai toujours trouvés plus avares, plus bas, plus cruels, et plus lâches que les autres. J’eus le malheur, non-seulement d’appartenir à un propriétaire religieux, mais de demeurer au sein d’une communauté de gens qui faisaient étalage de sentiments semblables. Le révérend Daniel Weeden demeurait tout près de M. Freeland, et le révérend Digby Hopkins habitait aussi dans le voisinage. C’étaient des membres et des ministres de l’Église méthodiste réformée. M. Weeden possédait, parmi ses autres esclaves, une femme dont j’ai oublié le nom. Le dos de cette femme restait pendant plusieurs semaines saignant, et, pour ainsi dire, crû par suite des coups de fouet de ce monstre impitoyable et religieux. Il avait l’habitude de louer des esclaves pour travailler pour lui. Voici quelle était sa maxime : « Qu’un esclave se conduise bien ou mal, c’est le devoir de son maître de le fouetter de temps en temps, pour l’empêcher d’oublier l’autorité de son maître. » Sa pratique répondait à sa théorie.

M. Hopkins était encore pire que M. Weeden. Il se vantait principalement de son talent pour gouverner les esclaves. Le trait principal qui caractérisait son gouvernement était de fouetter les esclaves avant qu’ils le méritassent ; il s’arrangeait de manière à avoir un esclave ou deux à fouetter tous les lundis au matin. Il en agissait ainsi pour exciter leurs craintes et pour répandre la terreur parmi ceux qui échappaient. Il était dans l’habitude de les fouetter pour les moindres fautes, afin de les empêcher d’en commettre de grandes. M. Hopkins n’était jamais embarrassé quand il fallait trouver une excuse pour fouetter un de ces malheureux. Celui qui n’est pas accoutumé à vivre parmi les propriétaires d’esclaves serait étonné de voir avec quelle facilité surprenante un maître mal disposé sait faire naître l’occasion de fouetter un esclave. Un regard, un mot, un mouvement, une méprise, un accident, un manque de force physique, toutes ces choses-là peuvent en tout temps servir de prétexte pour infliger un châtiment. Un esclave a-t-il l’air mécontent ; on dit qu’il a le diable au corps, et qu’il faut qu’on le fouette pour l’en faire sortir. Répond-il d’un ton de voix un peu haut aux observations de son maître ; il devient insolent et mérite d’être rabaissé. Oublie-t-il d’ôter son chapeau à l’approche d’un blanc ; c’est un manque de respect qu’il importe de punir. Se permet-il de justifier sa conduite lorsqu’on la censure ; il est alors coupable d’impertinence, un des crimes les plus impardonnables qu’un de ses pareils puisse commettre. Ose-t-il suggérer une manière de faire une chose différente de celle que son maître indique ; c’est le comble de la présomption ; c’est un oubli de son état qu’il faut réprimer. Vite, le fouet ! Une punition moins sévère ne suffirait pas ! Casse-t-il une charrue en labourant, ou une houe en piochant ; c’est un manque d’attention ; et une pareille chose ne doit jamais rester impunie ! L’imagination de M. Hopkins lui fournissait toujours quelque prétexte de cette espèce pour justifier l’emploi du fouet, et il manquait rarement de profiter de l’occasion. Il n’y avait pas dans le pays entier un seul homme avec qui les esclaves qui avaient le choix d’une demeure n’eussent mieux aimé vivre qu’avec ce révérend M. Hopkins. Cependant il n’y avait pas à l’entour un seul homme qui fît un plus grand étalage de religion, qui fût plus actif dans les réunions religieuses qu’on appelle Revivals, plus attentif à la classe, aux assemblées de prières, aux sermons et aux fêtes pieuses connues sous le nom de Love-feasts, qui se montrât plus dévot dans sa famille et qui priât de meilleure heure, plus tard, plus haut et plus longtemps que ce même révérend persécuteur d’esclaves, Digby Hopkins.

Mais retournons à M. Freeland et à ce qui m’arriva pendant que j’étais à son service. Il ressemblait à M. Covey, en ce qu’il nous donnait assez à manger ; mais ce en quoi il ne lui ressemblait pas, c’est qu’il nous donnait assez de temps pour prendre nos repas. Il nous faisait travailler activement, mais toujours entre le lever et le coucher du soleil. Il exigeait que nous fissions beaucoup de travail, mais il nous fournissait de bons outils. Sa ferme était considérable, mais il employait assez d’ouvriers pour faire toute la besogne, et même avec facilité, si on le comparait à plusieurs de ses voisins. Mon traitement à son service était céleste, par rapport à celui que j’avais éprouvé chez M. Édouard Covey.

M. Freeland lui-même ne possédait que deux esclaves, qui se nommaient Henri et Jean Harris. Il louait les autres, qui se composaient de moi-même, de Sandy Jenkins[1], et de Tsandy Caldevell. Henri et Jean étaient fort intelligents ; et bien peu de temps après mon arrivée, je réussis à leur inspirer une grande envie d’apprendre à lire. Ce désir se communiqua promptement à d’autres. Ils se procurèrent bientôt de vieux syllabaires ; et, pressé par leurs instances, je ne pus me refuser à tenir une école du dimanche. Je me mis donc à consacrer mes dimanches à enseigner à lire à mes compagnons d’esclavage. Pas un d’eux ne savait son alphabet lorsque je commençai à les instruire. Quelques-uns des esclaves des fermes voisines informés de ce qui se passait, voulurent aussi profiter de cette occasion pour apprendre à lire. Tous ceux qui venaient à l’école comprenaient clairement qu’il était important de faire aussi peu de parade que possible de nos procédés. Il fallait que nos maîtres religieux, à Saint-Michel, ignorassent qu’au lieu de passer le dimanche à lutter, à boxer et à boire du whisky, nous tâchions d’apprendre à lire la volonté de Dieu ; car ils préféraient de beaucoup nous voir occupés à ces jeux dégradants que de nous voir nous comporter comme des êtres intelligents, moraux et responsables. Mon sang bout quand je me souviens de la manière cruelle dont M. Wright Fairbanks et M. Garrisson West, tous deux directeurs de classes pour l’instruction religieuse, vinrent avec beaucoup d’autres se précipiter sur nous, armés de bâtons et de pierres, et mirent en déroute notre bonne petite école du dimanche à Saint-Michel. — Et tous ces gens-là portaient le nom de chrétiens ! ils se disaient les humbles disciples du Seigneur Jésus-Christ ! Mais je fais encore une digression.

