Victor Cousin et son œuvre philosophique/02

Victor Cousin et son œuvre philosophique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 300-327).
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VICTOR COUSIN
ET
SON OEUVRE PHILOSOPHIQUE

II.[1]
LE COURS DE 1818 : LE VRAI, LE BEAU ET LE BIEN. — LE COURS DE 1820 : LEÇONS INÉDITES.

La doctrine philosophique élaborée par Victor Cousin dans l’intérieur de l’École normale, avec ses élèves Jouffroy, Damiron et Bautain, en 1816 et 1817, agrandie et enrichie par un commerce de quelques mois avec l’Allemagne, fut enfin portée devant le public à la fin de cette dernière année. Nous avons, pour étudier et pour apprécier cette doctrine, deux documens importans : d’abord le cours de 1818 lui-même, publié plus tard sous ce titre : le Vrai, le Beau et le Bien, et, en second lieu, l’Introduction au cours de 1820, publiée également, mais seulement d’une manière partielle, et dont, nous avons retrouvé le texte complet et original. Nous allons faire connaître ces deux documens ; je dis : faire connaître, car le premier, quoique très célèbre, est à peu près aussi ignoré que le second.

I

Si nous demandions aujourd’hui à l’un de nos jeunes philosophes ce qu’il pense du livre : le Vrai, le Beau et le Bien, il répondrait vraisemblablement (s’il était impartial et bienveillant) que c’est un livre élégamment écrit, éloquent par endroits, d’un sentiment élevé, mais, en somme, d’une philosophie superficielle, un peu banale, toute littéraire, d’une philosophie de sens commun.

Cependant, ceux qui avaient assisté aux premiers enseignemens de Cousin, et qui nous en ont transmis le souvenir, en avaient conservé une impression bien différente. Sa philosophie passait alors, et même encore dans notre jeunesse, pour une philosophie profonde, obscure, mystérieuse ; lui-même paraissait une sorte d’hiérophante venant d’un monde invisible annoncer des choses inconnues. Un des rares survivans de cette première époque nous disait encore récemment que l’impression dominante qui restait de l’enseignement de Cousin était celle de « transcendantalisme[2]. » C’était donc une philosophie transcendante, et nullement populaire, qu’on attribuait au professeur.

Non-seulement les élèves, plus ou moins captivés par le prestige de la parole du maître, avaient eu et ont gardé cette impression ; mais elle paraît avoir été partagée par un juge de la plus haute compétence et non suspect en matière de transcendance, par le philosophe Hegel lui-même. Voici comment celui-ci parlait de Cousin vers cette époque : « En l’année 1817 et en 1818, le professeur Cousin, de Paris, dans les deux voyages qu’il fit alors en Allemagne, vint me rendre visite à Heidelberg. Dans les relations que j’eus avec lui pendant un séjour de quelques semaines, je le connus comme un homme qui s’intéressait très sérieusement à toutes les connaissances humaines, et notamment au genre d’études qui nous étaient communes à lui et à moi, et qui avait un ardent désir de se rendre compte avec exactitude de la manière dont la philosophie était traitée en Allemagne. Son ardeur si précieuse pour moi, surtout chez un Français, de plus la profondeur (die Gründlichkeit) avec laquelle il entrait dans notre manière, plus abstruse d’entendre la philosophie, et que je ne pouvais non plus méconnaître dans ses leçons de philosophie faites à Paris, et dont il m’entretenait m’inspirèrent le plus vif intérêt pour sa personne[3]. » Comment s’expliquer maintenant que des idées que Hegel jugeait profondes paraissent aujourd’hui superficielles à nos jeunes écoliers ? Aurions-nous donc fait tant de progrès en philosophie ? Sans doute il faut faire une part à l’action personnelle et au prestige de Victor Cousin ; il faut reconnaître aussi que beaucoup d’idées alors nouvelles ont pu devenir banales avec le temps par le fait même d’un enseignement très généralisé de la philosophie : c’est précisément le propre et la suite de tout enseignement de changer bien vite les nouveautés en lieux-communs ; et il serait de la dernière injustice d’en faire rejaillir la défaveur sur celui-là même qui a introduit ces nouveautés et fondé cet enseignement ; mais il y a, pour expliquer la contradiction précédente, d’autres raisons plus décisives et plus péremptoires.

L’ouvrage qui porte pour titre : le Vrai, le Beau et le Bien, n’est guère connu aujourd’hui que par l’édition remaniée en 1845, et plus tard encore en 1853, par Victor Cousin lui-même : c’est la seule qui ait cours ; mais il ne faut pas oublier que, dans la seconde période de sa carrière, à partir précisément de 1845, Cousin, soit par des scrupules de doctrine, soit par des scrupules littéraires, a fait lui-même les plus grands efforts pour atténuer, amortir, éteindre les traces de sa propre originalité. Nous entrerons dans plus de détails sur ce point quand nous arriverons à cette période de sa vie. Ce qui suffit quant à présent, c’est de savoir que, si l’on veut se rendre compte du cours de 1818 et de l’effet produit à cette époque, il faut lire non l’édition récrite après coup, quoique plus belle peut-être au point de vue littéraire, mais l’édition première, celle de 1836, publiée par Ad. Garnier sur les rédactions mêmes des élèves de l’École normale[4].

Si l’on compare l’édition de 1836 à celle de 1845 ou de 1853, voici le fait qui frappe tout d’abord : c’est que la première partie du livre, celle qui traite du Vrai, remplit la moitié du cours primitif, tandis qu’elle n’occupe que le quart de l’ouvrage corrigé ; et cela ne tient pas seulement à quelques additions dans le reste du volume, mais à des suppressions considérables dans la première partie. Pour ne pas fatiguer le lecteur par des précisions trop matérielles, disons que, toute comparaison faite, il résulte qu’une centaine de pages, et des plus importantes, ont disparu- du texte, et que le reste, ainsi mutilé et appauvri (je ne parle que de la première partie), a perdu toute signification. Or ces cent pages supprimées contiennent toute une métaphysique. La métaphysique, qui avait été la moitié du cours et l’objet de tout le semestre d’hiver (on sait que c’est de beaucoup le plus important dans les facultés), la métaphysique, dis-je, n’est plus, dans l’édition de 1846, qu’une sorte d’introduction générale ; et l’ouvrage nouveau est presque exclusivement une esthétique et une morale. Ce qui était le fond est devenu la préface ; ce qui n’était qu’application et conséquence est devenu le corps du livre. Par là s’explique ce caractère littéraire et oratoire que l’on a pu signaler avec raison dans l’édition définitive, mais qui n’est pas du tout, bien au contraire, le caractère de l’ouvrage primitif.

En mutilant ainsi la partie métaphysique de son œuvre, Victor Cousin nous paraît avoir été véritablement injuste et en quelque sorte ingrat envers lui-même ; car il sacrifiait ce qui avait fait sa gloire et son succès. La grande nouveauté du cours de 1818 a été précisément la renaissance en France de la métaphysique. Que venait, en effet, ajouter le jeune professeur à la philosophie de son maître, Royer-Collard, si ce n’est la métaphysique elle-même ? Depuis longtemps, cette science avait disparu en France. Avec Condillac, elle s’était réduite à être l’analyse des sensations. Maine de Biran, que Cousin appela plus tard « le premier métaphysicien de son temps, » n’avait publié aucun de ses ouvrages et était presque entièrement inconnu. Laromiguière n’était encore qu’un idéologue, et Royer-Collard lui-même un psychologue à la manière écossaise, avec plus de dialectique. Ce n’est pas Cabanis ni Destutt de Tracy que l’on appellera des métaphysiciens. Au XVIIIe siècle, Voltaire, d’Alembert, Condorcet, ont eu sur la métaphysique les mêmes idées que nos positivistes modernes. Le seul métaphysicien du XVIIIe siècle est Diderot, et encore à l’état confus et rudimentaire. Ajoutez-y quelques philosophes oubliés, Lignac, Gerdil (celui-ci plus Italien que Français), voilà le bilan de la métaphysique dans ce siècle de critique et d’empirisme. En un mot, il faut remonter jusqu’à Malebranche pour renouer la chaîne, et il ne serait pas exagéré de dire que, depuis les Entretiens métaphysiques de 1688, la première réapparition éclatante de la métaphysique en France a été le cours de 1818. Ce fut du reste l’impression du temps. Ce que Broussais combattit dans Victor Cousin, ce fut le métaphysicien. A l’étranger, ce qui représenta la métaphysique française pendant vingt années (pour Schelling, Hamilton, Gioberti), ce fut la philosophie de Cousin. Lorsque, plus récemment, on a cru devoir réagir contre Cousin au nom de la métaphysique, on n’a fait que revenir à la source. C’est un phénomène d’atavisme.

Abordons maintenant l’analyse du cours de 1818, d’après l’édition de 1836. Dès la première leçon, Victor Cousin pose le principe de l’éclectisme. Il vient, dit-il, proposer à toutes les écoles un traité de paix. Puisque l’esprit exclusif nous a si mal réussi jusqu’à présent, essayons de l’esprit de conciliation. L’éclectisme n’est pas le syncrétisme, qui rapproche forcément des doctrines contraires : c’est un choix éclairé qui, dans toutes les doctrines, emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, et néglige ce qu’elles ont d’opposé et de faux. Tel est le principe que Cousin développe, dès cette première leçon, à l’aide de considérations neuves et importantes. Il cite l’exemple des sciences positives. C’est l’esprit éclectique, disait Cousin, qui est l’esprit des sciences positives, qui les a créées et les a fait grandir. Unité de méthode, diversité de recherches et de théories, triage parmi ces théories de ce qui est solide et juste, liaison de toutes ces parties de vérité les unes avec les autres : voilà ce qui a fait le succès des sciences physiques. Pourquoi la philosophie n’a-t-elle pas fait des progrès égaux ? Que lui a-t-il manqué ? D’être fidèle à son propre principe, à savoir la méthode d’observation, d’avoir su tolérer des dissidences apparentes pour en tirer les vérités communes, en un mot d’avoir bien entendu ses véritables intérêts.

