Vie d’Antonin Diadumène

Ælius Lampridius (anonyme)
Traduction par Laass d’Aguen.
Panckoucke (Tome 2p. 49-65).

VIE D’ANTONIN DIADUMÈNE


I. La vie du jeune Antonin Diadumène, que l’armée proclama empereur avec son père Opilius Macrin, après l’assassinat de Bassianus par le parti de Macrin, n’offre rien de mémorable, si ce n’est le nom d’Antonin qui lui fut donné, et les prodiges étonnants qui lui présagèrent l’empire, qu’il devait posséder si peu de temps. En effet, dès que la mort de Bassianus fut connue parmi les légions, une tristesse profonde s’empara de tous les cœurs, parce que la république n’avait plus d’Antonin, et qu’on était persuadé que la perte de ce nom devait entraîner celle de l’empire romain. Instruit de cette disposition des esprits, Macrin, déjà empereur, craignant que l’armée ne se prononçât pour quelqu’un des nombreux Antonins, parents d’Antonin le Pieux, qui se trouvaient parmi les chefs, fit aussitôt convoquer l’assemblée, et appela du nom d’Antonin son fils, cet enfant dont nous parlons. Voici en quels termes il s’exprima : « Braves compagnons d’armes, vous voyez ici un homme déjà avancé en âge, et Diadumène encore enfant : si les dieux vous favorisent, vous aurez en lui un prince que vous garderez longtemps. Je connais en outre l’immense regret que le nom d’Antonin a laissé dans vos cœurs. C’est pourquoi, puisque, par une condition inséparable de la fragilité humaine, je ne puis espérer de voir ma vie se prolonger beaucoup encore, je donne avec votre assentiment à cet enfant le nom d’Antonin, pour représenter longtemps Antonin parmi vous. » Toute l’armée s’écria : « Macrin notre empereur, que les dieux te conservent ! Antonin Diadumène, que les dieux te conservent ! Nous prions tous le divin Antonin ! Ô Jupiter très-bon, très-grand, vivent Macrin et Antonin ! Tu le sais, Jupiter, Macrin est invincible ; Macrin est invincible, tu le sais, Jupiter. Nous possédons un Antonin, nous possédons tout. Les dieux nous ont donné Antonin pour père. Antonin est digne de l’empire. »

II. L’empereur Macrin dit alors : « Recevez donc, braves compagnons d’armes, trois auréus pour l’avènement à l’empire, cinq pour le nom d’Antonin, et les promotions accoutumées, mais doublées. Fassent les dieux que nous renouvelions souvent tout ceci. Tous les cinq ans, je donnerai les mêmes gratifications qu’aujourd’hui. » Après cela l’empereur Diadumène Antonin, tout enfant qu’il était, prit la parole : « Je vous rends grâces, compagnons d’armes, pour l’empire et le nom que vous m’avez donnés, puisque vous nous avez crus dignes, mon père et moi, d’être proclamés empereurs des Romains, d’être charmés du soin de veiller au salut de la république. Mon père se fera un devoir de ne pas manquer à l’empire, et moi je travaillerai à soutenir l’honneur du nom des Antonins. Je sais combien sera difficile ma tâche, en acceptant un nom qui fut celui de Pius, de Marcus, de Verus. En attendant néanmoins, à l’occasion de l’avènement et du nom, je vous promets tout autant que mon père, en doublant les honneurs, comme vous l’a promis le vénérable Macrin mon père, ici présent. » Hérodien, écrivain grec, passant tous ces détails sous silence, se contente de dire que Diadumène fut proclamé César par les soldats, étant encore enfant, et qu’il fut tué avec son père. Quand l’assemblée se fut séparée, on battit à Antioche de la monnaie au nom d’Antonin Diadumène. Quant à celle au nom de Macrin, on attendit l’ordre du sénat. On lui dépêcha donc des lettres dans lesquelles on lui annonçait le nom d’Antonin. Ce nom disposa favorablement le sénat pour les nouveaux maîtres de l’empire. Quelques-uns cependant pensent que l’on n’agit en tout cela qu’en haine d’Antonin Caracallus. L’empereur Macrin avait projeté de donner au peuple, en l’honneur d’Antonin son fils, des manteaux de couleur rose qu’on aurait appelés Antoniniens, comme les casaques longues de Bassianus avaient été appelées Caracalles, assurant que son fils serait à bien plus juste titre surnommé Penuleus ou Penularius, à cause de son manteau, que Bassianus Caracallus à cause de sa longue casaque. Il promit au peuple un congiarum par un édit sous le nom d’Antonin, ainsi que va l’indiquer l’édit lui-même : « Je voudrais, citoyens, que nous fussions déjà présents au milieu de vous : votre Antonin vous donnerait le congiarium à l’occasion de son nom : en outre, il choisirait parmi vous de jeunes garçons et de jeunes filles, qu’il appellerait Antoniniens et Antoniniennes, pour immortaliser la gloire d’un nom qui vous est si cher, etc. »

