Librairie Henry du Parc (p. 263-272).


xxi


Le Sauvage dormait lorsque le coq chanta. Il se leva et vint pousser la porte. Le ciel rougeoyait : c’était bien l’aurore.

Il se pressa et vint tirer l’âne qu’il mit à sa carriole. Puis il appela Victoire.

Elle ne venait pas ; il jura et s’en fut la querir, le pas colère, jetant son pied dans la porte de la grange au foin.

La porte s’ouvrit toute large, et l’homme ne vit personne.

Alors, il chercha, allant aux étables, au grenier ; et comme il vit que déjà les bêtes étaient soignées et nourries, il pensa que la Victoire était occupée par là à presser sa besogne pour que rien ne pâtît pendant que le maître l’emmènerait. Il attendit un peu, sans se fâcher.

Cependant le temps lui durait, parce que maintenant le ciel devenait clair, et les rougeurs du levant s’empourpraient davantage.

Il pensa encore qu’elle était allée au puits ; mais l’auge était remplie, et les seilles de bois étaient posées tout contre. Il cria tout de même par ce côté-là : Victoire !

Alors le chien hurla. L’homme le fit sortir et lui dit : Cherche !

Le chien prit le vent, puis il aboya comme s’il se plaignait, et il s’élança courant devers le bois.

Le Sauvage jeta son fouet et empoigna sa trique ; la fureur le rougissait. Le poil épais de sa face brutale remuait dans les injures qu’il mâchait avec des menaces et serrant le poing. Que faisait-elle par là ?

Elle se cachait pour n’être point emmenée ; elle chimaillait, accroupie sur ses talons. Il allait la relever, lui, et lui faire voir s’il fallait l’embêter.

Il tournait la tête, cherchant, frappant de sa trique les fourrés de verdure où l’on pouvait se cacher.

Quand il eut fait le tour de la maison par les bois, en sifflant le chien qui ne revint pas, il s’arrêta net, pris d’une soudaine inquiétude. Et il courut voir aux armoires si Victoire avait ramassé ses nippes. Peut-être s’était-elle sauvée en faisant main basse sur la cachette où il serrait l’argent. Mais rien ne manquait ; même on eût dit qu’elle avait vidé ses poches des quelques sous qui lui appartenaient. Voilà bien son châle et ses cottes, et son linge. Alors quoi ?

Et soudain l’homme devint blême et s’assit, les jambes molles. Parbleu ! c’était clair, elle était allée se plaindre au maire, raconter toute la chose, pleurer, gémir, faire du scandale.

Et maintenant les gens viendraient fourrer le nez dans ses affaires, ça réveillerait le passé… Belle histoire ! Et il se cogna la tête avec son poing de fureur contre lui-même, pour n’avoir pas emmené la fille sur l’heure, hier soir. Aujourd’hui, elle serait loin, tout serait fini.

Mais est-ce qu’il pouvait penser qu’elle irait se plaindre ? Oh ! la mâtine, s’il la tenait !

Et il rejoignait ses doigts écartés, comme pour l’étrangler.

Tout à coup il pensa qu’elle n’était peut-être pas bien loin encore. À peine si le jour pointait. Elle ne s’était pas en allée la nuit, bien sûr. S’il la rattrapait ! Oh ! s’il la rattrapait !

Et il fit le moulinet avec son bâton. Puis il se jeta dehors et courut devers le bourg en montant la côte et traversant la sapinière ; ensuite il dévala le coteau, sifflant toujours son chien.

C’est que le soleil arrivait maintenant. Un élancement de flammes avait couru sur la bande de l’horizon ; puis tout le ciel avait blanchi, et il bleuissait rapidement dans la clarté fulgurante des premiers rayons.

L’ombre s’évanouissait sous la feuillée scintillante. Les fleurs mouillées redressaient leurs tiges. Une buée blanche montait, s’affinant, s’effilant, dévoilant les coteaux, partout au loin. Et la floraison des lilas déjà s’entrevoyait, mettant, çà et là, sa coloration tendre à travers le vert des taillis.

L’homme regardait de haut, de loin, la main sur ses yeux. Et tant qu’il pouvait voir, la route était déserte, et les sentiers qui rampaient au flanc des coteaux n’avaient pas une ombre entre leur haie de genêts et d’ajoncs qui bordaient les champs de blé noir et d’avoine.

— Elle est arrivée, pensait le Sauvage ; et il n’en pouvait plus de colère et de chagrin.

