Vie de Carle Vanloo/Partie 1

V I E

D E

CARLE VANLOO,

Écuyer, Chevalier de l’Ordre de S.Michel, Premier Peintre du Roi, Directeur, Recteur de l’Académie Royale de Peinture & de Sculpture, & Directeur des Élèves protégés par le Roi.

Lue par M. Dandré Bardon dans l’Assemblée du 7. Septembre 1765.

Messieurs,

Il eſt bien douloureux pour l’amitié de remplir le triſte devoir dont je m’acquitte ; mais le ſentiment abſorbe toute amertume, quand il s’agit de contribuer à la gloire d’un Homme illuſtre, qui nous eſt cher.

Carle-André Vanloo, fils de Louis Vanloo & de Marie Foſſé naquit à Nice en Provence, & fut baptiſé dans l’Égliſe Paroiſſiale de cette Ville le 15 Février 1705[1]. Sa première enfance fut marquée par une force de prodige. Le Duc de Berwich aſſiégeoit Nice en 1706. Toute la Ville étoit en alarmes. Marie Toſſé tremblante pour le petit Carle, & penſant à le mettre à l’abri de tout riſque, le deſcendit dans la cave. Jean Baptiſte ſon fils aîné[2] averti par la direction des bombes, que la maiſon étoit menacée, court, vole au-devant le péril & enlève ſon jeune frère, deux minutes avant que le globe enflammé réduiſit en cendres le berceau de l’enfant.

L’entrepriſe des Français réuſſit & les vues du Ciel furent comblées. Le Duc de Berwich ſe rendit maître de Nice & le jeune Carle fut ſauvé. Les Deſtinées le réſervoient à jouer un grand rôle dans la république des Arts. C’eſt par les ſoins de celui-là même qui le garantit du déſaſtre, qu’il ſera mis à portée d’y faire de rares progrès.

J. B. Vanloo lui ſert de père, de maître, d’ami. Appellé par les ordres du Duc de Savoye, il paſſe à Turin avec ſa famille, & de-là à Rome, où deux ans après ſa famille va le joindre. Il entame l’éducation pittoreſque de ſon frère, âgé alors de neuf ans, & après lui avoir donné les premiers élémens du Deſſein, il le place à l’École de Benedetto Lutti.

Ce grand Maître, à qui J. B. Vanloo étoit redevable de la perfection de ſes talens, eſl ſi charmé des diſpoſitions extraordinaires du jeune Carle, qu’il prend une attention ſingulière à procurer ſon avancement. La ſagacité de l’Élève ne laiſſe preſque rien à faire à la vigilance du Maître. Le diſciple met à profit ce qu’on lui apprend ; il ſoupçonne, il devine preſque ce qu’on juge à propos de ne lui point dévoiler encore.

Lutti voit avec autant de plaiſir que de ſurpriſe les progrès de ſon nouvel Écolier. Il en parle au fameux le Gros qui fut curieux de le voir, & qui lui témoigna tant d’amitié, que Carle porté déjà par un ſecret penchant vers l’art du ciſeau, demanda à s’y exercer.

Quand on eſt bien avancé dans la partie du Deſſein, il n’eſt gueres plus difficile d’apprendre à manier l’ébauchoir que le crayon & le pinceau. Les circonstances ſeules fixent le fort des Peintres & des Sculpteurs. Il eſt peu d’habile élève dans l’art de Phidias qui n’eut réuſſi dans l’art d’Apelle, & peu de diſciple digne d’être avoué par Apelle qui ne ſe fût diſtingué dans le talent de Phidias. La Peinture & la Sculpture, ces deux ſœurs amies, quoique rivales, ſe tiennent par la main, ſe dirigent par les mêmes principes, s’éclairent des mêmes lumières : le même génie anime leurs productions.

Carle étudie chez le Gros avec autant de ſuccès qu’il avoit étudié chez Lutti. Sous ce maître il n’avoit appris qu’à deſſiner, ſous l’autre il modele. Déjà il ſculpte la pierre, le bois, peu s’en faut qu’il ne travaille le marbre. Ces anecdotes, dont il nous a ſouvent entretenus, ſont confirmées par l’intelligence avec laquelle il a modelé dans la ſuite d’après Nature & fait pluſieurs Maquettes pour de grandes compoſitions. Son amour pour la Sculpture étoit ſi fort, qu’il s’eſt mille fois reproché de ne l’avoir pas ſuivi. Nous avons vu ſouvent éclater ſes regrets dans le tems même où la Peinture le couronnent des plus brillantes fleurs.

La mort de le Gros arrivée en 1719, tems deſtiné au retour de la famille des Vanloo en France, rendit le jeune Carle au talent pour lequel le Ciel l’avoit fait naître. Il n’a conſervé de l’autre que les impreſſions utiles aux arts de peindre & de deſſiner. Je parle de ce tact que le pouce imprime ſur l’argile & que le pinceau ou le crayon font paſſer ſur la toile & ſur le papier, pour reſſentir les plans de couleurs, les Méplats que l’Art prête aux objets, même en les arrondiſſant. Ce caractère, que les grands Maîtres ont mis dans leurs chefs-d’œuvres, eſt répandu dans preſque tous les ouvrages de Carle Vanloo.

Son frère le ramene à Turin. Il ſemble lui marquer d’avance l’un des Palais où il doit un jour ſignaler ſon génie. De Turin il le conduit à Paris en 1719. Ils ſont favorablement accueillis par le Prince de Carignan & logés à l’Hôtel de Soiſſons.

Carle n’entroit alors que dans ſa quinzième année, mais il avoit déjà fait de très-bonnes études d’après l’Antique & les beaux deſſeins d’habiles Maîtres. Il avoit déjà ce maniement de crayon, moëleux, doux, facile, que les Romains préfèrent à la fougue, à l’éclat, à la fierté dont plusieurs autres bonnes Écoles ſe font honneur. Inſtruit des formes élégantes, que le Beau Idéal prête ſouvent à la Nature, il ne lui manquoit plus que de connoître ces vérités intéreſſantes, qui ſont les témoignages irrécuſables des impreſſions, auxquelles les divers mouvemens ſoumettent le Naturel.

C’eſt d’après l’étude conſtante du Modele que le jeune Élève acquiert la connoiſſance de ces vérités. Une envie démeſurée d’atteindre à la perfection de ſon Art, le deſir de mériter l’eſtime & de conſerver l’amitié de ſon frère, peut-être même la crainte d’en être ſévérement réprimandé, le rendent eſclave de ce devoir. Dans le torrent même des diſſipations, où la jeuneſſe n’eſt que trop ſouvent entraînée, il n’a jamais manqué l’étude de l’Académie, ni diſcontinué de montrer journellement à ſon frère le Deſſein qu’il faiſoit d’après.

Le réſultat de cette pratique importante eſt de mettre ceux qui la ſuivent, au-deſſus de leurs concurrens. Carle en fait bientôt l’expérience. Il touche à peine à ſa dix-huitième année qu’il gagne la première Médaille du Deſſein[3]. Il devient & continue d’être l’un des plus forts Deſſinateurs de l’École.

Cette facilite à bien deſſiner le Modele lui en donnoit une très-grande à mettre ſur le papier ſes compoſitions. À meſure qu’on ſe perfectionne dans la connoiſſance des principes, le génie ſe développe & devient de jour en jour plus capable de ſe produire avec ſuccès. Tous les jours Carle par de nouvelles eſquiſſes excite l’émulation de ſes camarades ; mais ils tâchent vainement de l’atteindre. Ils n’avoient pas comme lui ſous la main cet acquit, ces préceptes, dont les conſeils & les leçons de J. B. Vanloo ſon frère l’enrichiſſoient. Nous l’avons obſervé dans la Vie de cet excellent Maître que nous avons eu l’honneur de lire à l’Académie Royale en 1753[4]. Vous avez beau avoir du génie, diſoit-il ſouvent à Carle, s’il n’eſt dirigé par la connoiſſance des principes, vous donnerez dans mille écarts, & plus vous ferez de progrès dans la vaſte carrière de l’imagination, plus vous vous éloignerez du vrai beau & des parties eſſentielles de l’art de peindre. Recherchez toujours la raiſon de vos procédés ; confrontez-les avec ces maximes ; & loin de les regarder comme fatiguantes ou dangereuſes, n’oubliez jamais qu’elles ſont avec le génie la principale baſe de votre talent. Réflexion qui eût été bien avantageuſe pour les autres Élèves ! Ils produiſoient des idées, pleines de feu ; ils les rendoient d’une maniere éblouiſſante ; mais la fougue immodérée, le déſordre, les exagérations, les incongruités dont elles étoient remplies, indiquoient les fruits d’un génie diſtrait ſur les principes de l’Art.