Depuis l’époque où Cousin s’exprimait ainsi, le principe de l’éclectisme, c’est-à-dire le devoir et le droit pour la philosophie de prendre partout son bien où elle le trouve, de s’enrichir en puisant à toutes les sources, a paru si évident qu’on ne lui a plus fait qu’un reproche, c’est de l’être trop. Qui est-ce qui n’est pas éclectique ? a-t-on dit. Les faits prouvent que c’est précisément le contraire qui est la vérité. Jusqu’à notre siècle, la philosophie française a toujours pratiqué la méthode révolutionnaire. Descartes avait rejeté les anciens sans aucune réserve ; Condillac et Voltaire avaient rejeté Descartes avec les anciens. Pour Descartes, la philosophie d’Aristote était comme l’astrologie à l’égard de l’astronomie ; pour Condillac, la philosophie de Descartes était comme l’alchimie à l’égard de la chimie. L’idée d’une tradition en philosophie était absolument ignorée ; l’idée d’un rapprochement et d’un concordat entre les diverses écoles ne l’était pas moins. L’éclectisme était donc une grande nouveauté et une nouveauté vraie. Il plaidait pour l’honneur de la raison humaine, qui ne serait autre chose qu’une immense folie si elle n’était capable que d’enfanter des conceptions contradictoires se détruisant sans cesse l’une l’autre et entassant ruines sur ruines. On a cru que, pour Victor Cousin, l’éclectisme était fondé sur l’histoire et n’était que la conséquence de l’histoire des systèmes. La philosophie n’eût été alors que l’histoire de la philosophie. Il se peut que cette confusion ait été faite à la longue : à force d’étudier les systèmes, on a pu être amené à croire qu’il n’y avait pas d’autre philosophie que cette étude. Mais ce n’est pas ainsi que le principe s’est présenté tout d’abord. Cousin, fidèle à l’école de Royer-Collard, ne sépara jamais le principe de l’éclectisme de celui de la méthode psychologique. La vraie méthode, pour la philosophie comme pour les sciences, est la méthode d’observation, et c’est le mérite du XVIIIe siècle de l’avoir posée ; mais cette observation, qui porte sur la conscience, ne doit pas être exclusive ; elle doit exprimer ce qui est dans la conscience, rien que ce qui y est et tout ce qui y est. Ainsi, le point de départ de la science, c’est bien toujours la méthode du XVIIIe siècle, mais pratiquée dans un esprit nouveau, dans l’esprit éclectique. Or, c’est ce qui n’avait pas été fait. Toutes les écoles du XVIIIe siècle avaient pratiqué la méthode psychologique, mais dans un esprit exclusif, en insistant sur un seul élément de la conscience, en niant les autres. La vérité, c’est ce qu’elles affirment ; l’erreur, c’est ce qu’elles nient.

Il y a d’abord deux grandes écoles au XVIIIe siècle : d’une part, celle de Locke et de Condillac ; de l’autre, celle de Reid et de Kant. Les unes expliquent l’intelligence tout entière par la sensation et font de la pensée ou du moi le reflet du monde matériel. À cette première école Cousin fait trois objections : 1° le moi, suivant Locke, ne travaille que sur des objets changeans et contingens ; comment arrive-t-il au nécessaire et à l’absolu ? 2° le moi, dispersé dans le multiple, ne peut se trouver lui-même ; il ne peut atteindre à l’unité et, par conséquent, il ne peut pas apporter l’unité à la multiplicité ; 3° le moi de Locke et de Condillac ne peut pas même arriver à l’idée de la sensation, car s’il n’est qu’un redoublement de l’impression sensible, cette impression restera toujours impression sans s’élever à l’idée. Le moi n’est pas le produit du dehors ; il réagit sur le dehors ; c’est lui « qui impose l’unité à la matière » au lieu de la recevoir.

L’autre école, celle de Kant, développée et systématisée par Fichte, part du moi, elle en trouve la preuve dans le fait irrésistible de la liberté. Mais comment du moi peut-on s’élever à l’absolu, et aussi comment du moi peut-on passer au non-moi ? Dans cette doctrine, les principes absolus ne peuvent être que les formes du moi. De deux choses l’une : ou il faut que le moi crée l’absolu de toutes pièces par un acte pur et libre (c’est la doctrine de Fichte), ou qu’il le subisse comme une loi nécessaire (c’est la doctrine de Kant). Dans les deux cas, l’absolu devient relatif, subjectif ; le non-moi est absorbé par le moi.

Indépendamment de cette objection générale contre les écoles subjectives, Victor Cousin dirigeait un argument particulier contre celle de Fichte. L’erreur de Fichte est de ne pas avoir aperçu dans le développement du moi deux momens, le moment réfléchi et le moment spontané. Il dit que le moi se pose et pose le non-moi ; mais cela n’est vrai, que du moi réfléchi. Oui, lorsque la réflexion arrive, le moi prenant possession de lui-même peut être dit se posant, et, en tant qu’il s’oppose au non-moi, on peut, dire aussi qu’il pose le non-moi. Mais, avant de se poser par un acte réfléchi, il se trouve d’abord par un acte spontané. De même, avant d’avoir posé le non-moi par sa lutte contre lui, il faut d’abord qu’il l’ait aperçu sans l’avoir posé. Ainsi le fait signalé par Fichte est vrai, mais ce n’est pas le premier fait de conscience. Dans tout fait de conscience, il faut toujours distinguer deux formes : la spontanéité et la réflexion.

Cette distinction importante, sur laquelle Cousin est revenu très souvent dans sa philosophie, avait échappé en général à toutes les écoles antérieures, au moins aux écoles modernes ; car elle est déjà dans la distinction célèbre d’Aristote de l’acte et de la puissance. Mais précisément, par suite de la chute de l’école péripatéticienne, l’élément du virtuel, du potentiel, de l’instinctif avait disparu des écoles ultérieures. Le point de vue spontané fait entièrement défaut dans la (philosophie de Condillac ; il n’apparaît guère dans la philosophie de Descartes. Celui-ci ramenait tout au mécanisme et aux idées claires et distinctes ; celui-là expliquait tout par l’analyse. Il n’est pas moins vrai aussi que Fichte avait sacrifié le point de vue spontané au point de vue réfléchi. C’est l’école de Schelling (après Leibniz) qui a rétabli le principe de la spontanéité. On peut, si l’on veut, rattacher sur ce point Cousin à Schelling. N’oublions pas cependant que, dans son récent voyage en Allemagne, Cousin n’avait pas vu Schelling : ce ne pourrait donc être que par Hegel qu’il aurait pu être mis sur la voie de cette importante distinction ; cependant Hegel lui-même, en ramenant tout à la logique, paraissait encore faire prédominer le principe réfléchi sur le principe spontané. En supposant d’ailleurs que cette idée eût son origine en Allemagne, ne serait-ce pas encore un service rendu que de l’avoir introduite et popularisée parmi nous ? L’enrichissement de la philosophie ne se fait-il pas de peuple à peuple par des emprunts réciproques ? Et quelle sagacité pour un jeune homme qui vient de causer quelques jours avec un grand esprit, malgré tous les obstacles qu’opposait la diversité des langues, de démêler et de recueillir, dans ces conversations brisées, un principe nouveau !

Quoi qu’il en soit de ce point historique, ce qui est certain, c’est que pour Victor. Cousin, comme pour Schelling et Hegel, les deux écoles du XVIIIe siècle étaient incomplètes et qu’elles avaient négligé un troisième monde qui plane au-dessus du moi et de la nature extérieure et qui est aussi nécessaire que les deux autres : c’est l’absolu. C’est par Victor Cousin que cette expression fait son apparition dans la langue philosophique de la France ; on ne peut dire cependant qu’il l’ait rapportée d’Allemagne, car elle était déjà dans le cours de 1817[5]. Le moi ne crée pas l’absolu : il se l’oppose. La raison n’est pas seulement, comme le veut Kant, la raison humaine : c’est purement et simplement la raison. Du moi et du non-moi réduits à eux seuls on ne peut faire sortir ni une morale, ni une esthétique, ni une religion. Ce sont deux élémens relatifs qui n’existent que dans leur rapport réciproque. Ils ne peuvent aboutir, en morale qu’à l’intérêt, en esthétique qu’au plaisir, en religion qu’au fétichisme et à l’anthropomorphisme. Voilà Dieu ramené à la mesure du relatif et du fini. Au-dessus de ces deux élémens, le moi et le non-moi, il faut donc en admettre un troisième, « l’infini ou l’absolu, qui est le fondement et la raison ontologique des deux autres. » Ce troisième élément n’est pas seulement nécessaire pour fonder la morale, l’art et la religion ; il l’est encore pour rendre possible la connaissance, et même la connaissance du fini. Sans doute il est vrai de dire avec Fichte : « Sans moi, pas de non-moi ; sans non-moi pas de moi ; mais ces deux formules sont insuffisantes, il faut ajouter : « Pas de fini sans infini, et réciproquement. » Les deux écoles précédentes ont été dans l’impuissance d’expliquer ces trois faits : 1° le moi (pour les sensualistes) et le non-moi (pour les idéalistes) ; 2° l’unité de la conscience ; 3° les vérités absolues. La doctrine de la raison donne satisfaction à ces trois difficultés : car, d’une part, elle donne évidemment l’absolu ; mais de plus, elle explique l’unité de conscience, car « l’unité de conscience est le reflet de l’unité absolue. » Quant au moi et au non-moi, ils sont donnés comme deux faits corrélatifs coexistans dans l’absolu : aucun d’eux ne peut engendrer l’autre ; il faut donc les admettre tous les deux, mais alors d’où vient leur unité ? Cette unité est dans le troisième principe : « l’être absolu qui, renfermant dans son sein le moi et le non-moi finis et formant, pour ainsi dire, le fond identique de toutes choses, un et plusieurs tout à la fois, un par la substance, plusieurs par les phénomènes, s’apparaît à lui-même dans la conscience humaine. » Cette dernière formule, tout imprégnée d’hégélianisme, nous révèle l’influence certaine et immédiate de cette philosophie sur Victor Cousin. N’oublions pas toutefois qu’il était tout prêt à ressentir cette influence, et que, dès l’année précédente, sa philosophie s’était développée dans cette direction. Lorsqu’il disait en 1817 que « la notion du moi était la manifestation du principe de substance dans la conscience, » confondant déjà la substance avec l’absolu, il n’était pas loin de la formule hégélienne.

