Vicissitudes et progrès de la médecine
revue et corrigée par M. E. Littré et le Dr Ch. Robin ; 1 vol. gr. in-8o, 1858.
Un empirique se vantait de posséder un secret merveilleux pour la guérison des fièvres. On l’admet, non sans difficulté, à consulter avec de graves docteurs, et le doyen de la consultation lui demande : « Qu’est-ce que la fièvre ? — C’est une maladie que je ne sais pas définir, mais que je guéris, et vous, qui peut-être la pouvez définir, ne la guérissez point. » Cet empirique était un Anglais, le chevalier Talbot, compatriote et contemporain de Digby, l’inventeur de la poudre de sympathie ; son remède infaillible c’était le quinquina. Ce médicament précieux venait d’être introduit en Europe, où il fut d’abord considéré comme le spécifique de toutes les fièvres, car les hommes, selon la judicieuse remarque de Broussais, soupirent toujours après les spécifiques, et voilà pourquoi les charlatans ont tant de succès.
L’histoire du chevalier Talbot, qui pourrait bien n’être qu’une fable inventée à plaisir, nous a été conservée par Werlhof, auteur d’un recueil d’observations sur les fièvres. Ce médecin cite avec complaisance la réponse de l’empirique anglais, et son livre n’est pour ainsi dire qu’une thèse en faveur de l’empirisme. En cela, Werlhof a été logique ; il représente très bien cette classe considérable de médecins qui font profession de ne s’attacher qu’aux faits, qui en toutes choses ne considèrent que l’expérience. Esprit pratique et borné, — même chose souvent, — il n’en avait pas moins de grandes prétentions ; il s’étudie à toutes les pages à montrer qu’il n’est étranger ni aux doctrines ni aux théories médicales, pour lesquelles il professe d’ailleurs un dédain superbe. L’expérience étant tout pour lui, il déclare n’appartenir à aucune secte ; il n’est d’aucun parti et en tire vanité : il se croit pourtant obligé de faire sa profession de foi, et dans sa haute indifférence il ne trouve rien de mieux, pour exprimer son opinion impartiale sur les systèmes, soit de philosophie, soit de médecine, que la phrase connue de Grotius : « Aucune secte ne possède la vérité tout entière ; mais chacune possède une parcelle de vérité. »
Voilà ce qu’on peut appeler un des partis de la médecine, le parti des éclectiques, qui brouillent tout en prétendant tout concilier. Les empiriques purs se montrent infiniment plus logiques. Par empiriques, nous entendons les praticiens instruits qui s’appliquent plus particulièrement à l’étude stricte des faits, et prennent l’observation pour guide principal. Désespérant de trouver le vrai dans les systèmes qu’ils ont bien ou mal étudiés, ils renoncent à tout système, et ne suivent que la nature, faisant bon marché des livres et des théories, et puisant toute leur instruction médicale au chevet du malade. Il se peut qu’ils croient de bonne foi n’avoir point de système ; au fond, ils sont réellement systématiques, puisque c’est par raisonnement et de parti-pris qu’ils deviennent empiriques. Cette médecine du bon sens, comme on l’appelle quelquefois, compte parmi ses nombreux adeptes des hommes distingués par l’intelligence et le savoir. Moins rigides que les empiriques de l’antiquité, ils savent accorder quelque attention aux connaissances dont ils prétendent ne pouvoir retirer aucun secours immédiat pour le résultat pratique qu’ils poursuivent. Beaucoup d’entre eux, effrayés sans doute de la contradiction apparente ou réelle des doctrines, des fictions et des hypothèses dont les systèmes abondent, se sont retranchés prudemment, derrière les faits d’observation et d’expérience, dans un empirisme méthodique ou raisonné, qui n’est, en définitive, qu’un subterfuge commode pour échapper soit au pyrrhonisme, soit à l’éclectisme médical[1].
Une question se présente cependant, et nous paraît mériter une sérieuse étude. L’histoire de la médecine doit-elle inévitablement conduire à un tel résultat ? L’empirisme de la méthode ou du hasard est-il en pareille, matière au bout de l’appréciation historique des systèmes, des théories et des doctrines ? L’examen de cette question est indispensable pour la parfaite intelligence de l’état présent et de la direction des études médicales. MM. Littré et Robin, dont l’importante publication répand tant de lumière sur les tendances de la médecine, l’ont compris à merveille, et ils ont fait, dans l’édition nouvelle qu’ils nous donnent du Dictionnaire de Nysten, une grande place à l’histoire. C’est par l’histoire aussi que nous essaierons d’éclairer les caractères et les directions de la médecine contemporaine, nous appliquant à montrer comment les controverses du passé pourraient servir à l’instruction du présent.