Le titre d’habile Deſſinateur adjugé à C. Vanloo, lui fait ſouhaiter avec ardeur de mériter celui de bon Peintre. Son frere, dont il ſuivoit ſcrupuleuſement les avis, attendoit ſagement qu’il eût une capacité décidée dans l’Art du Deſſein pour lui permettre de peindre. Enfin les déſirs du jeune Élève ſont exaucés. Il met ſes idées ſur la toile ; de premiers eſſais annoncent la chaleur de ſon génie ; de brillantes étincelles s’en échappent de toutes parts ; ſemblables aux rayons d’une aurore naiſſante qui promet le plus beau jour. Nous ignorons où ſont ces Peintures ; mais ſans doute que ceux qui en font les Dépoſitaires ne les regardent pas comme les ouvrages d’un Apprentiſ. L’Eſquiſſe du Samaritain, conſervée dans le Cabinet de M. le Brun, & l’une des premieres productions colorées de Carle, eſt garant de la bonne idée que nous avons de ſes premiers tableaux. Elle nous autoriſe à conjecturer qu’un Maître dans l’Art de peindre ſe ferait peut-être honneur de les avouer.

Il eſt rare qu’on ſoit né pour une profeſſion, ſans y faire de bonne heure de rapides progrès. Ceux de C. Vanloo le mettent bientôt à portée d’être utile à ſon frère : il en retire le double avantage de s’inſtruire, en ſervant ſon Bienfaiteur. J. B. Vanloo employe ce cher Élève à ébaucher ſes tableaux d’après de belles eſquiſſes, à peindre des draperies & autres acceſſoires importants d’après Nature, à faire même les études des figures, des têtes & des parties eſſentielles d’après le Modele.

Il fait plus : il partage avec lui le ſoin, dont M.  le Duc d’Orléans, Régent du Royaume l’avoit chargé, de réparer la Galerie de Fontainebleau peinte des mains du Primatice, par ordre de François Ier. Le Diſciple aide le Maître, & le Maître eſt ſatisfait des ſecours du Diſciple. Mais ſoit que les grands génies ne puiſſent pas s’aſſervir long-tems aux idées des autres, ſoit que l’amour de l’indépendance, ou l’appas du gain euſſent ſéduit C. Vanloo, ſoit que l’envie de s’exercer aux grandes machines & de ſe faire une pratique dans l’Art de peindre en toutes ſortes de genres lui eût fait illuſion, il s’éloigne pour un tems de l’École lumineuſe de ſon frère, pour ſe jetter dans le cahos de l’Opéra. Là étendant la ſphere de ſon génie, il donne des projets de décoration, comme ont fait & font encore pluſieurs grands Maîtres ; il peint lui-même des figures, des animaux, du payſage, & enrichit ce brillant Spectacle de toutes les ingénieuſes magnificences dont il eſt ſuſceptible.

Le tourbillon des diſſipations, où le jette cet exercice, ne lui fait jamais perdre de vue le point eſſentiel, que l’intérêt de ſa gloire lui présente à chaque inſtant. Il en donne la preuve par un ſuccès nouveau. Le concours au prix de Peinture eſt ouvert. Carle eſt admis, il combat, il triomphe, il est couronné[5]. Son Tableau, que l’on voit dans le Cabinet d’un Curieux[6], préſente tout à la fois un goût de deſſin correct, ſvelte ; une compoſition neuve, bien raiſonnée ; un coloris ſuave, brillant ; une intelligence harmonieuſe & ſéduiſante[7].

Satiſfait d’un événement favorable à ſes vues, flatté de pouvoir prétendre, au droit de retourner à Rome & de s’y perfectionner à l’aide des bienfaits du Roi, il tente les moyens convenables à ce projet, mais les circonstances ne le ſservirent point. Ce fut alors qu’on lui vit faire ces portraits deſſinés, dont les têtes, quoique, très-petites, étoient de la plus exacte reſſemblance. Soit que les figures fuſſent en pied, ou aſſiſes, il les terminoit toutes d’après Nature, & y jettoit par l’induſtrie de ſon talent toutes les graces, toutes les vérités, tout le goût que le génie & l’Art peuvent prêter au Naturel. Ces ouvrages, qu’il faiſoit avec une facilité ſurprenante, lui rapportoient de grands profits.

Il ſe procure ainſi les moyens de faire commodément le voyage de Rome, & de s’y entretenir quelques années pour étudier. Il s’aſſocie avec MM. Louis & François Vanloo ſes neveux, & avec M. Boucher, aujourd’hui ſon ſucceſſeur dans une partie conſidérable de ſes dignités. Il part pour Rome en 1727.

Les beaux ouvrages dont il avoit été d’abord frappé, quand il étoit à peine en état de les voir, ſe préſenterent à lui pour la ſeconde fois de manière à ſe faire ſentir vivement. Ils lui parurent alors auſſi inſtructifs qu’admirables. Il s’en nourrit ; il les dévore. Semblable à ces Paraſites affamés qui engloutiſſent des yeux tous les mets d’une table ſomptueuſe, C. Vanloo ne ceſſe de ſe repaître des beautés, qu’offrent dans la Capitale des Arts les anciens chefs-d’œuvres des grands Maîtres. Il ſe porte avec avidité partout où if voit des objets d’étude, & paſſant tour à tour de l’Antique à Raphaël, de Raphaël au Dominiquin, du Dominiquin au Carache, du Carache à Pierre de Cortonne, au Guide, à Carle-Marat, il remplit ſes porte-feuilles des imitations fidèles de cent raretés toutes plus intéreſſantes, & des copies exactes faites d’après les figures, les bas-reliefs & les plus beaux reſtes de la ſçavante antiquité.

Tant de peines, tant de recherches feront bientôt avantageuſement récompenſées. Le concours au prix du Deſſein eſt annoncé dans Rome. Les Aſpirans ſe diſpoſent. Carle ſe préſente avec cette confiance courageuſe qu’inſpire l’eſpoir du ſuccès. Il eſt admis ſur une eſquiſſe repréſentant Adam & Eve, a qui Dieu reproche leur déſobéiſſance. Cet inpromptu fait en préſence de MM. de l’Académie de S. Luc, ſuivant l’uſage de Rome, donna une grande idée du mérite de l’Aſpirant, & cette bonne opinion fut confirmée par le Deſſein qu’il fît. L’ouvrage retraçoit le Feſtin de Balthazar, à la ſanguine ſur le papier blanc. Une eſtompe moëleuſe y avoit contrarié des maſſes vigoureuſes & légères, en fixant un contour exact, plein de fineſſe & de goût. La compoſition en étoit neuve, ſage, élégante ; l’effet auſſi vrai que ſéduiſant. Malgré le grand nombre de rivaux très-habiles & la plupart Italiens, C. Vanloo eſt couronné d’une voix unanime. Dans la ſcéance publique, que les Romains ſont à ce ſujet, il reçoit ſa récompenſe des mains du Prince de S. Luc, à la vue de quantité de Cardinaux, au ſon éclatant des trompettes, & au bruit encore plus flatteur des acclamations de tous les aſſiſtans.

