Librairie Henry du Parc (p. 11-22).


ii


Cependant, elle apprit à garder les bêtes : le soufflet de la mère Jameau lui avait révélé ses devoirs.

Maintenant elle tricotait en marchant derrière le troupeau, un peu déhanchée par son énormité, le ventre gros qui faisait lever sa jupe. On lui avait montré à serrer ses cheveux dans un fichu de couleur tortillé autour de sa tête. C’était plus propre, mais ça l’enlaidissait. Elle s’en moquait bien, et riait maintenant plus fort que les autres, et tant qu’on ne voyait plus alors ses petits yeux enfoncés dans sa face bouffie et grêlée.

Pour sûr, elle était contente de son sort et n’imaginait pas une vie plus heureuse que la sienne.

Toute la belle saison, elle fut employée dehors ; le matin bêchant les vignes ou sarclant les blés, à l’aise dans sa jupe écourtée, ficelée lâche au-dessus des hanches où bouffait sa chemise de grosse toile bise, qui fermait en rond autour de son cou. Les bras nus, les jambes nues, les pieds chaussés de boue, larges, écartés pour la tenir d’aplomb. Elle suait et râlait, faisant secouer sa chair à chaque battue lourde du bigot, qu’elle relevait assez vivement en le serrant dans ses deux poings.

Le soir, elle flânait, poussant ses bêtes le long des champs des voisins, où elles broutillaient toujours un peu en passant, comme il est d’usage. Et l’on entendait la Victoire crier, de temps à autre :

— Ici, Faraud ; là, là, tourne, pique, pique…

Et tandis que le chien courait, elle remuait ses aiguilles dans la grosse laine brune dont le tricot lui pendait entre les doigts, et, le nez en l’air, elle traînait ses sabots.

Sous le chemin parfois s’allongeaient des branches d’arbres avec des fruits au bout. La Victoire lançait son sabot dans le tas, et cela dégringolait. Elle n’était pas longue à emplir ses poches, et tout le temps ensuite elle croquait, le poing sur la bouche, les dents voraces.

Quelquefois, elle s’accotait avec d’autres enfants qui gardaient ou bien une vache, ou quelques douzaines de dindonneaux glousillant, haut perchés sur leurs pattes minces, ou bien des oies toutes petites et jaunes comme des serins, qui cancanaient en se déhanchant pour courir sous la touchée de la gaule.

Et, tous ensemble, ils s’en allaient loin des fermes, en quelque endroit abrité où ils pouvaient se divertir à leur façon. C’étaient des marrons qu’ils faisaient griller sous une ramassée de fougères sèches et de pommes de pin. C’était un nid qu’ils grimpaient décrocher pour manger les petits. C’étaient des histoires qu’ils se racontaient, non point naïves, mais remplies des propos grossiers qu’ils entendaient dire un peu partout, en allant derrière les garçons et les filles faites, ou des choses qui se passaient dans les logis étroits où les pères et mères ne se gênent point.

Victoire apprit ainsi comment elle était venue au monde, et cela la surprenait bien un peu tout de même, malgré que ce sujet la divertit plus que tout autre ; elle avait comme un plaisir à penser que ces choses lui arriveraient sans doute un jour. On eût dit même que cela l’aidait à se dégourdir. Elle devint tout à fait vaillante en passant ses quatorze ans, qui s’en allaient finir.

Le dimanche, à l’église, elle parut bientôt moins grotesque ; elle attacha mieux ses jupes, et les allongea pour cacher ses jambes en forme de grosses bûches toutes droites. Elle regarda à la coiffure des autres filles et fit des efforts pour que sa crinière rouge lui tombât proprement en bandeau sur le front, à deux doigts de son fichu de coton toujours lavé et bien tortillé autour de sa tête, avec un coin qui pendait sur la droite, comme une oreille d’âne rabattue.

Elle étendait son mouchoir par terre pour s’agenouiller dessus pendant la messe, car il eût fallu payer sa chaise un sou et deux sous pour les bonnes fêtes. Et elle s’affalait, posant sa croupe sur ses talons, sa grosse poitrine levée par la brassière de futaine, sous le petit châle croisé dont les bouts rentraient sous son tablier. Elle répétait tout le temps : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce », en faisant couler les grains de son chapelet, qui tournait ainsi tant que durait la messe, même pendant le sermon auquel elle ne comprenait rien. Elle regardait tour à tour, pour se distraire, les cierges allumés entre les belles fleurs dorées de l’autel, la chape du curé qui allait et venait, et dont elle guettait la retournée vers la foule, en ouvrant et fermant les bras, pour faire rapidement un grand signe de croix qui était toute sa participation au service divin. À l’Ite, missa est, elle se relevait lourdement et secouait son mouchoir avant de le remettre dans sa poche. Puis elle se mouillait le front de sa main trempée d’eau bénite, et, comme elle avait accompli ses devoirs, ainsi que tout le monde, elle sortait pour s’arrêter sur la place de l’Église avec les autres filles, attendant si quelque galant viendrait la trouver et lui tirer son fichu, comme elle voyait faire aux autres. Elle regardait autour d’elle, de ses petits yeux bêtes et doux, jusqu’à ce que la Jameau lui criant :

— Hé, la Victoire, faudra-t-il une corde pour te faire suivre ?… Elle se mettait à trotter, toute rebondissante par la lourdeur de son pas pressé.