Je tenais mon école à la maison d’un homme de couleur libre, dont je pense qu’il serait imprudent de donner le nom ; car, si on le savait, il pourrait en résulter pour lui bien des désagréments, quoique ce grand crime ait été commis il y a dix ans. J’avais, à une certaine époque, plus de quarante élèves, et de la bonne espèce, je veux dire de ceux qui désiraient ardemment d’apprendre à lire. Il y en avait de tous les âges, mais la majorité se composait d’hommes et de femmes. Quand ma pensée se reporte vers ces dimanches-là, j’éprouve un plaisir inexprimable. C’étaient de grands jours pour mon âme. L’occupation d’instruire mes chers compagnons d’esclavage, était la plus délicieuse à laquelle je me sois jamais livré. Nous nous aimions, et c’était pour moi une douleur bien vive que de les quitter à la fin du dimanche. Quand je pense que ces âmes précieuses sont aujourd’hui enfermées dans la prison de l’esclavage, mon cœur s’émeut, et, entraîné par mes sentiments, je suis presque tenté de dire : « Est-ce qu’un Dieu juste gouverne l’univers ? pourquoi son bras est-il armé de la foudre, si ce n’est pour écraser l’oppresseur, et pour délivrer le malheureux dépouillé d’entre les mains du tyran qui le dépouille ? » Ces chers élèves ne venaient pas à l’école, parce que c’était une manière d’agir populaire ; et moi, leur maître, je ne les instruisais pas, parce que c’était une occupation honorable. Non ! car chaque instant qu’ils passaient dans cette école, les exposait à un châtiment de trente-neuf coups de fouet. Ils y venaient, parce qu’ils désiraient apprendre. Leurs maîtres cruels avaient eu soin de laisser dans un état d’inanition complet leur esprit, qui était resté jusqu’alors emprisonné dans les ténèbres de l’ignorance. Quant à moi, je les instruisais, parce que je trouvais un charme inexprimable à faire quelque chose qui me paraissait de nature à améliorer la condition morale et intellectuelle de ma race. Je continuai à tenir mon école pendant la grande partie de l’année que je passai chez M. Freeland ; en outre, je consacrais trois soirées par semaine, pendant l’hiver, à l’enseignement des esclaves à la maison. J’ai le bonheur de savoir que plusieurs de ceux qui venaient à cette école ont appris à lire, et qu’il y en a un, au moins, qui est maintenant libre par mon intervention.