Cette théorie de la raison soulevait un grand problème, celui de l’objectivité de la connaissance : c’est le problème auquel Cousin a le plus pensé et qu’il a le plus profondément creusé ; c’est là le point culminant de sa philosophie. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de la solution qu’il a proposée, ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il est le premier qui ait posé ce problème en France, le problème du passage de l’idée à l’être. Condillac, Laromiguière, Royer-Collard, avaient ignoré ce problème, et Biran même ne l’avait traité que d’une manière assez étroite. Cousin le posa le premier, non-seulement en France, mais encore en Europe, l’Allemagne exceptée. Il l’a fait avant Hamilton (1828), avant Rosmini (1831), et on peut dire que c’est en partie par lui que ce problème, parti de l’Allemagne, a été répandu dans l’Europe entière[6].

A quoi reconnaît-on qu’une vérité est absolue ? A deux caractères que Kant a signalés après Leibniz, à savoir la nécessité et l’universalité : chacun de ces caractères est un critérium, mais de valeur inégale. L’un est relatif ; l’autre est absolu. La nécessité est un critérium relatif, l’universalité est un critérium absolu. La nécessité est relative, parce qu’elle n’exprime qu’un rapport avec notre intelligence : elle n’est que l’impossibilité pour l’intelligence humaine de nier une vérité. L’universalité, que Cousin appelle aussi « l’indépendance, » est un critérium absolu, parce qu’elle pose l’indépendance de la vérité en soi, abstraction faite de notre intelligence. Pour qu’une vérité soit une vérité, il faut qu’elle puisse être conçue comme existant en soi, supposé qu’il n’y eût pas d’intelligence humaine. Quand une vérité subit cette épreuve et peut se dégager ainsi des lois de l’esprit, elle passe de l’état de notion nécessaire à l’état de notion absolue. Maintenant, est-ce de l’absolu que l’on doit aller au nécessaire, ou du nécessaire à l’absolu ? Kant a cru qu’il fallait partir du nécessaire ; mais c’est faire tomber l’absolu dans le relatif, c’est confondre la vérité avec les formes du moi. Si vous partez du nécessaire, vous n’en pourrez plus sortir. La nécessité n’est que le signe de quelque chose d’antérieur : le nécessaire n’est pas la raison de l’absolu, c’est l’absolu qui est la raison du nécessaire. Il faut renverser la méthode de la philosophie écossaise et de la philosophie kantienne ; au lieu d’établir la vérité sur la croyance (c’est-à-dire sur l’impossibilité de nier), il faut établir la croyance sur la vérité. Il faut donc qu’il y ait un état primitif antérieur à la nécessité d’affirmer : cet état est ce que Cousin appelle H l’aperception pure de la vérité ; » cet état est très difficile à saisir par la conscience ; il passe comme un éclair, mais on peut l’induire de ce qui est donné ; on peut encore le retrouver dans le souvenir.

Pour établir l’existence de cette aperception pure, Cousin donnait une théorie profonde du jugement. Il y a deux sortes de jugemens : affirmatifs et négatifs. On dit souvent que les jugemens négatifs sont affirmatifs ; cela est vrai, mais, ce qui n’est pas moins vrai, c’est que le jugement affirmatif est en même temps négatif ; car, lorsque j’affirme qu’une chose est vraie, j’affirme par là même que le contraire est faux, c’est-à-dire que je nie ce contraire ; on peut même dire qu’on n’éprouve le besoin d’affirmer que lorsque la vérité a été niée d’abord soit par nous-mêmes, soit par autrui. L’affirmation suppose le doute. C’est après avoir essayé de mettre une vérité en doute que je dis : Non, cela n’est pas douteux ; la chose est comme je la vois ; elle est, je l’affirme. L’affirmation, ou jugement réfléchi, est donc « le résultat laborieux de deux négations[7]. » C’est à ce moment qu’apparaît la nécessité de la croyance ; une croyance nécessaire est une croyance qui résiste à l’épreuve du doute. C’est le même critérium que M. Spencer a proposé sous cette forme : « l’inconcevabilité du contraire. » Un tel critérium est tout subjectif ; si l’on s’en tient là, les principes ne sont plus que les formes de l’entendement, les lois constitutives de l’esprit humain. Mais ce caractère de nécessité correspond, on l’a vu, à un état ultérieur de l’esprit, à l’état réflexif : c’est la réflexion qui introduit la subjectivité dans la connaissance. Avant cette période de subjectivité et de réflexivité, il doit y avoir un état antérieur, un acte qui ne se met pas lui-même en question, un acte spontané. C’est donc encore dans la distinction de la spontanéité et de la réflexion que Cousin trouve la solution du problème de l’objectif. C’est seulement lorsque cette aperception première vient à être combattue et contestée, que l’intelligence étonnée se donne elle-même pour preuve de la vérité. C’est alors, mais alors seulement, qu’apparaissent les formes subjectives de l’entendement, les catégories. Primitivement, « la raison est une table rase ; » elle ne contient pas plus de principes innés que la sensibilité et la liberté. La vérité n’est pas une forme innée de la raison : c’est elle qui impose à la raison ces formes qui deviennent les nécessités, les lois de la raison. Cousin n’admet pas même les virtualités de Leibniz, tant il craint que l’innéité n’amène la subjectivité. « La raison est vide, » dit-il. Ainsi, primitivement, la vérité n’apparaît pas comme nécessaire, mais simplement comme vraie. C’est le domaine de l’aperception, qui n’est pas subjective. « Toute subjectivité expire, dit Cousin, dans l’aperception spontanée de la raison pure. » La nécessité n’est donc que la forme extérieure de la vérité. Démontrer la vérité par la nécessité, c’est renfermer la vérité dans l’enceinte du moi ; c’est subjectiver l’absolu : c’est prendre le signe pour la chose signifiée ; c’est conclure du dehors au dedans. L’absolu, étant le principe du nécessaire, ne peut être démontré par le nécessaire. L’absolu est en dehors et au-dessus de la portée de la démonstration.

Dans le Programme sur les vérités absolues qui résume l’enseignement intérieur de l’École normale dans ce même semestre de 1818, Victor Cousin développait et approfondissait cette théorie de l’aperception pure de la raison. Il disait que la raison, à l’égard de l’absolu, passe par quatre degrés ou quatre positions successives : 1° aperception pure ; lumière et obscurité ; lumière au point de vue e la spontanéité ; obscurité au point de vue de la réflexion ; 2° aperception pure réfléchie ; elle commence à prendre conscience d’elle-même, elle s’éclaircit, mais elle s’éclaircit en se subjectivant ; 3° la conséquence de la réflexion, c’est l’impossibilité de nier ; l’aperception pure devient conception nécessaire ; elle s’éclaircit pour la réflexion, mais elle s’obscurcit comme intuition spontanée ; 4° la conception nécessaire passe en habitude ; elle cesse d’être réfléchie, elle devient croyance et prend la fausse apparence de la spontanéité : c’est le point de vue du sens commun. Ces quatre points de vue différens correspondent aux diverses écoles psychologiques. Le quatrième degré, le dernier, celui du sens commun, est le point de vue de Reid ; le troisième ou la conception nécessaire, c’est Kant ; le second, ou aperception réfléchie non encore passée à l’état de conception nécessaire, c’est Fichte. Enfin, le premier point de vue, qui est le vrai, est celui de Cousin lui-même.

Cette théorie de l’aperception pure, de l’aperception spontanée, a beaucoup de rapports avec la doctrine de l’intuition intellectuelle de Schelling. Faut-il dire cependant qu’elle vienne de cette source et que Cousin l’aurait recueillie, en passant, dans son voyage d’Allemagne ? Cela est bien peu probable. D’une part, comme nous l’avons dit, Cousin, cette année-là, n’a pas vu Schelling et il n’a guère rencontré que ses adversaires. Hegel lui-même était fort peu partisan de l’intuition intellectuelle. D’un autre côté, si l’on compare cette théorie avec celle de 1817, résumée dans le Programme de cette année, antérieur au voyage d’Allemagne, on voit que si cette théorie ne s’y trouve pas en termes explicites, elle y est du moins toute préparée : « L’absolu, disait-il en 1817, apparaît à ma conscience, mais il y apparaît indépendant de la conscience et du moi. Un principe ne perd pas son autorité parce qu’il apparaît dans un sujet ; de ce qu’il tombe dans la conscience d’un être déterminé, il ne s’ensuit pas qu’il devienne relatif à cet être. — Nous croyons à l’absolu sur la foi de l’absolu, à l’objectif sur la foi de l’objectif. » On voit de combien il s’en fallait peu alors que la théorie précédente se condensât et se formulât. Que le voyage d’Allemagne ait’ été l’excitant qui a poussé en avant la pensée spéculative de Victor Cousin et qui a provoqué l’éclosion du germe, nous le croyons, mais il ne l’a pas produit ; et la théorie de l’aperception, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, doit être considérée comme le résultat d’un développement parallèle à celui de Schelling, mais non dérivé.

