Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/05

Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 51-59).


CHAPITRE V.


Quant au traitement dont je fus l’objet sur la plantation du colonel Lloyd, il était de tout point semblable à celui des autres enfants esclaves. Je n’étais pas assez âgé pour travailler dans les champs, et comme il n’y avait guère autre chose à faire, j’avais beaucoup de loisir. La plus grande partie de mes occupations consistait à ramener les vaches le soir, à empêcher les poules d’entrer dans le jardin, à nettoyer la cour au devant de la maison, et à aller faire les commissions de la fille de mon ancien maître, Mme Lucrèce Auld. Je passais presque toutes mes heures de loisir à aider le jeune Daniel Lloyd à trouver ses oiseaux après qu’il les avait tués. Ma liaison avec le petit Daniel m’était assez avantageuse. Il s’attacha à moi et me servit en quelque sorte de protecteur. Il ne voulait pas me laisser duper par les autres garçons et il partageait ses gâteaux avec moi.

Mon ancien maître ne me fouettait que rarement, et je n’avais guère autre chose à supporter que la faim et le froid. Je souffrais beaucoup de la faim, mais encore plus du froid. Pendant les étés les plus chauds, comme les hivers les plus rigoureux, j’étais toujours presque nu — je n’avais ni souliers, ni bas, ni veste, ni pantalons ; rien qu’une chemise de toile grossière, qui ne me descendait qu’aux genoux. Je n’avais pas de lit. Je serais mort de froid, si, pendant les nuits les plus glaciales, je n’avais volé un sac dont on se servait pour porter le blé au moulin. Je m’entortillais dans ce sac, ayant les pieds et la tête en dehors, et je m’y endormais sur la terre froide et humide. Il y a eu des temps où la gelée m’avait tellement fendu les mains, que j’aurais pu placer dans les crevasses une plume aussi grosse que celle avec laquelle j’écris maintenant.

Nous n’avions pas une allocation de nourriture régulière. Nos aliments se composaient de farine grossière et bouillie qu’on appelait mush. On la versait dans une espèce de grande auge de bois qu’on mettait à terre. Puis on appelait les enfants, comme on appelle les pourceaux, et ils accouraient comme autant de petits cochons pour dévorer le mush ; ceux-ci avec des coquilles d’huîtres, ceux-là avec des cailloux, quelques-uns avec les mains seulement, mais pas un seul avec une cuillère. Celui qui mangeait le plus vite en avait davantage ; celui qui était le plus fort, s’emparait de la meilleure place ; il y en avait bien peu, qui fussent rassasiés en quittant l’auge.

J’avais, je suppose, entre sept et huit ans quand je quittai la plantation du colonel Lloyd. Je l’abandonnai sans regret. Je n’oublierai jamais le transport de joie qui me saisit quand je reçus la nouvelle que mon ancien maître (Antoine) avait résolu de me permettre d’aller à Baltimore demeurer chez M. Hughes Auld, frère du gendre de mon ancien maître, le capitaine Thomas Auld. On me communiqua cette résolution, trois jours avant mon départ, et ces trois jours furent les plus heureux de ma vie. Je les passai à l’anse dont j’ai parlé, à me purifier des traces de mon séjour à la plantation, et à faire les préparatifs de mon départ.

Ce n’était pas ma fierté personnelle qui me portait à agir ainsi. Je passais mon temps à me laver, non parce que je le désirais beaucoup moi-même, mais parce que Mme Lucrèce m’avait dit qu’il fallait faire disparaître de mes pieds et de mes genoux toute la peau morte, avant de pouvoir aller à Baltimore ; car les habitants de cette ville étaient extrêmement propres et se moqueraient de moi si j’avais l’air sale. Elle avait ajouté qu’elle allait me donner une paire de pantalons, ce qu’elle ne pourrait faire, avait-elle dit, si je ne me nettoyais pas entièrement. Posséder une paire de pantalons, c’était en vérité une belle perspective ! C’était un motif suffisant pour me faire enlever non-seulement ce que les gardeurs de cochons appellent la gale, mais la peau elle-même. Je m’y mis avec empressement, car je travaillais pour la première fois dans l’espérance d’une récompense.

Les liens qui attachent ordinairement les enfants à la maison paternelle, n’existaient pas pour moi. Mon départ ne me causa donc aucune peine. La demeure que je quittais n’avait point de charmes qui pussent me la rendre chère. En m’éloignant, je sentais bien que je ne me séparais de rien dont j’aurais pu jouir en y restant. Ma mère était morte ; ma grand-mère demeurait à une distance considérable, de sorte que je ne la voyais que rarement. J’avais deux sœurs et un frère, qui demeuraient dans la même maison que moi ; mais on nous avait séparés de notre mère dès la plus tendre enfance ; et cette séparation avait presque effacé de notre mémoire le fait de notre parenté. Je cherchais un refuge ailleurs, mais j’étais bien certain de n’en trouver aucun qui me plût moins que la demeure loin de laquelle j’allais porter mes pas. En supposant que je trouvasse dans ma nouvelle position de mauvais traitements, la faim, le fouet et la nudité, j’avais la triste consolation de penser que je n’aurais pu échapper à une seule de ces souffrances dans les lieux où j’étais. Comme j’en avais déjà fait l’expérience chez mon ancien maître, et comme j’avais pu les y endurer, j’en concluais naturellement que je pourrais les endurer ailleurs, et surtout à Baltimore ; car j’avais au sujet de cette ville une idée qui se rapprochait du sentiment exprimé dans le proverbe : « Il vaut mieux être pendu en Angleterre, que de mourir de mort naturelle en Irlande. » En un mot, j’avais la plus grande envie de voir Baltimore. Mon cousin Thomas, quoiqu’il ne parlât pas avec une facilité merveilleuse, m’avait inspiré ce désir, par sa description de cette ville. Je ne pouvais lui montrer aucun objet à la Grande Maison, quelque beau qu’il fût, qu’il n’eût vu à Baltimore quelque chose de bien supérieur sous le rapport de la beauté et de la force. Mon désir était tel, que je voyais dans la possibilité de le satisfaire une ample compensation à la perte quelconque de bien-être qui pourrait résulter de ce changement. Je partis donc sans regret, et avec l’espérance la plus vive d’arriver au bonheur que me promettait l’avenir.