L’année s’écoula paisiblement. Elle ne me parut guère que la moitié de l’année précédente. Je la passai sans recevoir un seul coup. Je ferai à M. Freeland l’honneur de dire qu’il était le meilleur maître que j’eusse jamais connu, jusqu’à ce que je devinsse mon propre maître. Je dois en partie à la société de mes chers compagnons, la manière agréable dont je passai l’année. Ils avaient l’âme noble, et le cœur non moins brave qu’aimant. Nous étions étroitement liés. Je les aimais d’un amour plus profond que je n’en ai jamais éprouvé depuis. On dit quelquefois que, nous autres esclaves, nous ne nous aimons pas et nous ne nous fions pas l’un à l’autre. Je puis dire, en réponse à cette assertion, que pour moi, je n’ai jamais témoigné à personne plus d’attachement et plus de confiance qu’aux esclaves, mes compagnons, et surtout à ceux avec qui je demeurais chez M. Freeland. Je crois que nous serions morts l’un pour l’autre. Nous n’entreprenions rien d’important sans avoir tenu d’abord une consultation mutuelle. Nous étions unis, tant par nos caractères et par nos inclinations, que par les souffrances auxquelles notre position, comme esclaves, nous exposait nécessairement. À la fin de l’année 1834, M. Freeland s’adressa de nouveau à mon maître, afin de me louer pour l’année 1835. Mais alors je commençai à soupirer après le bonheur de vivre dans un pays libre ; il n’était donc plus possible que je me trouvasse content de demeurer ni avec lui, ni avec aucun autre propriétaire. Au commencement de l’année, je me mis à me préparer à une dernière lutte, qui devrait décider à jamais de mon sort d’une manière ou de l’autre. Tout, en moi, me portait à sortir de cet état d’abjection. J’approchais rapidement de l’âge où l’on est homme ; cependant les années s’étaient succédé, et j’étais encore esclave ! Ces pensées m’animèrent. — Je me dis qu’il fallait que je fisse quelque chose. Je résolus donc que 1835 ne se passerait pas sans être témoin d’un effort de ma part pour conquérir ma liberté. Mais je ne voulais pas nourrir seul cette détermination. Mes compagnons m’étaient chers. Je désirais qu’ils se joignissent à moi dans une détermination qui devait nous donner la vie. Je commençai donc, quoique avec beaucoup de prudence, à m’informer de leurs vues et de leurs sentiments par rapport à leur condition, et à faire germer dans leur esprit des pensées de liberté. Je me mis à chercher, à concerter un plan pour notre fuite, et je tâchai, en même temps de graver dans leur esprit, toutes les fois que je trouvai une occasion convenable, tout ce qu’il y avait d’injustice criante et d’inhumanité grossière dans l’esclavage. Je m’adressai d’abord à Henri, ensuite à Jean, puis à tous les autres. Je trouvai en eux des cœurs et des esprits pleins d’une noble ardeur. Ils étaient prêts à m’entendre, et prêts à agir lorsqu’un plan praticable leur serait proposé. C’était justement ce que je désirais. Je leur fis sentir à quel point nous manquerions de courage, si nous supportions notre servitude sans faire au moins un noble effort pour nous en délivrer. Nous nous réunissions souvent, nous avions ensemble de fréquentes consultations ; nous parlions de nos espérances et de nos craintes. Nous passions en revue les difficultés réelles ou imaginaires que nous aurions à surmonter. Tantôt, nous étions presque disposés à renoncer à toute idée de fuir et à tâcher de nous contenter de notre misérable sort ; tantôt, nous étions fermes et inébranlables dans notre résolution. Toutes les fois qu’un nouveau plan était proposé, nous reculions en tremblant ; les chances contre nous étaient épouvantables ; nous prévoyions que nous aurions à rencontrer à chaque pas les plus grands obstacles ; et, supposé que nous réussissions à atteindre le but désiré, avions-nous le droit de jouir de la liberté ? N’étions-nous pas sujets à être rejetés dans les fers de l’esclavage ? Nous ne pouvions voir un seul endroit en deçà de l’océan où il nous fût possible d’être libres. Quant au Canada, il nous était inconnu. Nos connaissances au sujet du nord, ne s’étendaient pas plus loin que New-York ; et la pensée d’y aller, pour y être sans cesse harassés par la chance épouvantable d’être repris, et de retomber dans l’esclavage, et par la certitude d’être, dans ce cas-là, traités dix fois plus mal qu’auparavant, était vraiment une pensée horrible, dont il n’était pas facile de triompher. Voici quel était quelquefois le tableau que notre imagination se figurait. Nous découvrions devant nous, à chaque porte par laquelle nous devions passer, un garde ; près de chaque rivière qu’il faudrait traverser, un surveillant ; à chaque pont, un factionnaire ; dans chaque bois, une patrouille. Nous nous voyions environnés de toutes parts. Telles étaient les difficultés réelles ou imaginaires que nous envisagions. Tels étaient les avantages à chercher, et les maux à éviter. D’un côté, se présentait l’esclavage, sombre et terrible réalité, qui nous regardait d’un œil farouche, monstre affreux, dont les vêtements étaient déjà rougis du sang de millions d’infortunés, et qui se gorgeait encore de notre chair. De l’autre côté, dans le lointain obscur, à la lumière incertaine de l’étoile du nord, derrière une colline raboteuse, ou une montagne couverte de neige, se tenait la liberté ! La liberté, grande et noble figure, qu’il était douteux de pouvoir atteindre au milieu des frimas, et qui nous faisait signe de venir partager son hospitalité. Cela suffisait quelquefois pour nous faire passer du découragement à l’espoir, et pour nous affermir dans notre résolution ; mais, lorsqu’il nous arrivait d’oser considérer la nature du chemin, nous étions souvent frappés d’épouvante. En effet, de tous côtés, la mort hideuse, sous les formes les plus horribles se présentait à nous. Tantôt, c’était la faim qui nous forçait de manger notre propre chair ; tantôt, nous luttions contre les vagues, et nous finissions par être noyés ; tantôt, nous étions atteints par les limiers féroces qui nous mettaient en pièces. Les scorpions nous piquaient, les bêtes sauvages nous poursuivaient, les serpents nous mordaient ; et, enfin, après avoir presque atteint le but désiré, après avoir traversé les fleuves à la nage, après avoir combattu les animaux dévorants, après avoir couché dans les bois, après avoir souffert la faim et la nudité, ceux qui étaient à notre poursuite nous rejoignaient ; alors, nous repoussions la force par la force, et leurs balles meurtrières mettaient fin à notre vie ! Je le répète, cette perspective nous effrayait quelquefois au point de nous porter à penser qu’il valait mieux supporter les maux qui nous accablaient, que de nous exposer en fuyant à d’autres maux qui nous étaient inconnus.

En formant cette résolution de nous sauver, nous faisions plus que le patriote qui, pour affranchir sa patrie, expose ses jours et s’écrie : « la liberté ou la mort ! » En effet, vu la position où nous étions placés, en cas de succès, c’était tout au plus une liberté douteuse qui nous était promise ; — mais c’était une mort presque certaine qui nous menaçait si nous ne réussissions pas. Quant à moi personnellement, je préférerais la mort à une servitude sans espoir.

Un de nous, Sandy, renonça pour son compte à toute idée de s’enfuir, mais néanmoins continua à nous encourager à persévérer dans notre projet. Nous nous trouvâmes ainsi réduits à cinq : Henri Harris, Jean Harris, Henri Bailey, Charles Roberts et moi. Henri Bailey était mon oncle et appartenait à mon maître. Charles avait épousé ma tante, et appartenait à M. Guillaume Hamilton, beau-père de mon maître.