La théorie de l’aperception pure n’épuise pas, à beaucoup près, toute la théorie de la raison, telle que l’a donnée Cousin dans la première partie de son cours. Il y aurait encore à signaler un grand nombre d’autres points intéressans : la réduction de toutes les catégories à deux, la substance et la cause, ramenées elles-mêmes à l’opposition de l’être et du phénomène, de l’infini et du fini ; — la distinction de l’actuel et du primitif, de la conception concrète ou de la conception abstraite des premiers principes ; — la distinction de deux espèces d’abstractions : l’abstraction médiate ou comparative qui forme les vérités générales par la comparaison de plus en plus nombreuse des cas particuliers, et de l’abstraction immédiate qui, d’un seul cas individuel, tire l’universel ; — la théorie de l’amour, qui correspond dans ses différens degrés à tous les degrés de la raison ; — enfin l’antinomie de la causalité et de la liberté résolue par le principe de substance mis au-dessus du principe de causalité. Sans insister sur toutes ces théories, nous devons, pour compléter l’intelligence du système, considérer encore par un autre endroit la métaphysique de Victor Cousin.

Le principal service, avons-nous dit, rendu par Cousin en 1818 a été de ramener en France la métaphysique, si discréditée par la philosophie du XVIIIe siècle. Un autre service non moins important a été encore d’introduire ou de rappeler en métaphysique un élément nouveau ou du moins oublié : la notion de l’idéal, l’élément platonicien. La philosophie française, en général, a été peu platonicienne ; aucun des maîtres de Cousin n’était platonicien, ni Laromiguière, ni Royer-Collard, ni même Maine de Biran ; Voltaire, Diderot, d’Alembert, Condillac l’étaient encore moins ; Descartes lui-même ne l’était pas beaucoup. Il faut encore remonter jusqu’à Malebranche pour ressaisir la tradition qui vient se renouer à Victor Cousin. Encore le platonisme de Malebranche est-il un platonisme très différent de celui de Cousin, un platonisme mystique, un peu sec, dénué du sentiment de la nature, de l’amour des beaux-arts, de l’amour de la vie. Au contraire, Victor Cousin n’avait pas le tempérament mystique. C’était une nature concrète et vivante, qui, tout en plaçant dans le divin la source de l’idéal, le cherchait cependant plus près de l’homme dans la science, dans l’art, dans la liberté politique et sociale, eu un mot dans la nature et dans la vie. C’est toute la différence du XIXe et du XVIIe siècles. Néanmoins le fond de la doctrine vient en droite ligne de Platon. La pensée même du cours, la trilogie du vrai, du beau et du bien, était une pensée platonicienne. Cette formule était une véritable trouvaille ; elle est entrée depuis dans la raison commune ; nous n’avons plus besoin de l’apprendre, nous la recevons, sans y penser, de tout ce que nous lisons, de tout ce que nous entendons. Pour mesurer ici la valeur du service rendu, sans engager cependant la question de fond, rappelons que l’esprit platonicien est un élément essentiel de l’humanité, comme l’esprit stoïcien, l’esprit chrétien, l’esprit cartésien. Chez les anciens, c’est le platonisme qui, dans la dissolution universelle des doctrines et des croyances, a rendu quatre siècles de vie à la pensée grecque. Au XVe et au XVIe siècles, après dix siècles de barbarie et de sécheresse scolastique, c’est le platonisme qui a donné l’essor à l’esprit moderne. Après le XVIIIe siècle, après la lassitude où l’on était des excès du matérialisme et des pauvretés du sensualisme, c’était du platonisme que l’esprit avait besoin pour recommencer à penser. A une société nouvelle sortie des ruines de la révolution il fallait un idéal. Depuis, il s’est fait une réaction en sens inverse ; on s’est lassé de l’idéal, et on a éprouvé le besoin de se retremper dans le réel. Peut-être cela même a-t-il eu sa raison ; mais, au temps dont nous parlons, la notion d’idéal était encore toute fraîche et toute neuve ; l’on n’en avait point fait abus : elle enflammait les âmes, et ce fut elle qui attira autour de la chaire du jeune professeur un concours d’auditeurs tel qu’on n’en avait pas vu depuis Abélard.

Après avoir posé la triple idée du vrai, du bien et du beau comme l’objet idéal de la volonté, de la sensibilité et de la raison, Cousin était encore fidèle à la pensée platonicienne en rattachant ces trois idées à Dieu comme à leur substance commune. Ce sont les trois formes de l’absolu, les trois manifestations de l’absolu dans la raison humaine. C’est par là que sa doctrine se distinguait, disait-il, de celle des mystiques. Le mysticisme prétend connaître Dieu ou l’absolu face à face, le saisir en lui-même indépendamment de ses formes. Mais, suivant Victor Cousin, nous ne pouvons pas apercevoir Dieu en lui-même, nous ne savons qu’une chose de lui, « c’est qu’il est ; » nous ne le saisissons que dans la science, dans l’art ou dans la vertu. Toute pensée contient Dieu. Il n’y a point d’athée. La logique, les mathématiques, la physique sont autant de temples élevés à la divinité. On peut trouver cette doctrine passablement panthéistique, mais ce n’était pas le temps d’entrer dans les précisions. Il s’agissait de réintroduire la notion de Dieu dans la science métaphysique, d’où le matérialisme et le sensualisme du dernier siècle l’avaient chassée. Le matérialisme niait Dieu, le sensualisme n’en parlait pas. Dieu était rentré dans la philosophie populaire et dans la littérature par Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Il fallait lui faire sa place en philosophie à titre de notion scientifique ; Cousin le fit à l’aide de là conception platonicienne des idées. Comme Platon, il démontra que toutes les idées supposent une idée première et suprême, dont elles sont les émanations ou les degrés. La raison, qui nous révèle Dieu, le fait par le moyen du vrai, du beau et du bien. C’est Dieu que nous poursuivons, que nous aimons, que nous nous assimilons dans les sciences, dans l’art, dans la vertu. On peut dire que, dans cette conception, la religion est en quelque sorte immanente ; elle réside, non dans la contemplation et la jouissance immédiate de l’absolu en lui-même, mais dans la contemplation et la jouissance de ses formes : la raison qui nous le révèle est identique au Λόγος divin ; elle est, suivant l’expression de Cousin, « le médiateur. »

Une telle philosophie est bien un idéalisme, si on entend parla la doctrine de l’idéal. Ce terme d’idéalisme la caractérise beaucoup mieux que celui de spiritualisme, que jamais Cousin n’employait lui-même à cette époque pour désigner sa philosophie. Le spiritualisme se rapporte plus spécialement à la question de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière ; or Cousin ne s’occupe pas une seule fois de cette question en 1818 ; et, même dans tout le cours de sa philosophie, il n’y a jamais beaucoup touché. Son principal objet a toujours été d’établir des idées pures, distinctes des idées sensibles : ces idées pures sont pour lui, comme pour Platon l’expression de la raison éternelle qui se manifeste en nous sans être nous, et qu’il appellera plus tard la raison impersonnelle. Or, une telle philosophie est essentiellement idéaliste : ce n’est pas un idéalisme subjectif à la manière de Kant, mais un idéalisme absolu à la manière de Platon et de Schelling. Telle était la métaphysique de 1818, doctrine dont il reste bien peu de traces dans l’édition de 1846. Sans doute, l’esprit platonicien y est toujours présent, mais dépouillé de tout ce qui en faisait la substance. L’idée d’une réconciliation de l’empirisme baconien et du subjectivisme de Kant dans la doctrine de l’immanence y a tout à fait disparu : et c’est bien là cependant le fond du cours de 1818. C’est le seul point que nous ayons voulu dégager dans.cet ouvrage si célèbre et si mal connu.


II

Le cours de 1818 n’est pas le seul document que nous ayons à notre disposition pour reconstituer la première philosophie de Victor Cousin. Quoiqu’obligé par le titre de sa chaire de rentrer dans l’histoire de la philosophie, cependant, dans les premiers mois de son dernier cours, du 6 décembre 1819 à la fin de février 1820, Cousin, avant d’aborder la philosophie de Kant, avait encore essayé de résumer en une introduction générale les principes de sa métaphysique, de sa psychologie et de sa morale. Ces leçons sont fort peu connues, et même pour une bonne part entièrement inconnues. Elles n’ont pas été jointes au cours sur Kant, dont elles avaient été l’introduction, mais avec lequel elles n’avaient aucun rapport. En 1841, M. Vacherot a publié quelques-unes de ces leçons dans une brochure de cent cinquante pages, devenue très rare et qui est restée ignorée ; ces leçons, d’ailleurs mutilées, comme nous allons le voir, ont perdu toute signification. Nous avons eu la bonne fortune de mettre la main sur le cours original et complet[8], qui contient beaucoup plus que la publication de M. Vacherot. Celle-ci, en effet, ne renferme que sept leçons, et le cours primitif en avait douze : deux de ces leçons ayant été réunies en une seule dans la publication imprimée, il reste quatre leçons entièrement inédites, et dans toutes les autres, de nombreuses différences et d’importantes additions. Le cours inédit renferme en réalité presque le double, ou tout au moins un tiers en sus du cours publié. Ces documens nous permettent de caractériser la première philosophie de Cousin avec plus de précision qu’on ne l’a fait jusqu’ici.

La première question est de savoir quelle a été la raison de ces suppressions. J’ai interrogé sur ce point l’éditeur de 1841 ; mais il n’a conservé aucun souvenir qui puisse servir à expliquer le fait. Il est très-probable que ces documens étaient déjà triés lorsqu’ils ont été remis entre ses mains. Pour nous qui pouvons les consulter, tels qu’ils ont été rédigés au moment même du cours par les élèves de l’École normale, nous n’hésitons pas à affirmer que ce sont des raisons doctrinales qui ont fait supprimer le tiers du cours primitif. À l’époque où cette publication eut lieu, en 1841, il y avait en effet des raisons sérieuses et que nous expliquerons en temps et lieu, qui forçaient M. Cousin à une grande réserve. Cette publication pouvait être mal interprétée à ce moment où commençait précisément la lutte si vive alors de l’université et du clergé. De là la précaution prise de supprimer tout ce qui, à tort ou à raison, pouvait paraître suspect. Ainsi, par une rencontre piquante, dans le temps même où Victor Cousin dénonçait avec tant d’éclat la mutilation de Pascal par ses amis de Port-Royal, il pratiquait sur lui-même et sur les pensées de sa jeunesse une mutilation analogue ; et si « la paix de l’église » avait été pour les éditeurs de Port-Royal la cause des suppressions et altérations qui leur étaient si sévèrement reprochées, cette fois c’était la guerre de l’église qui était la cause d’une opération semblable.

