CONVERSATION
D’UN ESSAIM D’ÉPHÉMÈRES,
et
SOLILOQUE D’UN VIEILLARD.

À MADAME BRILLANT.
De Passy, le 15 août 1778.

Vous pouvez vous rappeler, ma chère amie, que lorsque nous passâmes dernièrement cette heureuse journée dans le délicieux jardin et l’agréable société du Moulin-Joli, je m’arrêtai dans une allée, et m’écartai quelque temps de la compagnie.

On nous avoit montré un nombre infini de cadavres d’une petite espèce de mouche, appelée éphémère, dont les générations successives étoient, nous dit-on, nées et mortes dans le même jour. J’en apperçus, sur une autre feuille, une compagnie vivante, qui fesoit la conversation.

Vous savez que j’entends le langage de toutes les espèces inférieures à la nôtre. Ma trop grande application à cette étude, est la meilleure excuse que je puisse donner du peu de progrès que j’ai fait dans votre charmante langue. La curiosité m’engagea à écouter ce que disoient ces petites créatures : mais comme la vivacité qui leur est propre, les fesoit parler trois ou quatre à la fois, je ne pus pas entendre bien clairement leurs discours. Je compris seulement, par quelques expressions interrompues, que je saisis de temps en temps, qu’elles disputoient avec chaleur sur le mérite de deux musiciens étrangers, dont l’un étoit un cousin, et l’autre maringouin. Elles passoient leur temps dans cette dispute, en paroissant aussi peu songer à la brièveté de leur existence, que si elles avoient été sûres de vivre encore un mois. — « Heureux peuple ! dis-je en moi-même, vous vivez certainement sous un gouvernement sage, équitable et doux, puisque vous n’avez à vous plaindre d’aucun abus, et que l’unique sujet de vos contestations est la perfection ou l’imperfection d’une musique étrangère. »

Je les laissai là, pour tourner la tête du côté d’un vieillard à cheveux blancs, qui, seul sur une autre feuille, se parloit à lui-même. Son soliloque m’amusa ; et je l’ai écrit dans l’espoir qu’il pourra aussi amuser la femme à qui je dois le plus délicieux de tous les plaisirs, celui de sa société et de l’harmonie céleste qu’elle me fait entendre.

« L’opinion, dit-il, des savans philosophes de notre espèce, qui ont fleuri long-temps avant ce temps-ci, étoit que ce vaste monde, qu’on nomme le Moulin-Joli, ne pourroit pas subsister plus de dix-huit heures ; et je pense que cette opinion n’étoit pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du grand luminaire, qui donne la vie à toute la nature, et qui depuis que j’existe a, d’une manière sensible, considérablement décliné vers l’océan[1], qui borne cette terre, il faut qu’à cette époque, il termine son cours, s’éteigne dans les eaux qui nous environnent, et laisse le monde dans le froid et dans les ténèbres, qui produiront nécessairement une mort et une destruction universelle.

J’ai déjà vécu sept de ces heures, long âge, qui n’est pas moins de quatre cent vingt minutes. Combien peu d’entre nous existent aussi long-temps ! J’ai vu des générations naître, fleurir et disparoître. Mes amis actuels sont les enfans et les petits-enfans de mes premiers amis, qui, hélas ! ne sont plus, et que je suivrai bientôt ; car, quoique je me porte bien, je ne puis pas m’attendre, suivant le cours de la nature, à vivre encore plus de sept ou huit minutes. À quoi me servent à présent tous mes travaux, tous mes soins, pour amasser sur cette feuille une provision de rosée, dont je n’aurai pas le temps de jouir ? Qu’importent toutes les querelles politiques, dans lesquelles je me suis engagé pour l’avantage de mes compatriotes qui habitent sur ce buisson ? Qu’importent les études philosophiques que j’ai entreprises pour le bien de notre race en général ? car, en politique, que peuvent les loix sans les mœurs[2] ? La génération présente de nos éphémères va, dans le cours de quelques minutes, devenir aussi corrompue et par conséquent aussi malheureuse que celles des buissons plus anciens. Et en philosophie, combien nos progrès sont bornés ! Hélas ! l’art est long et la vie est courte[3]. Mes amis voudroient me consoler, par l’idée d’un nom, qu’ils prétendent que je laisserai après moi. Ils disent que j’ai assez vécu pour la nature et pour la gloire. Mais qu’est la renommée pour un éphémère qui n’existe plus ? Et que deviendra l’histoire, lorsqu’à la dix-huitième heure, le monde lui-même, le Moulin-Joli tout entier arrivera à sa fin et sera enseveli dans les ruines universelles ? »

Pour moi, après toutes les entreprises auxquelles je me suis livré avec ardeur, il ne me reste de solides plaisirs, que l’idée d’avoir passé ma longue vie dans l’intention d’être utile, l’agréable conversation d’un petit nombre de bonnes dames éphémères, et quelquefois le tendre sourire et le doux chant de la toujours aimable Brillant.



  1. La Seine.
  2. Quid leges sine moribus ? Hor. Od, 24. Lib. iii.
  3. Ars longa, vita brevis, tempus preceps. Hippocr. Aphor, i.