Vidalenc - William Morris/5

Félix Alcan (p. 123-163).

CHAPITRE V


L’HOMME ET SES IDÉES SUR L’ART


Le caractère de William Morris. — Ses idées sur l’Art : la dignité du travail manuel et de l’artisan ; le respect de l’œuvre d’art ; l’art social. — Ce que Morris doit à Ruskin. — Ses idées sociales et sa propagande socialiste.


Encore que Morris ait été très sobre de renseignements sur lui-même, car il prétendait que l’œuvre seule importe et que la personnalité de l’artiste n’offre aucun intérêt, il nous semble cependant possible et profitable d’étudier, à côté de l’œuvre, ce que fut l’homme et quelles furent ses idées. C’est une étude d’autant plus nécessaire, que volontairement, Morris ne se renferma pas dans son atelier, loin des hommes et de leurs luttes, qu’il considérait l’artiste comme un guide, et qu’il fit un peu, malgré toute sa modestie, figure de chef d’école.

D’abord éblouis par la splendeur de l’œuvre produite, par les éditions de Kelmscott, les chintzes, les papiers peints, les vitraux de Salisbury ou d’Oxford, les poèmes du Paradis terrestre, les tapisseries de Stanmore Hall ou d’Exeter Collège, nous n’éprouverons qu’un sentiment de profonde admiration mêlé à un peu d’étonnement, pour cet artiste qui, pareil aux maîtres de la Renaissance, semblait avoir le don d’universalité, qui passait avec joie d’un poème à une tapisserie, d’un carton de vitrail à une enluminure, d’un motif de papier peint à une traduction et toujours réussissait à produire de la beauté.

Mais très vite nous comprendrons que derrière la personnalité si riche du poète et de l’artiste, il y en a une plus riche et plus belle encore, celle de l’homme dont les sympathies allaient aux déshérités qu’il aurait voulu convier à toutes les joies de la vie. Le grand peintre G.-F. Watti nous a laissé un portrait de Morris à trente-sept ans[1]. Le visage est énergique et volontaire, les traits un peu gros, la bouche plutôt sévère et comme dédaigneuse, la chevelure et la barbe abondantes et un peu en désordre, mais cet aspect est embelli par la hauteur du front, et surtout par les yeux au regard très profond et très doux. Ces yeux bleus, largement ouverts, furent une énigme pour ses contemporains. Il a l’air généralement absent, disait-on. Il semblait regarder sans voir, mais en fait il avait un coup d’œil d’une sûreté et d’une justesse admirables ; un seul examen, même rapide, lui suffisait presque toujours pour juger des hommes et des choses et il semblait que ces yeux, inexpressifs en apparence, eussent le magique pouvoir de fouiller les consciences. Un air de grande bonté est l’impression dominante.

D’autres portraits nous montreront Morris vieilli, fatigué, la barbe et les cheveux grisonnants, le visage creusé de rides profondes, mais toujours il conservera ce même regard doux, pénétrant, un peu mystérieux.

Bonté et activité étaient en effet les traits dominants de son caractère, et c’était là aussi le secret de son charme. Bonté profonde et agissante, qui ne se répandait pas en paroles vaines, activité qui ne dédaignait pas les plus humbles besognes, et c’est pourquoi l’influence de Morris a été si considérable sur son entourage. Il fut vraiment un conducteur d’hommes car il savait susciter les vocations, grouper les bonnes volontés, coordonner les efforts et ranimer les défaillants. Et nul homme, à notre sens, ne pourrait souhaiter de plus bel hommage que celui que lui rendait un de ses ouvriers disant : « Morris était un chef merveilleux, un grand artiste, un grand artisan, plus encore un grand homme et, surtout, un tel ami à connaître et à aimer. »

Dans quelle mesure était-il représentatif de la mentalité anglaise de son époque ? Faut-il voir en lui, comme le veulent certains de ses biographes, une personnalité significative de ce qu’était l’esprit anglais de son temps ou faut-il au contraire le considérer comme un esprit original ne devant presque rien à son milieu ? Qu’on nous permette de rappeler, ici, la très pénétrante analyse que, dans son livre sur le roman social en Angleterre, M. L. Cazamian a donné du caractère britannique : « Deux types, écrit-il, s’y peuvent rencontrer : le type concret, positif et le type imaginatif et émotionnel. Le premier nous est plus connu en France, car il nous a été révélé par une abondante littérature de voyages. C’est le caractère concret, positif, qui forme l’élément le plus original du génie anglais et qui explique le mieux les caractères particuliers de son histoire. Sa part dans la civilisation anglaise est considérable, on lui doit la liberté politique, le développement de la grande industrie et de la puissance économique anglaises. L’autre type, beaucoup moins répandu d’ailleurs, nous est moins familier mais ne doit pas être négligé. Il existe dans toutes les classes de la société, mais surtout dans l’élite artistique et morale. Sa part dans la civilisation anglaise n’est pas moins considérable que celle de l’esprit positif, encore qu’elle se révèle malaisément. C’est à cette catégorie qu’appartiennent des idéalistes comme Shelley, comme Ruskin, des mystiques comme Bunyan, Blake et Wesley. »

Il nous semble que la personnalité de Morris résulte d’un mélange de ces deux éléments : d’un côté le mystique aux tendances catholiques, le poète qui suit son rêve et évoque un passé doré illusoire, le socialiste sentimental qui s’émeut des souffrances humaines et rêve d’un avenir heureux pour tous, dans une société nouvelle ; de l’autre côté l’organisateur d’ateliers, le praticien énergique, le fondateur de groupes socialistes et le propagandiste. L’histoire du développement de la maison de décoration Morris et Cie, la fondation du journal The Commonweal ou de l’imprimerie de Kelmscott, autant d’œuvres qui témoignent d’un merveilleux sens pratique, de qualités remarquables d’observateur sagace et averti.

