Victor Hugo spirite

Paul Berret
Victor Hugo spirite
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 555-582).
VICTOR HUGO
SPIRITE

« L’Europe entière, et que dis-je l’Europe, en ce moment le monde a la tête tournée d’une expérience qui consiste à faire tourner une table. On n’entend parler de toutes parts que de la table qui tourne ; lui-même Galilée, il a fait moins de bruit le jour où il prouva qu’en effet c’était la terre qui tournait autour du soleil... En vain, Meyerbeer nous donnerait un second Robert le Diable ; en vain M. Scheffer une autre Marguerite ; en vain Mlle Mars nous convierait à ses fêtes poétiques ; en vain Béranger écrirait un nouveau recueil de Chansons ; en vain nous dirait-on : la voilà qui nous revient à vingt ans, Mlle Taglioni, la sylphide ; ou voilà Fanny Elssler ; et lui-même Balzac, et Soulié lui-même arriveraient à nous les mains pleines de fictions... l’univers s’écrierait : la table et le chapeau ! »

Ainsi s’exprime Jules Janin au début de l’un de ses feuilletons de mai 1853, et, dans cette courte revue des actualités du second Empire, toute une société disparue s’évoque, curieuse et insouciante, prompte à l’engouement, mais au scepticisme aussi, et qui accueillit en riant le spiritisme au berceau.

Cette société trouvait à faire tourner les tables un plaisir puéril et léger : celui-là même qu’elle prenait aux escamotages de Robert Houdin, aux drames de Scribe et aux comédies de Labiche. Une gravure de même date, dans l’Illustration de mai 1853, nous montre, groupés trois par trois autour de guéridons, des gens du monde en toilettes de soirée, dont les uns s’évertuent à faire tourner une table, les autres s’ingénient à mettre en branle un chapeau haut-de-forme, pendant que d’autres concentrent leur attention sur un pendule qui oscille entre les doigts d’une jeune femme. Tous ces expérimentateurs s’amusent visiblement ; ni mystère, ni religiosité dans leur attitude : il s’agit d’un jeu qui ne réclame pas plus de recueillement que le nain-jaune ou de gravité que les jonchets.

Pour ceux-là le souffle de l’au-delà n’est pas encore monté de l’abîme ; ils ne cherchent point à pénétrer le secret du tombeau, encore moins à créer une métaphysique nouvelle : ce qu’ils appellent « les esprits » ce sont de vagues entités qui se bornent à faire osciller quelques meubles et à donner parfois de spirituelles réponses aux « devinettes » qu’on leur propose.

Quel contraste entre ces jeux de société et les graves séances de Marine-Terrace où, par l’intermédiaire des tables, les plus grands morts de l’humanité s’entretiennent solennellement avec Victor Hugo et où les voix du gouffre, les bouches de l’ombre lui révèlent le sens de l’univers !

L’empreinte du spiritisme sur l’œuvre de Victor Hugo est un phénomène qui ne s’est jamais reproduit au même degré dans notre histoire littéraire : jamais écrivain n’a été à ce point influencé, dans la pensée philosophique et dans l’expression poétique, par la croyance à l’intervention des forces occultes de la nature.

L’état d’âme d’un spirite est le plus souvent une sorte d’état secondaire, dans lequel il entre pendant les heures d’expérience et qui ne laisse point de traces dans le cours habituel de ses idées. Il est très remarquable que les spirites n’ont point la terreur des ombres à la présence desquelles ils croient, et qu’ils les écoutent d’ordinaire comme on lirait un livre ou comme on entendrait une conférence.

C’est Victorien Sardou qui fut en France un des premiers propagateurs de la science spirite, d’importation américaine à son origine. Il avait fait connaissance, chez miss Blackwell et chez Mme Japhet, d’un médecin du nom de Rivail : il aida Rivail à interpréter le langage des tables, et, sous le nom d’Allan Kardec, Rivail publiait en 1857 le Livre des Esprits, où il est difficile de faire la part de l’inspiration de Rivail et de celle de Sardou : il reste que Sardou fut un adepte convaincu du spiritisme. Sous l’inspiration, disait-il, de Bernard Palissy, il exécutait lui-même dans l’état médiumnique des dessins étranges qu’on trouve reproduits aujourd’hui dans presque toutes les publications de vulgarisation spirite : La maison de Bernard Palissy, — La maison de Mozart. Or, il ne paraît pas que l’effarante théosophie du Livre des Esprits ait assombri en quoi que ce soit l’auteur des Pattes de Mouche, des Ganaches ou de Nos intimes. Bien au contraire, la vigueur et l’équilibre de l’intelligence de Sardou réagirent à ce point chez lui qu’il ne tarda pas à douter lui-même de ses facultés médiumniques et fut, dans sa vieillesse, le premier à se railler des affirmations téméraires de la science spirite : « Nous trempons, disait-il, en pleine superstition de la science. »

Chez Théophile Gautier, on constate, à l’exclusion de tout mysticisme, une curieuse adaptation des qualités plastiques du style à la description des phénomènes spirites. Le spiritisme et l’histoire des sciences occultes lui inspirent des pages pittoresques, où l’on perçoit la délectation d’un artiste amusé. Plus sensible au décor qu’à la doctrine, il découvre dans le spiritisme l’occasion de brosser des toiles exotiques : quand le héros d’Avatar, dont l’âme a le privilège de pouvoir changer de corps, va consulter les yoghis, il est manifeste qu’il est surtout hypnotisé par les paysages de l’Inde : « Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’antique sagesse ; je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses pattes ; je longeai les étangs glacés qu’écaille le dos des crocodiles ; je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves, pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre, en communication avec les Maunis ; et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait l’extase sur ces lèvres noires et fendillées. »

Ce Yoghi intéresse Gautier, comme un modèle d’atelier : il note des couleurs et des lignes : les lèvres noires et fendillées. La joie qu’il ressent à se prendre corps à corps avec l’impalpable et à déployer des richesses imprévues de vocabulaire, est encore plus sensible, lorsqu’il se trouve en présence de ce que les spirites appellent un ectoplasme ou une matérialisation. Spirite est une âme désincarnée qui rend parfois visite à l’homme qu’elle aime. « Guy regarda vers le piano et peu à peu s’ébaucha dans une vapeur lumineuse l’ombre charmante d’une jeune fille. L’image était d’abord si transparente que les objets placés derrière elle se dessinaient à travers les contours comme on voit le fond d’un lac à travers une eau limpide. ; Sans prendre aucune matérialité, elle se condensa suffisamment pour avoir l’apparence d’une figure vivante, mais d’une vie si légère, si impalpable, si aérienne qu’elle ressemblait plutôt au reflet d’un corps dans une glace qu’à ce corps lui-même. Certaines esquisses de Prud’hon à peine frottées, aux contours noyés et perdus, baignées de clair-obscur et comme entourées d’une brume crépusculaire dont les draperies blanches semblent faites avec des rayons de lune, peuvent donner une idée lointaine de la gracieuse apparition assise devant le piano de Malivet. » Ombre charmante en effet, qui est bien la sœur de la femme-cygne de la Symphonie en Blanc Majeur, dans Émaux et Camées, et dont l’apparition éloigne de nous, tant elle nous captive par les procédés d’art, presque toute impression de mystère et de surnaturel.

Constatons donc, sans multiplier les exemples, que des écrivains qui ont cru au spiritisme ou se sont inspirés de lui, n’ont pas reçu de lui le signe sacré.

Pourquoi Victor Hugo est-il différent ? Pourquoi perçoit-on dans Ce que dit la Bouche d’Ombre, dans Dieu, dans la Fin de Satan la trépidation du trépied, d’où vient la montée dans l’âme de Victor Hugo de l’effluve apocalyptique ?