Tous les hommes souhaitent d’être heureux, et il n’est point de bonheur parfait sans la santé, ce qui a fait dire au poète que la suprême félicité, c’est d’avoir un esprit sage dans un corps sain. De là l’importance de la médecine et son incontestable utilité. Soit qu’elle se borne à donner des conseils salutaires pour l’entretien de l’état normal, soit qu’elle s’efforce de le rétablir par les ressources dont elle dispose contre les causes diverses, qui peuvent l’altérer, son intervention est toujours secourable et bienfaisante. L’efficacité de cette intervention est à la vérité accordée par les uns, contestée ou niée par les autres. En cela, la médecine et la politique, qui intéressent de si près les individus et les sociétés (la liberté étant la santé de l’âme), diffèrent notablement. Si l’on est obligé de subir trop souvent la tyrannie des systèmes politiques, il en est tout autrement des systèmes de médecine. En médecine, la non-intervention du principe d’autorité a laissé de tout temps le champ libre aux discussions et aux attaques. Au demeurant, cet esprit d’hostilité et de censure, malgré toutes les formes données à ses attaques, a trouvé plus à reprendre dans la profession que dans l’art lui-même, bien que ce dernier n’ait pas toujours trouvé plus de grâce que l’artiste. Dès l’antiquité, les critiques se produisent, tantôt fines et railleuses, tantôt amères et brutales. Heraclite haïssait les médecins : il répétait volontiers qu’ils seraient les plus sots d’entre les hommes, si les grammairiens n’étaient là pour leur disputer la première place. Ce philosophe morose avait pourtant un système de médecine à son usage et certaines pratiques qui découlaient de ses théories sur la nature : il en usa si bien qu’il en mourut. Empédocle, jaloux du médecin Acron, qu’illustraient ses écrits et une longue expérience acquise dans ses voyages, se donnait pour un envoyé du ciel chargé d’exterminer les maladies et autres fléaux destructeurs ; il allait de ville en ville, traîné sur un char brillant, revêtu d’habits magnifiques, recevant comme un dieu les adorations et les sacrifices. On sait comment il mourut, victime de sa vanité ou de sa curiosité scientifique. Platon non plus ne ménage guère les médecins : il se moque volontiers de leur impuissance ; mais ce même Platon, qui s’est tant égayé aux dépens d’Esculape et de ses successeurs, avait aussi un système de médecine à lui, qu’il avait pris un peu partout, selon sa constante habitude. Que conclure de ces exemples ? Rien autre chose, si ce n’est que, dès l’origine, il y avait rivalité entre les philosophes et les médecins, et que les premiers étaient jaloux des seconds. Bordeu s’en est souvenu au XVIIIe siècle ; racontant qu’Hippocrate fut mandé auprès de Démocrite, que l’on croyait fou, il observe finement que, dans cette circonstance, ce fut la médecine qui jugea la philosophie, et il ajoute que les philosophes auraient tort de l’oublier.
Chez les Grecs, on se bornait aux épigrammes : il en était tout autrement chez les Romains. Les médecins arrivèrent à Rome assez tard, ils eurent bien de la peine à s’y introduire, et l’on ne tarda guère à les poursuivre et à les chasser. On connaît la haine du vieux Caton, qui, abusant de l’autorité paternelle, interdit les médecins à son fils. Le rude censeur faisait pourtant de la médecine à sa manière, il avait des secrets infaillibles et des panacées efficaces. Sa méthode était fort simple, et, maître absolu dans sa maison, il traitait indistinctement bêtes et gens, sans trop de discernement, il est vrai, mais avec beaucoup d’économie. C’est à Pline que nous devons ces particularités, et l’on sait que Pline n’est pas favorable aux médecins. Dans les épigrammes de Martial, pour ne rien dire des autres poètes latins et de certaines inscriptions bien connues, les médecins sont assez maltraités. Il faut convenir du reste que les satires, même sanglantes, n’étaient souvent que trop fondées et très légitimes. Lorsque la médecine grecque envahit Rome, la profession était libre, et longtemps après elle l’était encore ; elle se trouvait aux mains d’ignorans aventuriers. La réforme, introduite bien tard, ne fut jamais radicale, même sous la puissante influence exercée par les archiatres (médecins des princes), dont l’office et les attributions ne sont connus que très imparfaitement. Aux vieux abus s’en ajoutèrent de nouveaux. La profession, qui exige une entière indépendance, une grande dignité de caractère et toutes les qualités de l’homme libre, était aux mains des esclaves ou des affranchis des grandes maisons, avilie et dégradée par ces âmes vénales, instrumens dociles et trop souvent complices de la corruption, de la débauche, de l’immoralité ou du crime. La décadence avait tout envahi, et rien ne put échapper à l’universel abaissement.