Et c’est, à notre avis, un beau spécimen d’humanité plus encore qu’un type de caractère anglais. Trop souvent il a affirmé son indépendance pour être vraiment représentatif d’une nation ou d’une époque, et nous ne pensons pas que ses origines galloises suffisent pour tout expliquer. Sans le mettre au rang des grands génies, sans prétendre qu’il ne doit rien à ses devanciers ou à son temps, — nous montrerons au contraire qu’il a beaucoup emprunté, — nous lui accordons une place à part et nous voulons insister sur cette faculté de large compréhension qu’il possédait au plus haut point. Nous aimons à lui appliquer la formule qu’emploie M. G. Séailles pour glorifier l’admirable Eugène Carrière : « Il a aimé la vie dans toutes ses manifestations sans en être effrayé, et bien peu ont su montrer, comme lui, l’intime pénétration de l’art et de la vie ».

Un de ses biographes a pu résumer ainsi son caractère : « Il aimait la beauté, de là ses œuvres d’art et son œuvre poétique ; il aimait l’humanité, de là son rêve d’idéal et ses idées socialistes ; tout ce qu’il faisait, il le faisait avec passion, de là sa puissance comme entraîneur d’hommes ».

Quelles furent les idées qu’il s’efforça de réaliser par son art ? Quelle en fut l’origine ? Quelle fut son influence ? Questions auxquelles nous essayerons de répondre, n’ignorant pas, d’ailleurs, les dangers qu’on peut rencontrer quand on abandonne le domaine des faits, l’examen des œuvres pour s’occuper des idées et des influences possibles qui sont parfois insaisissables.

Il y a deux parties très nettes dans la vie de Morris. Jusqu’en 1877, c’est un poète et un artiste soucieux uniquement de son œuvre personnelle, qui déclare que la politique ne peut l’intéresser, et conserve à l’égard des questions sociales l’attitude un peu dédaigneuse qu’il avait au sortir d "Oxford quand il écrivait : « Ma tâche, c’est la réalisation des rêves. » La seconde partie est de beaucoup, à notre avis, la plus intéressante et la plus féconde. Morris comprend que l’attitude de recueillement et d’abstention qu’il a adoptée est une véritable abdication de ses devoirs d’homme et d’artiste. Il va alors se mêler à la vie de son temps, prendre parti dans les conflits sociaux, étudier les problèmes de la transformation de l’art et réaliser dans toute sa plénitude le type de l’artiste conducteur de peuples. Pour les vieux monuments que menacent des dévots ignares ou des architectes trop zélés, pour les chrétiens massacrés par les bandes turques en Macédoine, pour les Irlandais catholiques affamés et acculés à la révolte, pour les artisans opprimés par le machinisme tout-puissant et par une législation du travail trop rigoureuse, nous le verrons intervenir ; de son argent, par la parole, par la plume, il soutiendra toutes les causes où le droit est en péril. « Le pis que ses ennemis, ou plutôt ses adversaires, pouvaient dire de lui, écrit M. Buxton Forman, c’est qu’il avait vécu en passant d’un rêve merveilleux à un autre, du rêve d’un passé légendaire et doré, au rêve d’un avenir doré possible. » Quelque intéressante que soit la propagande socialiste de Morris, quelque considérable que puisse être son rôle dans les mouvements démocratiques anglais de la fin du dernier siècle nous n’en entreprendrons pas l’étude. D’autres l’ont fait, nous essayons ici de faire revivre l’artiste et non point de donner une histoire complète de la pensée et de la vie de Morris ; sa personnalité est assez riche et assez complète pour que nous soyons obligés de nous limiter. Cependant nous aurons à dire quelques mots de ses théories sociales, parce qu’elles ne se séparent pas toujours de ses idées sur l’art.

Comme Ruskin ce fut en réfléchissant sur les conditions de production de l’œuvre d’art qu’il se trouva amené à étudier les questions sociales ; ce fut en luttant pour la beauté qu’il entra dans la vie publique et son attitude devait demeurer telle jusqu’à sa mort. Son premiers discours fut pour condamner les prétendues restaurations que des architectes mal inspirés infligeaient aux plus beaux monuments de la vieille Angleterre, son dernier acte public, en décembre 1895, est une lettre au directeur du Times pour défendre la cathédrale de Chichester.

Mais nous voyons vite en quoi il diffère de Ruskin. Il avait un admirable sens pratique et comprit qu’une protestation isolée, quelque sincère et justifiée, quelque éloquente qu’elle fût, n’avait aucune chance d’être entendue. Ruskin ébauchait des groupes mystiques, à programme mal défini comme la Guilde de Saint-Georges, Morris créa une ligue avec des statuts très précis : La société pour la protection des vieux monuments. Il en fut longtemps le secrétaire. La société intervint pour la première fois en 1877 à propos des scandaleuses restaurations des cathédrales de Lichfield et de Tewkesbury et elle réussit à conjurer le mal. Morris avait pris ses fonctions au sérieux et déployait une extraordinaire activité. Son ardeur et son enthousiasme étaient si communicatifs, qu’il amena même Burne-Jones, le timide Burne-Jones, à prendre la parole en public lors d’une réunion de protestation organisée en 1879 pour tenter de sauver Saint-Marc de Venise des architectes.

Il ne faudrait pas cependant voir en Morris une sorte d’archéologue amoureux seulement du passé et des vieilles pierres. Comme Ruskin il aimait surtout la vie, la seule richesse et il eût volontiers souscrit à ces paroles du maître : « Plutôt voir détruire toutes les merveilleuses femmes peintes et sculptées des collections du Louvre que de voir une seule jeune fille s’étioler de faim ou de fatigue dans les faubourgs », et lui-même écrira : « Bien que j’aime chèrement l’art, je l’apprécie surtout comme un indice du bonheur du peuple, et j’aimerais mieux qu’il disparût du monde que de voir la masse du peuple en être opprimée. »

C’est parce qu’il aimait la vie, qu’il aurait voulu la rendre plus belle, plus heureuse pour tous, qu’il tenta de mettre un peu de beauté dans le décor familier du home, et c’est en recherchant les causes de l’extraordinaire médiocrité des arts industriels de son temps qu’il comprit que ce n’était là qu’un des aspects de la question sociale et se tourna vers le socialisme comme vers le seul remède possible.