De telles raisons n’existent plus aujourd’hui et nous ne croyons pas manquer, à la discrétion historique en faisant connaître des leçons qui dans leur temps ont été publiques et dont les idées sont restées la propriété de ceux qui les ont entendues et recueillies. Il y a d’ailleurs, à ce qu’il semble, quelque intérêt à faire revivre des paroles qui n’ont.pas vu le jour depuis soixante ans, et qui ne sont pas si mortes qu’elles ne respirent encore le souffle de la vie ou même de la jeunesse : car on y retrouve les deux traits qui caractérisent le mieux la jeunesse : l’ivresse de l’abstraction et l’ivresse de l’enthousiasme. Nous négligerons dans cette analyse les parties du cours déjà publiées pour nous borner aux, documens nouveaux et aux plus significatifs.

Nous avons déjà signalé dans le cours de 1818 le principe de l’unité de substance. Toutes les idées de la raison ramenées à la substance et à la cause, et ces deux idées réduites elles-mêmes à celles de l’infini et du fini, de l’absolu et du relatif ; Dieu présent dans toute la nature et se manifestant surtout dans la science, dans l’art et dans la vertu, c’était bien là, à n’en pas douter, un ensemble de doctrines fortement empreintes de l’esprit panthéistique. Cependant le principe de l’unité de substance paraissait encore alors sous une forme indistincte et voilée, et en quelque sorte inconsciente. Dans nos leçons inédites, au contraire, nous allons voir reparaître ce principe sous sa forme la plus énergique et la plus précise. Seulement, par scrupule de méthode, et toujours fidèle à l’esprit psychologique de Royer-Collard, le jeune philosophe ajournait cette doctrine plutôt qu’il ne l’enseignait. Il la glissait sous forme de prétermission et simplement à titre d’hypothèse. Mais il était facile de voir que cette hypothèse était le fond même de sa pensée. « La pensée ou le moi, disait-il[9], est donc le point de départ nécessaire de la science humaine. Tant que la pensée est encore en rapport avec quelque chose qui n’est pas elle, elle s’ignore et ne se connaît point telle qu’elle est. Il faut pour cela qu’elle soit à la fois le sujet et l’objet. Il faut que l’objet de la pensée soit la pensée, que l’objet soit identique au sujet, soit le sujet lui-même. Cependant, il y a encore ici une distinction, en ce sens que le sujet est objet ; il en résulte encore un dualisme, une différence de sujet à objet. Sans doute, l’objet est identique au sujet ; mais enfin ce sujet se divise encore en une pensée qui considère (sujet qui contemple) et une pensée qui est considérée (objet contemplé.) La pensée fait effort pour aller au-delà, pour approfondir le dualisme et trouver l’unité absolue. Elle ne le peut, et pourquoi ? Pensez-y bien, messieurs, c’est que trouver l’unité absolue, ce serait trouver l’unité sans quelque chose qui la trouve, sans une distinction entre l’unité trouvée et ce qui l’atteint. Dans toute pensée il y a toujours une distinction ineffaçable, soit entre la pensée et un objet extérieur, soit dans la pensée elle-même. Il n’y a d’autre moyen d’arriver à l’unité que d’anéantir la pensée.

« Lorsque, dans le développement de ma philosophie, j’aurai épuisé cet univers, où la pensée comme pensée est enfermée, lorsque je serai sorti du cercle moral et physique qui nous environne, peut-être alors tomberai-je dans l’unité absolue. Je raierai cette distinction de la pensée de l’homme et de la nature ; je détruirai le sujet et l’objet pour atteindre cette unité absolue, ou la substance éternelle qui n’est ni l’un ni l’autre et qui les contient tous deux ; mais cette substance éternelle ne tombe pas sous l’œil de la pensée. Sans doute le moi n’est pas son fondement à lui-même, il ne se suffit pas ; il n’est ni sa fin ni son origine ; il a été et il retourne à la substance éternelle dont il est venu et dont il n’est pas sorti ; et, sous ce rapport, la préexistence des âmes est indubitable. Le moi avant d’être, avant de penser, se préexiste à lui-même, et l’on peut affirmer d’avance qu’il se survivra à lui-même et qu’il retournera à la substance dont il est venu. Avant d’avoir connaissance de lui-même, il était dans cette substance, et ce n’est pareillement que hors de l’univers qu’il peut se soustraire à lui-même. Mais, sans parler maintenant de la substance éternelle, indestructible, de cette fusion du moi dans l’unité absolue, disons seulement que dès que le moi s’offre non plus seulement comme être, mais comme être pensant, il se manifeste toujours dans une opposition avec son objet. Il se saisit dans un dualisme dont les deux termes sont identiques, et où l’objet n’est que le moi redoublé. C’est là le seul commencement scientifique. Toute science qui prétendrait remonter plus haut, qui voudrait commencer par l’unité absolue débuterait par une hypothèse, commencerait par la substance du moi et non par le moi lui-même, ce qui est illogique : on ne va pas de la substance à la pensée, mais de la pensée à la substance. C’est le moi qui, en se détruisant lui-même, ou en faisant semblant de se détruire, trouve la substance. »

Dans une autre leçon, Cousin enseignait la division tri-partite des trois facultés : la raison, la sensibilité et la volonté ; mais il avait soin de dire que cette division n’était que relative, qu’elle n’exprime que le moment de la conscience, et qu’avant l’apparition de la conscience, les trois facultés étaient confondues dans l’unité, comme elles doivent retourner à l’unité quand la conscience aura disparu.

« La conscience ne dit pas et ne doit pas dire que ces trois faits soient distincts en eux-mêmes avant qu’ils apparaissent dans l’homme. La conscience ne peut pas dire que la sensibilité réunie à son principe, qui est le principe vitale que la volonté réunie à son principe, qui est la force, que la raison réunie à son principe, qui est la vérité, n’ont pas des liens qui se brisent lorsque ces trois faits apparaissent, mais qui les réunissaient avant leur apparition et peuvent les ramener à une unité absolue. Je ne traite pas cette question ; et puisque je ne parle que de la conscience, je ne dois pas la traiter. — Je ne traite pas non plus cette autre question de savoir si la loi de l’humanité a un principe différent de celui du monde ; si la raison qui révèle ma loi n’est pas aussi cette raison qui a fait les lois de la nature extérieure, en un mot si les lois de la nature ne sont pas ontologiquement réductibles au principe de ma loi personnelle, encore une fois, j’écarte ces questions. Aussitôt que l’homme s’est posé en opposition à ce qui n’est pas lui, là est un combat perpétuel. L’homme ne se connaît pour ainsi dire que sur un champ de bataille. Mais je ne prétends pas pour cela qu’avant de se connaître il ne fût pas ; je ne prétends pas qu’avant d’être comme lui, c’est-à-dire pour lui, il ne fut pas comme substance. Or je sais que, dans la substance universelle où le moi avant de se connaître était ontologiquement contenu, il n’y avait pas de combat ; mais je ne traite pas de la substance, ce n’est point là une question psychologique.

« La recherche des principes de ce monde n’est pas une recherche où l’on puisse procéder analytiquement, c’est-à-dire par observation. Si je faisais de la synthèse, je commencerais par poser la substance éternelle : je vous montrerais comment du sein de cette substance éternelle sortent les deux grandes apparitions de l’homme et de la nature, avec des caractères contraires, bien qu’elles soient toutes deux d’une substance commune, et comment elles retournent ensuite à cette substance dont elles sont émanées. Mais je procéderais par la synthèse au lieu de procéder comme je le dois, par l’analyse. Je vous enseignerais peut-être des choses vraies, mais je vous les enseignerais mal. L’analyse doit conduire à la synthèse ; mais la synthèse ne conduirait pas à l’analyse. »

Il est bien évident que c’est la doctrine de Schelling, la doctrine de l’identité, qui est enseignée ici, ou du moins annoncée par anticipation et ajournée seulement par scrupule de méthode. La distinction de l’homme et de la nature, la distinction des trois facultés, toute différence en un mot, n’était posée que provisoirement avec promesse de réduction ultérieure à l’unité. C’est encore la doctrine qui résulte des leçons suivantes. Si nous en croyons une note de notre manuscrit, « quatre leçons paraissent surtout représenter l’essence du système, ce sont : la 8e, la 9e, la 10e et la 11e. Elles présentent le développement ascensionnel de l’amour, de l’activité volontaire, de la raison, et, par la dialectique, nous conduisent de degré en degré à-.la vérité suprême, à la beauté absolue, au souverain bien, c’est-à-dire jusqu’à Dieu. Ainsi la psychologie conduit le philosophe jusqu’à la religion, devant laquelle il s’arrête avec respect. » De ces quatre leçons, trois sont entièrement inédites ; la première seulement, qui traite de l’amour, était déjà dans la publication de 1841, mais incomplète et mutilée. Il en manque au moins la moitié, et la plus caractéristique. Dans la leçon publiée, en effet, Cousin se contentait, de placer l’amour pur au-dessus de l’amour des sens, et s’arrêtait au platonisme ; mais dans notre manuscrit il va beaucoup plus loin et du platonisme il passe à l’alexandrinisme ; c’est ce qui résulte du passage supprimé que voici, et qui est d’une assez grande audace pour la forme et pour le fond.