Tout d’abord, il faut tenir compte du tempérament de Victor Hugo. Le cerveau de Victor Hugo est une machine qui fonctionne à son maximum de pression : l’afflux sanguin, constamment alimenté chez lui par un appétit prodigieux, excite sans relâche les cellules cérébrales : il dort peu. L’hérédité est pour quelque chose dans cet état : on sait dans quelle folie sombra Eugène Hugo, le jour du mariage de son frère, et quelle fut la vie de la fille aînée de Victor Hugo, d’Adèle, qu’à son retour de l’Inde, sa famille dut renoncer à garder et à soigner. Charles Hugo fut un médium d’une extrême sensibilité, ce qui ne va pas sans quelque faiblesse nerveuse. En revanche, Hugo est merveilleusement équilibré : mais, au moment de ses pratiques spirites, son médecin fut inquiet de son hypertention cérébrale et l’avertit. Antérieurement au spiritisme, Hugo est prédisposé aux terreurs et aux superstitions. « Tu as toujours eu cette disposition, lui dit Mme Victor Hugo dans le Journal de l’Exil. Quand Saxe-Cobourg est mort et que sa mère est entrée dans la chambre, la vue du désespoir de cette grande femme pleurant son fils mort t’a causé une telle frayeur que pendant quinze jours tu ne pouvais rester seul une fois la nuit tombée. C’était la même chose avec la vision que tu as racontée comme étant le rêve du dernier jour d’un condamné. L’apparition de cette vieille femme t’a poursuivi longtemps. »

Le Dernier Jour d’un Condamné est de 1829. Et vraiment un frisson de peur saisit déjà le lecteur qui évoque l’horrible vision imaginée par l’écrivain. Cadavre ou fantôme, une vieille femme est debout près d’une armoire : interrogée, elle se tait ; poussée à terre, elle tombe comme une chose morte :

« Nous l’avons remuée du pied, puis deux de nous l’ont relevée et de nouveau appuyée au mur. Elle n’a donné aucun signe de vie. On lui a crié dans l’oreille, elle est restée muette comme si elle était sourde.

Cependant, nous perdions patience, et il y avait de la colère dans notre terreur. Un de nous m’a dit :

— Mettez-lui la bougie sous le menton.

Je lui ai mis la mèche enflammée sous le menton. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne, affreux, et qui ne regardait pas.

J’ai ôté la flamme et j’ai dit :

— Ah ! enfin ! répondras-tu, vieille sorcière ? Qui es-tu ?

L’œil s’est refermé comme de lui-même.

— Pour le coup, c’est trop fort, ont dit les autres. Encore la bougie ! encore ! il faudra bien qu’elle parle.

J’ai replacé la lumière sous le menton de la vieille.

Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a regardés tous les uns après les autres, puis se baissant brusquement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au même moment, j’ai senti trois dents aiguës s’imprimer sur ma main dans les ténèbres. »

Voilà qui est digne du Théâtre d’épouvante et nul doute que Victor Hugo ne se fût complu dans cette littérature horrifique : car, du théâtre d’épouvante, il eut l’idée le premier. Le Journal de l’Exil nous apprend qu’en 1838, Victor Hugo proposait à Antenor Jolly la création d’un théâtre fantastique : « La chose tomba, dit Victor Hugo, à cause de la stupidité des directeurs, mais rien n’est plus beau que le fantastique mêlé au drame humain. »

L’imagination de Victor Hugo a toujours eu la hantise du fantastique : et, consciemment et fidèlement, il a entretenu cette hantise en lui, comme un élément précieux d’inspiration. Pendant son voyage en Espagne en 1843, il croit voir des fantômes et des monstres dans le crépuscule, il les décrit, et, ne voulant pas être taxé de démence, il se réclame des plus grands génies : « Tous les penseurs sont rêveurs ; la rêverie est la pensée à l’état fluide et flottant. Il n’est pas un grand esprit que n’aient obsédé, charmé, effrayé, ou tout au moins étonné, les visions qui sortent de la nature. Quelques-uns en ont parlé et ont, pour ainsi dire, déposé dans leurs œuvres, pour y vivre à jamais de la vie immortelle de leur style et de leur pensée, les formes extraordinaires et fugitives, les choses sans nom qu’ils avaient entrevues « dans l’obscur de la nuit. » Visa sub obscurum noctis. Cicéron les nomme imagines, Gassius spectra, Quintilien figuræ, Lucrèce effigies, Virgile simulacra, Charlemagne masca. Dans Shakspeare, Hamlet en parle à Horatio. Gassendi s’en préoccupait, et Lagrange y rêvait après avoir traduit Lucrèce et médité Gassendi.

Non seulement Victor Hugo est visionnaire jusqu’à l’hallucination, mais encore, s’il faut l’en croire, il est sujet à de mystérieux pressentiments et il constate en lui ce que les spirites appellent aujourd’hui des phénomènes de prémonition. C’est le 9 septembre 1843 qu’à son retour d’Espagne, il apprendra, par la lecture d’un journal dans un café, la mort de sa fille, de Léopoldine : or, voici, si l’on s’en rapporte à la note inscrite par lui dans Pyrénées, ce qu’il aurait écrit le 8 septembre : « Le soir de mon arrivée à Oléron, j’étais accablé de tristesse... J’avais la mort dans l’âme. Il me semblait que cette île était un grand cercueil couché dans la mer et que cette lune en était le flambeau [1]. »

Le tempérament de Victor Hugo, l’exaltation de son imagination, la crainte et le besoin qu’il a du surnaturel prédisposait donc Hugo à devenir l’adepte des sciences spirites.

Ses théories philosophiques l’y menaient par un autre chemin. Dès 1851, à son collègue et voisin à la Chambre des Pairs, à Savatier-Laroche il déclarait : « Et moi aussi, je crois à l’élévation graduelle des âmes et à leurs migrations successives : j’ai sur ces matières un beau livre à faire. » — « Et moi aussi, » dit Hugo ; car la croyance à la circulation des âmes a déjà nombre d’adeptes, et qui furent de l’entourage de Victor Hugo : Fourrier, Hennequin, Raynaud. Hennequin, Raynaud seront des spirites pratiquants, tant il est vrai que la doctrine y conduit ! Cette doctrine, Victor Hugo l’affirme dans le Journal de l’exil en août 1852, un an avant les séances des tables tournantes : il l’étend à la nature entière, vivante, consciente et responsable à tous ses degrés : « De la bonne ou de la mauvaise conduite de l’homme dépend sa rentrée dans l’existence primitive et de la même manière chaque chose de la nature se transformera. La vie minérale passe à la vie organique végétale ; la vie végétale devient la vie animale dont le spécimen le plus élevé est le singe. Au-dessus du singe commence la vie intellectuelle. L’homme occupe le plus bas degré de la vie intellectuelle, échelle invisible et infinie par laquelle chaque esprit monte dans l’éternité et dont Dieu est le sommet. » Il n’y a plus qu’un pas à faire pour croire au flottement dans l’espace de tous ces êtres dématérialisés pendant leur passage d’un degré à un autre.

A cette double tendance au spiritisme, tendance physiologique et tendance intellectuelle, viennent s’adjoindre des causes occasionnelles. C’est la plupart du temps un grand chagrin, la perte d’une personne chère, ou un grand bouleversement moral, survenu à la suite d’un changement de fortune ou d’une déception d’ambition, qui jette les volontés affaiblies dans la croyance aux entités ou aux forces invisibles.