Il ne faut pas nous attendre à trouver chez lui un système ordonné et logiquement construit pour la rénovation de l’art décoratif ou de la société. Il n’avait rien d’un théoricien dogmatique et se contentait le plus souvent de prêcher d’exemple ; il luttait pour des réformes et poursuivait son œuvre d’éducation sans avoir approfondi tous les problèmes du marxisme. Dans son socialisme il y avait une forte part de sentimentalisme, car il était de ceux qui ne peuvent passer indifférents à côté de la douleur humaine et qu’émeut toujours le spectacle d’une injustice.

Ses théories sur l’art venaient de son admiration profonde pour le moyen âge. Le XIIIe siècle lui apparaissait comme une époque bénie entre toutes où les arts avaient atteint un merveilleux développement, supérieur à tout ce qu’on avait vu auparavant et qui n’avait jamais été égalé depuis. Cette admiration enthousiaste et exclusive le rendait même injuste pour l’art grec qu’il trouvait froid et sans vie, pour l’art de la Renaissance italienne, dans laquelle il ne voyait qu’une déviation et une erreur fâcheuse du génie gothique. En 1872, il avait visité l’Italie, mais sans y trouver cette richesse d’impressions qu’il avait rencontrées en Islande ; il n’alla même pas jusqu’à Rome et se contenta de voir Florence. À un de ses amis qui l’avait engagé à pousser plus loin il avait répondu : « Croyez-vous donc que je trouverais à Rome quelque chose que je ne puisse voir dans White-Chapel ? » Boutade si l’on veut, mais boutade significative, Morris s’intéressait plus aux hommes qu’aux monuments. Comme tous les convaincus, il avait des admirations et des haines vigoureuses ; ne demandons pas à ce lutteur l’impartialité et l’éclectisme d’un philosophe. Toutes ses préférences allaient au moyen âge, à une époque où, croyait-il, malgré la tyrannie des féodaux, les artisans heureux dans leur travail et par leur travail, œuvraient dans la joie et créaient de la beauté avec amour.

C’était déjà la conception de Ruskin et de Carlyle et nous savons qu’elle n’est pas soutenable au point de vue historique. Mais Morris ne se piquait nullement de faire œuvre d’historien, ni ne songeait à restaurer l’organisation sociale du XIIIe siècle.

Tout d’abord il voulut aller au plus pressé en réagissant contre le dédain dans lequel on tenait les arts décoratifs. Il proclama que la distinction entre artisans et artistes était puérile, que les mots grand art et arts mineurs étaient vides de sens, et qu’il fallait reconnaître comme véritable artiste quiconque saurait produire de la beauté. Il réhabilita le travail manuel, celui de l’artisan devant son métier, son établi ou sa forge, il prétendait que le labeur de ses mains lui était aussi précieux que celui de son intelligence.

Avec beaucoup de sens cependant Morris sut se garder des déclamations inutiles. Il comprit que les exhortations les plus ferventes et les conseils les plus judicieux demeureraient vains, que les métiers manuels continueraient à être méprisés si l’on ne remontait pas à l’origine du mal, c’est-à-dire si l’on ne changeait pas les conditions de travail. Ruskin avait déjà dit brutalement : « Qu’on épilogue tant qu’on voudra sur la beauté et la sainteté

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Cliché Morris et Cie

TAPISSERIE : LA QUESTE DU GRAAL. L’ECHEC DE GAUVAIN

Carton de Brune-Jones.

Collection d’Arcy (Stanmore Hall).
du travail manuel, il n’en est pas moins vrai que celui qui vient de consacrer dix heures à un travail accablant dans une usine ou devant une forge, n’a pas et ne peut pas avoir le même état d’esprit que celui qui est resté à composer des poèmes devant un bureau ou assis à peindre devant un chevalet. » Paroles profondes certes, mais Ruskin n’avait rien su imaginer de plus pratique qu’aller empierrer une route, avec ses étudiants d’Oxford durant leurs heures de loisir. Un très petit nombre l’avaient suivi et la tentative avait sombré dans le ridicule ; tout le monde comprenait qu’il ne s’agissait là que d’une contrefaçon du véritable travail et le rude métier de cantonnier n’y avait gagné aucune considération nouvelle.

Morris eût souscrit aux paroles de Ruskin, mais il y ajoutait quelque chose : « Si je devais consacrer dix heures par jour à un travail que je méprise et que je hais, écrivait-il, j’espère que j’occuperais mes loisirs à faire de l’agitation politique, mais je crains bien de les employer à boire. » Il connaissait la misère et la dégradation de la classe ouvrière, mais il savait aussi en voir les causes et signalait tout ce qu’il y a d’angoissant dans les inégalités sociales.

Il pensait qu’il est inutile de tenter de vivifier l’art tant qu’on n’aura pas, au préalable, amélioré le sort des travailleurs qui doivent être les artisans de cette transformation. C’est le tort de la société actuelle de se préoccuper trop, peut-être, des produits et pas assez des producteurs. « Or, l’existence d’un art vrai dans un pays dépend d’autre chose que de la présence de deux ou trois artistes de génie ou de talent et d’un petit groupe d’esthètes ou de collectionneurs éclairés ; un art ne peut être vraiment grand et puissant que s’il est, comme il le fut jadis, l’expression des aspirations du peuple vers la beauté et la vraie joie de la vie. » Il faut donc que l’art reproduise la vie dans toute sa complexité, qu’il ne se laisse pas emprisonner dans les formules et que beaucoup le puissent comprendre. « Je ne demande pas l’art pour quelques-uns, disait Morris, pas plus que je ne demande l’éducation ou la liberté pour quelques-uns. » Le XIIIe siècle ne fut une époque admirable que parce que l’art y exprimait l’âme religieuse de tout un peuple, que les moindres artisans qui travaillaient à la construction et à l’embellissement des cathédrales le faisaient avec amour, et que ces Bibles de pierre demeuraient pour eux une consolation et une espérance.