Enfin nous nous arrêtâmes au plan suivant. Il fut convenu que nous prendrions un canot qui appartenait à M. Hamilton, et que dans la nuit du samedi qui précédait les vacances de Pâques, nous remonterions en ramant la baie de Chesapeake. À notre arrivée à l’extrémité de cette baie, après être parvenus à la distance de cent ou cent quatre kilomètres de l’endroit où nous demeurions, notre dessein était d’abandonner notre canot à la merci des flots et de marcher dans la direction de l’étoile du nord, jusqu’à ce que nous fussions arrivés au delà des limites de Maryland. Nous choisissions la route par mer, parce qu’il y avait moins de danger qu’on nous soupçonnât d’être des esclaves fugitifs ; nous espérions qu’on nous prendrait pour des pêcheurs ; mais, si nous préférions la route par terre, nous serions exposés à toutes sortes d’interruptions. Tout homme au visage blanc, qui aurait la fantaisie de nous arrêter et de nous faire subir un examen, en aurait le droit.

La semaine d’avant celle où devait s’exécuter notre projet de fuite, j’écrivis plusieurs passeports, un pour chacun de nous. Voici, autant que je me le rappelle, dans quels termes ils étaient conçus :

« Je, soussigné, certifie avoir donné au porteur, mon domestique, la liberté d’aller à Baltimore, passer les vacances de Pâques. Écrit et signé de ma propre main, etc., 1835. »

« Guillaume Hamilton,
près Saint-Michel, comté de Talbot, Maryland.

Nous n’allions pas à Baltimore ; mais en remontant la baie, nous serions dans la direction de Baltimore, et ces passe-ports n’étaient destinés qu’à nous servir sur la baie.

À mesure que le temps de notre départ s’approchait, notre inquiétude s’augmentait de plus en plus. C’était vraiment pour nous une affaire de vie ou de mort. La force de notre détermination allait être sérieusement mise à l’épreuve. Quelle activité je mettais alors à expliquer toutes les difficultés, à dissiper tous les doutes, à bannir toutes les craintes, à inspirer à mes compagnons la fermeté indispensable au succès de notre entreprise ! Je leur disais aussi que le premier pas fait, les obstacles étaient à moitié vaincus ; que nous avions parlé assez longtemps, que maintenant il fallait agir, que si nous n’étions pas prêts maintenant, nous ne le serions jamais ; et qu’enfin, si nous ne nous décidions pas à profiter de l’occasion pour partir, autant valait croiser les bras, nous asseoir en renonçant à toute espérance, et reconnaître que nous n’étions propres qu’à être de vils esclaves ! Or, c’était ce qu’aucun de nous n’était disposé à faire ! Chacun resta ferme, et, à notre dernière réunion, nous nous engageâmes de nouveau, de la manière la plus solennelle, à partir au jour et à l’heure fixés, pour aller à la recherche de la liberté. Ceci se passait au milieu de la semaine à la fin de laquelle notre fuite devait avoir lieu. Nous nous rendîmes comme à l’ordinaire aux champs où nous appelait notre travail respectif, le cœur vivement agité de notre entreprise dangereuse. Nous tâchâmes de dissimuler nos sentiments autant que possible, et je pense que nous y réussîmes bien.

Après une attente pénible, arriva enfin la matinée du jour dont la fin était destinée à être témoin de notre départ. Je saluai ce jour avec joie, quelque triste que pût être le résultat de notre tentative. Pourtant, j’avais passé sans dormir la nuit du vendredi au samedi. J’avais probablement plus d’inquiétude que les autres, car j’étais d’un commun accord à la tête de l’affaire. La responsabilité de la réussite, bonne ou mauvaise, pesait tout entière sur moi. La gloire de l’une et la honte de l’autre m’étaient également réservées. Je n’avais jamais passé deux heures telles que les deux premières de cette matinée là, et je désire ne jamais en passer de pareilles. Nous allâmes de bonne heure au champ comme à l’ordinaire. Nous répandions l’engrais, et, comme nous étions ainsi occupés, un sentiment inexprimable vint tout à coup me saisir. Je m’adressai à Sandy qui était près de moi, et lui dis : « Nous sommes trahis ! — Eh bien ! me dit-il cette pensée vient de me frapper aussi à l’instant même. » Nous ne dîmes pas un mot de plus. Pourtant je n’avais jamais été plus certain d’une chose quelconque.

Le cornet à bouquin se fit entendre selon l’usage ; à ce signal, nous rentrâmes dans la maison pour le déjeuner. J’y allai ce matin là pour la forme, et non parce que j’avais envie de manger. Un peu après mon arrivée à la maison, au moment où je regardais par la fenêtre, je vis quatre hommes blancs et deux hommes de couleur. Les premiers étaient à cheval, les seconds marchaient derrière eux, comme s’ils eussent été attachés. Je les examinai pendant quelques instants jusqu’à ce qu’ils arrivassent à la barrière du sentier. Ils s’y arrêtèrent et attachèrent les deux nègres au poteau. Je n’étais pas encore certain de ce qui se passait. Au bout de quelques instants, M. Hamilton arriva à cheval avec une vitesse qui indiquait beaucoup d’émotion. Il s’approcha de la porte, et demanda si M. Guillaume était à la maison. On lui répondit qu’il était à la grange. M. Hamilton, sans descendre de cheval, se dirigea vers la grange avec une rapidité extraordinaire. Quelques minutes après, il revint vers la maison, accompagné de M. Freeland. Pendant ce temps-là les trois constables étaient arrivés ; ils descendirent à la hâte, attachèrent leurs chevaux, et allèrent à la rencontre de M. Freeland et de M. Hamilton ; après avoir causé ensemble pendant quelques instants, ils s’approchèrent tous de la porte de la cuisine. Il n’y avait personne dans la cuisine, excepté Jean et moi. Henri et Sandy étaient à la grange. M. Freeland avança la tête dans la cuisine, et m’appela par mon nom en me disant qu’il y avait à la porte des messieurs qui désiraient me voir. Je m’avançai pour demander ce qu’ils me voulaient. Ils me saisirent sur-le-champ, et sans me donner la moindre explication, me garrottèrent et m’attachèrent fortement les mains. Je persistai à demander pourquoi ils me traitaient ainsi. Ils dirent enfin qu’ils avaient appris que je m’étais fourré dans une vilaine passe, et qu’il fallait que je fusse interrogé en présence de mon maître ; que si leurs renseignements se trouvaient mal fondés, on ne me ferait aucun mal.