Le soir, on dansait au village du Grand-Change. Dans une auberge, sur la route, une vaste salle s’emplissait de toute la jeunesse des communes environnantes ; même des hommes et des femmes mariés, quelques-uns traînant avec eux leurs mioches, venaient là passer la veillée.

Les hommes buvaient, les femmes se donnaient tour à tour leurs nourrissons à garder, pour s’en aller lever le pied à tricoter quelques polkas, que deux violons, perchés sur une estrade, jouaient et marquaient assez proprement. On disait bien qu’il se passait de vilaines histoires dans le retour de ces nuitées dansantes. Les maris grisés de vin et les femmes de plaisir ne revenaient pas toujours ensemble ; et bien des filles avaient dansé sans musique en traversant trop tard les taillis mousseux qu’ombragent les chênes. Mais le bal n’y perdait rien de sa vogue et de sa clientèle ; au contraire. On s’y pressait comme à l’entrée du paradis.

La Victoire y vint comme les autres. Elle s’accota au mur, un peu honteuse, ayant l’air de regarder danser. Mais dans ses jambes ça lui piquait comme si elle eut trépigné dans un fourré d’orties. Elle avait acheté des souliers, et elle s’était tricoté des bas blancs, tout exprès pour cette aventure. Ensuite, la fille des Jameau s’étant mariée, on lui avait passé quelques défroques. Et la Victoire s’était plantée sur le haut de sa poitrine énorme un beau ruban rouge, en forme de nœud, dont les deux bouts pendaient.

Devant elle, les couples se trémoussaient dans la poussière montante, sous la clarté de deux lampes à pétrole ajustées au mur. Des filles lestes valsaient avec des airs de demoiselles de la ville, la tête nue et une rose dans les cheveux. Les garçons tournaient autour des plus coquettes, et cela faisait des rires qui accompagnaient le son clair des violons et le battement énorme qui faisait trembler le plancher.

Entre chaque danse, la foule s’éparpillait, et dans l’auberge où la grosse commère accorte versait à boire aux filles qui se faisaient régaler, et sur la route où flânaient les curieux qui ne dansaient pas, et, un peu plus loin, sous les arbres où l’on s’embrassait.

La Victoire demeurait seule, appuyée au mur, aucun garçon ne s’étant soucié d’elle. Elle pensait que la mère Jameau avait eu raison de lui dire :

— Qu’est-ce que tu veux aller faire là-bas, ma fille ? C’est pas les vendanges ; on ne fait pas encore danser les tonneaux.

Alors elle devint encore plus honteuse. Cependant, vers la fin du bal, elle n’y tenait plus, et il lui passa dans l’esprit de leur faire voir qu’elle sauterait tout aussi haut qu’une autre plus fine qu’elle… Alors elle prit sa jupe à deux mains, et, toute seule, pendant qu’on jouait une scottisch, elle se mit à sauter, pointer, cabrioler, lever son pied et taper son talon, en tournant brusquement, comme elle avait vu faire, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre.

Et sa jupe sautait par bonds jusqu’à ses jarretières ; ses hanches sautaient, et aussi sa poitrine et son chignon, qui lui dévala tout à coup sur les épaules. Sa crinière rouge, lâchée par le fichu, enfla autour de sa tête. Elle suait, elle soufflait ; mais il semblait qu’elle fut possédée, qu’elle eût, comme on disait, le diable fourré dans ses jupes, car d’autant plus elle sautait. Et malgré qu’on fit des cris de rire autour d’elle, elle ne lâcha pas que les musiciens, qui se tordaient, n’eussent raclé, tout de travers, la dernière mesure.

Alors la Victoire s’arrêta, trébuchante et tendant les mains pour se retenir de tomber ou de tourner encore. Mais tout le monde s’écarta pour le plaisir de la voir s’affaler, ce qu’elle fit. Mais elle fut tôt ramassée, et elle prit sa course si vite, malgré sa graisse, que les mauvais gars qui la suivaient pour la huer, ne virent plus rien quand ils furent dehors, et beuglèrent aux étoiles le méchant sobriquet dont ils l’avaient baptisée ; ils l’appelaient : la Rouge !