Il faudrait donner la même sécurité d’esprit aux artisans d’aujourd’hui ; ils ne pourront s’intéresser à leur œuvre que si elle leur apporte quelque joie : « Tout travail que l’on ne peut exécuter avec plaisir ne vaut pas la peine qu’on l’exécute », ce ne sera jamais une œuvre d’art car « l’art véritable est l’expression du plaisir qu’on trouve en travaillant ». Qu’on n’oblige donc pas les artisans à des journées de travail trop longues qui font que le repos devient leur unique souhait, qu’on ne les entrave pas par une réglementation étroite qui tue en eux toute initiative, qu’on ne les asservisse pas aux machines sous prétexte de produire à bon marché, car l’œuvre d’art doit être une joie pour celui qui la produit, en même temps que pour celui qui l’utilisera.

Et c’est pourquoi Morris, qui lui-même fournissait un labeur extraordinaire, pour qui l’inaction était la pire des souffrances, préconise des journées de travail courtes, c’est pourquoi il demande que l’on restreigne le rôle des machines, qu’elles ne soient plus les maîtresses dans l’industrie, maîtresses redoutables auxquelles on sacrifie parfois l’intelligence même de l’artisan, mais qu’elles redeviennent les servantes comme elles l’étaient jadis. La dignité de l’artisan veut qu’il soit vraiment le maître d’œuvre, qu’il prenne conscience de la valeur et de la beauté de sa tâche. C’est la première réhabilitation à tenter.

Ce serait cependant mal comprendre Morris que de voir en lui un esprit conservateur à outrance qu’effrayent toutes les nouveautés ou un déséquilibré de génie comme Ruskin rêvant de ramener l’industrie du XIXe siècle aux conditions de l’industrie du moyen âge. Il savait reconnaître l’importance et l’utilité de la machine, mais il connaissait aussi la limite de ses pouvoirs et voulait qu’on ne la considérât pas comme propre à toutes les besognes, comme capable de remplacer partout le travail humain. Ce serait vouloir la décadence irrémédiable de certaines industries : la tapisserie, la dentelle, l’ameublement par exemple, que de les condamner à répéter sans fin les mêmes modèles. Que la machine serve à faciliter la besogne de l’artisan, rien de mieux ! Elle peut être une aide efficace, contribuer à rendre les journées de travail moins longues et moins pénibles mais elle ne saurait suffire à tout. On ne s’attend pas à voir Morris énumérer toutes les industries qui peuvent admettre l’emploi des machines et préciser dans quelle mesure ; il a simplement voulu rappeler que l’introduction des machines dans l’industrie marque à la fois un progrès et un recul. Elles permettent d’obtenir certaines qualités au détriment d’autres qui sont désormais sacrifiées, et ces pertes sont plus considérables qu’on ne le pense généralement. Il nous est loisible aujourd’hui de trouver que la défiance de Morris était excessive, mais qu’on se souvienne du rôle des machines dans la production des arts décoratifs aux environs de 1860 et 1870, des espérances qu’on fondait sur elles, et on comprendra tout ce que ses craintes avaient de légitime.

L’artisan sera donc nécessairement un artiste, une intelligence et non pas un manœuvre. On objecte souvent, et on objectait à Morris, que, dans ce que nous appelons les industries d’art, il y a presque toujours deux catégories de travailleurs ; les uns, dessinateurs ou inventeurs qui imaginent et composent des modèles nouveaux et font vraiment œuvre de créateurs et d’artistes, les autres, simples manœuvres, qui n’ont qu’à exécuter le modèle dessiné sans y rien changer et auxquels on demande simplement de l’habileté manuelle. C’est précisément contre cette division du travail que protestait Morris ; en apparence, elle facilite la production, mais le plus souvent, elle ne réussit qu’à amener les uns à se désintéresser complètement des questions pratiques et

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Cliché Morris et Cie

TAPISSERIE : LA QUESTE DU GRAAL. LA RÉUSSITE DE GALAHAD

Carton de Brune-Jones.

Collection d’Arcy (Stanmore Hall).
à détruire tout sens de la beauté et de l’harmonie chez les autres. Il faudrait que le dessinateur et le metteur en œuvre fussent, aussi souvent que possible, une seule et même personne, c’est à cette condition seulement qu’on pourra obtenir des œuvres qui seront à la fois originales et pratiques.

Quand en 1882 Morris fut appelé à donner son avis devant la commission royale chargée d’enquêter sur l’enseignement professionnel, il insista sur la nécessité de cette éducation technique pour le dessinateur. « J’estime essentiel pour un dessinateur de connaître la façon pratique d’exécuter le travail pour lequel il a dessiné un modèle. « Nécessité donc pour le dessinateur de connaître les exigences techniques du métier pour ne rien proposer qui ne soit exécutable, nécessité aussi pour l’artisan d’avoir quelque connaissance du dessin pour pouvoir faire en cours d’exécution toutes les corrections indispensables au projet primitif, nécessité pour tous deux de s’intéresser à leur œuvre, de l’aimer assez pour y mettre un peu de leur âme.

Aussi Morris demandait-il qu’on créât dans les écoles élémentaires un enseignement du dessin qui n’existait pas encore et qu’on ne verra apparaître en Angleterre que vers 1890. Il prétendait qu’un homme d’intelligence ordinaire, n’ayant reçu d’autre culture générale que celle de l’école primaire, mais ayant quelque pratique du dessin était capable de devenir un excellent ouvrier d’art, c’est-à-dire un véritable artiste. C’est pour cela qu’il recrutait un peu au hasard les apprentis de ses ateliers, sans se préoccuper des dispositions plus ou moins exceptionnelles qu’ils pouvaient présenter. Quand, à Merton Abbey ou à Kelmscott House, il avait besoin d’aide, fût-ce pour une besogne très délicate, il avait recours au premier ouvrier venu sans se soucier de son habileté, et il affirmait n’avoir jamais eu qu’à se louer de cette manière de faire.