Qu’on se représente l’état d’esprit de Victor Hugo arrivant à Jersey en 1852. Cruellement blessé dans une ambition politique qu’il avait crue légitime, bafoué par la police du prince président, réfugié en Belgique, expulsé, il voit chaque jour s’affermir une souveraineté, contre laquelle Napoléon le petit et les Châtiments n’ont été pour un instant que les vains cris d’une colère impuissante. Espionné, déchu et déçu, il n’a pas encore pris, sur son rocher d’exil, l’attitude d’archange vengeur, où le haussera petit à petit l’impopularité du régime impérial : humilié, dans une humiliation qu’il n’avoue point, vaincu dans une défaite d’amour-propre dont il cache mal la blessure, il cherche avec inquiétude la stabilité : l’ébranlement moral est d’autant plus nuisible à l’équilibre de son système nerveux, que l’air marin en aiguillonne et en excite l’activité. Sa « force fouettée, » selon le mot de Michelet, se débat et s’égare en stériles projets. C’est à cet instant que Mme de Girardin arrive à Jersey.

Mme de Girardin, sous l’influence de la maladie qui la minait, était, à cette date, dans un évident état de surexcitation nerveuse, avec des dépressions momentanées : elle se savait presque condamnée, elle allait mourir l’année suivante : peut-être était-ce l’idée de sa mort prochaine qui l’avait tournée vers la vie extra-terrestre. Auguste Vacquerie, dans les Miettes de l’Histoire, nous a conté par le menu les premières expériences de Jersey :

« Mme de Girardin et un des assistants, celui qui voulut, mirent leurs mains sur la petite table. Pendant un quart d’heure, rien ; mais nous avions promis d’être patients ; cinq minutes après, on entendit un léger craquement du bois ; ce pouvait être l’effet d’une pression involontaire des mains fatiguées ; mais bientôt ce craquement se répéta, et puis ce fut une sorte de tressaillement électrique, puis une agitation fébrile. Tout à coup une des griffes du pied se souleva. Mme de Girardin dit : — Y a-t-il quelqu’un ? S’il y a quelqu’un et qu’il veuille nous parler, qu’il frappe un coup. La griffe retomba avec un bruit sec. — Il y a quelqu’un, s’écria Mme de Girardin, faites vos questions. »

Les premières questions et les premières réponses ne furent pas probantes : mais bientôt la table s’agita plus fortement :

« Son mouvement devint brusque et volontaire comme un ordre. — Est-ce toujours le même esprit qui est là ? demanda Mme de Girardin. La table frappa deux coups, ce qui, dans le langage convenu, signifiait non. — Qui es-tu, toi ? La table répondit le nom d’une morte, vivante dans tous ceux qui étaient là

« Ici, la défiance renonçait : personne n’aurait eu le cœur ni le front de se faire devant nous un tréteau de cette tombe. Une mystification était déjà bien difficile à admettre, mais une infamie ! Le soupçon se serait méprisé lui-même. Le frère questionna la sœur qui sortait de la mort pour consoler l’exil ; la mère pleurait ; une inexprimable émotion étreignait toutes les poitrines ; je sentais distinctement la présence de celle qu’avait arrachée le dur coup de vent. où était-elle ? nous aimait-elle toujours ? était-elle heureuse ? Elle répondait à toutes les questions, ou répondait qu’il lui était interdit de répondre. La nuit s’écoulait, et nous restions là l’âme clouée sur l’invisible apparition. Enfin, elle nous dit : Adieu ! et la table ne bougea plus. »

On aimerait à savoir quels furent, pendant ces premières séances, l’attitude et les pensées de Victor Hugo. Ce qui est bien évident, c’est la violence de la commotion cérébrale qu’il éprouva. La maison qu’il habitait à Marine-Terrace était « visionnée. » Les gens du pays disaient qu’on y avait vu errer un spectre, et que ce spectre apparaissait encore quelquefois sur la grève qui était à proximité : on l’appelait la Dame Blanche : un des premiers esprits qui hanta la table de Victor Hugo, ce fut cette Dame Blanche. L’esprit qui se trouvait dans la table, constate le Journal de l’Exil, déclara se nommer la Dame Blanche. Il se décrivit, mais il refusa de parler : il ne voulait, disait-il, s’expliquer que dans la rue à trois heures du matin. Victor Hugo trouva que l’heure et le lieu du rendez-vous étaient mal choisis. Il préféra demeurer chez lui, et tout le monde fit de même. Victor Hugo, ne pouvant trouver le sommeil, se mit au travail. Tout à coup, un violent coup de sonnette : le poète regarde sa montre. Il est trois heures du matin. A coup sûr, la Dame Blanche est là : « Les esprits sont ponctuels, » dit-il, mais il ne descendit pas. Une terreur panique l’immobilisait : cette terreur ne le quitta plus. « Autrefois, dit-il, dans le Journal, je dormais comme un homme tranquille, maintenant je ne me couche jamais sans frayeurs, et quand je m’éveille le matin, c’est avec un frisson. J’entends des esprits frapper dans ma chambre et ce bruit-ci : (Victor Hugo frappe sur une table. ) Il y a deux mois, avant que la Dame Blanche ait fait son portrait, je n’avais pas ces terreurs, mais maintenant, je le confesse, f éprouve une indicible horreur. »

Une indicible horreur, il faut retenir l’aveu. Il ne s’agit pas ici d’une curiosité amusée, ni même de l’angoisse passagère qu’ont les adeptes dans l’attente de l’Esprit. Victor Hugo croit, il croit comme un Pascal, dans le tremblement. De l’épouvante ressentie dans ces premières séances, il gardera toujours l’impression Car, non seulement les premiers Esprits évoqués répondent avec la gravité sacrée des prophètes, mais il flotte autour d’eux un effroi et comme une odeur d’antre de sorcières : ils tiennent à la fois d’Ezéchiel, du Saint Jean de l’Apocalypse et de la Sibylle d’Endor.

Victor Hugo interroge Eschyle, cet Eschyle, dont il dressera plus tard la statue fantastique dans William Shakspeare, et qui « exerce sur la nature, sur les peuples et jusque sur les Dieux, une sorte de magisme. » La réponse d’Eschyle, qu’il a vraisemblablement questionné sur la Fatalité, est pleine de surnaturel et de fantômes ; les sorcières de Shakspeare y coudoient la statue du Commandeur, Macbeth y crie, Hamlet y frissonne :


Fatalité, lion dont l’âme est dévorée,
J’ai voulu te dompter d’un bras cyclopéen,
J’ai voulu sur mon dos porter ta peau tigrée.
Il me plaisait qu’on dît : Eschyle Néméen.

Je n’ai pas réussi...

... Après moi vint Shakspeare ; il vit les trois sorcières,
O Némée, arriver du fond de ta forêt.
Et jeter dans nos cœurs, ces bouillantes chaudières,
Les philtres monstrueux de l’immense secret.

Il mit dans ce grand bois la limite du monde.
Après moi, le dompteur, il vint lui, le chasseur ;
Et comme il regardait dans son âme profonde,
Macbeth cria : « Fuyons , » et Hamlet dit : « J’ai peur. »

Il se sauva. Molière, alors, sur la lisière
Parut et dit : « Voyez si mon âme faiblit.
Commandeur, viens souper ! » Mais au festin de Pierre
Molière trembla tant que don Juan pâlit.

Mais que ce soit le spectre ou la sorcière ou l’ombre,
C’est toujours toi, lion, et ta griffe de fer.
Tu remplis tellement la grande forêt sombre,
Que Dante te rencontre en entrant dans l’enfer.

Tu n’es dompté qu’à l’heure où la mort, belluaire,
T’arrache de la dent l’âme humaine en lambeau,
Te prend, dans la forêt profonde et séculaire,
Et te montre du doigt ta cage, le tombeau !