Le Cardinal de Polignac chargé des affaires de France en Cour de Rome, ce Miniſtre amateur des beaux Arts, écrit au Duc d’Antin en faveur de C. Vanloo, & lui obtient la penſion du Roi, doublement méritée. Ce n’eſt pas le ſeul avantage que le Vainqueur retire de ſon triomphe : il lui valut encore l’occaſion de faire un Tableau pour l’Angleterre, qui établit ſa réputation dans ce pays, comme elle l’étoit à Paris & à Rome. Cette peinture préſente une femme Orientale, de grandeur naturelle, faiſant ſa toilette. Elle eſt également intéreſſante par les grâces de l’attitude, par le coloris des carnations & par la beauté des linges, des étoffes, des acceſſoires qui l’environnent. Cet ouvrage, peint dans le goût de Paul Veroneſe, ſe trouve caractériſé par un trait ſingulier : la cuiſſe droite de la jeune femme eſt ornée d’un braſſelet.

Les Gens de génie ſortent en tout de la marche ordinaire ; ils ne connoiſſent pas de début, & commencent par étonner. À l’âge de 24 ans C. Vanloo, déjà renommé par quantité de Deſſeins, que la Gravure reproduit encore tous les jours, fait un Tableau repréſentant le Mariage de la Vierge, morceau précieux qui lui attire les éloges des Connoiſſeurs ! Il retrace dans le plafond de l’Egliſe S. Iſidore, l’Apothéoſe de ce Saint. L’ouvrage à Freſque n’eſt pas plutôt découvert que la Critique ouvre la bouche de quelques jaloux. C. Vanloo, ſans ſe déconcerter, la leur ferme en peignant un Tableau d’Enée & Anchiſe, qu’on admire dans le Cabinet de M. de la Live, & un Saint François, une Sainte Marthe, qui décorent l’Egliſe des Capucins de Taraſcon. On ne parloit à Rome que des talens de C. Vanloo. Le Pape lui-même, qui en fut informé, voulut récompenſer le mérite du jeune Peintre Français, l’honora en 1729 d’un Cordon de Chevalier, & d’un Brevet honorable & flatteur.

Mais les diſtinctions ne l’éblouiſſent pas. Eſclave des ſoins qu’il doit à ſon Talent, il les redouble de jour en jour, & termine enfin ſon cours d’étude à Rome. Qu’il ſoit permis de l’obſerver ! Cette Capitale du Monde Chrétien eſt pour les Artiſtes l’Ecole de la gloire, & non le comptoir de Plutus. C’eſt pour les jeunes élevés un bonheur beaucoup plus grand qu’ils ne penſent peut-être. Convaincus de cette vérité, ils ne ſeront pas diſtraits dans l’exercice de leurs devoirs par les tentations & les attraits d’un vil intérêt, ordinairement nuiſibles au progrès des Arts. D’ailleurs cette poſition les met à portée de remplir avec plus de reconnoiſſance les uniques vues dans leſquelles la bonté du Roi les entretient en Italie. Ils en rapporteront de grandes richeſſes, s’ils en rapportent quantité de bonnes études. Ces tréſors, qu’on n’a qu’un tems pour amaſſer, font la fertile ſemence de la gloire & de la fortune où peuvent & doivent aſpirer les Eleves de Praxitelle & de Zeuxis.

Qui eſt-ce qui ſentit mieux que C. Vanloo l’importance de cette obſervation ? Qui ſçut mieux que lui la mettre en pratique ? Quel ſort fut plus heureux que le ſien ? Comblé d’honneurs, environné d’une réputation brillante, chargé des richeſſes du Talent, muni d’un grand fond de ſçavoir, il quitte Rome, & part pour Turin avec ſon neveu François Vanloo. L’intimité qui les uniſſoit étoit également établie ſur les liens du ſang, ſur les ſentimens d’une parfaite eſtime & ſur les rapports de leurs talens ſupérieurs. L’idée que nous avons de ceux de l’Oncle eſb la juſte meſure de l’opinion qu’on peut ſe former de ceux du Neveu. François étoit né avec le plus beau génie, & l’avoit ſignalé de bonne heure par des ouvrages diſtingués. Pluſieurs ingénieux Deſſeins d’invention & d’après Nature ; diverſes figures peintes du plus beau ton, d’un pinceau admirable & avec la plus grande facilité ; enfin ſon Tableau repréſentant le Triomphe de Galatée, ouvrage qui ſe fondent parfaitement au milieu des excellents Tableaux, raſſemblés dans le Cabinet de M. Louis-Michel Vanloo ſon frère, publient les rares talens de François.

Carie étoit au comble de ſa joie. Il ramenoit en France un neveu digne de ſon nom & un ami qu’il chériſſoit tendrement, quand la plus fâcheuſe des cataſtrophes le lui enleve. Ils voyageoient en chaiſe roulante. La fougue impétueuse des chevaux, que peut-être trop imprudemment François haſarda de conduire, trahit ſa dextérité. Il tombe ayant un pied embaraſſé dans l’étrier. Les courſiers emportent leur victime. Ils la traînent long-tems parmi les ronces & les cailloux. Tel l’infortuné Hippolite fut traîné par ſes chevaux. Quel ſpeclacle pour Carle ! En vain au péril même de ſa vie, veut-il dégager ſon neveu & fixer les courſiers indomptables. Le fatal deſtin eſt comblé : toutes les bleſſures ſont mortelles ; François Vanloo meurt à Turin dans ſa vingt-deuxième année.

L’oncle eſt vivement touché de la perte de ce cher neveu. Après avoir donné à la Nature & au ſentiment les pleurs, tous les regrets qu’il leur doit, il trouve un motif de conſolation dans le ſouvenir des bontés, dont le Roi de Sardaigne avoit honoré François Vanloo durant ſa maladie. Ce Prince ne tarda pas à connoître le mérite de l’oncle, & à lui donner des preuves de l’eſtime qu’il avoit pour lui. Il le charge de pluſieurs ouvrages conſidérables. Avec quelle attention Carle ne les exécute-t-il pas ? Il choiſit pour la décoration des trumeaux & deſſus de porte du Cabinet du Roi onze ſujets dans la Jéruſalem délivrée, du Taſſe, & réunit dans ces morceaux l’enthouſiaſme du grand Poëte aux graces du Peintre excellent. Tous les Gens de goût rapportent, que ces Tableaux ſont la plupart dignes d’admiration. La force & la fraîcheur du coloris y font excellentes & les grâces du Deſſein, ſurtout dans les têtes de femmes & d’enfans, y ſont jointes à l’exécution la plus précieuſe. Tel eſt le jugement qu’en porte un bon connoiſſeur.[8]

La réputation de C. Vanloo lui procura tout à la fois la connoiſſance du grand Sommis, l’Amphion de l’Italie & l’avantage d’épouſer Chriſtine Sommis, la Philomele de Turin.[9] Ce mariage menagé par le Dieu des Talens, fut célébré par un fameux Poëte dans les Vers ſuivans, qu’il adreſſa à la nouvelle Epouſe :

Que ne puis-je à ton air, ô charmante Chriſtine,
 Diſoic Vanloo, joignant ta voix divine,
Sur la toile animer ton goſier enchanteur !
 Mais l’Art réſiſte à mon envie.

 Avec ta voix, tes grâces, ta douceur,
 L’Amour grava ton portrait dans mon cœur,
Et je veux que l’Hymen m’en faſſe une copie.


Le jeune Apelle continue de ſignaler dans Turin ſon génie & ſes divers talens. Déjà les décorations du Cabinet du Roi de Sardaigne ſont achevées. Carle l’a enrichi de tous les ouvrages dont le Prince l’avoit chargé. Il peint un grand Tableau repréſentant l’Immaculée Conception pour l’Egliſe de S. Philippe de Neri ; pour le Chœur des Religieuſes de Ste. Croix, la Scene du Sauveur & la Multiplication des Pains. Suivons-le à Stupinigi[10] ; admirons le plafond, où il repréſente Diane au retour de la chaſſe accompagnée de ſes Nymphes ; ouvrage qui réunit à la brillante vivacité de la Freſque la vigueur moëleuſe de l’huile ! Arrêtons-nous devant le fameux Tableau de la Vierge, où ſon Art a réuni la nobleſſe des traits & les grâces du coloris de Carle-Marat. Cette image reſpectabie, expoſée à la piété publique au milieu d’une grande route eſt dans une telle vénération ? que bien des Gens lui attribuent des miracles ; pluſieurs Ex voto l’atteſtent. Ce qu’on peut en dire d’inconteſtable d’après les Connoiſſeurs, c’eſt qu’elle paſſe pour un miracle de l’Art.