« L’amour, dit-il, tend à la mixtion la plus intérieure de la faculté d’aimer avec son objet, de l’essence qui désire avec ce qui est désiré. Or, cette mixtion dans la sensibilité (physique) est impossible. L’espace est toujours condamné au vide comme au plein. Tout se touche, rien ne se confond, et toute mixtion dans la matière est impossible. Voilà pourquoi, à la suite de l’extase amoureuse, la conscience sent et dit qu’il n’y a pas eu mixtion et que l’amour a manqué son objet. Quant à l’amour rationnel, il est beaucoup plus intime à son objet que l’amour sensible ; mais quelle que soit cette intimité, elle n’est pas encore l’identité. Nous ne faisons pas que la vérité soit nous et que nous soyons la vérité ; et, quelque près que nous soyons d’elle, nous ne pouvons parvenir à la confondre avec nous-mêmes ; dans le monde physique, l’amour veut se faire un avec son objet ; l’amant veut se détruire pour ne vivre que dans l’objet aimé ; il ne peut y parvenir. Dans le monde rationnel, l’amour veut aussi se faire un avec l’objet aimé, mais il ne s’identifie pas avec lui. Qui de nous n’a jamais failli ? Le sage, l’artiste et le poète s’approchent indéfiniment du beau, du vrai et du bien, mais il y a impossibilité de mixtion entre la vérité et l’amour ; dans ce cas, aussi peu satisfait que dans le premier, le désir du bonheur n’est pas encore accompli, et les soupirs de l’amour s’adressent encore à quelque autre chose ; ils s’adressent à l’unité absolue… Ce Dieu n’est pas de ce monde ; l’unité absolue ne sera jamais trouvée dans la sphère des phénomènes ; il faut briser cette sphère et s’élever jusqu’à l’être qui la soutient et qui ne s’y montre jamais. Voilà pourquoi les jouissances les plus vives sont toujours suivies d’un retour pénible sur nous-même et de la conscience profonde et triste de notre impuissance : omne animal triste,.. et, dans l’autre sphère, tout savant est triste après ses méditations. Il a sans doute approché de la vérité ; mais c’est pour connaître l’abîme infranchissable qui l’en sépare. »

L’idéal de l’amour n’est donc pas seulement, comme pour Platon, l’union, la mixtion, le rapprochement de deux moitiés d’un même être qui cherchent à se rejoindre. C’est quelque chose de plus : c’est l’unification, l’ἕνωσις alexandrine, l’identité finale avec la substance absolue : telle est la doctrine de la leçon primitive, dont le texte publié ne nous donne que la moitié. Cette même unité finale est également l’idéal de la liberté, comme on le voit par la leçon suivante. En voici les passages les plus significatifs :

« Le moi peut d’abord avoir pour objet quelque chose qui n’est pas lui ; mais, puisqu’il est libre, il peut se prendre lui-même pour objet ; il peut se contempler lui-même. La lutte cesse alors parce qu’il n’y a plus de diversité ; le principe est revenu à lui-même. Les deux termes extrêmes sont donc, d’une part, le moi mêlé au non-moi et tombé dans la plus basse dégradation, près de cesser d’être moi ; de l’autre, le moi ramené à lui-même, devenu à lui-même sa loi, la liberté absolue. Entre ces deux pôles il y a des degrés intermédiaires… L’esprit en soi n’est ni dans le temps, ni dans l’espace ; mais quand il commence à entrer dans le temps et dans l’espace, son action, qui tombe sur le variable, devient elle-même variable… L’esprit, quand il est tombé dans la nature, gémit sur sa chute… Le règne de l’esprit n’est pas de ce monde ; le règne de l’esprit est dans l’esprit… Lorsque l’homme retourne à son essence, que fait-il ? Il retourne à la liberté absolue… La morale n’est que le retour à la liberté absolue. Le point de départ est le sacrifice, ou la séparation violente de la nature extérieure et de l’activité. Le but est de se faire un avec son principe… Une force sans formes, sans bornes, est une force absolue ; la puissance sans formes, l’activité sans bornes, c’est Dieu même… L’idée d’un principe actif BOTS du temps et de l’espace, voilà Dieu. La liberté absolue est sa loi. C’est sur les hauteurs de cette idée que se réunissent la morale et la religion. Dieu est le but de la morale, puisque la liberté éternelle est Dieu lui-même. Mais, en morale, il est plutôt question de tendre vers ce principe que d’y arriver. »

Après l’histoire de la liberté, la leçon dixième nous donne l’histoire de la raison. Dans cette leçon, Victor Cousin montre qu’à tous les degrés de la connaissance, c’est toujours une seule et même faculté qui juge et qui distingue le vrai du faux. Ces degrés, suivant lui, sont au nombre de quatre. Au premier degré, la sensation ; au second, les vérités générales ; au troisième, les vérités nécessaires ; enfin, au dernier et au plus haut degré, les vérités absolues. A tous ces degrés, c’est toujours à la raison qu’appartient la connaissance et l’affirmation de la vérité, c’est elle qui décide que telle sensation est vraie ou fausse ; c’est elle qui généralise et qui fait les collections que nous appelons genres, espèces, lois ; c’est elle enfin qui aperçoit le nécessaire et, au-delà du nécessaire, l’absolu, source du nécessaire. C’est donc la raison, qui est d’abord concrète, puis abstraite, qui est réfléchie dans l’apparition des vérités nécessaires, et spontanée dans l’apparition des vérités absolues. Cette doctrine de l’unité de la raison et de sa présence à tous les étages de la connaissance est intéressante et a été peut-être trop négligée dans la psychologie ultérieure ; pour ne pas abuser de la patience du lecteur, nous irons droit à la onzième leçon, la plus curieuse de ces leçons inédites et qui mérite d’être étudiée en elle-même ; mais, comme elle porte sur la morale, nous devons, pour la bien comprendre, nous demander quelles avaient été jusque-là les doctrines de Victor Cousin en philosophie morale.


III

Remarquons d’abord quelle faible part avait été faite à la morale dans la philosophie antérieure. Ni Laromiguière ni Royer-Collard ne s’étaient occupés de morale ; Condillac, pas davantage. Dans l’école sensualiste du XVIIIe siècle, on ne peut citer que le médiocre et superficiel ouvrage d’Helvétius, le livre de l’Esprit, et les secs catéchismes de Saint-Lambert et de Volney. Dans Destutt de Tracy on trouve un volume qui porte pour titre la Volonté : on s’attend à un traité de morale ; on ne trouve qu’une économie politique. En un mot, dans l’école condillacienne et idéologique, rien de semblable à la savante construction de Bentham, aux fines, délicates et pénétrantes analyses des philosophes écossais. Ce fut donc une grande nouveauté, en 1818, quand le jeune professeur vint introduire en France et enseigner la morale de Kant, la morale du devoir, distinct du plaisir, de l’utile, du sentiment, de la volonté divine, des peines et des récompenses, la doctrine du devoir pour le devoir. Cousin ne se séparait de Kant que sur un point : il soutenait contre celui-ci que c’est le devoir qui repose sur le bien et non le bien sur le devoir ; seulement il ne définissait pas le bien ; il n’en donnait pas la formule. C’est là qu’il s’arrêtait en 1818. L’année suivante, il alla plus loin ; dans la leçon d’ouverture du cours de 1819, il établissait que la loi d’un être doit se tirer de la nature de cet être ; or quelle est la nature propre, essentielle de l’homme, le fait constitutif de cette nature ? C’est la liberté. La loi morale doit donc consister à conserver en soi-même et à respecter chez les autres la liberté humaine. De là cette formule : « Être libre, reste libre. » Cousin était passé de la doctrine de Kant à celle de Fichte ; mais il n’était pas encore allé au-delà. A la fin de 1819, dans la leçon d’ouverture du nouveau cours, il fit encore un pas en avant. Il reconnut que la morale de la liberté était incomplète, qu’elle ne donnait qu’une loi négative. Il ne suffit pas de s’en tenir au désintéressement et au respect des droits d’autrui ; il ne suffit pas de s’abstenir, il faut agir. Au-delà des devoirs de justice, il y a les devoirs de dévoûment, qui ne sont plus soumis à des règles précises. Le dévoûment, l’héroïsme, le sacrifice, c’est le luxe de la morale, luxe nécessaire et obligatoire, mais qui ne peut être imposé sous forme de loi. Victor Cousin appelle instinct de la raison ce commandement d’ordre supérieur qui nous porte à agir au-delà de ce qui est la conséquence étroite et rigoureuse de la liberté. Mais bientôt cet élément nouveau, qui se confondait avec l’enthousiasme, allait à son tour grandir au point d’effacer, d’obscurcir, ou tout au moins de subordonner étrangement le rôle de la justice et du devoir strict. C’est le sujet de la leçon inédite qu’il nous reste à analyser et qui porte pour titre dans notre manuscrit : de l’Esprit et de la Lettre.