Molière est appelé à son tour, et, cette fois, Hugo prend la peine de l’interroger en vers :


Les rois et vous là-haut, changez-vous d’enveloppe ?
Louis quatorze au ciel n’est-il pas ton valet ?
François premier est-il le fou de Triboulet
Et Crésus le laquais d’Esope ?


On voit mal ce que Molière aurait pu répondre à un problème sans doute bien imprévu pour lui et comment son bon sens et son rire se seraient accommodés au ton fatidique des tables. Aussi bien Molière ne vient-il pas, et c’est une entité plus mystérieuse et plus effroyable qui répond dans la table à la place : c’est l’Ombre du Sépulcre :


Le ciel ne punit pas par de telles grimaces
Et ne travestit pas en fou François premier ;
L’enfer n’est pas un bal de grotesques paillasses,
Dont le noir châtiment serait le costumier.


Pour amadouer Molière, Victor Hugo le couvre de fleurs et il insiste :


Toi qui du vieux Shakspeare as ramassé le ceste,
Toi qui, près d’Othello, sculptas le sombre Alceste,
Astre qui resplendis sur un double horizon.
Poète au Louvre, archange au ciel, O grand Molière,
Ta visite splendide honore ma maison.
Me tendras-tu là-haut ta main hospitalière ?
Que la fosse pour moi s’ouvre dans le gazon,
Je vois sans peur la tombe aux ombres éternelles,
Car je sais que le corps y trouve une prison,
Mais que l’âme y trouve des ailes.


Et de nouveau, entre Molière et Victor Hugo, l’Ombre du Sépulcre intervient terrifiante :


Esprit qui veux savoir le secret des ténèbres
Et qui, tenant en main le terrestre flambeau,
Viens, furtif, à tâtons dans nos ombres funèbres,
Crocheter l’immense tombeau,

Rentre dans ton silence et souffle tes chandelles,
Rentre dans cette nuit dont quelquefois tu sors.
L’œil vivant ne lit pas les choses éternelles
Par-dessus l’épaule des morts.


Cette solennité oraculaire est le ton des grandes ombres : Shakspeare, Luther parlent à Hugo avec cette même grandiloquence comminatoire et cette même sonorité d’abîme. Ils n’en ont pas d’ailleurs dans les tables de Jersey le privilège ; le rugissement du lion d’Androclès, le roucoulement de la colombe de l’arche, le braiement de l’ânesse de Balaam se muent en des voix non moins majestueuses et non moins sibyllines ; et plus que toutes les autres, les paroles de la Mort et celle de la Bouche d’Ombre s’enflent et tremblent de toute la tempête des souffles apocalyptiques.

Mais on s’habitue, sans doute, à tout ; l’on se familiarise même avec le mystère, semble-t-il : et Victor Hugo paraît parfois avoir avec les esprits des conversations moins tendues et plus souriantes. Ce ne sont pas seulement, en effet, les ombres qui ont vécu qui répondent à l’appel de Victor Hugo, L’Idée, la Poésie, la Rêverie, le Roman, le Drame, la Critique et la Blague, elle-même, sont descendues vers lui des espaces interplanétaires. Ces êtres abstraits ont extériorisé leur âme et l’ont traduite devant le poète par des rops et des frappements, comme de simples Esprits. La Critique, à qui Victor Hugo a demandé son avis sur Mérimée, a répondu laconiquement, sans doute pour faire sa cour à l’auteur des Châtiments : « Mérimée ! King-Charles de vieille femme. » Le chœur eschyléen des voix d’outre-tombe cède ainsi la place certains soirs aux ricanements du drame satyrique : la table de Jersey a par instants des pieds de faune ; l’esprit qui l’anime fait la nique ; une main sur la nuque et pointant l’autre en avant, il lance : « Dumas ! valseur littéraire. Augier ! munito chauve usé par le coiffeur. »

Nous voilà loin, pourrait-on croire, des affres apocalyptiques et pour nous, tout au moins, la frayeur s’évade. La vérité est que ces divertissements comiques n’ont pas laissé chez Victor Hugo d’empreinte durable : ce furent les intermèdes de la tragédie : ils ne dissipèrent point l’angoisse frémissante où, devant l’inconnu, se complaisaient ses nerfs surexcités et son imagination mise en branle. Parfois, bien au contraire, ces ricanements d’outre-tombe, ces turlupinades à la Maglia, affermissaient sa croyance et prolongeaient son admiration épouvantée pour des. entités qui lui apparaissent fraternelles. Il se sentait terrifié dans ses sens et dans son âme et cependant enhardi dans son intellectualité. N’était-ce pas un réconfort, singulièrement flatteur pour son amour-propre, qu’il existât, dans le monde des purs esprits, une métaphysique, sœur de sa doctrine, et que toutes les nuances de la pensée, depuis la méditation la plus grave jusqu’à l’ironie la plus légère, y fussent identiques à sa propre manière. Quelle consécration de son génie marquée par là du sceau divin !

Le temps des tables est celui où il se fait photographier dans des poses extatiques et écrit gravement au-dessous des épreuves : Victor Hugo écoutant Dieu, épigraphe dont il est aisé de se moquer. Mais ces mots ne sont pas seulement ceux d’une incommensurable infatuation dont Victor Hugo en un autre temps eût perçu lui-même le ridicule ; ces mots ont été écrits dans une sorte de stupeur devant le mystère de l’Election dont il se croyait l’objet ; ils sont, toute proportion gardée, à l’humilité de l’apôtre et à la grandeur de la religion près, analogues à l’inscription : Feu, Certitude, Joie, du scapulaire de Pascal ; Victor Hugo croit les tables de Jersey privilégiées : il se sent choisi par Dieu : il en a, certes, l’orgueil, mais en même temps, il trouve en lui-même de l’effroi. Il est naïvement dans l’état d’âme d’un homme du peuple qui croit aux somnambules et à qui l’une d’elles vient de prédire qu’il serait roi : l’homme du peuple sort du galetas de la devineresse plein de vanité, mais non sans une terreur redoublée à l’égard de la science prophétique et des jeux du Destin.


Il est temps de nous expliquer sur le phénomène des tables parlantes de Marine-Terrace et, dans ce carrefour où se croisent tant de souffles divers, de faire sa part à l’inspiration de chacun des hôtes de Victor Hugo. Victor Hugo a la part du lion.

Au risque de scandaliser les spirites, nous dirons tout de suite que nous ne partageons pas la croyance de Victor Hugo, que nous n’avons pas foi à la venue des esprits dans les tables et que nous n’éluciderons pas la question à l’aide du catéchisme d’Allan Kardec.

Nous ne nions nullement la réalité des singuliers phénomènes qui se sont manifestés à Jersey ; au milieu de gens qui étaient tous sincères et convaincus, toute idée de supercherie doit être écartée. Les expériences de Jersey constituent à l’histoire des sciences psychiques un apport des plus curieux et des plus probants.

Que la table ait produit des pensées par des frappements ou que dans la suite, pour aller plus vite, on se soit servi d’une plaque d’osier tressé munie a son centre d’un crayon et sur laquelle on imposait les mains, peu importe ; l’extraordinaire n’est pas dans le mode d’écriture : le phénomène de l’écriture ordinaire qui matérialise la pensée, est en soi, lorsqu’on y songe, tout aussi mystérieux : le jeu compliqué des muscles de la main sous l’influence de l’idée pose à lui seul le problème insoluble des rapports de la matière et de l’esprit. Charles est à la table qu’il meut ou qu’il croit mouvoir : Charles est un médium excellent : autrement dit son cerveau est une sorte d’appareil récepteur de télégraphie sans fil qui est sensible aux moindres ondes. Les assistants jouent le rôle d’appareils émetteurs : les assistants sont Mme Hugo, Adèle Hugo, Vacquerie, quelquefois le libertaire hongrois Teleki, le général Le Flô, Jules Allix et parfois des Jersiais invités.