Des circonſtances politiques obligèrent dans ce tems le Roi de Sardaigne à ſuſpendre les embelliſſemens de ſes Palais. C. Vanloo ſaiſit cette occaſion pour retourner à Paris avec ſon épouſe. Ils partent, ayant pour principal cortège leurs vertus & leurs talens, & arrivent dans la Capitale de la France en 1734. Une brillante réputation les y avoit devancés. Le Prince de Carignan, toujours zélé Protecteur des Vanloo, accueille les deux Epoux avec bonté, & les loge dans ſon Hôtel.

Leur arrivée intéreſſe également les Amateurs de Muſique & de Peinture. On voit les Concerts ſe reproduire partout. La belle voix de Madame Vanloo, les grâces qu’elle met dans ſon chant, le choix des airs agréables & pathétiques que ſon diſcernement préſente aux Français, gagnent tous les cœurs à la Muſique Italienne. On en goûte pour la première fois les charmes délicieux ; ce genre eſt fêté dans les plus belles Aſſemblées ; les Pariſiens en raffollent. Telle eſt l’époque de ſon établiſſement en France.

C. Vanloo de ſon côté répond à la haute idée qu’on avoit de ſes talens. Il fait pour M. Fagon le Tableau repréſentant un Concert ; pour M. de Julienne, le Bacha qui fait peindre ſa Maîtreſſe, & pluſieurs autres Tableaux qu’il préſente à l’Académie Royale. A quel point ſon ambition n’eſt-elle pas ſatisfaite ? Il eſt agréé d’une voix unanime. Dès-lors il ne s’occupe que du plaiſir d’avoir contracté avec la Compagnie l’étroite obligation de travailler à ſe rendre digne de lui appartenir. Par une diſtinction particulière. Elle lui donne la liberté de choiſir le ſujet de ſon morceau de réception ; liberté, ſi j’oſfe le dire, qui devroit être pour les Aſpirans un droit plutôt qu’une grâce : Vous le ſçavez, Meſſieurs, le génie ne gagne rien à être contraint. Jaloux de ſe procurer l’avantage d’être Académicien, Carle redouble ſes attentions pour terminer ſon chef-d’œuvre. Un zéle impatient le dévore. Il renonce à toute vue d’intérêt, & préſente en 1735 ſon Tableau retraçant, Marſyas écorché par l’ordre d’Apollon.

Qu’eſt-ce qui rendra compte du prix de cet ouvrage, & de la bonne opinion que l’Académie conçoit des talens de l’Auteur ? Ce n’eſt pas le titre d’Académicien qu’elle lui accorde ; un mérite ſuffiſant pouvoit le lui procurer ; c’eſt le poſte d’Adjoint à Profeſſeur qu’elle lui décerne l’année ſuivante, & celui de Profeſſeur l’année d’après.

Pour juſtifier les rapides progrès du nouvel Officier dans les emplois de l’Académie, les plus importans à l’inſtruction des Eleves, rappellons ſes connoiſſances profondes, ſur-tout dans la partie du Deſſein. Les preuves en ſont manifeſtes à tout le monde, ſoit par les Eſquiſſes, les Deſſeins finis, les magnifiques Académies gravées d’après lui ; ſoit par mille rares productions de ſon crayon dépoſées dans les cabinets des Amateurs & dans les porte-feuilles des Curieux. Peu de Deſſinateurs ont poſſedé auſſi parfaitement que lui les formes élégantes de l’Antique : il les ſçavoit preſque par cœur. Il les adaptoit avec adreſſe aux Modèles les moins corrects, & les rendoit ſous un crayon tantôt fondu, careſſé ; tantôt heurté, fier ; & tantôt mixte, c’eſt-à-dire menagé, de ſorte qu’il aſſocioit le grand caractère, la ſoupleſſe ragoûtante des traits, aux graces & à la tendreſſe du clair-obſcur.

C. Vanloo a ſouvent varié le ſtile de ſon pinceau, ainſi que celui de ſon crayon. Tels ſont les procédés des Génies, dont la ſphere n’a point de bornes. On a des Tableaux de lui exécutés dans la manière vigoureuſe ; d’autres dans le ton argentin & ſuave. Tantôt il imite le coloris, la touche du Guide ; tantôt la pâte, la fonte du Correge. Veut-il traiter un Payſage ? C’eſt Benedetto Caſtillon, ou Salvator Roſa, qu’il a en vue. Retrace-t-il des Animaux ? C’eſt Sneydre, ou des Portes qui dirigent ſon goût. On diroit qu’il ne voit la Nature qu’avec les yeux de ces grands Maîtres : il voudroit réunir leurs divers ſtiles. Le fruit de cette forte d’ambition eſt, que toutes les différentes façons d’opérer de Carle, toutes ſes diverſes manières de deſſiner & de peindre jettent dans ſes ouvrages un goût original, qui n’appartient qu’à lui. Diſons tout : elles ſont ſi admirables, qu’on aurait bien du regret s’il n’avoit jamais eû que la même.

À l’Art de bien deſſiner l’Académie, il joignoit celui de la modeler avec eſprit ; ce qui le mettoit à portée de corriger les Peintres & les Sculpteurs avec une intelligence parfaite. Il avoit un jargon pittoreſque très-intelligible aux Eleves. Ses bons préceptes, ſes démonſstrations énergiques faiſoient ſentir le défaut. Il le corrigeoit ſouvent ſur le Deſſein de l’Ecolier par l’impreſſion de la ſçavante théorie, qu’il avoit au bout du crayon. Une foible Académie retouchée par C. Vanloo eſl quelquefois devenue un très-beau Deſſein.

Que ſes Tableaux ſe reſſentent bien de cette partie fondamentale de l’Art ! J’en prends à témoin tous ceux qu’il a placés, ſfoit dans les cabinets des Amateurs, où elle eſt pratiquée avec toutes les fineſſes, tout le précieux dont elle eſt ſuſceptible ; ſoit dans les endroits publics, où elle eſt traitée dans la manière large, élégante, caracheſque & convenable au local. Parmi ſes Tableaux de cabinet nous diſtinguons ſa Réſurrection du Sauveur, le Concert, l’Allégorie des Parques, la Converſation Eſpagnole, l’Enèe & Anchiſe, &c ; on ne peut guère porter le talent plus loin. Nous mettons au premier rang de ſes ouvrages publics ſon Saint Charles communiant les Peſtiférés, Sainte Clotilde, la Réſurrection, peinte pour Beſançon, le Sacre, la Prédication de S. Auguſtin, &c.

Tant de chefs-d’œuvres réunis à pluſieurs autres, dont nous donnerons la liſte, & la plûpart faits à la fleur de l’âge, attirerent à C. Vanloo la réputation brillante, qui fit paſſer ſon nom dans les pays étrangers. Les Souverains déſirent de l’avoir auprès d’eux. Le Roi de Pruſſe, ce Prince ami généreux des Arts & des Lettres, qu’il chérit autant que les Lettres & les Arts le chériſſent lui-même, le fait ſolliciter de paſſer à Berlin. Dans une conjoncture auſſi intéreſſante & auſſi délicate, l’attachement reſpectueux de C. Vanloo pour ſon Roi pouvoit ſeul le fixer à Paris. La reconnoiſſance parle au fond de ſon cœur. Son devoir le refroidit ſur tous les appas les plus réducteurs & les plus honorables. Il procure à ſon habile neveu, M. Amedée Vanloo[11], le poſte, qu’il ne peut aller remplir lui-même.