Il ne leur fallut que quelques instants pour parvenir à attacher Jean. Ils s’adressèrent ensuite à Henri qui venait d’arriver, et lui ordonnèrent de croiser ses mains. « Je ne veux pas, » dit Henri d’une voix ferme, qui montrait qu’il était décidé à subir les conséquences d’un refus. « Vous ne voulez pas ? dit Thomas Graham, le constable. » Non, répéta Henri, d’un ton encore plus déterminé. Là-dessus, deux des constables tirèrent de leurs poches chacun un pistolet et jurèrent, par le Créateur, qu’ils le forceraient de croiser ses mains, ou qu’ils le tueraient. Tous les deux bandèrent leurs pistolets et s’approchèrent de Henri, les doigts sur la détente, en lui disant en même temps que s’il ne voulait pas leur obéir à l’instant, ils allaient lui brûler la cervelle. « Tuez-moi, tuez-moi, dit Henri ; vous ne pouvez me tuer qu’une fois. Tirez donc, tirez donc, et soyez damnés ! Je ne veux pas être lié ! » Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots-là d’une voix forte et d’un ton de défi, que faisant un mouvement aussi prompt que l’éclair, il arracha en même temps et d’un seul coup les pistolets des mains des constables. Là-dessus ils se précipitèrent sur lui tous à la fois ; après avoir battu pendant quelque temps ce malheureux, qui succomba accablé par le nombre, ils parvinrent enfin à l’attacher.

Pendant cette lutte, je réussis, je ne sais comment, à tirer mon passe-port de ma poche et à le jeter au feu sans être découvert. Nous étions alors tous chargés de liens, et comme nous allions partir pour la prison d’Easton, Élisabeth Freeland, mère de Guillaume Freeland, vint à la porte, les mains pleines de biscuits, qu’elle partagea entre Henri et Jean. Après quoi, se tournant vers moi, elle m’apostropha à peu près en ces termes : « C’est toi, diable, c’est toi, diable au teint jaune, qui es coupable de tout ! C’est toi qui as engagé Henri et Jean à se sauver. Sans toi, coquin de mulâtre aux longues jambes, ni Henri ni Jean n’y auraient pensé. » Je ne fis aucune réponse, et on nous emmena à la hâte dans la direction de Saint-Michel. Un moment avant la lutte avec Henri, M. Hamilton avait dit qu’il serait prudent de chercher les passe-ports, que Frédéric, d’après ce qu’il avait entendu dire, avait écrits pour lui-même et pour les autres. Mais au moment où il allait procéder à l’exécution de cette mesure, on eut besoin de son aide pour attacher Henri, et l’agitation et le tumulte de cette scène leur firent oublier, ou peut-être considérer comme dangereux de nous fouiller, de sorte qu’il n’était pas encore prouvé que nous fussions coupables d’avoir eu l’intention de nous sauver.

Lorsque nous fûmes arrivés à moitié chemin de Saint-Michel, et au moment où les constables, sous la garde desquels nous étions, regardaient en avant, Henri me demanda ce qu’il devait faire de son passe-port. « Mangez-le avec votre biscuit, » lui dis-je. « Il faut ne rien avouer. » Chacun de nous répéta : « Il faut ne rien avouer ; il faut ne rien avouer ! » Notre confiance les uns dans les autres n’était pas encore ébranlée. Nous étions aussi résolus de rester unis, et d’agir de concert, après notre malheur qu’auparavant. Nous étions alors préparés à tout. On allait ce matin-là nous traîner à cinq lieues de distance à la queue des chevaux, et puis nous jeter dans la prison d’Easton. En arrivant à Saint-Michel, on nous fit subir une espèce d’interrogatoire. Nous niâmes tous, même l’intention de nous sauver, plutôt pour faire produire les preuves qu’on pouvait avoir contre nous, que dans l’espérance d’échapper à être vendus ; car, comme je l’ai déjà dit, nous y étions préparés. Le fait est que nous étions indifférents par rapport à l’endroit où l’on se proposait de nous mener, pourvu que nous y allassions ensemble. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était l’idée d’une séparation. Nous la craignions plus que tout autre mauvais traitement en deçà de la tombe. Nous apprîmes enfin que les preuves contre nous se bornaient au témoignage d’une seule personne ; notre maître ne voulut pas nous dire son nom, mais nous arrivâmes à une décision unanime sur la question de savoir qui était notre dénonciateur. On nous envoya à Easton. À notre arrivée, on nous remit aussitôt au shérif, M. Joseph Graham, qui nous envoya en prison. On enferma Jean Harris, Henri Harris et moi dans une chambre ; Charles et Henri Bailey dans une autre. On avait pour but, en nous séparant, de nous empêcher de nous concerter ensemble.

