Librairie Henry du Parc (p. 31-42).


iv


Cette année-là fut une mauvaise année pour les vendanges. Le raisin n’en finissait pas de mûrir. Tout l’été les pluies avaient coulé, sans laisser presque voir le soleil. Aussi les Jameau, qui possédaient en ferme un beau vignoble sur un coteau, pas plus loin qu’à une journée de marche des premières côtes du Bordelais, les Jameau poussèrent la levée de leur récolte jusqu’à la première quinzaine d’octobre. Ils firent bien. Les autres avaient ramassé du verjus, eux trouvèrent des grappes mûres.

Mais la vendangée fut abominable par le temps qu’il fit tous les quatre jours de la cueillette. C’était une fouettée continuelle de pluie qui dégringolait d’un vilain ciel gris terne. C’était un vent raide qui vous collait cette pluie dans le dos ou sur la face. Il fallait toute la belle humeur de la jeunesse abattue sur le vignoble comme une nuée de grives, pour trouver le goût de rire et de chanter en coupant la grappe sous la feuillée qui dégoulinait.

Il y en avait trente, quarante, filles et garçons, les uns toujours trop près des autres, qui, tous ensemble, montaient ou descendaient chacun sa rangée de vignes, traînant de place en place le panier d’écorces tressées qui, à chaque pas, devenait plus lourd. Et les gourmandes grapillonaient, mordant à même le grain le plus gros et se mouillant le nez et les joues, et les lèvres qui luisaient, rouges du jus. Elles allaient, se baissant et se levant, les jupes trempées, et parfois chantant toutes, à grande gueulée, une naïve chanson dont les deux ou trois notes, mélancoliques et traînantes, balancées sur un ton de plain-chant, longtemps s’entendaient par delà le coteau, promenées par l’écho sonore des bois.

Par instants, quand l’ondée devenait trop lourde, on se réfugiait dans la cabane dressée comme un pigeonnier tout au beau milieu du vignoble. Il y avait là, pour siége, une litière de sarments de vigne secs et liés, roulés en bottes.

Bientôt la cheminée fumait. Une cheminée vaste où l’on fourrait un fagot tout entier. La flamme crépitait avec une montée d’étincelles. Cela faisait se dégourdir les filles qui ne se gênaient point à sécher, comme elles pouvaient, toutes leurs guenilles ruisselantes, qu’elles tordaient à pleins poings. Puis, dans ces vapeurs et ces senteurs de bête humaine, chaude et mouillée, le goûter circulait. C’était une craquetée de dents blanches dans la mastication lente et à bouche ouverte du paysan du Midi. On parlait quand même, et de grands rires s’étranglaient au travers.

Les plaisanteries crues ne faisaient pas rougir les filles, sinon de plaisir. Et, dans l’équivoque d’un mot, c’étaient elles qui trouvaient le sens graveleux. Beaucoup d’entre elles, cependant, et même le plus grand nombre, étaient des filles chastes, au moins de corps. Mais la vie des champs, plus que toute autre au monde, déflore vite l’âme des vierges.

La Victoire riait plus large que pas une, avec des secouées de grosse bête qu’on chatouille.

Pourtant elle ne s’arrêtait guère en ces flâneries et ne prenait point le temps de sécher ses nippes. Mais là, comme ailleurs, elle trimait. C’est elle qui aidait les hommes à bouler le grain dans les comportes avant de verser dans les fûts. C’est elle qui soulevait les barriques pleines pour les hisser sur les charrettes. Et le plus gros poids lui était toujours laissé ; ce qui la flattait, d’ailleurs. Même que Périco faisait semblant parfois d’échapper le tinon qu’ils portaient ensemble par les deux bouts d’un gros bâton passé dans les oreillettes, afin qu’elle en eût toute la charge, et par surprise, ce qui la faisait trébucher lourdement. Les rires des autres encourageaient Périco. Il imaginait sans cesse quelque bon tour dont la Rouge était la victime.

Elle était devenue le jouet de toute la ferme, grâce aux inventions du Calabrais. Quelquefois les Jameau voulaient s’interposer, mais Victoire s’empressait de dire :

— Bah ! laissez-le faire, ça l’amuse et ça ne me fait point de peine.

En effet, dès qu’elle avait bronché sur quelque piège tendu par Périco, elle le regardait en souriant de ses petits yeux tendres, et levait doucement les épaules, comme elle eût fait pour une malice d’enfant. Pourtant une fois, elle trouva dans son chemin, à hauteur de son visage, une grosse branche rugueuse qu’elle n’y savait pas. Toute sa joue fut écorchée, son front saignait.

Elle s’en vint trouver Périco et lui dit :

— Je sais bien que c’est pour rire ; mais il ne faudrait pas recommencer ; voyez, j’ai manqué me crever un œil.

— Eh bien ! dit-il, cela t’aurait fait changer de nom : au lieu de t’appeler la Rouge, on t’aurait appelée la Borgne.

Puis, une nouvelle méchanceté lui poussant dans la tête, il ajouta :

— Allons, donne que je t’embrasse pour la peine.