Eh ! Qu’a-t-il à déſirer dans ſa Patrie ? Les entrepriſes de la plus grande importance lui ſont confiées. Il eſt chargé de faire le Portrait du Roi en pied ; il avoit fait de même celui de la Reine. L’Hôtel de Ville lui avoit donné quelques années auparavant la preuve de ſa confiance, en l’engageant à éterniſer ſous ſon pinceau la Publication de Paix, faite, en 1739. On lui demande de grands Tableaux pour les principales Egliſes de Paris & pour les Chapelles des Maiſons Royales. Ses talens lui ont depuis long-tems attiré les applaudiſſemens de la Cour. Il a peint pour les petits Appartemens de Verſailles, des Chaſſes à l’Ours & à l’Autruche ; pour Fontainebleau une Halte de Chaſſe, & onze Camaïeux dans la Sale du Conſeil, &c. Les Princes, les Amateurs, les Etrangers, les Provinces veulent avoir des ouvrages de C. Vanloo. Il ſatisfait tous ceux pour qui il travaille, & s’en fait autant d’admirateurs & d’amis.

Mais ces admirateurs ne l’expoſeront-ils point, quoique, innocemment, aux diſgraces, qu’eſſuye ſouvent le mérite ? L’humeur de l’Envie s’irrite à raiſon de ce que le zéle de l’admiration éclate hautement. Sous prétexte d’épurer le goût & de faire le procès aux Apologiſtes, qui, ſi on l’en croit, vendent les éloges, la Critique ne travaille quelquefois qu’à humilier les Artiſtes, & débite à prix d’argent les injures & le mépris. Qu’elle eſt aveugle ! Le Public judicieux n’eſtime qu’une cenſure éclairée, qui propoſe des objets fixes & déterminés, de ſolides moyens d’amélioration, & qui les propoſe d’une manière honnête. Celle qui s’exhale en accuſations vagues, en ironies déplacées, on la laiſſe pour ce qu’elle vaut. Ces ſortes de ſatires tombent d’elles-mêmes dans l’oubli, tandis que l’ouvrage dépriſé par elles ſeules, ſe ſoutient dans l’eſtime de la Poſtérité. Vanloo ne les craint point ces libelles : ils ne ſçauroient offuſquer l’éclat de ſes talens. Tel qu’Homère & Platon bravoient les traits des Zoïles, Carle affronte les Zoïles du ſiécle par des progrès toujours nouveaux.

Pouvoit-il n’en pas triompher ? Lui qui joignoit au coloris le plus aimable, à l’exécution la plus brillante les réſultats les plus ſéducteurs de l’imagination ; lui qui varioit avec tant d’Art le caractère de ſes Héros, ſuivant les circonſtances du ſujet. Sainte Clotilde inſpire la plus tendre piété ; S. Charles Borromée le plus vif attendriſſement. Ses Vierges reſpirent les grâces && la nobleſſe ; ſes Veſtales, la modeſtie ; ſon Antiope, l’ingénue volupté. Il jette du poétique dans ſa Publication de Paix, dans ſes Parques, dans ſon Silene ; du pathétique, dans ſon Porus, ſon S. Sébaſtien, ſa Magdelaine ; la magnificence du Spectacle dans ſon Retour de Chaſſe de Diane, dans ſon Theſée & dans ſon Iphigenie. La plûpart de ſes Tableaux de cabinet ſont d’un précieux accompli, nous ne craignons pas de le répeter ; ſes grandes machines portent l’impreſſion du pittoreſque ſublime.

Les dignités, les honneurs ſont les plus flatteuſes récompenſes, dont le mérite puiſſe être couronné. Pour les perſonnes qui penſent noblement, la fortune ne va qu’après la gloire. Tel fut toujours le ſiſtême de C. Vanloo. Quelle ſatisfaction n’en retire-t-il pas ? Les poſtes les plus diſtingués de la Peinture ſemblent être faits pour lui. Il les obtient ſans les demander & les poſſéde ſans jamais s’en prévaloir.

En 1649 le Miniſtre des Arts[12] lui procure la Direction de l’Ecole Royale des Eleves Protégés. C. Vanloo ne regarde pas le nouveau poſte comme une de ces places purement honorifiques, qui n’exigent qu’une police infructueuſe ou une rebutante ſévérité. Il en enviſage les obligations comme des devoirs d’état, qui ſe ſoumettent à joindre pour l’inſtruction des Eleves, les exemples aux préceptes. Avec quelle attention ne veille-t-il pas ſur leurs ouvrages, ſur leurs progrès ! Quels motifs d’avancement, quel modele d’aſſiduité & de vigilance ne leur offre-t-il pas ? Nous en croira-t-on ? L’Aurore eſt à peine levée qu’il a les pinceaux à la main, & le Soleil prêt à ſe coucher l’a ſouvent trouvé encore occupé à peindre. Le Maître préſente cette pratique d’une manière trop intéreſſante pour être ſans efficacité. Les jeunes Eleves s’habituent à la ſuivre, & à imiter leur Directeur dans tout ce qui dépend de leurs ſoins. À ſon exemple, ſi l’on excepte le tems qu’ils conſacrent aux devoirs de la religion, tous les jours de l’année ſont des jours d’étude pour eux. Un avantage général réſulte de cette conduite. Carle voit les progrès des Penſionnaires du Roi croître de jour en jour. Il les féconde, il les hâte, en leur communiquant ſes conſeils, ſes ouvrages, ſes réflexions : il les inſtruit, il les éclaire. Les Penſionnaires de leur côté, répondant aux intentions du Supérieur, ne ſont pas moins attentifs à gagner le cœur de l’Apelle qui les dirige, qu’à remplir exactement leur devoir. C’eſt ainſi qu’ils ſe mettent en état de montrer qu’au retour de l’Ecole de Rome, donc ils trouvent chez lui les principes, ils ſeront dignes des Maîtres qui les ont formés & de l’honneur où ils aſpirent.

La réputation, que ſe fait C. Vanloo dans le nouveau grade, lui vaut une nouvelle dignité. Le Roi l’honore du Cordon de l’Ordre de S. Michel en 1751. Eſt-ce à titre d’encouragement ou à titre de récompenſe ? L’un & l’autre ſont également flatteurs. Une diſtinction d’autant plus intéreſſante qu’elle eſt fondée ſur les ſentimens, va bientôt devenir le prix du zéle & des travaux de notre excellent Artiſte. L’Académie, qu’il ſert depuis quinze ans dans l’exercice du Profeſſorat, convaincue de ſa capacité, voit arriver avec plaiſir le tems qui lui adjuge une de ces places de la Compagnie, qui font les tranquilles fruits d’un ſervice laborieux. Elle le nomme Adjoint à Recteur en 1752.

C’eſt alors que les Etudians, ſentant la perte que l’Ecole faiſoit d’un tel Profeſſeur, murmuroient preſque & ſe plaignoient en ſecret de la place, que l’Académie venoit de lui adjuger. L’intérêt perſonnel rend ſouvent les hommes injuſtes. Les grands principes qu’avoit C. Vanloo, la facilité, l’érudition, l’intelligence qu’il mettoit dans la façon de corriger les Deſſeins, rendoient aux Diſciples la perte de ce Profeſſeur extrêmement ſenſible. Mais il eſt des équivalens à tout. Les diverſes lumières, communiquées dans une Ecole par différens Maîtres habiles, dédommagent avantageusement de celles, que l’on ne reçoit que d’un ſeul. On s’attache alors avec moins de partialité à une manière trop favorite. C’eſt la variété des préceptes, qui dans la République des Arts, forme les différentes claſſes de bons Sujets. Malgré cette variété de maximes toutes également inſtructives, que publient nos doctes Profeſſeurs, il en eſt une ſur laquelle ils ſe réuniſſent tous : c’eſt la néceſſité de la connoiſſance des principes. C. Vanloo l’accréditoit ſinguliérement par ſon exemple. Il n’a ceſſé d’aſſiſter aux Conférences faites pour les Eléves Protégés, dont un des objets conſiſte à confronter les faits de l’Hiſtoire Univerſelle avec les maximes ſuivant leſquelles ils doivent être rendus.