Faut-il croire qu’au milieu de cette assistance et dans l’état d’hyperesthésie cérébrale où entre le médium, Charles Hugo ait élucubré à lui seul tout ce qu’ont écrit les tables ? Les spirites, que les manifestations de Marine-Terrace troublent fort, se rangent volontiers à cette opinion. « Naïvement, dit M. Richet, nous croyons entendre les paroles d’un désincarné, quand de fait nous assistons aux agitations de la subconscience qui se groupent autour d’une personnalité fictive. » Il ne peut en effet échapper à M. Richet que les réponses des tables ont le ton hugolien. En faire endosser la responsabilité à Charles Hugo est un moyen commode d’écarter le phénomène scientifique de la transmission de pensée qui est au fond de toutes les séances spirites et qui explique tout sans mystère. Les spirites écartent donc ce phénomène. Car, en l’admettant, qui ne voit qu’il est très simple de substituer partout à la pensée de leurs désincarnés, celle d’un des assistants, qui inconsciemment fait vibrer les antennes du cerveau récepteur d’un médium ? C’est alors la négation du spiritisme. Or c’est ce qui se passait certainement à Jersey. Les preuves en sont multiples.

On distingue presque nettement dans ce que nous connaissons des procès-verbaux de Marine-Terrace, ce qui appartient au cerveau de Victor Hugo, à celui de Vacquerie, ou à celui d’un des assistants.

Une des constatations les plus convaincantes est celle-ci :

Un soir, on évoque l’esprit de Byron. Byron ne vient pas : sans doute ou Victor Hugo n’est pas là ou sa pensée est ailleurs, sans quoi Byron eût répondu en alexandrins français et romantiques ni plus ni moins qu’Eschyle ou que Shakspeare. A sa place Byron envoie Walter Scott, qui déclare :


<poem>Vex not the bard, his lyre is broken, His last song sung, hist last word spoken [2].

Que s’est-il donc passé ? Simplement ceci : Un jeune Anglais est dans la salle : c’est lui qui a demandé qu’on évoque Byron, et c’est lui qui consciemment ou inconsciemment, par l’intermédiaire de Charles, répond en anglais. Ni Charles, ni Victor Hugo ne savent l’anglais

Pour bien éclairer la question, il faudrait avoir entre les mains tous les comptes rendus de toutes les séances : et il y a lieu de croire que la personnalité de « l’influent » y apparaîtrait aussi clairement qu’elle apparaît dans les extraits publiés dans le Journal de l’exil ou dans les articles de J. Bois.

Voici l’un de ces procès-verbaux :


Samedi 3 heures, 24 septembre [3] ;

Charles Hugo et Auguste Vacquerie tenant la table. Auguste Vacquerie interroge en présence de Hugo, de Mme Hugo, de Mme Teleki, du général Le Flô.

— Qui est là ? — La Critique. — As-tu une communication à me faire ? — Oui. — Parle. — Sur les critiques et les romanciers modernes. — Parle. — Interroge. — Que penses-tu de Balzac ? — Il est le porte-clefs du cœur ; jusqu’à lui le cœur humain était verrouillé, la porte de l’âme des femmes s’entrebâillait. L’amour avait bien été tout grand ouvert par Shakspeare, par Gœthe et par Hugo. Mais les petites douteurs de cette immense souffrance étaient restées ignorées. Balzac a été l’huissier sublime qui fait l’inventaire du désespoir. Il a jeté sur l’âme dévastée de la femme trahie son coup d’œil profond et tendre ; il a sondé toutes les armoires ; il a ramassé le mouchoir trempé de larmes ; il a recueilli le ruban fané ; il a respiré la fleur tombée du bouquet de bal ; il a baisé le gant parfumé et abandonné par l’amour, mais non pas son parfum ; il a tout vu dans l’invisible, tout trouvé dans l’inconnu, tout nommé dans l’ignoré ; pour les grands peintres comme Shakspeare, le cœur de la femme est l’infini dans le grand ; pour Balzac, c’est l’infini dans le mignon ; pour Hugo c’est un abime, pour Balzac c’est une corolle. »

Il suffit d’ouvrir William Shakspeare pour constater que c’est bien là le style de Victor Hugo dans la critique : même imprévu de l’image, même entassement de détails concrets, même recherche de l’antithèse : « Pour les grands peintres comme Shakspeare, le cœur de la femme est l’infini dans le grand ; pour Balzac, c’est l’infini dans le mignon ; pour Hugo, c’est un abime, pour Balzac, c’est une corolle. » C’est du Victor Hugo improvisé, qui s’imite lui-même, et qui, de premier jet, n’a pas toujours le goût sur : les preuves en abondent dans ses manuscrits ; jamais personne n’a mieux su se corriger ; mais ici le temps lui manque et la conscience aussi : il se révèle à nu, avec ses tares.

Pourtant, il est des affirmations de la table qui ont une telle outrance dans le procédé qu’on est plutôt tenté d’en rendre responsable Vacquerie qui fut si souvent la caricature du Maître.

La table a été questionnée sur la valeur des drames d’Alexandre Dumas. Elle répond :

Antony est une aurore que Dumas a prise pour de l’or en barre. C’était en effet une barre d’or. Dumas a eu le tort grave d’envoyer son soleil à la Monnaie.

La malice n’est pas d’ordre littéraire : le reproche n’est pas de ceux que fait d’ordinaire Hugo, et pour cause.

Où la personnalité de Victor Hugo se manifeste sans conteste, c’est lorsqu’il s’exerce à faire des A la manière de, et qu’il essaie de pasticher une inspiration et un style qui sont en désaccord avec son propre tempérament.

Certain jour, il évoque l’esprit d’André Chénier et l’interroge :

« Dans la pièce qui commence par :


Il n’est donc plus d’espoir et ma plainte perdue
A mon esprit distrait n’est pas même rendue...


il manque un vers après celui-ci :


J’aurais flatté, gémi, pleuré, crié, pressé... » ?


Remarquons qu’en réalité il n’y a point de lacune dans le manuscrit d’André Chénier. Cette lacune n’existe que dans les éditions antérieures à 1840 et dans l’édition de 1840, la seule que possédait Victor Hugo. Dans le manuscrit d’André Chénier, aussi bien que dans les éditions postérieures à 1855, le vers qui suit complète le sens et la rime :


A me dire coupable, elle m’aurait forcé.


Si vraiment l’esprit d’André Chénier hantait la table, il devait savoir à quoi s’en tenir et répondre : « La faute est aux éditeurs de mon livre. La suite est dans mon manuscrit. »

Bien au contraire, André Chénier saisit l’occasion d’imaginer une antithèse hugolienne et complète ainsi :


J’aurais maudit l’autel que j’ai tant embrassé.



Et, toujours très informé du livre que possède Victor Hugo, de ses divisions et de ses titres exacts, quand Victor Hugo lui dit :

« Veux-tu compléter le fragment XVIII :


O délices d’amour, et toi molle paresse... ?


Car après


Pour qui des yeux n’ont pas de suave poison


il manque un vers »...


bien qu’il ne manque rien et que le manuscrit donne :


Au sein de qui jamais une absente perdue
N’a laissé l’aiguillon d’une trop belle vue,


André Chénier docile, et oublieux, dans l’autre monde, de ce qu’il avait écrit dans celui-ci, répond :


« Qui, sans perdre leurs cœurs et sans brûler leurs âmes.
Ont frôlé le satin de la robe des femmes. »


Victor Hugo n’est pas content : « Le fragment que nous avons, lui dit-il, est au singulier :


Heureux qui dans ses premiers ans
A senti de son sang, dans ses veines stagnantes,
Couler d’un pas égal les ondes languissantes.
Dont les désirs n’ont jamais troublé la raison,
Pour qui des yeux n’ont pas de suave poison...