Enseigner le dessin aux enfants n’était pas à ses yeux la seule réforme nécessaire, ni la plus urgente. Il condamnait ces taudis malsains et lugubres que sont souvent les maisons ouvrières dans les grandes villes. L’organisation sociale actuelle n’est pas favorable à la production de l’œuvre d’art, puisqu’elle parque les artisans dans des usines sans joie et les oblige à vivre dans des quartiers où grouillent les miséreux et les déshérités. Peut-on espérer qu’ils conservent le sens de la beauté et trouvent d’heureuses inspirations dans ce décor qui se peut résumer en deux mots : laideur et déchéance. En attendant qu’une organisation meilleure ait fait disparaître toutes ces tares, il importe que les artisans puissent étudier de près la nature, et dès maintenant il serait possible d’établir leurs ateliers et leurs demeures dans de plaisants paysages où ils trouveraient l’air, la lumière, l’eau courante et les fleurs.

En même temps qu’on améliorerait les conditions matérielles de travail, il faudrait transformer la mentalité de l’artisan, le relever à ses propres yeux et aux yeux de tous. Morris voulait lui donner une très haute idée de l’œuvre d’art, la lui montrer comme une œuvre de probité, de conscience et de beauté qui requiert amour et sacrifice. C’est pourquoi il se montrait lui-même si difficile dans le choix des matériaux qu’il employait et surveillait de si près l’exécution ; qu’il s’agît des éditions de Kelmscott, des tapisseries ou des papiers peints, il exigeait des produits purs et durables et un labeur persévérant. « Qu’est-ce qu’un artiste, disait-il, si ce n’est un ouvrier qui a décidé que son travail sera excellent, quoi qu’il puisse advenir. »

Mais s’il demandait aux artisans un effort patient et continu et une scrupuleuse honnêteté, il leur enseignait aussi à avoir conscience de leur dignité, de leur valeur, à ne point suivre la mode dans tous ses caprices. Il exprimait à la fois un conseil et un espoir quand il disait : « Vous dont les mains accomplissent ces travaux d’art, il vous faut être des artistes, de bons artistes avant que le public prenne quelque intérêt à vos œuvres ; mais quand vous le serez devenus, je vous promets que vous ferez la mode et que la mode vous sera obéissante. »

Idéal de rêveur ! dira-t-on. Il faut, avant tout, que les artistes et les artisans vivent et ils ne peuvent pas toujours se permettre de refuser les commandes. Idéal évidemment ! Morris ne se contente pas de donner des conseils pour l’heure présente, il dit aussi ce qui est souhaitable et que l’avenir pourra peut-être réaliser. Il n’est pas mauvais que de telles paroles soient prononcées et il est hors de doute que certains artistes peuvent agir profondément sur leur temps, nous n’en voulons pas d’autres preuves que le succès et l’influence qu’ont eus chez nous des maîtres comme Gallé, Daum, Lalique, Plumet, Gallerey et bien d’autres encore.

Avec une véritable ardeur d’apôtre Morris s’employa à faire triompher un certain nombre de principes qui peuvent nous apparaître aujourd’hui comme de simples truismes, mais qui marquaient une salutaire réaction contre le mauvais goût contemporain. Ne nous hâtons pas trop de condamner ou de dédaigner, au nom de notre sagesse ou de notre science présente, l’effort de ceux qui vinrent avant nous, car c’est à eux souvent que nous devons d’être sages ou de savoir.

Quels étaient ces principes ?

D’abord il enseigna à ne pas confondre le goût avec le luxe, la beauté avec la richesse. Il souhaitait que l’on pût produire de belles choses à des prix modiques pour qu’elles fussent accessibles, sinon à tous, du moins à un grand nombre. Comme un leit-motiv, revient constamment dans ses conférences cette formule : « Substituer le luxe du goût au luxe coûteux. » Ce n’est pas la condamnation du luxe, mais l’affirmation de cette idée qu’il peut y avoir de la beauté dans les objets les plus humbles. Pas plus qu’une hiérarchie dans les arts, Morris n’admettait une hiérarchie dans les matériaux employés et il fut de ceux qui les premiers remirent en honneur les objets d’étain, de cuivre, de fer forgé substitués aux pièces d’orfèvrerie ou à l’argenterie ; il voulait qu’on accordât moins d’importance à la matière première et beaucoup plus au travail de l’artisan.

Avec la même énergie il réclama un art qui fût vraiment populaire. Adversaire résolu de la théorie de l’art pour l’art, il lui semblait qu’une œuvre ne déchoit pas d’être utile, comprise et aimée de tous, et comme épigraphe à toute son œuvre on pourrait donner cette phrase qui semble contenir l’essentiel de ses idées : « Je ne demande pas l’art pour quelques-uns, pas plus que je ne demande l’éducation ou la liberté pour quelques-uns. » Il rêvait de démocratiser les productions de ses ateliers, il aurait voulu que ses chintzes ou ses papiers peints pussent pénétrer dans les plus humbles demeures ouvrières et paysannes. Si ce rêve ne se réalisa pas, il réussit du moins à montrer qu’un travail vraiment artistique, accompli dans des conditions raisonnables, par des ouvriers qui y prenaient plaisir, était parfaitement compatible avec la prospérité commerciale et pouvait, par conséquent, dès maintenant, devenir la règle dans l’industrie entière.

Il y aurait ensuite à rendre cet art vraiment populaire. Art populaire ! Art social ! Ce n’était point pour Morris une variété d’art inférieur, une contrefaçon du grand art à l’usage des classes pauvres, mais un art particulier que tous peuvent comprendre parce qu’il traduit la vie et les sentiments de tous, tel que l’analysera plus tard M. Roger Marx : « L’art social s’exerce en fonction de la vie, il s’y mêle, il l’imprègne, il la pénètre ; à la beauté apparente, pittoresque ou plastique s’ajoute chez lui une beauté intime que l’on appellerait volontiers : la beauté de finalité… L’antiquité et le moyen âge n’avaient pas mis en question la communauté du sentiment esthétique, nous ne revenons à leurs vues qu’après de longs détours et avec beaucoup de peine ».