Il y avait à peine vingt minutes que nous étions en prison, qu’il y arriva une multitude de marchands d’esclaves et d’agents employés par des personnes du même métier, pour nous examiner et pour s’assurer si on allait nous vendre. Je n’avais jamais vu auparavant une troupe de pareils individus. Il me sembla que j’étais entouré d’esprits malfaisants qui venaient de s’échapper de l’enfer. Jamais pirates n’eurent un air plus satanique. Ils se moquèrent de nous, et nous dirent, en faisant des grimaces : « Ah ! mes gaillards, nous vous avons attrapés, nous vous tenons, qu’en dites-vous ? » Après nous avoir insultés de différentes manières, ils commencèrent, l’un après l’autre, à nous examiner, afin de s’assurer de notre valeur respective. Ils nous demandèrent avec impertinence si nous ne serions pas charmés de les avoir pour maîtres ? Nous ne voulûmes leur faire aucune réponse ; voyant que nous ne leur répondions que par le silence du mépris, ils nous accablèrent d’imprécations, et jurèrent que si nous étions entre leurs mains, ils sauraient bientôt faire sortir de nous le diable qui nous possédait.

Nous trouvâmes notre séjour en prison bien moins désagréable que nous ne nous y étions attendus. On ne nous donnait pas beaucoup à manger, et ce qu’on nous donnait n’était pas très-bon ; mais au moins nous étions dans une chambre commode et propre, dont les fenêtres donnaient sur la rue, ce qui était bien préférable à un des cachots obscurs et humides. Tout bien considéré, nous n’avions à nous plaindre ni de la prison ni du geôlier. Aussitôt que les vacances furent passées, M. Hamilton et M. Freeland vinrent à Easton, contrairement à toutes nos prévisions, et firent sortir de prison Charles Roberts, les deux Harris et Henri Bailey, qu’ils emmenèrent chez eux, en me laissant seul. Je regardai cette séparation-là comme définitive. J’en éprouvai plus de chagrin que toute autre chose n’aurait pu m’en causer. J’étais prêt à tout, excepté à cette séparation. Voici comment je me rends compte de la conduite de MM. Hamilton et Freeland. Ils s’étaient sans doute consultés à ce sujet, et avaient décidé que, comme j’avais été l’instigateur des autres, à qui j’avais inspiré l’idée de prendre la fuite, les innocents ne devaient pas payer pour le coupable. De là leur résolution de ramener les autres chez eux, et de me faire vendre pour servir d’avertissement à ceux qui restaient. Il faut dire à la louange du noble Henri qu’il quittait la prison avec autant de répugnance qu’il en avait montré à suivre les constables ; mais comme nous savions que nous serions probablement séparés si nous étions vendus, ce brave ami, voyant qu’il était en leur pouvoir, finit par consentir à s’en retourner paisiblement avec eux.

Me voilà donc abandonné à mon sort. Je me trouvai seul dans l’enceinte d’une prison. Quel changement soudain et accablant ! Quelques jours auparavant j’avais le cœur plein d’espoir, car je m’attendais à être bientôt en sûreté dans un pays, de liberté ; maintenant sombre et abattu, j’étais en proie au désespoir le plus profond ; je regardais la possibilité de devenir libre comme perdue à jamais ! Il y avait environ une semaine que j’étais dans cet état, lorsque mon maître, le capitaine Auld, à ma surprise extrême, vint me faire sortir de prison, et m’emmena avec lui dans l’intention de m’envoyer chez un monsieur qu’il connaissait en Alabama. Mais quelque raison inconnue lui ayant fait changer d’avis, il résolut de m’envoyer à Baltimore, pour demeurer de nouveau avec son frère Hughes et pour apprendre un métier.

Ainsi, après une absence de trois ans et un mois, on me permit de retourner à Baltimore et de rentrer dans mon ancienne demeure. J’ai appris plus tard que ce qui avait porté mon maître à m’envoyer dans un autre endroit, c’est qu’il existait contre moi un fort préjugé dans le voisinage par suite de ma tentative, et il craignait que je ne fusse tué.