Un trait bien caractériſtique & particulier à C. Vanloo, c’eſt qu’il ne conſervoit de ſes productions, que celles qui pouvoient lui faire le plus d’honneur. Il effaçoit ſans aucun égard tout ce qu’il croyoit être en état de mieux rendre. On a ſouvent uſé d’adreſſe pour préſerver quelques-uns de ſes ouvrages de la deſtruction dont il les menaçoit : mais on n’a pas pu les ſauver tous. Le Tableau des Graces enchaînées par l’Amour, cette Peinture expoſée au Salon de 1763, & qui nonobſtant quelques défauts, renfermoit mille beautés que des Connoiſſeurs auroient achetées à grand prix, a été impitoyablement immolée à la délicateſſe, au caprice de l’Auteur ; il a mis cet ouvrage en pièces, & n’en a pas laiſſé ſubſiſter le moindre veſtige. Son grand Tableau de Porus, fait pour le Roi d’Eſpagne, & expoſfé au Salon de 1738 ; ſon Sacre de S. Auguſtin expoſé en 1750 ; ſon propre Portrait peint par lui-même & expoſé en 1753, ont eû le même ſort : il les a refaits en entier ſur de nouvelles toiles ; mais il eſt un grand nombre de ſes plus belles compoſitions, qui ont totalement diſparu.

Loin que ces bizareries, qu’excuſe un louable motif, refroidiſſent les Connoiſſeurs, ils continuent à rechercher les productions de Carle avec plus d’empreſſement que jamais. La multitude d’ouvrages dont il eſt chargé, l’oblige d’en refuſer pluſieurs qu’on lui demande. Un ſeul preſque l’occupe eſſentiellement, & c’eſt à bien juſte titre, puiſqu’il doit l’élever au niveau des plus grands Maîtres de l’Ecole Françaiſe. Le Miniſtre lui a confié le ſoin de peindre dans la Coupole d’une Chapelle des Invalides les principaux traits de la vie de S. Grégoire. À en juger par les admirables Eſquiſſes, toutes finies d’après Nature, qui ſont expoſées & généralement applaudies au Salon de 1765 ; ce n’eſt pas trop préſumer en faveur des talens de l’Auteur que d’avancer, que cet ouvrage auroit été bien digne de ſa réputation. Voici les ſujets qu’a traités C. Vanloo.

La Iere Eſquiſſe repréſente S. Grégoire diſtribuant ſes biens aux pauvres. Le Héros de la compoſition eſt diſtingué par la noble ſimplicité de ſn attitude & par l’élévation du Site ; c’eſt la rampe d’une périſtille. On voit auprès de lui un Domeſtique, qui lui préſente les proviſions & l’argent dont il eſt chargé. Une pauvre femme grouppée avec deux enfans, eſt l’objet actuel de la charité du Saint. La reconnoiſſance avec laquelle la mère reçoit l’aumône, l’empreſſement de la petite fille à la demander, l’avidité du jeune garçon à manger un morceau de pain, retracent par des expreſſions variées & touchantes le beſoin preſſant de cette indigente famille, & jettent un intérêt ſenſible dans la partie la plus avancée & la plus apparente de la compoſition. Un autre grouppe, qui par l’entremiſe de la rampe eſt lié avec les deux premiers, offre une foule de mandians. Ils excitent la commiſération par la vivacité de leurs geſtes. Leur aſſemblage préſente une maſſe de demi-teinte, détachée ſur un fond clair. On apperçoit un coup de Soleil artiſtement placé ſur la partie intérieure du montant d’une arcade perçée à jour. Cet accident colore toutes les Figures, les fait, concourir à l’harmonie générale & à l’induſtrieux ſtratagême qui trompe l’œil du Spectateur.

Dans la IIe composition, S. Grégoire n’étant encore que Diacre obtient dans une Proceſſion générale la ceſſation de la peſte qui affligeoit Rome. L’Artiſte place ici fort ingénieuſement un grand nombre de Figures dans un très-petit eſpace. Un Fronton d’Egliſe, tel qu’on en voit aujourd’hui dans la Capitale du Monde Chrétien & ſoutenu de quelques édifices convenables, indique l’endroit où la Proceſſion va ſe rendre. C’eſt un grouppe d’Acolites vêtus de blanc, qui fixe la lumière dans le centre du Tableau. Ils accompagnent le Dais qu’environnent pluiſeurs Evêques. S. Grégoire & ſon Compagnon vêtus en Diacre terminent la marche, tenant chacun un flambeau à la main. Une douce clarté répandue autour de la tête de S. Grégoire le déſigne ; la nobleſſe de ſon maintien, la piété de ſon expreſſion le caractériſent. Il éleve ſes regards vers le Ciel, en indiquant du geſte un Peſtiféré agoniſant, qu’il couvre en partie de ſon ombre. Le malade, dont l’attitude & l’air de tête ſont très-pathétiques, accablé ſous le poids de ſa douleur, eſt ſoutenu par une jeune femme, qui l’exhorte à implorer les prières du Saint. Elle porte ſur ſon front le caractère de la plus parfaire confiance ; expreſſion, qui fait un contraſte heureux avec l’état de défaillance, où ſe trouve le moribond. Celui-ci n’a pas la force de tourner la tête vers le Saint Diacre qui prie pour lui : mais la jeune femme ſupplée à ce devoir par la vivacité de ſon eſpérance. Un Ciel orageux, qui commence à s’éclaircir, annonce la ceſſation prochaine du fléau.

IIIe Tableau. S. Grégoire pour perſuader une Dame Romaine, qui ne croyoit pas la Tranſubſtantiation, obtient de Dieu par ſes prières, que l’Hoſtie conſacrée laiſſât voir la chair & le ſang qu’elle cachoit ſous ces apparences[13]. Cette femme, frappée d’un ſi grand miracle déteſte ſon erreur & ſe convertit. Que le merveilleux du prodige eſt artiſtement rendu dans cette Peinture ! Un foyer ſuave de lumière, d’où s’échappent des rayons myſtérieux, environne l’Hoſtie conſacrée. S. Grégoire, vêtu en Prêtre & élevé ſur la plus haute marche de l’Autel indique le miracle à la femme incrédule. Celle-ci exprime la grandeur de ſa ſurpriſe par le mouvement de ſon corps & peint, autant qu’il eſt au pouvoir de l’Art, la révolution qui ſe fait dans ſon ame à l’inſtant de ſa converſion. Deux jeunes Clercs vêtus de dalmatiques, humblement proſternés devant la ſainte Euchariſtie, ſont pénétrés du reſpect le plus profond. Le reſte des aſſiſtans affectés d’étonnement de d’admiration s’expriment par des démonſtrations variées & énergiques, qui ſe font réciproquement valoir.

On voit dans le IVe morceau, Saint Grégoire élu Pape, refuſant le Pontificat. Il s’eſt caché dans une caverne. Le Préfet & les Principaux de la Ville découvrent le lieu de ſa retraite & le ramènent à Rome. C. Vanloo a ſaiſi dans ce trait d’Hiſtoire, l’inſtant le plus capable d’intéreſſer. S. Grégoire eſt retracé, aſſis au fond d’un antre, dans le moment qu’il refuſe avec une obſtination édifiante la propoſition, que lui adreſſe le Préfet. Celui-ci parle avec une véhémence pathétique, & lui déſigne les Principaux de la Ville placés au bas de la caverne. Rome eſt indiquée dans le lointain par une eſpece de Dôme, reſſemblant à celui de S. Pierre. S. Grégoire ne voit toutes ces démarches qu’avec les yeux de l’humilité. Il oppoſe constamment ſa modeſtie de ſes refus au zéle, qui éclate ſur le front & dans les geſtes du Préfet. Un accident de lumière ménagé dans le fond par une nuée claire, dont l’oppoſition de l’antre obſcur releve la vivacité, ne jette-t’il pas dans ce Tableau un artifice de couleurs qui lui prête un ton vrai, brillant & vigoureux ?