« La raison, y est-il dit, est essentiellement la faculté qui juge ; c’est elle qui dicte et prononce les arrêts en disant : Cela est vrai ; cela est faux. Tous les efforts possibles pour se passer de la raison, pour lui résister, pour la dégrader, tous ces efforts sont faits par elle-même. Soit qu’elle approuve, soit qu’elle désapprouve, c’est toujours elle qui prononce. Vous ne pouvez vous soustraire à son autorité en faveur du beau et du laid, du bien et du mal, du vrai et du faux. C’est vous qui êtes le dépositaire de la raison ; vous n’êtes point la raison sans doute, mais elle est en vous. C’est en vous et non de l’extérieur qu’il faut saisir la vérité ; autrement, vous la contemplez dans ses reflets les plus affaiblis et les plus ternes. La source de la vérité est en vous ; c’est la loi ; c’est mieux que la loi : c’est l’esprit de la loi. Passons à la lettre. »

En même temps que la loi commande par l’esprit qui est en elle, elle est obligée de se traduire en un certain nombre de formules, de règles, de préceptes, qui sont la lettre de la loi. Si la raison en elle-même est inconditionnelle et absolue, il n’en est pas de même de la lettre : « Je soutiens qu’il n’y a d’absolu, d’inconditionnel, que la raison ; que tous les produits de la raison, comme relatifs aux choses sur lesquelles la raison prononce, sont, comme elle, conditionnels et relatifs. La lettre, de quelque manière qu’on s’y prenne, n’est pas l’esprit. L’esprit qui a fait la lettre, et sans lequel la lettre ne serait pas, n’est pas vivant dans la lettre ; il y est mort, et c’est une très fausse image de lui-même que ce produit extérieur. Prenez tel exemple que vous voudrez des formes de la vérité ; donnez-moi toutes vos règles de beauté : en ne les connaissant pas, en faisant le contraire, Homère, Dante, Raphaël, pourront créer des chefs-d’œuvre. »

La loi morale, aussi bien que la loi esthétique, se présente donc à nos yeux sous un double aspect et soutient un double rapport : d’un côté, avec la raison, et par ce côté ; elle est absolue ; de l’autre, avec le contingent, le variable, le matériel de la loi, et par là elle est conditionnelle et relative. Toutes les lois, en tant que matérielles, sont donc susceptibles d’exceptions. « La raison ne dit jamais : Cela est vrai, in abstracto. Ainsi, en morale, par exemple, je prononce ceci : Il faut être reconnaissant ; ou bien : Il faut obéir à ses parens ; ou : Il faut obéir aux lois. La raison dit cela dans tel cas. Si le père ou la mère, par exemple, donnent à l’enfant un ordre juste en soi, mais qui lui coûte, l’enfant doit obéir. La raison dit à l’enfant : Obéis à ton père ; mais elle le dit sous condition : Si l’ordre qu’on te donne est juste en soi, tu dois obéir. Dans ce cas, la loi d’obéissance est donc une loi conditionnelle, puisqu’on pourra ne pas y obéir, si tel ou tel cas arrive. Il en est de même de l’obéissance, aux lois. Si la loi est injuste, et elle peut l’être, il ne faut pas lui obéir. Ainsi, cette proposition morale, cette forme sacrée, et par conséquent absolue d’un côté, est de l’autre relative et conditionnelle, parce que la raison tombée dans ce monde, la raison qui plane sur tous les cas donnés à son tribunal, prononce exactement comme cette institution qui est déjà gravée dans les nôtres, le jury. Elle prononce pour un cas, mais jamais d’une manière générale. Chacune de ses décisions est l’oracle, et ne la lie pour aucune autre décision. »

Cette doctrine, on le voit, est le contrepied de la doctrine de Kant, que Cousin avait enseignée jusque-là sans restriction. Celui-ci disait que la loi morale commande toujours sans condition ; Cousin enseigne, au contraire, qu’elle commande toujours sous condition. Sans doute, il retient du kantisme cette vérité que la loi est absolue en elle-même ; mais ce qui est absolu, c’est seulement ceci : à savoir qu’il y a du devoir. En tant qu’il s’applique à une matière contingente et mobile, ce devoir devient par là même contingent. Il ne peut se formuler en règle absolue. Toutes les règles morales sont donc conditionnelles et relatives. La raison ne prononce que dans chaque cas particulier : la raison est un Juré. Elle décide en souveraine sans être liée par aucune loi. Les esprits vulgaires prennent les règles matérielles, formulées par l’usage, pour les décisions absolues de la loi morale. C’est une fausse moralité ; c’est confondre la lettre avec l’esprit : la lettre tue et l’esprit vivifie.

« Lorsque l’esprit agit, s’il agit de telle ou telle manière, ce n’est pas cette manière d’agir qui est sacrée, c’est le jugement intérieur de l’esprit, c’est le principe agissant, c’est la conscience intime. Voilà la loi intérieure. Prend-on le mode du jugement, sa forme extérieure et visible pour le sentiment intime, c’est se tromper du tout au tout, c’est confondre l’extérieur avec l’intérieur, la lettre avec l’esprit. Or, on sait que, dans les arts, la lettre tue et l’esprit vivifie. L’axiome passe pour les arts ; mais, en morale, on se récrie contre le penseur audacieux qui en appelle de la formule au penseur qui a fait la formule, et de toutes les règles inventées à la règle des règles, à la loi des lois, à la raison. On cherche en morale quelque chose qui, décrétorié et péremptorié, décide ce qui est bien et mal et juge en dernier ressort. Alors on prend quelques règles : les contingentes, on en a bon marché ; on en prend d’autres qui sont plus générales, auxquelles on s’asservit soi-même, de telle sorte qu’on ne les confronte plus avec la raison ; mais c’est abjurer l’esprit moral. En général, je dis que la morale est la conformité de l’action à la raison. L’immoralité consiste à désobéir au jugement de la raison. Il y a en outre une non-moralité, qui n’est ni morale ni immorale : c’est une action qu’on n’a faite ni conformément, ni contrairement à la raison, mais conformément ou contrairement à une lettre. Il arrive que la lettre est conforme à l’esprit, et alors l’action, sans l’avoir voulu, sans aucun mérite moral, se trouve bonne par hasard, d’une bonté toute matérielle ; ou que là lettre est en contradiction avec la raison, et alors l’action est mauvaise, mais d’une méchanceté matérielle, sans que l’agent soit plus ou moins coupable de l’avoir accomplie. »

Lorsqu’il s’agit de passer aux exemples, il semble que Victor Cousin redoute lui-même d’introduire le débat sur le terrain même de la morale ; il n’ose pas dire, comme il le devrait d’après ce qui précède, que ces préceptes : « Tu ne tueras pas ; tu ne déroberas pas ; tu ne mentiras pas, » ne soient que des règles relatives et conditionnelles dont la conscience est seule juge. Il prend pour exemples, non les règles morales (quoiqu’il ne s’agisse ici que de morale), mais les règles esthétiques et littéraires.

« Que si l’on vient me demander : Que faut-il faire ? Donnez-moi une formule (car tel est l’homme ; il lui faut des idoles) ; donnez-moi une formule que je n’aie besoin que d’apprendre une fois par cœur, à laquelle ensuite je ne pense plus et que j’applique sans l’examiner de nouveau ; je déclare qu’il y a un grand nombre de cas où je ne pourrais donner cette formule, parce que je ne l’ai pas. Si quelqu’un l’a, qu’il la montre, et que cette formule soit donc une fois soustraite au reproche de conditionnalité dont je la frappe d’avance. Si un artiste venait me dire : Donnez-moi une formule pour faire des statues plus belles que celles de Canova, je ne lui dirais pas autre chose que ceci : Tâchez d’avoir autant de génie que Canova. Ce n’est pas la règle qui fait les chefs-d’œuvre, c’est l’esprit de la règle, c’est l’esprit ignorant la règle, c’est-à-dire la sachant si bien qu’il ne s’en rend pas compte, c’est le génie d’Homère, c’est le génie de Canova ; c’est l’esprit, en un mot, qui rend sur cette harpe les impressions divines et sacrées que lui fournit la nature. Mais ce n’est pas la sensibilité qui, dans tous ces ébranlemens profonds, peut produire cet amour, ce pur enthousiasme : cet enthousiasme vient de la raison qui, supérieure à la sensibilité, est si immédiate au vrai, au beau et au bien qu’elle les rend sans règles et qu’elle les rend avec autant d’énergie qu’elle les sent. Les règles font les tragédies de d’Aubignac ; elles ne font pas les chefs-d’œuvre. Chef-d’œuvre ! mot extraordinaire, mot parfait parce qu’il rend merveilleusement l’œuvre du génie, qui est un vrai miracle. Le génie ne produit que des miracles, c’est-à-dire qu’il produit des choses qui ne sont pas réductibles à des propositions matérielles, à des lois fixes et immobiles. Ainsi, loin que le miracle soit impossible, il se fait par le génie. Un miracle, c’est la poésie d’Homère ; un miracle, c’est Platon, c’est le Parménide, c’est la Mécanique céleste de Laplace, c’est l’action de d’Assas, c’est la vie entière de saint Vincent de Paul, c’est la vie de tous les hommes sur lesquels l’humanité, qui ne se rompe jamais, prononce qu’ils sont des hommes de génie, qu’ils sont l’élite du genre humain. Il n’y a point de code du génie ; il n’y en a pas de haute morale. Un code du génie serait destructif du génie lui-même. »

Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi cette leçon a été supprimée dans la publication de 1841, quoiqu’elle soit certainement une des plus éloquentes et des plus originales de Victor Cousin. Il est évident qu’il est ici sur la pente d’une doctrine très dangereuse, si même il n’y tombe pas tout à fait. C’est la doctrine de la souveraineté de l’individu en morale ; car, sous le nom de raison, c’est l’individu qui, sous sa responsabilité, parait décider en dernier ressort du bien et du mal. Parti de la morale de Kant en 1818, la développant l’année suivante par celle de Fichte, s’élevant au-dessus de celle-ci en ajoutant au principe du devoir pur la doctrine chrétienne de la charité et du dévoûment, il avait fini par dépasser encore le but, et, plaçant l’enthousiasme au-dessus du devoir, il aboutissait à la morale de Jacobi[10]. A la vérité, dans quelques passages de la même leçon, on le voit hésiter et reculer en quelque sorte devant les conséquences de ses principes. Il semble limiter et restreindre sa pensée, en la réduisant à la distinction précédemment établie entre la justice et le dévoûment. Mais tout le reste de la leçon contredit cette interprétation. Cette formule : La lettre tue et l’esprit vivifie s’applique à toute espèce de lettre et non pas seulement à la lettre en matière de charité. Les exemples cités (reconnaissance, obéissance aux parens, obéissance aux lois) ne sont nullement des préceptes de charité qui nous laissent plus ou moins libres : ce sont des règles de morale stricte et qui sont même d’entre les plus strictes. La question n’est donc pas de savoir si, au-dessus des lois strictes de la justice, il n’y aurait pas des actes libres et non imposés de dévoûment et de sacrifice, pour lesquels il ne peut y avoir de formule. Non, la question était plus délicate, plus profonde et plus glissante ; la théorie, plus hardie et plus dangereuse. C’est que les lois les plus strictes ont encore leurs exceptions ; c’est la doctrine du a droit de grâce, » comme l’appelait Jacobi, droit que l’homme s’arroge à lui-même malgré la loi, au-dessous de la loi. C’est ce qui ressort manifestement du passage suivant :