Après les Barbares, la confusion est grande ; le lien est rompu en apparence, et les données manquent pour dire précisément quels furent le rôle et la condition de l’art médical dans les premiers siècles du moyen âge. On doit aux Arabes une sorte de renaissance, mais ce fut avec les premières universités que l’exercice de la médecine prit une direction déterminée et le caractère propre qu’il garde encore aujourd’hui malgré d’inévitables modifications. Une fois l’art reconstitué pour ainsi dire, les vrais médecins reparurent, et à côté d’eux leurs adversaires, beaucoup plus redoutables que ceux de l’antiquité. Ces derniers, on l’a vu, n’en voulaient qu’à la profession, et n’attaquaient guère que les hommes qui l’exerçaient sans avoir donné des preuves préalables de capacité ou de savoir. Chez les modernes, l’art lui-même fut mis en question. Ce n’est pas ici le moment d’énumérer les motifs ou les prétextes de ces attaques : ils sont nombreux, et il suffira d’en signaler quelques-uns.
Avant le moyen âge, la profession médicale était déjà en pleine décadence : en traversant cette longue période, elle déchut de plus en plus ; les traditions de la médecine grecque se perdirent et insensiblement s’effacèrent ; l’exercice de l’art devint le privilège des clercs et des moines, fort ignorans pour la plupart, ou bien encore il fut usurpé impudemment par des gens sans aveu, qui trafiquaient de leur incapacité : de là tant de pratiques superstitieuses, tant de procédés absurdes, le surnaturel à la place de l’expérience et le merveilleux au lieu du bon sens. C’était le temps des miracles et des prodiges, le temps où les sorciers rivalisaient avec les saints. Cependant la peste et la lèpre ravageaient les populations, mais les ressources contre ces fléaux destructeurs étaient nulles ou misérables. Une preuve entre mille de l’état infime et précaire où était descendu l’exercice de l’art, c’est l’importance réelle et l’influence très légitime qu’acquirent les Juifs : on les haïssait, on ne leur épargnait ni les persécutions ni les avanies ; mais on les recherchait pour leurs connaissances médicales, acquises dans le commerce des Arabes et dans leurs voyages en Orient, d’où ils rapportaient des médicamens et des drogues. Ils eurent aussi leur part, une part considérable, dans le travail de longue préparation qui aboutit à la renaissance, et leur place est marquée dans l’histoire de la médecine.
La renaissance réveilla l’esprit de libre examen. On revint à l’antiquité, et cet ancien monde fut comme un monde nouveau où les explorateurs faisaient tous les jours des découvertes. Les esprits profitèrent si bien de cette révélation, qu’ils se lassèrent d’admirer et conçurent l’idée d’aller plus loin que leurs maîtres : non pas tous cependant, car l’antiquité trouva des admirateurs exclusifs et des défenseurs fanatiques ; mais que pouvaient-ils contre l’instinct de réforme qui était partout, dans la religion aussi bien que dans la science ? Les hérétiques et les protestans n’étaient pas uniquement dans l’église. Une lutte générale commença contre l’orthodoxie : Aristote et Galien furent traités comme le pape, et dès lors commença la querelle des anciens et des modernes, querelle si longue, presque interminable, et dont la fin marque définitivement le commencement d’une phase nouvelle pour la science et pour la civilisation. Les médecins s’étaient lancés dans la dispute et s’y étaient distingués par leur ardeur. Chez quelques-uns, elle fut excessive, et ceux qui avaient pris d’office la défense de l’antiquité oublièrent parfois la logique pour s’appuyer sur la force et le principe d’autorité, dont l’impuissance est manifeste, surtout dans les choses scientifiques. Les modernes devaient l’emporter ; mais le triomphe coûta cher, et l’art lui-même fut souvent compromis par les contradictions et les querelles scandaleuses qui faillirent amener le discrédit complet de la profession.