À cette heure-ci, peut-être le village s’ameutait, et c’en était fait de la fille à Giraud et de ses trois mille écus.

À quoi bon poursuivre ? Il fit mine de rebrousser chemin, avec un geste de rage, et jurant qu’il serait bien reçu, celui qui oserait venir lui demander de dédommager la Victoire.

À ce moment, il crut entendre les aboiements du chien venant du côté de l’étang des vergnes. Il écouta. Certainement le chien était en arrêt.

L’homme courut, dévalant de biais la côte qui le menait à l’étroite plaine marécageuse où dormait l’étang, entre deux collines maigres, pierreuses et comme soulevées par des gonflements, dont la terre crevait çà et là, lâchant des rocs qui demeuraient suspendus.

Point d’arbres ici, sinon quelques pins rabougris. L’espace clair laissait voir au loin toute la vallée, et d’un bout à l’autre la face embrumée de l’étang.

Le Sauvage arrivait, se baissant pour surprendre la Victoire qu’il supposait assise là, sur un roc, à se reposer.

Mais quand il fut plus proche, les jappements lui parurent venir devers l’étang, s’éloignant et se rapprochant, comme si le chien en courant faisait le tour de l’eau.

Alors il se dressa et fouilla du regard la verdure épaisse et feuillue qui bordait la pièce d’eau. Rien ne bougeait parmi les roseaux aux lances molles, ni sous les bouleaux blancs, ni sous les saules aux tiges élancées, ni près des vergnes, dont les branches sont piquées comme des épingles sur le tronc tous les ans rasé.

Quelquefois un canard sauvage prenait son vol d’une touffe d’iris, ou quelque hirondelle s’abattait en passant pour tremper son aile. Mais aucune forme humaine n’était visible, encore que le jour fût déjà dans tout son éclat et que les brumes de l’eau commençassent à monter en vapeur bleuissante dans le reflet du ciel.

L’homme alors siffla furieusement pour rappeler le chien, et celui-ci accourut ; mais ce fut pour repartir comme une flèche, appelant, à son tour, son maître d’aboiements si pressés et plaintifs que l’homme eut d’un coup la pensée qu’il était arrivé un malheur.

Un malheur pour lui, bien sûr, car si la Victoire s’était jetée à l’eau, dans son chagrin, on ne manquerait pas de dire que c’était lui qui l’avait noyée pour s’en débarrasser parce qu’elle était grosse. Et alors l’autre affaire se réveillerait, et il savait bien que sa tête ne resterait pas longtemps sur ses épaules.

Il ne jurait plus, cette fois, et toute sa fureur était partie. Mais, pâle comme s’il était déjà mort, le cœur lâche, avec des sueurs et des roideurs dans les jambes qui l’empêchaient d’avancer, il se traînait peu à peu, descendant vers le bord, les yeux élargis, essayant de percer les dernières buées, qui lentement montaient.

Il voyait bien que le chien tournait en s’aplatissant parfois comme pour se jeter à l’eau, et tournant encore, gémissant, enroué sinistre.

Il distinguait maintenant la nappe verte des nénufars aux feuilles rondes, avec la tache luisante de leurs fleurs d’or.

Et, comme il descendait peu à peu, épeuré, livide, il crut voir une masse sombre qui flottait. Oui, c’était bien cela ; et maintenant le soleil tout en feu embrasait le ciel et jetait comme un torrent de lumière, à travers les brumes évanouies, sur cette chose ronde, soulevée, qui paraissait s’étaler aux clartés des cieux : les flancs gonflés et fécondés de la fille morte.

L’homme, hagard, contemplait, et ses dents claquaient d’effroi. Perdu, il voulut fuir.

Et pendant qu’il fuyait, galopant les bois, hideux d’épouvante et fléchissant comme s’il traînait son crime, le chien hurlait autour de l’étang d’une voix lamentable, tandis que les bergeronnettes voletaient en s’ébattant au ras de l’eau, dont elles faisaient doucement mouvoir la surface.

Et ce remous, lent comme un bercement dans un grand voile bleu, humide, lissé d’argent et brodé dans les coins de feuillage et de fleurs, balançait lentement et d’un rhythme léger la Victoire étendue, pâle, morte, riant au ciel dans le bonheur de son repos sans fin, et royalement couchée dans la pourpre flottante de ses cheveux épandus comme dans une auréole d’or.


FIN.



paris. typographie e. plon, nourrit et cie, rue garancière, 8.