Quelques semaines après mon arrivée à Baltimore, M. Hughes me loua à M. Guillaume Gardner, riche constructeur de navires à la pointe de Fell. J’étais placé dans son chantier pour y apprendre à calfater les bâtiments. L’expérience prouva que ce n’était pas du tout un endroit favorable à l’exécution de ce projet. M. Gardner était occupé ce printemps-là à faire construire deux grands bricks de guerre pour le gouvernement mexicain. Ces bâtiments devaient être lancés au mois de juillet de cette même année, et M. Gardner avait consenti à perdre une somme considérable s’il ne remplissait pas son engagement à l’époque convenue ; de sorte qu’à mon arrivée je ne trouvai partout que hâte et confusion. Comment aurait-il été possible d’apprendre la moindre chose ? Il n’y avait pas de temps pour cela. Chacun avait à faire ce qu’il savait faire parfaitement. Lors de mon admission dans le chantier, M. Gardner m’ordonna d’obéir à tout ce que les charpentiers me commanderaient. C’était me mettre à la disposition de soixante-quinze maîtres à la fois. Je devais les regarder tous comme tels, et leur obéir au moindre signe. Chaque parole prononcée par un d’eux devait être pour moi une loi. Ma situation était fort pénible. Quelquefois il m’aurait fallu une douzaine de paires de mains. On m’appelait dans une douzaine d’endroits en une seule minute. Trois ou quatre voix frappaient mon oreille au même instant. « Frédéric, viens m’aider à équarrir ce morceau de charpente. » — « Frédéric, apporte-moi cette poutre. » — Frédéric, donne-moi donc ce rouleau-là. » — Frédéric, va me chercher encore une cruche d’eau. » — Frédéric, viens m’aider à scier le bout de cette planche. » — « Frédéric, va vite me chercher le levier. » — « Frédéric, cours chez le forgeron, et dis-lui de me donner un poinçon neuf. » — « Frédéric, va donc me chercher un ciseau. » — « Frédéric, allume du feu aussi vite que l’éclair sous cette machine à vapeur. » — « Voyons, nègre, viens ici tourner la meule. » — « Allons, allons, Frédéric, vite, vite ! pousse ce bois en avant. » — « Vilain nègre, pourquoi ne me fais-tu pas chauffer de la poix ? — (Trois voix en même temps) : « Frédéric, viens ici ! — va là. — Reste où tu es. — Ne bouge pas, ou je te fais sauter la cervelle ! » Voilà quelle fut mon école pendant huit mois ; voilà comme j’apprenais un métier ! J’aurais pu y rester plus longtemps encore sans un horrible combat que j’eus à soutenir contre quatre des apprentis blancs, et dans lequel je perdis presque l’œil, et fus en outre horriblement mutilé ! Voici les circonstances de l’affaire. Tous les charpentiers de navire, blancs aussi bien que noirs, étaient dans l’habitude de travailler les uns à côté des autres. Cet état de choses durait depuis longtemps, et personne ne semblait y voir le moindre inconvénient ; au contraire, chacun en paraissait content. Plusieurs des charpentiers noirs étaient des hommes libres, et tout allait à merveille. Tout à coup les charpentiers blancs quittèrent l’ouvrage et refusèrent de travailler avec les hommes de couleur, en donnant pour raison que si l’on encourageait ces derniers, ils auraient bientôt le monopole du métier, et les pauvres blancs se trouveraient sans travail. Ils se croyaient donc obligés de porter remède au mal aussitôt que possible. Profitant de la position embarrassante de M. Gardner, ils ne voulurent plus rien faire, à moins qu’il ne congédiât les charpentiers noirs. Cette déclaration ne me regardait pas en apparence ; toutefois elle m’atteignit en réalité. Les apprentis, mes compagnons, ne tardèrent pas à trouver qu’il était dégradant pour eux de travailler avec moi. Ils commencèrent à se donner des airs et à parler des nègres comme d’une race dangereuse qui menaçait de s’emparer du pays, en ajoutant qu’on devrait nous exterminer tous. Encouragés par les ouvriers, ils rendaient ma position aussi dure que possible, me tourmentant à l’envi ; quelquefois même ils me frappaient. Alors, fidèle au vœu que j’avais fait après mon combat avec M. Covey, je rendais coups pour coups, sans m’inquiéter des conséquences. Tandis que je parvenais à les empêcher de se réunir, je m’en tirais fort bien ; car j’étais de force à les battre chacun séparément. Un jour enfin ils combinèrent leurs forces et s’élancèrent sur moi tous à la fois, armés de bâtons, de pierres et de longues piques. Un d’eux m’attaqua par devant avec une moitié de brique ; deux autres m’assaillirent, l’un à gauche, l’autre à droite ; un quatrième fondit sur moi par derrière. Pendant que je ripostais de mon mieux aux trois autres, celui qui était derrière moi m’asséna sur la tête un coup violent qui me fit perdre connaissance. Je tombai ; ils en profitèrent pour se jeter tous sur moi, et se mirent à me donner une grêle de coups de poing. Quand je revins de mon étourdissement, je les laissai me frapper pendant quelques instants, en attendant que j’eusse repris mes forces. Tout à coup, je fis un grand effort, et je me levai sur les mains et les genoux. Dans ce moment-là, un d’eux me porta un coup terrible à l’œil gauche avec sa lourde botte. La douleur fut telle qu’il me semblait que j’avais l’œil crevé. En s’apercevant qu’il était fermé et horriblement enflé, mes quatre assaillants s’éloignèrent. Je me levai, je saisis la pique et je me mis à les poursuivre pendant quelque temps. Mais alors les charpentiers intervinrent, et je jugeai qu’il était prudent d’y renoncer. Que pouvais-je faire seul contre un si grand nombre ? Toute l’affaire s’était passée en présence de cinquante charpentiers blancs au moins, et pas un n’avait prononcé un mot de paix. Quelques-uns, au contraire, avaient crié : « Tuez le nègre ! tuez-le ! tuez-le ! Il a frappé un blanc ! » Je vis bien que la fuite était ma seule chance de sûreté. Je parvins, non sans peine, à me sauver sans recevoir un seul coup de plus, car la punition d’un nègre pour avoir frappé un blanc, c’est la mort, aux termes de loi de Lynch, et c’était la loi qui était en vigueur dans le chantier de M. Gardner. Il faut ajouter qu’il n’y a guère d’autre loi hors du chantier de M. Gardner, dans toute l’étendue de ceux des États-Unis qu’on appelle États à esclaves.