lIl. Après cela, il fit distribuer dans les camps des drapeaux et des étendards antoniniens. Il fit faire des statues de Bassianus en or et en argent, et pendant sept jours il y eut des prières publiques pour le nom d’Antonin. C’était le plus bel enfant qu’on pût voir : taille svelte, chevelure blonde, yeux noirs, nez allongé, menton de la forme la plus belle, bouche qui semblait provoquer les baisers ; naturellement fort, l’exercice avait donné de la délicatesse à ses formes. Dès qu’il eut reçu les habits d’écarlate et de pourpre, et les autres insignes militaires des empereurs, il parut comme un astre brillant, comme un être tout céleste, dont la beauté devait attirer à lui tous les cœurs. Voilà ce que j’ai cru devoir dire au sujet de l’avènement de cet enfant à l’empire. Parlons maintenant des présages qui le lui annonçaient, et qui, tant pour les autres choses que pour cet avènement surtout, sont réellement frappants.

IV. Le jour où il naquit, son père, alors intendant du trésor, vit deux vêtements de pourpre, et, les trouvant fort éclatants, les fit transporter dans la chambre même où deux heures après naquit Diadumène. Autre présage : les enfants naissent ordinairement coiffés d’un bonnet naturel que les accoucheuses enlèvent, et vendent aux avocats crédules, auxquels on prétend que ce talisman donne beaucoup de facilité pour la défense des causes : or l’enfant dont nous parlons, au lieu d’une coiffe entière, n’apporta en naissant qu’un cercle très mince en forme de diadème, mais si fort qu’on ne put le rompre, les membranes qui le composaient étant aussi fortement tendues que la corde d’un arc. On raconte que l’enfant fut alors appelé Diadémé ; mais qu’une fois grand, il prit le nom de Diadumène, qui était celui de son aïeul maternel, et qui d’ailleurs rappelait encore assez bien l’idée du diadème. On raconte aussi qu’à la campagne de son père il naquit douze brebis couleur de pourpre, dont une seulement était tachetée. Le jour même où il naquit, un aigle apporta doucement un petit pigeon, et le plaça sur son berceau pendant qu’il dormait, puis se retira sans lui faire de mal. Des oiseaux de bon augure vinrent faire leur nid dans la maison de son père.

V. Quelques jours après sa naissance, des astrologues, ayant tiré son horoscope, s’écrièrent qu’il était fils d’empereur et empereur lui-même ; ce qui semblait attaquer l’honneur de sa mère, sur laquelle d’ailleurs, couraient certains bruits. Comme il se promenait à la campagne, un aigle lui enleva son chapeau ; les compagnons de l’enfant ayant jeté un cri, l’aigle alla le porter dans un monument royal qui touchait à la villa où son père était en ce moment, et le posa sur la statue du roi, à la tête de laquelle il s’ajusta parfaitement. On regarda généralement cette circonstance comme un présage de mort ; ce que l’issue confirma. Il naquit en outre le jour anniversaire de la naissance d’Antonin, à la même heure, et presque avec les mêmes pronostics qu’Antonin le Pieux ; aussi annonça-t-on qu’il serait fils d’empereur, et empereur lui-même, mais pas pour longtemps. Le jour où il naquit, une femme du voisinage s’écria, dit-on, que, puisque c’était le jour de la naissance d’Antonin, il fallait aussi l’appeler Antonin ; mais Macrin n’osa pas donner à l’enfant ce nom réservé aux empereurs, parce que personne de sa famille ne l’avait porté, et que, d’un autre côté, il eût donné quelque consistance aux doutes que l’on avait déjà sur sa puissance prolifique. Tous ces présages et bien d’autres se trouvèrent consignés dans un grand nombre de lettres, et en particulier le suivant : Diadumène était en bas âge ; un lion, rompant ses chaînes, et c’était un lion non apprivoisé, s’enfuit et vint jusqu’à son berceau. Il lécha l’enfant sans lui faire aucun mal ; tandis que sa nourrice, qui par hasard se trouvait seule dans la petite cour où était l’enfant, et qui s’était jetée au-devant du lion, périt d’une morsure qu’elle en reçut.