« Ce que tu nous dis est au pluriel. Nous pouvons arranger les choses ainsi : -


Qui, sans perdre son cœur et sans brûler son âme,
A frôlé le satin d’une robe de femme.


« Le veux-tu ? — Non ! — Alors, dis ! »

André Chénier ne se montre qu’à moitié docile, il propose :


Qui sans perdre son cœur et sans brûler son âme
A frôlé le satin de ta mantille, ô femme !


Victor Hugo insiste : « J’aime autant ma manière. — Non ! — Tu aimes mieux ta manière ? — Oui ! — C’est que tu as encore dans la suite des vers la même apostrophe : O femme ! Veux-tu prendre ma manière. — Non ! »

C’est catégorique : Hugo, bon enfant, ne se décourage pas et poursuit l’interrogatoire.

« Après :


Je t’appartiens amour, amour inexorable...


il continue.


— Conduis-moi chez Camille et dis-lui que je suis
L’esclave de ses jours conquis pendant ses nuits,
Dis-lui que tout en moi par sa bouche respire
Et qu’étant une fleur elle m’a pour Zéphire. !
Oh ! qu’on souffre d’aimer ! Oh ! quels cruels tourments !
Pour un moment heureux, combien d’autres moments !
Où l’âme pleure et tombe et, pauvre feuille morte
Obéissant au vent qui l’arrache et l’emporte,
Erre et tremble et palpite et songe au doux banquet
Où Camille l’avait mêlée à son bouquet
Sage vieillesse, viens ! je t’implore et t’appelle ;
Tu souris à l’amour comme le toit à l’aile.
Sous ta chaste couronne on chemine à pas lents,
Toujours la plume blanche aime les cheveux blancs.
L’amour pour le vieillard prend sa plus douce voix ;
L’âge est un innocent qui vide les carquois,
Et les tremblantes mains prennent aux mains naïves ;
De l’amour ces traits d’or que nos âmes plaintives
Gardent toute la vie et qui durent toujours.
L’épine reste au cœur, l’épine des amours ;
Et, quand le soir arrive au bout de la journée,
L’épine est dans le cœur, la rose s’est fanée,

Toi, vieillesse, lu ris au seuil de ta maison.
Le souvenir la dore ainsi qu’une saison.
L’empire des amours se réduit à ton chaume
L’Océan se fait source, et la fatale pomme
Qui divisa l’Olympe et qu’adjugea Paris
Mûrit à ton pommier ; on la mange et tu ris. »


Bien évidemment, c’est l’édition de 1840 qui fait les frais de ce pastiche : les vers interrompus y sont en effet suivis de ce canevas en prose :

« Eh bien ! conduis-moi aux pieds de... je ne refuse aucun esclavage... Conduis-moi vers elle, puisque c’est elle que tu me rappelles toujours... Allons, suivons les fureurs de l’âge, mais puisse-t-il passer vite !... Puisse venir la vieillesse !... La vieillesse est seule heureuse. (Contredire pied à pied l’élégie contre la vieillesse.) Le vieillard se promène à la campagne, se livre à des goûts innocents, étudie sans que les vaines fureurs d’Apollon le fatiguent... Les soins de la propreté, une vie innocente font fleurir la santé sur son visage ; s’il devient amoureux d’une jeune belle... »

Il devient de plus en plus manifeste que c’est Victor Hugo et non pas André Chénier qui parle. Victor Hugo met en vers la matière réservée par le poète des élégies : quelques rimes et quelques images et le tour est joué : vraiment la table n’a que faire ici, et sans elle, dans le Groupe des Idylles, le poète vieilli s’exercera à ces mêmes pastiches, indifféremment sous le nom de Racan, de Segrais, de Chaulieu, de Beaumarchais ou d’André Chénier.

L’inexplicable en apparence est que Victor Hugo ne se soit pas reconnu. Constatons que l’état d’inconscience, où se trouvent et celui qui questionne la table et le médium, est favorable à l’erreur : cette erreur est commune à tous les spirites, qui, dans l’état cérébral où ils entrent, n’ayant pas la sensation d’avoir pensé pendant qu’on interrogeait l’esprit, croient les réponses venues de l’extérieur. N’oublions pas que, chez Victor Hugo, cette erreur se fortifiait du fait qu’il croyait son génie apparenté aux Esprits supérieurs du monde supra-terrestre : aucune similitude n’était pour lui troublante : bien au contraire il tirait de l’identité des voix de la table avec sa propre inspiration, un nouvel argument pour sa croyance.


Au cours de la composition de la Légende des Siècles, Victor Hugo a déclaré dans une note qui accompagne le manuscrit du Lion d’Androclès qu’il avait écarté de son inspiration l’influence des tables parlantes.

« Continuation d’un phénomène étrange, auquel j’ai assisté plusieurs fois, c’est le phénomène du trépied antique. Une table à trois pieds dicte des vers par des frappements, et des strophes sortent de l’ombre. Il va sans dire que je n’ai jamais mêlé à mes vers un seul de ces vers venus du mystère ; je les ai toujours religieusement laissés à l’inconnu qui en est l’unique auteur ; je n’en ai même pas admis le reflet, j’en ai écarté jusqu’à l’influence. Le travail du cerveau humain doit rester à part et ne rien emprunter aux phénomènes. Les manifestations extérieures de l’Invisible sont un fait et les créations intérieures de la pensée en sont un autre. La muraille qui sépare les deux faits doit être maintenue dans l’intérêt de l’observation et de la science. On ne doit lui faire aucune brèche, et un emprunt serait une brèche. A côté de la science qui le défend, on sent aussi la religion, la grande, la vraie, l’obscure et la certaine, qui l’interdit. C’est donc, je le répète, autant par conscience religieuse que par conscience littéraire, par respect pour le phénomène même, que je m’en suis isolé, ayant pour loi de n’admettre aucun mélange dans mon inspiration, et voulant maintenir mon œuvre telle qu’elle est, absolument mienne et personnelle. »

Faut-il ajouter foi à cette déclaration ? Sans aucun doute, Victor Hugo n’a inséré, dans aucun de ses ouvrages, des poèmes ou des fragments de poèmes dictés par les tables. Leur ensemble constitue deux volumes qui n’ont jamais été publiés. Est-ce à dire qu’il a pu entièrement se dépouiller de l’état d’esprit, où il était entré en devenant un adepte fervent du spiritisme ?