Je me rendis aussitôt chez mon maître et lui racontai tout ce qui venait de m’arriver. Il m’est doux de pouvoir dire de lui que, quoiqu’il ne fît point étalage de religion, sa conduite fut celle d’un ange, comparée à la manière d’agir de son frère, Thomas, dans de pareilles circonstances. Il écouta avec attention le récit que je lui fis des provocations qui avaient amené l’attaque brutale et cruelle dont j’avais à me plaindre, et en témoigna une indignation extrême. Le cœur de ma maîtresse, autrefois si bonne, fut encore touché de compassion. Mon œil enflé et mon visage tout couvert de sang l’attendrirent jusqu’aux larmes. Elle s’assit à côté de moi, me lava le visage, et, après m’avoir mis un emplâtre sur l’œil blessé, elle me banda la tête avec toute la tendresse d’une mère. Je trouvai presqu’une compensation et un dédommagement à mes souffrances dans cette nouvelle marque de bonté de la part de cette maîtresse autrefois si compatissante et si affectionnée. Quant à M. Hughes, il se mit dans une grande colère, et lança un torrent de malédictions contre ceux qui étaient coupables de cet acte de brutalité. Aussitôt que je fus un peu rétabli, il me conduisit chez le juge Watson, dans la rue Bort, pour qu’il donnât suite à cette affaire. M. Watson lui demanda qui avait vu commettre cette attaque ? M. Hughes lui répondit qu’elle avait eu lieu en plein midi, dans le chantier de M. Gardner, où il y avait un grand nombre d’ouvriers. « Quant à cela, ajouta-t-il, il ne peut y avoir aucun doute sur la réalité du délit, non plus que sur les personnes qui l’ont commis. » M. Watson lui répliqua qu’il ne pouvait rien faire à moins qu’un blanc ne se présentât pour rendre témoignage des faits. Ma simple déposition ne suffisait pas pour l’autoriser à lancer un mandat d’amener contre les accusés. Si j’avais été tué en présence de mille hommes de couleur, tous leurs témoignages unis n’auraient pas suffi pour faire arrêter un seul des meurtriers. M. Hughes ne put s’empêcher de s’écrier que cet état de choses était très-blâmable. Tout naturellement, il était complètement impossible d’engager un homme blanc à offrir son témoignage en ma faveur, et surtout contre des jeunes gens de la même couleur. Ceux même qui m’avaient plaint n’étaient pas disposés à aller jusque-là. Il aurait fallu pour cela un courage qui leur était inconnu ; car, à cette époque-là, la moindre manifestation d’humanité envers un nègre ou un mulâtre était dénoncée comme un signe d’abolitionnisme, et cette accusation-là exposait celui qui se l’attirait à des dangers épouvantables. Les mots d’ordre parmi les hommes les plus sanguinaires de la population étaient « Mort aux abolitionnistes ! mort aux nègres ! » Qu’en résulta-t-il ? C’est qu’il n’y eut rien de fait, et on n’aurait probablement pas agi autrement, même si j’avais été tué. Tel était alors, tel est encore aujourd’hui l’état de la société dans la ville chrétienne de Baltimore.

Lorsque M. Hughes vit qu’il ne pouvait obtenir justice, il refusa de me laisser retourner chez M. Gardner. Il préféra me garder lui-même, et sa femme pansa mes blessures, jusqu’à ce que je fusse complètement rétabli. Après quoi, il me plaça dans le chantier dont il était contre-maître, au service de M. Gaultier Price. On me mit aussitôt à calfater, et j’appris bientôt à me servir du maillet et des autres outils. Dans le cours d’une année, à partir de l’époque où j’avais quitté M. Gardner, je parvins à gagner les gages les plus élevés que l’on donnât aux calfats les plus expérimentés. Je devins alors d’un certain prix aux yeux de mon maître, car je lui gagnais de six à sept dollars par semaine et quelquefois neuf ; j’avais par jour un dollar et demi. Lorsque j’eus appris à calfater, il fut convenu que je chercherais moi-même de l’emploi, que je ferais mes propres contrats avec ceux qui me donneraient de l’ouvrage, et que je recevrais moi-même l’argent que j’aurais gagné. Ce nouvel état produisit une amélioration sensible dans ma position, qui devint beaucoup plus agréable. Lorsque je n’avais pas à calfater, je ne faisais rien du tout. Pendant ces moments de loisir, mes vieilles idées de liberté me revenaient à l’esprit. Lorsque j’étais au service de M. Gardner, on me tenait dans un tel état d’agitation continuelle, que je ne pouvais guère penser qu’à la conservation de ma vie ; il en résultait que j’oubliais presque ma liberté. J’ai remarqué le fait suivant dans l’expérience que j’ai faite de l’esclavage, que toute amélioration de mon sort, au lieu d’augmenter mon contentement, ne servait qu’à accroître mon désir d’être libre, et à me faire songer aux moyens de parvenir à l’indépendance. J’ai reconnu que pour rendre un esclave content, il faut l’empêcher de penser, obscurcir ses facultés morales et intellectuelles, et autant que possible anéantir en lui le pouvoir de raisonner. Il faut le rendre incapable de remarquer aucune inconséquence dans l’esclavage ; il faut l’amener à croire que l’esclavage est une chose juste ; et on ne peut le réduire à cet état de dégradation que lorsqu’il a cessé d’être un homme.

Je gagnais à cette époque-là, comme je l’ai déjà dit, un dollar et demi par jour. C’était moi qui faisais l’arrangement, c’était moi qui le gagnais ; c’était moi à qui on le payait ; cet argent m’appartenait donc de droit ; cependant, chaque samedi soir j’étais forcé de le remettre à mon maître, M. Hughes. Et pourquoi ? Parce qu’il l’avait gagné ? Non. Parce qu’il avait aidé à le gagner ? Non. Parce que je lui devais ? Non. Parce qu’il y avait le moindre droit ? Non ; mais seulement parce qu’il avait le pouvoir de m’y forcer. C’est précisément la même espèce de droit qu’exerce le pirate en pleine mer.


  1. C’était le même homme qui m’avait donné la fameuse racine pour m’empêcher d’être fouetté par M. Covey. C’était un habile homme. Nous parlions souvent de mon combat avec Covey, et toutes les fois que nous le faisions, il attribuait mon succès à la racine qu’il m’avait procurée. Cette superstition est très-commune parmi les esclaves ignorants. Quand un esclave meurt, il est rare qu’on n’impute pas sa mort à quelque maléfice.