VI. Tels sont les faits concernant Antonin Diadumène que j’ai crus dignes d’être rapportés. J’aurais joint sa vie à celle de son père, si le nom d’Antonin ne m’avait forcé à donner séparément la vie de cet enfant. Car le nom d’Antonin exerçait en ces temps un tel ascendant sur les cœurs, que quiconque ne pouvait s’en prévaloir, était regardé comme indigne de l’empire. Aussi beaucoup d’historiens croient devoir honorer de ce prénom Sévère, Pertinax et Julianus ; et pensent que les deux Gordien, père et fils, l’ont porté aussi. Mais autre chose est de l’avoir pour nom de famille, autre chose, de l’avoir ajouté au sien comme prénom. Antonin le Pieux s’appelait de son nom Antonin. Pieux était un surnom. Le vrai nom de Marc-Antonin était Verissimus : ce nom une fois retranché et perdu, ce n’est pas comme prénom qu’il se fit appeler Antonin, ce fut désormais son nom. Verus s’appelait Commode ; il perdit ce nom, et reçut celui d’Antonin, qui ne fut pas pour lui un simple prénom. Marc-Aurèle appela Antonin son fils Commode, et il le fit inscrire sous ce nom dans les actes publics le jour de sa naissance. Déjà il est hors de doute que c’est à la suite d’un songe, que Sévère, y voyant l’annonce qu’il aurait pour successeur un Antonin, donna ce nom à Caracallus Bassianus son fils, la treizième année de son âge, au moment, dit-on, où il venait de recevoir la pourpre impériale. Il est bien connu que Geta lui-même, auquel beaucoup d’auteurs refusent le nom d’Antonin, pour succéder à Sévère, son père, chose, du reste, qui n’eut pas lieu, reçut ce nom, comme l’avait reçu son frère, et par le même motif. Il n’est pas moins avéré que Diadumène aussi ne fut appelé Antonin, que pour le recommander aux yeux de l’armée, du sénat et du peuple romain, au moment où Bassianus Caracallus était l’objet des plus vifs regrets.

VII. Il existe une lettre d’Opilius Macrin, père de Diadumène, dans laquelle il se glorifie moins encore d’être parvenu à l’empire, dont il était le second personnage, que d’être devenu le père d’un Antonin, nom auquel s’attachait alors plus d’éclat qu’à aucun autre, même qu’à ceux des dieux. Avant d’insérer ici cette lettre, qu’il me soit permis de rapporter quelques vers faits contre Commode, qui s’était fait appeler Hercule, afin que tous comprennent que le nom des Antonins fut tellement illustre qu’aucun nom de divinité ne pouvait s’y adjoindre avec avantage.

VERS CONTRE COMMODE ANTONIN.

Commode, où donc aspire un orgueil ridicule ?
Quoi ! tu voudrais qu’en toi l’on reconnût Hercule ?
Comptes-tu pour si peu le nom des Antonins,
Qu’on doive l’échanger pour les honneurs divins ?
Tu méconnais tes droits, tu méprises l’empire :
Être dieu, c’est donc là ce que ton cœur désire ?
Mais un trône entouré de respect et d’amour
Vaut-il moins que l’encens d’une hypocrite cour ?
Tu veux avoir un temple et des autels dans Rome :
Ah ! bien loin d’être un dieu, tu n’es pas même un homme.

Ces vers, composés par je ne sais quel auteur grec, furent traduits en latin par quelque méchant poète. J’ai pensé devoir les rapporter ici, pour montrer à tous que les Antonins furent regardés comme supérieurs aux dieux, et de quel amour furent l’objet trois princes de ce nom, honorés comme les types sacrés de la sagesse, de la bonté, de la piété : Antonin, Verus et Marc-Aurèle. Revenons maintenant à la lettre d’Opilius Macrin.