Tout d’abord sa philosophie, sans le spiritisme, ne serait pas telle qu’elle apparaît à partir de 1853. La théosophie kardéciste ne s’est imposée à lui comme un credo que du jour où il se l’est nettement formulée par l’intermédiaire des esprits. Le jour où il a cru à la présence dans les tables de l’Anesse de Balaam, ou du Crapaud, le jour où Mme Hugo, moins crédule, s’est étonnée que les tables pussent donner une âme aux cailloux et aux bêtes, ce jour-là seulement Victor Hugo a confessé sa foi, jusqu’alors flottante, aux dogmes du plus audacieux des hylozoïsmes, et, dans son enthousiasme de néophyte, a considéré tous les êtres de la nature comme autant de « têtards d’archange. » Pascal fut toujours l’apôtre chrétien que nous ont révélé les Pensées, mais la nuit d’extase dont il conservait le souvenir, a exalté chez lui la foi jusqu’à l’apogée de l’éréthisme sentimental. Quelque chose de semblable s’est produit pour Victor Hugo. A mesure que les tables parlent, l’exaltation prophétique croit chez lui. « Les révélations des tables, dit-il, sont en immense progrès. Les vérités que l’homme trouve ont besoin d’être confirmées par Dieu. Celles qui se dégagent du phénomène des tables, je les ai trouvées il y a quinze ans ; j’ai écrit sur ces mêmes vérités ; c’est le livre que ma fille me pousse tant à publier. Ce livre est confirmé par le phénomène des tables. Du reste, tous les grands hommes ont subi les révélations des esprits supérieurs. Socrate avait son génie familier ; Zoroastre apercevait distinctement, disait-il, le bien et le mal ; Shakspeare voyait des fantômes… Eh bien ! dans cent ans on dira : Le livre des tables a été inspiré par le démon familier de Marine-Terrace. »

Oui, le démon de Marine-Terrace s’est emparé de lui : il le tient et il ne desserrera pas ses griffes. Victor Hugo est possédé et il est impossible que cet état de possession ne se manifeste pas dans ses œuvres. Presque toutes les productions de Victor Hugo, pendant les années 1854-1855 où il s’abandonna à son démon, découlent des révélations du trépied de Marine-Terrace.

Toute la fin des Contemplations, tout le livre Au bord de l’infini est peuplé de fantômes et d’esprits :


Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetais sur l’ombre un œil d’alarme,
Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;
C’était un front de vierge avec des mains d’enfant.


Quel est le spirite qui ne reconnaîtrait là un ectoplasme familier : et n’est-ce pas là une des formes les plus habituelles des matérialisations de Katie King ?


Il ressemblait au lys que sa blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
(Le Pont, 13 octobre 1854.)


Une semblable apparition flotte au début de la pièce A celle qui est voilée (janvier 1855) :


Tu me parles au fond d’un rêve
Comme une âme parle aux vivants,
Comme l’écume de la grève
Ta robe flotte dans les vents…
Sors du nuage, ombre charmante,
Ô fantôme, laisse-toi voir !…
Du bord des sinistres ravins
Du rêve et de la vision,
J’entrevois les formes divines… —
Complète l’apparition !



Il arrive au poète d’aller au-devant des esprits aux lieux où ils fréquentent, près des menhirs et des dolmens, et c’est de là qu’il date plusieurs de ses pièces :


Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre
Et m’a dit : Le muet habite dans le sombre…
Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux ?
 Au Dolmen de Rozel, 17 avril 1854.



Comme le dolmen de Rozel, le dolmen de Corbière a son démon, et Victor Hugo nous transcrit ses propos dans la pièce : Hélas ! tout est sépulcre


Une nuit, un esprit me parla dans un rêve
Et me dit…



Sous l’influence des incitations de l’au-delà il arrive au croyant d’exalter sa foi jusqu’à protester de toute la hauteur de son dédain contre les railleries des incrédules :


Tout est l’ombre. Pareille au reflet d’une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe ;
C’est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu’ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline ;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline.
Raille et nie ; et, passants confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n’a d’autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d’être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit :
Cette blancheur est plus que toute cette nuit !
 Contemplations, XXI, Spes.
(Janvier 1856.)


Il est plus précis encore dans le poème d’Horror (17 janvier 1855). Marine-Terrace lui paraît devenu le seuil privilégié où monte l’Esprit : il décrit le fantôme, l’apostrophe et converse avec lui :


Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,
Passes... ne t’en vas pas ! par le à l’homme farouche
Ivre d’ombre et d’immensité,
Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches !
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches
Comme un souffle de la clarté !

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?
Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas ?
C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu’à ma porte ouvrant sur l’ombre immense,
L’invisible escalier des ténèbres commence ;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l’horreur sépulcrale,
O morts, quand vous sortez de la froide spirale,
Est-ce chez moi que vous frappez !

Car la maison d’exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée aux murs de la ville des tombes.


Les premières pages de Dieu contiennent : elles aussi, un aveu significatif :


... C’est de là que vient cette auguste puissance
Faite d’immensité, d’épouvante, d’essence.
Qu’a le poète saint et qu’on sent dans ses vers.
Les prodiges au fond du mystère entr’ouverts
Mêlent leur rayon fauve à son âme, élargie
Presque jusqu’à l’horreur et jusqu’à la magie ;
Et parfois il côtoie, ainsi qu’un noir plongeur,
Le cercle où de l’enfer commence la rougeur.


Tout le poème de Dieu a la forme d’une consultation d’esprits et le début est un procès-verbal de séance spirite mis en vers :


Et je vis apparaître une étrange figure...
Calme, il me regardait dans les brouillards funèbres.
Et je sentais en lui quelque chose d’humain.
— Qu’es-tu donc, toi qui viens me barrer le chemin,

Être obscur, frissonnant au souffle de ces brumes ?
Lui dis-je. Il répondit : — Je suis une des plumes
De la nuit… »
— Ton nom ? dis-je. Il reprit…


Les premiers philosophes qui viennent se révéler au poète ont été appelés par lui les Voix ; et si, dans Dieu, l’athéisme a nom la Chauve-Souris, le scepticisme le Hibou, le manichéisme le Corbeau, le paganisme le Vautour, le mosaïsme l’Aigle, le christianisme le Griffon, le rationalisme l’Ange, ange et oiseaux ont dans la voix le tremblement de l’abîme, l’effarement des âmes désincarnées troublées dans leur quiétude et le sibyllisme enfin des interlocuteurs d’outre-tombe.

Telle page du Journal de l’Exil, dictée par la table, n’est que l’écho et presque la critique littérale du poème entier :

« Imprudent, tu dis : l’ombre du sépulcre par le le langage humain, elle se sert des images bibliques, des mots, des figures, des métaphores, des mensonges pour dire la vérité ; l’ombre du sépulcre n’a pas d’ailes, l’ombre du sépulcre ne tient pas de livre ouvert devant Dieu ; l’ombre du sépulcre n’est pas ange, comme l’Église le voit, en robe blanche et une palme dans la main ; l’ombre du sépulcre n’est pas une mascarade, tu as raison, je suis une réalité. Si je descends à vous parler votre jargon où le sublime consiste en si peu de tempête, c’est que vous êtes limités. Le mot c’est la chaîne de l’esprit ; l’image c’est le carcan de la pensée. Votre idéal c’est le collier de l’âme. Votre sublime est un cul-de-basse-fosse ; votre ciel est le plafond d’une cave ; votre langue est un bruit relié dans un dictionnaire, ma langue à moi c’est l’immensité, c’est l’océan, c’est l’ouragan ; ma bibliothèque contient des millions d’étoiles, des millions de planètes, des millions de constellations. L’infini est le livre suprême et Dieu est le lecteur éternel. Maintenant si tu veux que je te parle mon langage, monte sur le Sinaï et tu m’entendras dans les éclairs, monte sur le Calvaire et tu me verras dans les rayons, descends dans le tombeau et tu me sentiras dans la clémence. »


Descends dans le tombeau, c’est le dernier mot de Dieu :


Veux-tu toucher le but, regarder l’invisible…
Comprendre, déchiffrer, lire ? être un ébloui ?…
Ouvrir tes yeux, par l’ombre affreuse appesantis ?

Le veux-tu ? Réponds. — Oui ! criai-je. Et je sentis
Que la création tremblait comme une toile.
Alors, levant un bras, et, d’un pan de son voile,
Couvrant tous les objets terrestres disparus,
Il me toucha le front du doigt.
Et je mourus


La Fin de Satan traduit à plusieurs reprises l’épouvante qu’éprouvait Victor Hugo, devant les tables :


O penseurs, prenez garde !...
Courbez-vous. L’adoré doit rester l’inconnu.
Toutes les fois qu’un homme, un esprit, est venu
L’approcher de trop près, et s’est, opiniâtre,
Mis à souffler sur lui comme on souffle sur l’âtre,
Il a frappé. Malheur aux obstinés qui vont
Faire une fouille sombre en cet être profond !
La Fin de Satan. Le Gibet.


