Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Bonheur champêtre


BONHEUR CHAMPÊTRE

À mon ami E. T. de La R.


Lorsqu’un peu de loisir me rend à la campagne,
Et qu’un beau soir d’automne, à travers champs, je gagne
Les grands bois jaunissants ;

Que le bruit de mes pas sur les feuilles séchées,
Réveillant mille voix en mon âme cachées,
Berce et calme mes sens ;

Que je songe au bonheur, à ce flottant nuage
Qu’un rayon de soleil de loin dore au passage
Et qu’emporte le vent ;
Que je songe à la vie, à ces jeunes années
Si fraîches d’espérance et si vite fanées ;
Souvent, alors, souvent,

Las de m’être égaré de clairière en clairière,
Et d’avoir du long bois côtoyé la lisière,
Si soudain au détour
J’aperçois, sur le seuil d’une cabane blanche,
À table, un vigneron, joyeux comme au dimanche,
Et ses fils à l’entour,

Je me dis : Ô bonheur ! pourtant j’en étais digne !
À l’ombre d’un pommier, au pied de cette vigne,
Et sous ce petit mur,
Quelques amis, l’étude, à mon âme calmée
Suffisaient ; oui, c’est là près d’une épouse aimée
Qu’il fallait vivre obscur.

Je dis, et, tout marchant, je caresse mon rêve :
Ma femme est jeune et belle, et son amour m’élève
Des fils qui me sont chers ;
Ma maison au hameau, parmi toutes, est celle
Où vous voyez un toit dont l’ardoise étincelle,
Et des contrevents verts.

Les matins de printemps, quand la rosée enivre
Le gazon embaumé, je sors avec un livre
Par la porte du bois ;

Les soirs d’hiver, autour du foyer qui pétille,
À haute voix je lis à ma jeune famille
Les récits d’autrefois.

Les champs, l’obscurité, des enfants, une femme,
Nul regret du passé, nul désir en mon âme…
Ainsi je vais rêvant…
Mais j’ai vu du faubourg fumer les cheminées ;
J’ai regagné la ville aux nuits illuminées
Et le pavé mouvant.

Adieu l’illusion ! qu’elle était vaine et folle !
Ce souffle matinal, ce parfum qui s’envole,
Ce gazon du chemin,
Cette main à baiser, à presser dans la mienne,
Tout cela, pour un jour, c’est enivrant ; mais vienne,
Vienne le lendemain !

L’amour passe, et la fleur, où d’abord l’œil se pose,
Pâlit sous le regard et n’est plus une rose ;
Le calice a jauni.
Et puis, quand l’homme est seul, loin du bruit et du monde,
Du profond de son cœur plus haut s’élève et gronde
La voix de l’Infini.

Parle, que nous veux-tu, voix puissante et bizarre ?
Tantôt c’est un soupir, tantôt une fanfare,
Un chant, un cri de nuit ;
Tantôt j’entends des chars emportés par des fées,
Et tantôt c’est la Gloire agitant des trophées
Qui passe et qui s’enfuit.

L’enclos qu’on aimait tant devient triste ; on dessine
Un palais fantastique, et, comme aux jours d’Alcine,
Des lieux d’enchantement ;

Et bientôt, pour saisir la proie insaisissable,
En idée on franchit monts et plaines de sable
Sur un coursier fumant.

On s’élance, on retombe, on brûle sous l’ombrage ;
Le cœur saigne et gémit ; en lui-même est l’orage
Dont les coups l’ont blessé.
La nuit, point de sommeil ; et l’épouse inquiète,
Passant sa douce main sur le front du poëte,
Lui dit : « T’ai-je offensé ? »

Parfois en un vallon où règne le silence,
Où l’ardeur qu’à midi d’aplomb le soleil lance
Meurt sur un vert rideau,
L’on voit du sein d’un roc, qui s’ouvre en grotte obscure,
Parmi la mousse et l’herbe, avec un long murmure
Jaillir un courant d’eau.

Pourtant jamais aux bords de l’onde murmurante,
Malgré le poids du jour et la soif dévorante,
Ne boit le voyageur ;
Jamais un front de vierge, incliné sur la rive,
N’y mire, en se lavant, sa parure naïve
Et sa chaste rougeur.

Car qu’importe la mousse, et l’ombre, et le silence,
Et qu’en effleurant l’onde un souffle frais balance
Les rameaux sur son cours ?
Cette onde dans sa source est comme du bitume ;
Elle brûle et dévore, et toujours elle écume,
Et bouillonne toujours.