« Le législateur n’est pas lié par la loi qu’il a faite. Cette maxime, qui n’est pas toujours vraie en politique, est vraie en morale. Dieu ne reçoit pas la loi de cette nature sur laquelle il agit, il ne prend pas conseil des circonstances ; il ne prend conseil que de lui-même et de son éternelle puissance ; et l’homme-dieu, c’est-à-dire l’homme fait à l’image de Dieu et qui a pris Dieu pour modèle, l’homme, dis-je, doit prendre conseil en toutes choses non pas des circonstances qui changent, mais de lui-même, de l’intérieur, c’est-à-dire de la raison fille de Dieu, parole divine, et agir conformément à cette parole. » En parlant ainsi, Victor Cousin n’ignorait pas à quelles difficultés il se heurtait ; car il disait : « Je connais aussi bien, je vous assure, qu’aucune des personnes de cet auditoire les objections qu’on peut faire contre cette doctrine ; mais je déclare que je ne la considère pas comme une doctrine,.. c’est la vue de ce qui est ; c’est l’expression du fait qui se joue des règles vulgaires. On a beau le nier dans un cas ; on l’avoue dans un autre, de telle sorte que les ennemis les plus acharnés de ce principe ont reconnu de temps à autre, au moins dans quelques cas, que la raison gouverne et n’est pas gouvernée. Au moins dans quelques cas, ils ont agi contrairement à leur profession de foi, et conformément à ce principe, qu’ils nient dans leurs systèmes, et qui pourtant parle à leur cœur. »

Tout en reconnaissant ce qu’il peut y avoir de périlleux dans les maximes précédentes, faisons remarquer cependant la raison profonde et vraiment philosophique sur laquelle Victor Cousin appuie sa doctrine, c’est que toute règle morale a deux aspects : l’un par lequel elle se rapporte à la raison, et à l’absolu, et l’autre par lequel elle touche au contingent et au relatif ; elle est un rapport entre l’absolu et le relatif. La forme est pure et rationnelle, mais la matière est phénoménale. Or, dans cette infinie complication de faits, d’événemens, de choses entrelacées les unes dans les autres qui constitue l’univers, comment espérer que l’on puisse enfermer chaque règle dans un cercle inflexible et qu’elle ne flotte pas toujours quelque peu en deçà et au-delà suivant les circonstances ? Sans doute, la doctrine de la souveraineté de la conscience peut conduire au fanatisme, mais la souveraineté de la loi n’a-t-elle pas aussi ses fanatiques ? Ce sont ceux qui s’écrient : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Fiat justitia, pereat mundus ! » De telle sorte qu’on arrive aux mêmes conséquences de part et d’autre. Il peut donc y avoir une part de vérité dans la doctrine de Victor Cousin, mais peut-être est-ce une de ces vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire. L’homme n’est que trop disposé à s’accorder à lui-même toute sorte de permissions morales, à se voter dans sa conscience des lois d’exception ; il n’est pas nécessaire de lui prêcher le droit de grâce à l’égard de lui-même. On a dit que, dans toutes les constitutions, il y a un article 14 sous-entendu ; peut-être aussi y a-t-il un article 14 dans toute conscience, mais c’est un article secret, dont chacun saura bien faire usage quand il le faudra, et qu’il est inutile et dangereux de transformer en principe. Cela dit dans l’intérêt de la saine morale, on ne peut et on ne doit pas cependant interdire au penseur de percer quelquefois au-delà du cercle convenu et du pur formel, et de faire éclater la liberté de l’esprit.

De tous les textes qui précèdent il nous semble qu’il résulte manifestement que, si la philosophie de Victor Cousin, dans cette première période, a péché par quelque endroit, ce n’est certes pas par excès de déférence pour l’orthodoxie religieuse et pour le sens commun vulgaire. Au contraire, il est le premier qui ait introduit en France cet ensemble de conceptions, hardies et mystérieuses, mais enivrantes, qui, à cette époque, captivaient l’Allemagne et devaient encore, pendant près d’un quart de siècle, la tenir sous le prestige. La philosophie de Victor Cousin a donc été un rameau détaché de la philosophie allemande ; mais ce serait une erreur de croire qu’en introduisant en France les idées allemandes, comme Voltaire au XVIIIe siècle a introduit les idées anglaises, Victor Cousin ne leur a pas imprimé le cachet de sa nation et de son. propre esprit. Son originalité a été de fondre la métaphysique allemande avec la psychologie écossaise, afin d’échapper à l’arbitraire de l’une et au scepticisme de l’autre. Il a toujours fait des réserves au nom de la méthode d’observation et d’analyse, qu’il appelait la méthode du XVIIIe siècle. Il présentait l’unité de substance comme une hypothèse vers laquelle on pouvait tendre et qu’il donnait comme le terme de la science, mais dont il ne fallait pas partir comme d’une vérité a priori. Cette méthode est la plus sage, car elle permet de marcher d’accord avec des doctrines diverses le plus longtemps possible, et de ne se séparer qu’au terme de la route. Selon cette méthode, ce qu’on appelle le panthéisme pourrait être soit accepté, soit rejeté ; mais il le sera en connaissance de cause, on saura de quoi il s’agit. La méthode synthétique, au contraire, est une méthode dictatoriale qui ne se laisse pas discuter. Il faut croire ou nier ; sa devise est : Tout ou rien. Cousin, en maintenant les droits de l’analyse sans méconnaître les droits de la synthèse, en essayant de retrouver par la conscience la même philosophie que les Allemands posaient a priori et par une sorte de surprise et de divination, était donc bien plus dans l’esprit de la philosophie moderne, dont le principe est le droit d’examen. Ce qui est certain, c’est que, parti trois ans auparavant de la philosophie écossaise, Cousin, par son seul élan, ou du moins aidé seulement par quelques conversations avec Hegel et Schelling, s’était élevé aux sommets de la spéculation philosophique. De Reid, il avait, en passant par Kant et par Fichte, rejoint Platon et Plotin. Nul autre philosophe à cette époque ne s’élevait si haut et n’avait embrassé l’ensemble des questions avec cette largeur et cette audace. L’élan était donné et une philosophie nouvelle était créée en France. Mais cet enseignement si brillant allait être interrompu. Le cours de 1820 termine la première période d’enseignement de Victor Cousin. Nous avons à nous demander quelles circonstances l’ont éloigné de la chaire, quelles circonstances l’y ont ramené, et, à travers ces péripéties, quelles phases diverses sa philosophie a traversées.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Le terme de transcendantal est ici employé comme synonyme de transcendant.
  3. Hegel’s Werke, biographie, t. XIX, p. 308. Ce qui donne a ce jugement de Hegel toute sa valeur, c’est la nature du document d’où il est tiré. Il ne s’agit pas d’un article de complaisance, d’un écrit de politesse, mais d’une Lettre au ministre de la police, lors de la fameuse arrestation de Cousin à Berlin, dont nous parlerons plus tard. Or il importait fort peu au ministre de la police que Cousin fût profond ou non. Ce n’était donc pas pour le besoin de sa cause, mais spontanément, sans réflexion et sans calcul, que Hegel portait ce jugement.
  4. Cette publication était la reproduction littérale des rédactions de l’École normale, comme j’ai pu m’en assurer moi-même en 1845, ayant eu ces rédactions entre les mains pendant près d’une année. Elles ont disparu depuis.
  5. Maine de Biran parle de l’absolu dans un fragment publié par M. Gérard (Maine de Biran, appendice), fragment qui parait avoir été écrit en 1811, mais qui n’était pas connu.
  6. Le problème de l’objectivité est déjà dans Descartes : le Cogito, le principe de la véracité divine, la doctrine de l’adéquation de l’idée avec son objet, sont des formes diverses de solution données à ce problème. Cependant il est permis de dire que, même dans Descartes, le problème n’est pas aperçu dans sa généralité et qu’il n’est pas traité, comme dirait Hegel, en soi et pour soi.
  7. Programme de 1818 (Fragmens, page 281). Cette théorie, aussi solide qu’ingénieuse, se vérifie parfaitement sur le Cogito, ergo sum de Descartes. C’est après avoir tout mis en doute et essayé de douter du Cogito que Descartes ajoute : « Mais il est impossible que je ne sois pas, moi qui pense. » On voit que c’est la négation d’une négation ; et c’est en cela que consiste l’affirmation réfléchie ; mais n’est-il pas vrai que cette affirmation réfléchie suppose une affirmation spontanée, antérieure au doute ?
  8. Nous devons cette communication à l’obligeance de M. Delcasso, ancien élève de l’École normale, ancien recteur de Strasbourg, l’an des rares témoins de ce premier enseignement de Cousin, et qui en parle encore aujourd’hui avec l’enthousiasme de la jeunesse.
  9. Nous tenons à dire que nous reproduisons le texte d’une manière absolument littérale. On voudra bien se souvenir que ce sont des improvisations rédigées par des élèves ; il faut donc s’attendre à beaucoup de négligences, et il y a même lieu de s’étonner que le tissu soit encore si ferme et si cohérent.
  10. Cousin avait vu Jacobi à Munich en 1818 en même temps que Schelling. Nous reconnaissons ici sa doctrine exposée dans la Lettre à Fichte. L’idée même d’attribuer l’enthousiasme non à la sensibilité, mais à la raison, était une des idées de Jacobi. Cousin, avec la faculté d’assimilation qui caractérise sa jeunesse, avait fondu dans ces dernières leçons la philosophie de Fichte, celle de Schelling et celle de Jacobi.