Comment la médecine traversa-t-elle cette pénible crise ? Elle finit assurément par se retrouver plus forte, mais au prix de luttes incessantes. À combien d’ennemis en effet n’avait-elle pas affaire ! Les charlatans d’abord. Cette engeance est immortelle : le monde pourrait manquer aux charlatans, non les charlatans au monde. De bonne heure ils se glissèrent dans la médecine, qui leur offrait un vaste champ d’exploitation et tant de facilités pour l’exercice de leur industrie ; ils s’y trouvèrent bien, s’y mirent à l’aise, prenant et gardant les bonnes places. Avec le droit de propriété, ils usurpèrent celui de succession, et, bien loin d’aliéner ce patrimoine, ils le transmirent fidèlement par héritage, sans que nul pût s’y opposer, car ils ne sortaient point de la légalité. Certes ils ont fait et continuent de faire beaucoup de mal, surtout à l’art qui les enrichit et qu’ils déshonorent. C’est par eux que les adversaires des médecins ont pénétré jusqu’à la médecine, ou l’ont du moins tenté, se vantant d’avoir trouvé son côté faible. Les prétentions dévergondées de ces médicastres, leur ton magistral, leurs grands airs ridicules, leur ignorance d’autant plus méprisable qu’elle prenait le masque du savoir, et par-dessus tout les résultats obtenus, contraires à leurs promesses et à l’espérance de leurs dupes, tout cela remua la bile ou excita la verve des satiriques. À vrai dire, le charlatanisme a peu souffert de ces aveugles attaques, particulièrement dirigées contre l’art et la profession médicale.
De Montaigne à Rousseau, pour ne remonter ni descendre au-delà, c’est un concert d’invectives et une suite de déclamations dont le bruit dure encore, bien que notablement affaibli. Ces variations infinies sur le même thème n’intéressent que l’érudition ; on peut donc les négliger sans inconvénient, d’autant qu’elles sont toutes résumées par les deux philosophes, le sceptique et le déclamateur. Montaigne et Rousseau ne se ressemblaient guère : tempérament, esprit, caractère, condition, sans compter la distance des temps, tout chez eux différait ; un seul point les rapprochait : ils étaient l’un et l’autre atteints de maladie, toujours dans un état valétudinaire, dont il semble qu’un philosophe devrait s’accommoder avec résignation. Il n’en fut rien cependant, et ni Montaigne ni Rousseau ne purent s’habituer à leurs souffrances ou les endurer doucement comme Lucien ou le pauvre Scarron, qui se moquaient de leurs propres maux et s’en consolaient en plaisantant. Là est tout le secret d’une animadversion passionnée contre l’art médical et ses adeptes.
Montaigne souffrait de la gravelle : il en a assez parlé dans ses Essais, ce « livre de bonne foy, » comme il dit, qui a tant servi au contentement de sa vanité et à la satisfaction de son amour-propre. Un homme du métier n’aurait pu décrire plus minutieusement les symptômes de cette affection : il en étudie patiemment les causes et les effets, en énumère les inconvéniens, en calcule même les suites et les avantages, oui, les avantages, car ce sceptique, si indifférent en apparence à toutes choses, et qui ne l’est véritablement que pour ce qui ne le touche pas de près, ce sceptique tire doublement parti de sa maladie : premièrement, pour médire des médecins et de la médecine, en second lieu, pour faire montre de son courage, de sa patience inaltérable, de la résistance qu’il opposait à la douleur, imitant en cela les vieux stoïciens. En même temps il ne laisse pas d’aventurer quelques idées sur la nature du mal, de disserter sur les remèdes, de faire de la théorie, et de prodiguer des conseils pour la pratique. Ce philosophe malade oublie son rôle, sort de ses attributions, et raisonne en médecin, mais autrement à coup sûr qu’un médecin ne raisonnerait, fût-il malade. On sent que Montaigne, qui avait couru toutes les eaux de l’Europe pour guérir sa gravelle, n’a pas voulu perdre le fruit des observations qu’il a consignées bien ou mal dans son journal de voyage, et l’on s’aperçoit bien vite qu’il avait profité quelque peu dans les consultations de médecine où il avait été admis en Italie. Dissertant sur toutes choses et à propos de tout, il trouva bon de dérober aux médecins leur robe et leur bonnet, et, dans ce costume, il se plut à s’escrimer contre la faculté ; mais la faculté est sans rancune, et c’est un médecin ingénieux et savant qui s’occupe aujourd’hui, avec une persévérance bien rare, de recueillir pieusement tout ce qui concerne la vie et les écrits du philosophe périgourdin : œuvre méritoire et désintéressée qui ferait envie à Mlle de Gournay.