La Victoire essuya sa joue très-vite, et, toute rouge de plaisir, elle la tendit à Périco. Mais lui allongea dessus une bonne claque et s’esclaffa dans un rire mauvais qui montrait ses fines dents blanches.

Et Victoire s’en alla, toute pleurante cette fois, d’un mal qu’elle avait moins sur la joue que dans le cœur.

Le quatrième jour des vendanges, vers la fin, et comme on flânait un peu, n’ayant plus grande besogne, en attendant les bœufs qui devaient emmener les charrettes chargées, Périco imagina d’enfermer Victoire dans la cabane du milieu des vignes. Elle était seule, il tira la porte et tourna la clef. Puis il s’en alla.

Elle demeura bien environ une heure, appelant par le croisillon, mais sans être entendue. Les autres étaient loin, tout au bord du chemin, et la nuit qui venait empêcha qu’on remarquât son absence. Cependant, au bout d’une heure, les bœufs étant là, Jameau chercha sa servante.

Alors le Calabrais, qui craignait d’avoir son compte, s’en vint délivrer Victoire. Comme il approchait, il vit la lumière aux fentes et la fumée au toit, en même temps qu’il entendait la Victoire qui descellait la porte à grands coups de pierre. Elle s’était éclairée pour faire ce travail. Et comme elle cognait rude, elle avait jeté son fichu d’épaules, et celui de sa tête était tombé. Elle tirait sur la porte de toutes ses forces, et Périco l’entendait râler de l’effort. Tout doucement, il tourna la clef, et Victoire, qui tirait d’un bon coup, s’en alla rouler sur les sarments épandus, tout étendue et les bras en croix. Elle geignait, suffoquée, et se relevait, les cheveux pris dans les brindilles du bois. Des cheveux magnifiques, roux comme de l’or à cette flambée de l’âtre, et si longs, si épais, qu’ils l’ensoleillaient toute. Avec cela qu’elle n’avait au corps que sa chemise et sa jupe écourtée, et que sa peau blanche se voyait un peu partout.

Périco, qui la regardait sans rien dire, eut une pensée soudaine qui lui fit refermer la porte derrière lui. D’abord, il pensait que c’était un bon tour à jouer à la Victoire. Et puis, une tentation l’allumait.

Comme elle allait se remettre debout, il la rejeta brutalement par terre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant les attelages s’en allaient lentement, lourdement, de çà, de là, trimballant les fûts pleins où pointait la vendange. Ils descendaient le chemin, chacun poussé, piqué par l’aiguillon du conducteur.

Les unes derrière les autres, toutes les charrettes suivaient, avec le grincement de leurs essieux et le craquement des roues sur les pierres rencontrées qui soulevaient la voiture par un coin et faisaient brusquement chavirer les fûts, dont le vin coulait. La pluie tombait plus rare ; mais le ciel était noir, et, pour éclairer la marche, les vendangeurs précédaient chaque attelage, portant haut une bottelée de sarments allumés. Les uns aux autres rallumaient par instants leur torche dont la flamme couchée par le vent s’éteignait sous la pluie. Et cette clarté intermittente tombait tantôt sur une travée de vignes dont les feuilles tachées de pourpre apparaissaient tout à coup comme un champ de fleurs éclatantes, tantôt sur un taillis où traînaient des bois abattus semblables à des serpents noirs monstrueux et qui rampaient dans le jeu des ombres.

Chaque flaque d’eau devenait un miroir de feu. Les feuilles et les herbes mouillées étincelaient au bord avec leurs gouttes secouées qui tombaient.

Et d’un bout à l’autre du chemin rempli par cette caravane, des fumées montaient, à travers lesquelles rampaient les dos roux des bœufs énormes, lentement balancés. Et les vendangeurs, en pleine lumière, groupés autour des chars qui les grisaient de leur odeur de vin doux, scandaient leur marche alourdie en criant longuement leur même et éternelle chanson. Ils arrivèrent ainsi à la ferme. Derrière les autres, la Victoire tirait une charrette à bras où l’on n’avait mis qu’un fût plein, avec ceux qui revenaient à vide. Il manquait un cheval, elle s’était attelée.

Les bras tendus derrière elle, la croupe soulevée, elle allongeait le corps et, la tête basse, elle tirait.

Périco l’éclairait d’abord, portant une bottelée comme les autres. Puis cela l’ennuya. Il sauta dans la charrette à cheval sur un tonneau vide. Et Victoire tirait plus fort. Seulement, parfois, elle retournait la tête, et ses yeux épeurés et tendres le regardaient d’en bas ardemment.

Ils entrèrent ainsi dans la cour où, des feux groupés, jaillissait une grande clarté joyeuse et chaude. Cela faisait comme une triomphale illumination à cette fête de Bacchus. Et Périco, pour faire son plaisant et divertir les autres, se fit traîner, avec des poses, et tout un moment, au milieu des rires et des cris, en frappant d’une gaule sur les reins tendus de la Victoire. Et il lui sifflait comme à ses mules en faisant claquer sa langue :

— Eh ! hop ! la Rouge ! Eh ! hop !…