Pourrait-on créer un tel art au XIXe siècle, faire revivre cette communauté d’aspirations que connurent les cités grecques et le moyen âge ? Morris le pensait, à condition que les hommes voulussent bien d’abord reconnaître la nécessité et le charme de la simplicité, de la franchise envers soi-même, car c’est surtout le snobisme, le faux respect humain, l’affectation d’admirer ce qu’on ne comprend pas, qui sont les plus redoutables obstacles à toute amélioration. Il faut que l’art ne soit plus considéré comme un luxe réservé à une élite, mais comme une nécessité à laquelle tous ont droit et en conséquence il doit s’appliquer aux objets domestiques. Et Morris reprochait aux classes aisées de n’avoir pas su faire un meilleur emploi de leur richesse. Qu’un journalier sans éducation, qu’un manœuvre abruti par douze heures d’un travail pénible aient mauvais goût, qu’ils admirent des chromos ridicules et ne souhaitent pas d’autre distraction que l’alcool, cela peut se comprendre, et dans une certaine mesure s’excuser, mais le gentleman qui a de la fortune et des loisirs, qui a voyagé et suivi les cours d’une université, ne mérite pas la même indulgence. Les classes riches sont doublement responsables, parce que c’est à elles qu’il appartenait de lutter contre le mauvais goût et qu’elles n’ont rien fait pour cela, au contraire même elles ont contribué à le répandre, à le généraliser. Pas d’autre remède qu’une transformation radicale. « Si nous voulons que l’art commence au foyer, comme il le doit, il nous faut d’abord désencombrer nos maisons de ces superfluités gênantes qui sont toujours sur notre chemin, de tout ce confort conventionnel qui n’est pas du véritable confort et ne sert pas à autre chose qu’à donner du travail aux domestiques et aux médecins. Et si vous voulez un précepte magique qui conviendra à tout le monde, le voici : « N’ayez rien dans vos maisons que vous ne sachiez utile ou que vous ne jugiez beau. »

De ce précepte magique Morris tirait un certain nombre de conseils pratiques ; par exemple ceux-ci :

Que l’objet exécuté soit toujours utilisable, que sa forme générale et la matière employée soient toujours en harmonie avec sa destination et que le décor soit subordonné à la structure. Les objets d’utilité courante, les plus nombreux, doivent toujours être faits de matières communes, sans recherche excessive de forme, sans décoration exubérante qui dissimulerait leur destination.

La probité veut que l’on n’emploie que des matériaux de premier choix, des substances pures. Elle condamne toute falsification, elle repousse aussi tout trompe-l’œil ; la franchise qui est la qualité essentielle dans la vie, doit être aussi la qualité essentielle dans l’art, puisque l’art résume la vie. Qu’on ne produise donc pas des papiers peints qui imitent le bois, que l’on ne peigne pas des bois simulant des marbres. Chaque matière a ses qualités particulières d’aspect et de durée dont il faut savoir tirer parti, mais il est absurde et malhonnête d’essayer de faire passer l’une pour l’autre, même quand cela ne devrait tromper personne. C’était une erreur générale, une pratique courante vers 1880 ; on pensait qu’il y avait des substances plus nobles les unes que les autres, employer le marbre ou le bronze, ou tout au moins les imiter, c’était, croyait-on, rendre quelque dignité aux arts industriels.

Même pour les objets seuls, la nature est, et doit demeurer la grande inspiratrice, la meilleure conseillère, car il ne s’agit pas d’être l’élève de tel ou tel, mais de faire œuvre personnelle. Il ne s’agit pas non plus, comme le croient certains novateurs, de créer du nouveau à tout prix, d’imaginer des formes inédites pour chaque objet, mais plus raisonnablement de produire de la beauté. Celui qui ira vers la nature en toute simplicité de cœur, qui l’observera avec amour, connaîtra la plus belle récompense qu’il soit donné à un homme d’obtenir : la joie de créer, de voir la matière s’animer sous ses doigts.

A ces principes généraux Morris ajoutait d’autres conseils, dont lui-même tirait des applications merveilleuses, mais que l’on peut cependant ne pas suivre sans manquer pour cela au respect de l’œuvre d’art. Ce ne sont nullement des dogmes, et si Morris les formule en général très catégoriquement et sans réserves, il faut voir là exagération de polémiste et non le désir de se poser en pontife. Par exemple il disait : « Que vos couleurs soient vives et claires, la nature que vous devez suivre ne vous présente guère ces tons ternes et sales où se complaît l’insuffisance des décorateurs modernes. » Personnellement, il affectionnait les teintes chaudes et riches, les ors somptueux, les rouges et les bleus éclatants, et l’on sait comment il

Pl. XIV.


Cliché Morris et Cie

TAPISSERIE : LE VERGER

Carton de W. Morris.

Musée Victoria et Albert (Londres).
malmenait les clients assez mal avisés pour juger que ses tentures, ses tapisseries ou ses tapis avaient trop d’éclat.

Qu’il y ait quelque exagération dans cette prédilection pour les couleurs vives, comme aussi dans le dessin vigoureux mais parfois trop compliqué de certaines de ses étoffes c’est possible, mais l’exemple et l’influence de Morris rendirent au coloris une importance qu’on lui déniait.

Les adversaires qui avaient haussé les épaules et affecté de rire quand la maison de décoration fut fondée en 1861, qui avaient prétendu qu’une telle entreprise était, commercialement au moins, vouée à une faillite certaine se trouvèrent un peu déçus du succès de Morris. Ils l’imitèrent, copièrent ses modèles, mais en même temps ils se mirent à discuter point par point toutes ses idées, non sans acrimonie et sans quelque mauvaise foi.