Dans cette même Fin de Satan, la sibylle d’Achlab parle comme l’Ombre du Sépulcre et lui emprunte ses expressions ;


Tu viens escalader avec effraction
Le mystère, le jour, la nuit, la vision.
L’infini ! Tu commets un attentat nocturne
Sur la virginité du tombeau taciturne !
Tu lèves ce couvercle, ô mage audacieux !
Que fais-tu là rôdeur des barrières des cieux ?
Tu viens, furtif, armé de ta vanité sombre,
Forcer l’éternité ! tu viens crocheter l’ombre !...


Ce n’est pas impunément que Victor Hugo écrit ainsi pendant deux ans sous l’influence directe du spiritisme : la marque est indélébile. Elle se retrouvera partout chaque fois que Victor Hugo abordera les graves sujets sur lesquels il a consulté ses tables. Dans la Légende des Siècles, les conceptions cosmogoniques et philosophiques du Satyre sont celles de la Bouche d’Ombre, d’Horreur et de Pleurs dans la nuit exposées dans les Contemplations, c’est-à-dire celles-là mêmes qui ont été parlées par les tables. Abîme procède de la vision terrifiante de : A la fenêtre pendant la nuit, de ce spectacle


Des astres éperdus arrivant de l’abîme,


Car les astres, pour Victor Hugo, sont, eux aussi, des Esprits :


Car, dans le gouffre immense, il est des mondes anges
Et des soleils démons.


Les pièces intitulées Ténèbres sont la reprise de thèmes épars dans Au bord de l’Infini :


O sépulcres, j’entends l’orgue effrayant de l’ombre
Formé de tous les cris de la nature sombre
Et du bruit de tous les écueils ;
La mort est un clavier qui frémit dans les branches...


Il n’est pas jusqu’aux terreurs et jusqu’aux hallucinations nocturnes de Victor Hugo qui ne trouvent place à s’exprimer. On les reconnaîtra dans les visions de Gilliatt. Gilliatt croit que l’air est peuplé d’êtres diaphanes, comme le sont les méduses dans l’eau.

« Dans le rêve d’autres yeux s’ouvrent ; l’Inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder, et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces confusions, ces clairs de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. » (Les Travailleurs de la mer, I, 7 )


On ne saurait nier la valeur littéraire de toutes ces inspirations. Victor Hugo n’est point une conquête pour le spiritisme. Les esprits d’outre-tombe n’ont point réellement parlé à Victor Hugo : le temple, malgré la majesté de prophète du néophyte, ne s’est point ouvert à lui.


Nam cui crediderim Superos arcana daturos
Dicturosque magis quam sancto vera Catoni ?


Cependant, pour Victor Hugo, le sanctuaire est resté muet : le seul esprit qui soit venu dans les tables est celui de Victor Hugo lui-même. Sa croyance a été naïve, et les spirites lui gardent rancune du mauvais tour qu’il leur a joué. Mais en revanche son génie a reçu des tables un agrandissement inattendu. Toutes les prédispositions nerveuses de Victor Hugo à la terreur, parce qu’il les a crues d’origine supra-terrestre, ont ébranlé sa lyre d’un frémissement apocalyptique.

Une singulière confusion s’est faite dans son imagination entre la voix des prophètes et celle des Esprits. Comme il le dit lui-même, il s’est cru emporté par le souffle qui soulevait Elisée :


L’Esprit fait ce qu’il veut. Je sens le souffle énorme
Que sentit Elisée et qui le souleva
Et j’entends dans l’abîme quelqu’un qui me dit : Va.


Toutes ses théories philosophiques, à ce souffle, se sont dramatisées. Il a cru voir vraiment s’ouvrir la porte des arcanes de l’univers et, s’il n’y a pas lu le chiffre du mystère, du moins nous a-t-il donné le frisson de l’épouvante. Il y a autre chose dans la Bouche d’Ombre et dans le Satyre qu’un verbalisme grandiloquent. Il y a vraiment la sensation de l’abîme : ce n’est pas seulement avec de la rhétorique, si habile qu’elle soit, qu’on peut donner à son lecteur l’émotion de la stupeur et du transissement devant l’inconnu :


Effudit dignas adytis e pectore voces


Parce qu’il a éprouvé sincèrement, devant le trépied de Guernesey, la sainte angoisse du croyant devant l’oracle, et qu’il avait la faculté de traduire puissamment par son verbe toutes les sensations dont il était lui-même ébranlé, il a jeté dans ses strophes un tel accent d’effroi que la contagion du vertige fait vaciller le cerveau du lecteur et que le tremblement des cordes de la lyre du poète se communique à notre pensée qui s’effare. Il n’était pas de ceux qui rient devant les convulsions de la sibylle : il y participait intellectuellement dans une exaltation cérébrale qui décuplait les forces de son imagination. Si étrange que soit le Dieu auquel on croit, la foi sincère ne va jamais sans un sursum corda, sans une élévation de l’âme, sans un paroxysme d’élan vers un idéal, chimérique ou non, mais qui toujours est une singulière force poétique. Cette force, Victor Hugo l’a eue, grâce à sa croyance au spiritisme, au suprême degré. Non seulement pour qui connaît les dogmes de sa croyance, tout devient clair dans ce qu’on est convenu d’appeler et dans ce qu’il appelait lui-même ses apocalypses, mais Victor Hugo nous fait participer à ses affres, l’Esprit nous emporte avec lui sur ses ailes, et nous donne l’impression sans doute illusoire, mais l’impression terrifiante de planer au-dessus de gouffres infinis et mystérieux. Vraiment nous perdons conscience avec lui, et nous y prenons plaisir. Le spiritisme fut pour Victor Hugo l’alérion qui emporta sa pensée et qui fit de lui ce Jason de l’azur et du mystère dont il parle dans Plein Ciel :


Un Jason de l’azur, depuis longtemps parti,
De la terre oublié, par le ciel englouti.
Tout à coup sur l’humaine rive
Reparaîtra, monté sur cet alérion,
Et, montrant Sirius, Allioth, Orion,
Tout pâle, dira : J’en arrive !


Singulière fortune ! Victor Hugo spirite, seul parmi les écrivains, a traduit littérairement l’épouvante des voix d’outre-tombe ; il a dépouillé la parole des Esprits de toutes les bizarreries, de toutes les bassesses et de tous les non-sens dont elle est souvent encombrée, il en a dégagé une noble et riche matière poétique, et seul parmi les écrivains spirites, il est renié par les adeptes du spiritisme. Tant il est vrai que le spiritisme chez lui procéda moins des faits que d’un état cérébral, que sa croyance naquit et vécut d’une exaltation de son « moi » et que, dans le domaine des Esprits comme dans bien d’autres, consciemment ou inconsciemment, Victor Hugo n’avait vu que lui-même.


PAUL BERRET.

  1. Plus tard les prémonitions se feront par « frappements nocturnes. » Cf. Choses vues, mars 1871 ; et en 1873, le poète, qui craint d’être victime d’un pronunciamento bonapartiste, essaie d’interpréter, pour la conduite à tenir, « les coups obstinés, sourds et même métalliques » qui se succèdent dans sa chambre à coucher. Cf. Barthou, Les carnets de Victor Hugo. Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1918.
  2. Ne tourmentez pas le barde, sa lyre est brisée, son dernier poème chanté, sa dernière parole dite.
  3. Le Gaulois du dimanche, 2 juin 1907.