OPILIUS MACRIN A NONIA CELSA, SA FEMME.

« Le bonheur qui nous est arrivé, chère épouse, est inestimable. Tu penses sans doute que je parle de l’avènement au trône : c’est peu de chose que cela ; la fortune en fait autant pour les plus indignes. Je suis père d’un Antonin. Tu es mère d’un Antonin, Quel bonheur est le nôtre ! ô maison fortunée qui va désormais faire la gloire et la félicité de l’empire ! Fassent les dieux, et la bonne Junon, objet de ton culte, que notre fils offre les vertus de son nom, et que moi je paraisse aux yeux de tous digne de l’honneur d’être le père d’un Antonin ! »

VIII. Cette lettre montre combien il croyait avoir acquis de gloire par le nom d’Antonin porté par son fils. Cependant Diadumène, dans le quatorzième mois de son règne, fut tué avec son père, non pour aucun motif qui lui fût personnel, mais à cause de la rudesse de commandement et de la sévérité excessive de son père envers les citoyens. J’ai pourtant trouvé qu’en plusieurs circonstances Diadumène se montra plus cruel que ne le comportait son âge ; c’est ce qu’annonce une lettre qu’il écrivit à son père. On avait découvert une conspiration ; ceux sur qui planaient les soupçons les plus forts furent punis par Macrin avec la dernière rigueur. Mais son fils était absent. Celui-ci, ayant appris que les auteurs de la rébellion étaient morts, mais que parmi eux se trouvait un général arménien, ainsi que les ambassadeurs d’Asie et d’Arabie, qu’en raison d’une ancienne amitié on avait remis en liberté, adressa une lettre à son père et une à sa mère, que j’ai pensé devoir insérer ici comme monuments historiques.

À L’EMPEREUR, L’EMPEREUR SON FILS.

« En ménageant les complices de la conspiration, vous n’avez pas agi, mon père, suivant l’amour qui doit nous unir : vous avez espéré qu’en leur pardonnant, vous vous en feriez des amis, et une ancienne familiarité vous a déterminé à les laisser aller ; il ne pouvait, il ne devait pas en être ainsi. D’abord, le cœur ulcéré des soupçons dont ils ont été l’objet, jamais ils ne vous aimeront ; ensuite la haine n’est jamais plus cruelle que chez ceux qui, après une longue amitié, se sont rangés du côté de nos plus grands ennemis. Ajoutez à cela qu’ils ont encore des troupes à leur disposition.

Si ta propre grandeur ne te peut émouvoir,

De ta postérité pourquoi trahir l’espoir ?

Pourquoi trahir un fils sur qui déjà se fonde

Le sort de l’Italie et l’empire du monde ?

« Il faut les frapper si vous voulez être tranquille. Car, par un vice de la nature humaine, si vous ménagez ceux-ci, d’autres ne manqueront pas de se montrer. »

Cette lettre, les uns la regardent comme écrite par lui, d’autres l’attribuent à Célianus son précepteur, ancien rhéteur africain. Elle montre assez clairement ce que serait devenu ce jeune homme s’il eût vécu.

IX. Nous avons également la lettre qu’il écrivit à sa mère ; la voici :

« Notre empereur et maître ne vous aime pas, il ne s’aime pas lui-même, puisqu’il laisse la vie à ses ennemis. Faites donc en sorte qu’Arabianus, Tuscus et Gellius soient attachés au poteau ; de peur qu’à la première occasion, nous ne soyons leurs victimes. »

Si l’on en croit Lollius Urbicus, dans l’histoire qu’il écrivit des événements de son époque, ces lettres, publiées par un secrétaire, firent beaucoup de tort au jeune prince dans l’esprit des soldats. Ceux qui venaient de tuer le père, étaient tout disposés à laisser la vie au fils. Mais un officier de la chambre se trouva là qui lut ces lettres en pleine assemblée. Les deux empereurs tués, leurs têtes furent promenées au bout d’une pique, et l’armée se prononça pour Marcus Aurelius Antonin ; c’est le nom qui la décida. Il passait pour fils de Bassianus Caracallus, et était prêtre du temple d’Héliogabale. C’était l’homme du monde le plus dissolu, et, par une destinée fatale, l’empire fut avili entre ses mains. J’aurais bien des choses à dire de cet Antonin Héliogabale ; je les rapporterai en leur lieu.