On disait : Mais ces prétendues idées nouvelles ne sont que des banalités. Plagiat, affirmait-on ensuite ! Il n’y a rien dans tout cela qui n’ait déjà été dit, et plus éloquemment, par Ruskin. Morris aurait pu répondre qu’il ne s’était jamais donné pour un penseur original, mais qu’il s’efforçait de rappeler et de réaliser ce que Ruskin avait prêché. Là où le maître s’était contenté d’idées générales, mais nécessairement vagues, d’improvisations éloquentes et désordonnées, Morris apporta un peu plus de précision et quelques renseignements pratiques. Il apporta aussi, ce qui valait infiniment mieux, la magie de son exemple. Quel plagiat pourrait-on d’ailleurs reprocher à celui qui reconnaissait si simplement tout ce qu’il devait à son illustre devancier, qui n’ambitionnait pas d’autre titre que celui de disciple et qui pourtant fut aussi grand que le maître ? « Ce serait ingratitude de ma part, disait-il, moi qui ai tant appris de lui, que quand je parle je ne peux m’empêcher de sentir continuellement que je ne suis que l’écho de ses paroles, de ne pas citer le nom de John Ruskin dans une étude sur la transformation de l’art. »

A notre avis Morris montrait trop de modestie et il fut autre chose qu’un écho. Sans doute beaucoup de ses idées ne sont pas originales, on peut les trouver dans Carlyle, et Ruskin les avait prêchées avant lui à ses étudiants d’Oxford, mais elles étaient restées assez obscures dans la pensée même du maître. On sait quel était le charme des discours de Ruskin et l’incohérence de ses raisonnements, il séduisait et déconcertait à la fois, et les auditeurs sortaient enthousiasmés, admiratifs mais peu convaincus ou insuffisamment renseignés. C’est pourquoi il ne fut jamais un véritable entraîneur d’hommes; on l’applaudissait, on l’acclamait mais on ne le suivait pas et la plupart de ses expériences pratiques échouèrent lamentablement, parce qu’il n’avait aucun sens des réalités et faute d’avoir tenu compte des étapes nécessaires. « Le tort de Ruskin, dit Roger Marx, ne fut pas d’installer des collections de primitifs italiens aux portes des usines de Sheffield, mais de méconnaître la phase de préparation nécessaire au plus grand nombre pour goûter les beautés d’un autre temps et d’un autre pays. » Au contraire Morris avait un sens très net des nécessités présentes, une merveilleuse faculté d’adaptation et le don précieux de faire naître les efforts et les initiatives. Ruskin était resté un isolé, peut-être à cause de sa grandeur même, de son attitude un peu hautaine ; Morris fut infiniment plus vivant, moins profond peut-être, mais plus puissant. Nous n’avons nul dessein de les opposer ici pour exalter l’un aux dépens de l’autre ; nous avons seulement voulu montrer que Morris ne fut pas un disciple au sens ordinaire du mot ; sur bien des points il compléta, précisa ou rectifia la pensée du maître et surtout, descendant des hauteurs nuageuses et métaphysiques où se plaisait l’apôtre, il humanisa en quelque sorte les idées de Ruskin.

Les théories sociales de Morris dérivent de ses idées sur l’art. Il souhaitait une société mieux organisée, moins dure aux faibles, qui permît à l’art de s’épanouir et de devenir vraiment populaire. Mais tandis que Ruskin, avec des idées analogues, essayait de créer de toutes pièces une communauté mystique à la fois révolutionnaire et conservatrice, Morris détaché de toute préoccupation religieuse se rapprochait du seul parti organisé dont le programme correspondît à son idéal : le parti socialiste. Il hésita longtemps avant de donner son adhésion formelle; bien que des tendances socialistes apparaissent chez lui avant 1880, ce n’est qu’en 1883 qu’il adhéra à la Fédération sociale démocratique.

Il avait alors quarante-neuf ans, cette décision ne fut donc pas le résultat d’un entraînement passager, d’un enthousiasme irréfléchi de jeune homme, mais l’aboutissant d’une évolution raisonnée. Il ne pouvait avoir le moindre doute sur les effets immédiats de cette adhésion, les socialistes étant généralement méprisés en Angleterre vers 1880. Toutefois, et cela ne peut nous surprendre de la part de cet indépendant, Morris conserva toujours une place à part dans le parti ; son caractère très droit, la belle franchise de ses idées, certaines exagérations de paroles faisaient de lui un merveilleux entraîneur d’hommes, mais un diplomate maladroit. Il avait peu de goût pour les compromissions, les petites habiletés, il répudiait toute violence, la jugeant le plus souvent inutile et presque toujours néfaste. Il pensait que la tâche essentielle du socialisme était alors une besogne d’éducation : « Il est nécessaire que notre mouvement ne soit pas ignorant, écrivait-il, mais au contraire intelligent et éclairé. Ce que j’aimerais à avoir par-dessus tout en ce moment, ce serait un groupe d’hommes capables, compétents, intelligents qui agiraient comme éducateurs. Je compterais sur eux pour prêcher ce qu’est véritablement le socialisme, non pas un changement pour l’amour du changement, mais une transformation faite pour réaliser l’idéal humain le plus noble, amenant une vie nouvelle dans laquelle chaque être humain trouvera un champ illimité pour le développement de toutes ses facultés. »

Il ne s’illusionnait d’ailleurs, ni sur les difficultés de la tâche, ni sur les insuffisances et les préjugés de ses amis politiques. À plusieurs reprises il aura le courage de se séparer d’eux, de risquer même sa popularité pour les

Pl. XV.


Cliché Morris et Cie

TAPISSERIE : FLORE

Carton de Burne-Jones et W. Morris.

Art Gallery (Manchester).
mettre en garde contre ce qu’il considérait comme des erreurs de tactique. Et cette indépendance à l’égard de ses amis nous apparaît plus significative encore que son dédain des conventions bourgeoises.