Ce fut un samedi matin que nous nous éloignâmes de la rivière Miles. Je ne me rappelle que le jour de la semaine, car à cette époque-là je n’avais aucune connaissance des jours du mois, ni des mois de l’année. En partant, je me dirigeai vers l’arrière du bâtiment, pour jeter (à ce que j’espérais bien) un dernier regard sur la plantation du colonel Lloyd. Je me mis ensuite à l’avant, et j’y passai le reste de la journée à regarder devant moi, et à m’intéresser à ce qui se trouvait dans le lointain, plutôt qu’à ce qui se trouvait auprès de nous ou en arrière.

Nous arrivâmes dans l’après-midi à Annapolis, capitale de cet état. Nous ne nous y arrêtâmes que pendant quelques instants, de sorte que je n’eus pas le temps d’aller à terre. C’était la première fois que je voyais une grande ville ; certes Annapolis paraîtrait petite si on la comparait à quelques-uns de nos villages à manufactures de la Nouvelle-Angleterre ; toutefois, je la trouvai merveilleuse eu égard à son étendue — plus imposante même que la Ferme de la Grande Maison !

Nous arrivâmes à Baltimore de bonne heure le dimanche matin, et nous débarquâmes au quai Smith, non loin du quai Bowley. Nous avions à bord du bâtiment un grand troupeau de brebis, et après avoir aidé à les conduire à l’abattoir de M. Curtis, sur la colline de London-Slater, M. Rich, un des hommes de l’équipage, me mena à ma nouvelle demeure dans la rue d’Alliciana, près du chantier de construction de M. Gardner, sur la pointe de Fell.

M. et Mme Auld étaient tous deux à la maison, et vinrent me recevoir à la porte, avec leur petit garçon Thomas, dont j’étais destiné à prendre soin. Je vis alors ce que je n’avais jamais vu auparavant ; un visage blanc où brillait l’expression des émotions les plus bienveillantes ; c’était le visage de ma nouvelle maîtresse, Sophie Auld. Je voudrais pouvoir décrire le transport de joie qui s’empara de mon âme en la regardant. Vue nouvelle et étrange ! qui répandait sur ma route la lumière du bonheur. On dit au petit Thomas : « Voilà ton Frédéric ! » et on me chargea de prendre soin de lui. J’entrai donc dans l’exercice des fonctions qui m’étaient assignées dans ma nouvelle demeure, avec une perspective enchanteresse.

Je regarde mon départ de la plantation du colonel Lloyd comme un des événements les plus intéressants de ma vie. Il est possible, et même probable, que si je n’avais pas été transporté de là à Baltimore, je serais encore aujourd’hui chargé des chaînes dégradantes de l’esclavage, au lieu d’être assis ici devant ma propre table, dans la pleine jouissance de la liberté et du bonheur domestique. Mon départ pour Baltimore fut l’origine de ma prospérité subséquente. Je l’ai toujours regardé comme la première manifestation évidente de la bonté de la Providence, qui ne m’a jamais abandonné depuis, et qui n’a cessé, à différentes époques de ma vie, de me combler de faveurs. Je considérais comme quelque chose de très-remarquable que l’on m’eût choisi. Il y avait dans la plantation un grand nombre d’enfants qu’on aurait pu envoyer à Baltimore. Il s’en trouvait de plus jeunes, de plus âgés, et du même âge que moi. C’était moi sur qui le choix était tombé. Oui, j’étais le premier, le dernier, le seul qu’on eût choisi !

Peut-être qu’on me regardera comme superstitieux, et même comme égoïste, pour avoir vu dans cet événement une intervention spéciale de la Providence divine en ma faveur. Mais je n’exprimerais pas fidèlement les premiers sentiments de mon âme, si je m’abstenais de faire connaître cette opinion. J’aime mieux obéir à la voix de ma conscience, au hasard même de m’attirer les sarcasmes d’autrui, que de dissimuler la vérité et de devenir l’objet de ma propre aversion. Je date de mon âge le plus tendre la profonde conviction que l’esclavage ne pourrait me retenir pour toujours dans ses horribles embrassements. Pendant les heures du plus sombre découragement dans le cours de ma carrière d’esclave, la foi aux doux accents, et l’espérance, cet esprit consolateur ! ne m’abandonnèrent jamais, mais restèrent auprès de moi, comme deux anges tutélaires, chargés de soutenir mon courage au sein de l’adversité. C’est à Dieu que j’en suis redevable : c’est à lui que j’adresse un juste tribut d’actions de grâces et de louanges.