S. Grégoire, au moment de ſon inſtallation reçoit l’adoration des Cardinaux & de ſon Clergé. Cette Ve Peinture offre un ſpectacle magnifique. Le nouveau Chef de l’Egliſe eſt paré de ſes habits pontificaux ; une aube & une chape. Couronné de la thiare, il tient la triple Croix en main. Cette Figure ainſi majeſtueuſement ajuſtée s’éleve pyramidalement ſur un riche thrône, où elle eſt aſſiſe. Elle le détache en demi-teinte colorée, qu’occaſionne l’ombre du baldaquin, ſur un fond d’architecture grisâtre & lumineux. Le Cardinal Aſſiſtant eſt placé au bas du thrône, à la gauche du Pape. Plusieurs Evêques, d’autres Cardinaux & Prélats ſont raſſemblés à ſa droite. Le plus avancé ſe proſterne devant le nouveau Pontife, lui baiſe les pieds ; tandis que les autres par leurs attitudes, leurs démonſtrations modeſtes & reſpectueuſes lui témoignent la plus ſincére vénération. Leurs ſentimens font peines ſur leurs phiſionomies. C’eſt par des caractères nobles, par des expreſſions contraſtées que l’Art rend les humbles diſpoſitions de tous les Membres de ce reſfpectable Clergé.

Dans la VIe. Eſquiſſe, une des plus ſimples, mais des plus ſinguliérement imaginées, Saint Grégoire eſt repréſfenté dictant ſes Homélies à un Secrétaire. La ſcene ſe paſſe dans un Cabinet, qu’une grande fenêtre éclaire avec modération. Le Saint Pontife n’eſft revêtu que de ſes habits domeſtiques. La Barette papale couvre ſa tête. Un ſurplis ſur ſa ſoutane, une étole & un rocher ſont tous ſes ornemens. Aſſis ſur un fauteuil, ayant quelques volumes à ſes pieds, il dicte à ſon Secrétaire ce que l’Eſprit Saint lui inſpire. C. Vanloo, dans cet inſtant, eſt lui-même inſpiré par le Génie de la Poëſie ſacrée. Il déſigne le Symbole du Saint-Eſprit par une Colombe ſoufflant aux oreilles du Pape & myſtérieuſement enveloppée dans une douce vapeur. Idée heureuſe, qui préſente tout à la fois ce que le Théologique, le Poëtique, le Pittoreſque peuvent offrir de ſublime & de merveilleux, relativement au ſujet !

Mais l’enthouſiaſme du grand Peintre ſe manifeſte dans l’Apothéoſe de Saint Grégoire. Une gloire éclatante y brille : elle perce le Dôme & préſente un ciel ouvert prêt à recevoir le Saint. Tels ſont les effets de l’Art. Ceux du Génie n’y font pas moins intéreſſans. Des Esprits céleſtes précedent le Pontife ; des Chérubins arborent les attributs de ſa dignité ; des Anges le ſoutiennent, l’élevent par l’effort de leurs ailes. De la réunion de ces deux parties eſſentielles du Talent réſulte une compoſition également ïngénieuſe & ſéduiſante. Elle eſt formée d’un ſeul grouppe ; mais les diverſes branches en ſfont détachées par des accidents de lumière & de couleur judicieuſement ménagés, qui prêtent à l’enſemble un dégagement & une légèreté admirables. Toutes les figures, tous les objets plafonnent avec ſuccès. Ils paroiſſent s’élever perpendiculairement, quoique phyſiquement tracés ſur une ſurface horiſontale, ils ne ſoient aidés que de très-peu de vouſſure. Avec quelle vérité cet ouvrage n’opére-t-il pas l’illuſion !

N’en ſoyons point fſrpris. L’Artiſte a uſé de toutes les précautions convenables à cet objet. Il a fait les maquettes en cire des figures principales ; les a drappées, les a éclairées dans une intelligence relative au local & les a peintes d’après Nature. Pouvoit-il manquer les ſtratagêmes ſéducteurs du Talent ? Pouvoit-il n’en pas impoſer à l’œil par cette magie ſçavante, qui prête à d’ingénieux menſonges les charmes de la vérité.

C. Vanloo n’a pas développé à Paris les connoiſſances qu’il avoit dans l’art de traiter les plafonds : les occaſions d’en faire uſage lui ont échappé. Mais Rome & Turin offrent des témoignages autentiques de ſa ſcience ſur cet article important. Pourquoi le Ciel n’a-t’il pas permis qu’il la ſignalât à la Chappelle des Invalides ? Il auroit fait voir, à l’exemple de ſes habiles Confrères, que ſi cette partie de l’art de peindre n’eſt pas auſſi ſouvent pratiquée en France qu’elle l’eſt en Italie, ce n’eſt pas l’incapacité des Artiſtes qui y met obſtacle, mais l’ingratitude des moyens & le défaut des circonſtances.

Nous ne diſſimulerons pas que l’auſtere Cenſure, qui veille à la conſervation des droits & des uſages de tous les ſiécles, hazarda de reprocher à notre ingénieux Artiſte d’avoir péché contre l’exactitude du Coſtume, ſurtout dans les vêtemens ſacerdotaux & pontificaux introduits dans quelques-unes de ſes compoſitions. Loin d’être ſon Apologiſte à l’égard de cette erreur, nous ne rougirons pas de paſſer condamnation pour lui. On convient que du tems des Grégoire, des Auguſtin, &c. les Papes n’avoient point de thiares, ni les Evêques de mitres, ni les Prêtres de chaſubles, & que les Cardinaux, qui n’ont été créés & décorés de la pourpre que dans des tems poſtérieurs, ne pouvoient avoir alors ni calottes, ni vêtemens rouges. Le reſpect, que nous devons à l’inaltérable vérité, ne nous permet pas de nous faire illuſion à ce ſujet. Qu’il nous ſoit néanmoins permis d’avancer pour la juſtification des Artiſtes, que les tableaux d’Egliſe étant les livres du Peuple, on eſt en quelque forte excuſable de ſfe conformer à ſes idées. Les croiſer, les heurter de front, ce ſeroit rendre méconnoiſſable aux yeux du Vugaire ce qu’on lui propoſe pour modele dans la pratique des vertus & pour objet de ſa vénération. C’eſt ſur ce principe que d’habiles Maîtres dans l’art de peindre & de ſculpter, tant anciens que modernes, ont introduit des ajuſtemens convenables au Coſtume des derniers ſiécles dans la repréſentation qu’ils ont faite des événemens paſſés dans les premiers tems de l’Egliſe. Les parties ſublimes, que poſſedent les Artiſtes renommés, demandent & doivent obtenir grâce pour celles qu’ils n’ont pas pratiquées dans toute l’exactitude hiſtorique. A ce titre, C. Vanloo a les plus juſtes droits de participer à ce privilège. Les beautés ſéduiſantes, qu’il répand dans ſes ouvrages, dédommagent des négligences occaſionnées par ſfes préocupations. Qu’on juge ſes Tableaux par ſentiment ! L’œil en eſt enchanté : la diſcuſſion ſeule eſt capable de rendre ſenſibles les inexactitudes échappées à ſes recherches. Analyſe-t-on le plaiſir !

Ces imperfections, qu’on ne ſçauroit imputer au Génie, & que l’on peut regarder comme des appanages de l’humanité, n’empêcheront pas, que les talens de Carle ne lui gagnent les plus flatteurs égards & la considération des perſonnes diſtinguées. Les Grands recherchent ſa connoiſſance, les Amateurs ſon eſtime, les Gens de goût ſon amitié. Pour contribuer à ſes delaſſemens, les Comédiens lui ouvrent leurs Théâtres ; ils le conſultent dans tout ce qui concerne ſon Art ; & lorſqu’au retour d’une longue & dangereuſe maladie, à laquelle tout Paris prit beaucoup de part, C. Vanloo reparoît dans les loges, tout le Parterre applaudit. Tels étoient les honneurs que les Grecs rendoient au mérite.