Mais inlassablement Morris reviendra sur cette nécessité de l’éducation préalable et il essaiera de la commencer en allant conférencier un peu partout en Angleterre et en Écosse, ne ménageant ni son argent, ni son temps, ni ses forces. Durant cette période d’activité sociale qui s’étend de 1877 à 1891, force lui fut bien d’abandonner un peu la direction de ses ateliers, mais si c’est l’époque la moins féconde de sa production artistique, elle n’est cependant pas sans importance pour la compréhension de son œuvre et de ses idées. Ce ne furent pas des années perdues, et Morris lui-même jugeait qu’elles avaient merveilleusement contribué à l’enrichissement de sa personnalité et de son talent. À ceux qui auraient cru devoir regretter le temps perdu pour l’art et passé à conférencier dans des meetings en plein air, à essayer d’instruire les métallurgistes de Birmingham ou les tisseurs de Manchester, à rédiger des ouvrages de doctrine ou des articles de journaux, il aurait certainement répondu : « Il est possible que j’aie écrit un poème, œuvré une tapisserie ou dessiné un carton de vitrail de moins que je ne l’aurais pu faire, mais à cette prédication qui vous semble vaine, j’ai gagné de mieux comprendre la vie, de mieux connaître les joies et les souffrances humaines et mon œuvre en a profité. Qu’importent un livre, un vitrail ou une tapisserie de moins si les autres sont plus beaux, plus riches de pensée ou d’émotion. J’ai plus appris en me mêlant à la vie des hommes, en partageant leurs luttes, leurs espoirs, leurs défaites que vous n’apprendrez jamais dans la tranquillité de vos ateliers ou le recueillement de vos cabinets de travail. Une idée noble que l’on a défendue, une œuvre généreuse à laquelle on a collaboré et pour laquelle on a souffert sont plus fécondes pour l’artiste que ce désintéressement dédaigneux dans lequel vous avez choisi de vivre. L’art doit reproduire la vie, comment pouvez-vous la connaître si vous ne vous y mêlez pas ? »

Nous ne voulons par grandir outre mesure William Morris. Nous connaissons les objections qu’on peut faire à ses idées, lui-même ne se dissimulait pas leur force. Il savait combien sa tentative était imparfaite et combien loin encore il était de cet art vraiment populaire qu’il rêvait de créer, il voyait bien que l’œuvre d’éducation qu’il avait entreprise ne faisait que commencer, qu’elle rencontrait des résistances tenaces, inattendues et que trop souvent, ceux à qui elle s’adressait s’en désintéressaient. L’architecture, l’art par excellence, celui dont la rénovation aurait dû entraîner les autres s’attardait en la reproduction de motifs surannés ; les artistes, pour la plupart, restaient fidèles à d’étroites disciplines et opposaient une résistance passive, mais obstinée, aux idées nouvelles, et la transformation sociale que rêvaient les socialistes restait lointaine. Morris savait tout cela, et c’est pourquoi, après avoir évoqué ce que serait l’art populaire de l’avenir, il écrivait, non sans quelque mélancolie : « Nous ne verrons pas cet art nouveau (je parle de ceux de ma génération), cet art qui doit exprimer la joie de vivre, la joie que l’ouvrier éprouve dans son travail et c’est pourquoi il faut m’excuser si, de même que d’autres artistes, j’essaye de m’exprimer en utilisant l’art d’aujourd’hui. »

Il n’a pas désespéré cependant ; il a montré la route que d’autres allaient suivre et les progrès réalisés attestent la valeur de son enseignement. Mais si l’on conserve encore le souvenir de son œuvre et de ses théories, avec la génération qui le connut personnellement commence à disparaître le souvenir de l’homme qui jamais n’avait reculé devant l’effort, qui n’avait pas eu besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

Sa vie entière est une belle leçon de droiture et de dignité ; sans tapage, sans ostentation il refusa tous les honneurs, n’acceptant la première place que quand elle comportait quelque péril ou nécessitait quelque sacrifice. En 1877 on lui avait offert le poste de professeur de poésie à l’université d’Oxford, en remplacement de Matthew Arnold. Il refusa parce qu’il ne se sentait pas l’homme qui convenait pour une telle place, et aussi parce qu’à ses yeux rien n’était plus vain qu’un professeur de poésie. Quand en 1892 mourut Tennyson le poète-lauréat, Gladstone, alors premier ministre, fit pressentir Morris pour savoir s’il accepterait le poste devenu vacant au cas où on le lui offrirait. Comme en 1877 Morris refusa, disant qu’il ne se sentait pas les qualités nécessaires pour un tel emploi, les faveurs officielles lui semblant à la fois puériles et dangereuses. Il s’honora par ce refus comme Gladstone s’était honoré en faisant offrir le poste à un homme dont il ne partageait pas les idées et dont les opinions socalistes faisaient alors scandale.

Cette indépendance jointe à la merveilleuse beauté de son œuvre donnait à Morris une situation particulière dans la pensée et l’art anglais de la fin du XIXe siècle ; sans morgue, sans rien des allures pontifiantes qu’affectent volontiers les chefs d’écoles, il apparaissait un peu comme une sorte de patriarche aux yeux des artistes et des écrivains de la génération nouvelle qui savaient avec quelle sympathie il encourageait leurs efforts.

Il mourut d’avoir vécu d’une vie trop intense, trop pleine d’efforts et d’enthousiasme. Le médecin qui l’avait soigné résumait ainsi les causes de sa mort : « Sa maladie c’est simplement d’avoir été William Morris et d’avoir fourni plus de travail que n’en pourraient fournir dix hommes ordinaires. » Et ses dernières paroles furent en quelque sorte le résumé de toute sa vie : « Courage et Espérance ! »

Qu’importent après tout le succès de sa tentative, l’influence plus ou moins durable qu’elle peut avoir, qu’importe si certains ont pu relever des fautes de style dans ses poèmes et des fautes de dessin dans ses tapisseries, il n’en fut pas moins un véritable artiste, un créateur de vie qui sut communiquer aux autres un peu de sa croyance en la joie de vivre et en la beauté. Son exemple prend une valeur presque symbolique ; il nous apparaît un peu comme le représentant d’un autre âge, tout

Pl. XVI.



Cliché Morris et Cie

TAPISSERIE : L’ÉTOILE DE BETHLÉEM

Carton de Burne-Jones et W. Morris.

Exeter College (Oxford).
pénétré d’idées en lesquelles nous avons cessé de croire ou pour lesquelles nous craignons de souffrir, comme une protestation vivante contre l’utilitarisme contemporain et c’est pourquoi, plus encore que la beauté de son œuvre, nous avons voulu montrer la beauté de sa vie.
  1. Ce portrait se trouve à la National Portrait Gallery de Londres.