Notre Artiſte en reçoit de toutes les ſortes. La Princeſſe de Galliczin, voulant donner un témoignage d’amitié à Mlle  Clairon, lui offre le choix d’un préſent en vaiſſelle, en bijoux ou en étoffes précieuſes & lui demande ce qui peut lui être plus agréable : Mon portrait de la main de C. Vanloo me flatteroit encore davantage, répond l’Actrice célebre. La Princeſſe paya à C. Vanloo le portrait de la Melpomene Françaiſe, qui voulut être peinte, en Médée[14] ſon rôle favori. Tout le monde connoît la magnifique eſtampe, qui en a été gravée par l’ordre & aux frais du Roi. Le génie du Peintre brille d’un éclat diſtingué dans cette compoſition. Il a réuni le talent de l’Hiſtoire à celui du Portrait. Cet ouvrage ſeul eût été capable de lui mériter les éloges de la France, de l’Europe & de la Poſtérité.

Que manque-t-il à Carle pour être au comble de la gloire ? La qualité de Premier Peintre du Roi. M. le Marquis de Marigny, juſte appréciateur des Talens, le lui obtint en 1762. Comme il le préſentoit au Roi, M. le Dauphin demande à quel ſujet ſe fait la préſentation de Vanloo. C’eſt, répond M. de Marigny, pour remercier Sa Majeſté du titre de Premier Peintre. Il l’eſt depuis longtems, réplique M. le Dauphin.

Tout concourt au bonheur, au luſtre de C. Vanloo, & vous les couronnés, Meſſieurs, par vos ſuffrages unanimes. Vous lui décernez la dignité de Directeur, que vos voix réunies lui confirment durant trois années conſécutives.

Plus il eſt comblé d’honneurs, plus il cherche à s’en rendre digne. Son exactitude à perfectionner ſes ouvrages redouble à raiſon des titres qu’il acquiert. Mais cette ſévérité, qu’il appelloit un devoir d’état, n’étoit remplie que par des efforts d’imagination extraordinaires, qui prenoient ſur ſa ſanté. En vain ſes amis voulant le diſtraire de ſes grandes occupations, le déterminent au voyage d’Angleterre. Il conſent d’aller faire un mois de ſéjour a Londres & revient à Paris ſe livrer avec plus de vivacité que jamais à ſes goûts & à ſon travail. L’ambition de ſe ſurpaſſer lui-même, ce dangereux aiguillon, altéroit de jour en jour la force de ſon tempéramment. Il le ruine enfin, & lorſqu’on s’y attendoit le moins C. Vanloo meurt d’un coup de ſang dans la ſoixante-uniéme année de ſon âge, le 15 Juillet 1765.

Sa mort fut un deuil général pour les Artiſtes, un objet de la plus amere affliction pour ſa famille & un motif d’éternels regrets pour ſes amis. M. le Marquis de Marigny, touché de la perte du grand Artiſte, apprend à Mme  Vanloo, par une lettre conſolante, que le Roi lui-même a été ſenſible à la mort de C. Vanloo. Sa Majeſté a gratifié la Veuve d’une penſion de cent louis & d’un logement. La place de Directeur des Eléves Protégés a été donnée à M. Louis-Michel Vanloo ſon Neveu, & la dignité de Premier Peintre du Roi à M. Boucher, à qui l’Académie vient d’adjuger, avec une ſenſible ſatisfaction, celle de Directeur.

Le ſtile de notre célèbre Artiſte étoit un ingénieux compoſé des goûts de pluſieurs grands Peintres. Ses procédés à l’égard du Deſſein étoient ſi auſteres qu’il ne produiſoit rien, ne changeoit, ne réformoit pas la moindre partie que le contour n’en fût décidé par un trait correct. Il ne ſe ſervoit jamais du pinceau que lorſque le crayon n’avoit plus rien à faire ; encore fixoit-il avec la couleur toutes les traces de la craie. Son génie ne le ſervoit qu’avec trop d’abondance. De la profuſion des penſées, qui naiſſoient ſous ſa main preſque malgré lui, réſultoit l’embarras, qui le tourmentoit ſouvent & l’empêchoit de ſe fixer. Le pittoreſque de la compoſition, ce beau déſordre qui en fait le piquant & la richeſſe, ſembloit ne lui rien coûter. On eût dit que les beautés ſe ſormoient d’elles-même ſur ſa toile, ou qu’il les enfantoit preſque machinalement, tant il les produiſoit avec facilité. La ſuavité, les grâces du coloris ne lui étoient pas moins naturelles. Il ne ſe livroit pas ordinairement aux effets vigoureux, créés par la réunion & l’étendue des maſſes ſolidement établies ; il étoit plus en uſage de rechercher les accidens de lumière doux, agréables, amis de l’œil & plus capables de plaire que d’étonner. A l’égard de la pratique du pinceau, de la pâte, de la fonte de la couleur, peu de gens l’ont mieux connue : bien peindre étoit un jeu pour lui. Il avoit un ſoin extrême de bien arrondir, de terminer, de rendre tous les détails de ſes ouvrages & d’y rechercher toutes les fineſſes de la Nature. On l’a vû quelquefois ſe livrer à une manière moins caréſſée, contrefaire le ſtile libre & heurté du Rimbran ; mais à l’imitation de ce Maître, il ne s’abandonnoit à l’entouſiaſme des touches, que lorſque les deſſous bien empâtés étoient peints à fond & pouvoient recevoir dans la couleur toute la fougue du pinceau.

C. Vanlo étoit d’une figure intéreſſante & d’une humeur enjouée. Laborieux, dur à lui-même, il travailloit toujours debout & ſans feu, même durant les plus grands froids. Une bonté naturelle, qui corrigeoit ordinairement les ſaillies de ſa vivacité, formoit le caractère de ſon cœur. Il étoit ſincere, ingénu, liant, affectueux. Il vivoit avec ſes Eléves comme avec ſes enfans & avec ſes enfans comme avec ſes amis ; auſſi le chériſſoient-ils les uns & les autres comme leur ami & leur pere. L’idée qu’il avoit de la perfection de ſon Art le rendoit extrêmement difficile à ſe ſatisfaire. On peut en quelque forte reprocher à Carle Vanloo d’avoir tout ſacrifié aux intérêts de ſon talent & d’avoir acheté ſa gloire aux dépens de ſa fortune. Mais ce défaut, ſi c’en eſt un, eſt le défaut d’un grand Homme, jaloux d’atteindre à juſte titre aux honneurs de l’Immortalité.

  1. Extrait de Baptême, délivré le 23 Août 1747 par J. Garnieri, Chanoine Curé de l’Égliſe Cathédrale & Paroiſſiale de Nice ; légaliſé le même jour par J. H. Nicolai, Vicaire Général de l’Évêque de Nice, & le 11 Avril 1710, par M. le Marquis de la Chetardie, Ambaſſadeur de France près le Roi de Sardaigne.
  2. Il avoit alors 22 ans.
  3. En 1723.
  4. Dans l'Aſſemblée du 5 Mai.
  5. En 1724.
  6. M. Cayeu Sculpteur.
  7. Les Sodomites frappés d’aveuglement. Tel eſt le ſujet de ce Tableau.
  8. Voyage d’Italie par M. Cochin, I. vol. pag. 14.
  9. Philomele fut changée en Roſſignol.
  10. Maiſon de Plaiſance du Roi de Sardaigne à trois milles de Turin.
  11. Adjoint à Profeſſeur, en l’Académie Royale de Peinture & de Sculpture.
  12. M. de Tournehen Directeur & Ordonnateur Général des Bâtimens, Jardins, Arts, &c.
  13. Ce miracle eſt rapporté par Jean & Paul Diacres, dans la Vie de. S. Grégoire.
  14. Cinquième Acte de Medée.