Rousseau, non plus que Montaigne, n’a ménagé l’art médical. Il était malade aussi, et ce ne fut pas de la tête seulement. Il vint au monde avec un de ces vices de conformation que l’homme apporte quelquefois à sa naissance, et qu’il garde toute la vie : ces infirmités de nature, si l’on peut ainsi parler, deviennent une incommodité permanente, dont l’influence peut à la longue agir, et très efficacement, sur le caractère, peut-être aussi sur les idées qu’élabore le cerveau. Cette thèse a été soutenue par un célèbre chirurgien de notre temps, esprit ingénieux et original qui recherchait le paradoxe et s’y complaisait. Le docteur Lallemand, procédant à sa manière, a prétendu sonder le caractère et le génie de Rousseau, comme aurait pu le faire un anatomiste devenu philosophe, par la considération des organes malades. Sans doute il faut tenir grand compte de l’état de l’organisation, qui était vicieuse chez Jean-Jacques ; mais il y avait en lui d’autres vices de nature et d’éducation qui aident à expliquer la conduite et les facultés de cet homme extraordinaire et incomplet. Son infirmité naturelle s’aggrava par suite d’une vie errante et tourmentée, par ses imprudences et surtout son entêtement. Rousseau, qui voulait la médecine sans le médecin, se traitait à sa fantaisie ; dans ses courses vagabondes, il avait appris un peu de tout, on le voit bien dans ses écrits, et la connaissance que la passion de la botanique lui avait donnée de quelques simples lui semblait suffisante pour tous les cas. Il était de ceux qui s’imaginent que toutes les ressources de l’art sont dans le tempérament et dans l’hygiène, et il faisait selon le vœu de Tibère, qui voulait qu’à trente ans on se passât de médecin, chose possible, si à partir de cet âge on devait compter sans la maladie. Rousseau, ne pouvant se délivrer de ses souffrances, s’en vengea par des déclamations. Il s’emportait contre les médecins, et prétendait régenter la médecine. À ce sujet, on trouve dans ses Confessions un fait intéressant. Il raconte qu’un enfant d’une de ces grandes maisons qu’il fréquentait malgré sa fière misanthropie tomba malade ; les conseils qu’il donna ne furent pas suivis, et l’enfant mourut d’inanition, tué par son médecin. Ce médecin était Bordeu, qui savait pourtant son métier et l’exerçait avec gloire, sans avoir eu la bonne fortune de plaire toujours aux philosophes non plus qu’aux chimistes ; mais ici nous rencontrons un nouvel ordre de faits, les luttes qu’a dû soutenir la médecine contre les prétentions des autres sciences, de la chimie surtout.
L’adversaire le plus ardent de Bordeu était Rouelle, si célèbre au XVIIIe siècle par ses connaissances étendues et par l’habileté de ses démonstrations. Rouelle était pharmacien et grand partisan des drogues : pour lui, le corps était une cornue ou un creuset, et il croyait de bonne foi qu’on pouvait opérer sur lui par les réactifs et obtenir des combinaisons prévues et des résultats certains. Aussi ne pardonna-t-il pas à Bordeu d’avoir traité son frère malade et de l’avoir guéri, non d’après ces théories chimiques, mais en suivant l’expérience et la saine médecine. Il se vengeait du mépris que l’on avait fait de ses principes par une saillie singulière. Pendant plusieurs années, il ne cessa de répéter aux nombreux auditeurs qui fréquentaient son laboratoire : « Ce Bordeu, messieurs, est un pauvre médecin ; il a tué mon frère, que voilà ! » Le trait est plaisant ; mais sous la plaisanterie la réflexion découvre un sens profond qui n’a pas échappé à l’esprit pénétrant de Bordeu, et qui est comme une révélation précieuse pour l’historien de la médecine. Le mot de ce manipulateur enthousiaste d’ingrédiens et de drogues traduit admirablement et avec une grande naïveté les hautes prétentions de la chimie. Cette science utile était alors en pleine prospérité ; de nouvelles découvertes venaient tous les jours l’enrichir ; elle gagnait constamment en étendue et en puissance, ses progrès étaient visibles, rapides, et bientôt, avant la fin du siècle, elle allait recevoir une constitution définitive et des lois admirables. La conscience de ses forces et cette marche ascendante lui donnèrent des idées démesurément ambitieuses, et elle en conçut des projets chimériques. Pour les réaliser, elle n’avait point attendu que vînt Lavoisier, qui devait être son législateur. Qu’on suive un moment son histoire : de très bonne heure elle avait voulu être maîtresse ; à peine dégagée de l’alchimie, elle prétendit comme celle-ci, tant elle se ressentait de son origine, posséder le secret du grand œuvre, la pierre philosophale, la panacée universelle. Il suffit de rappeler, avec les subtilités des Arabes, les folies de l’école de Paracelse, de Sylvius, et la grande vogue des iatrochimistes. Les vrais médecins frémirent. Effrayé du tour que prenaient les choses et de ces allures de domination tyrannique, Stahl protesta contre ces menaces et ces tentatives d’envahissement, et, poussant la réaction à l’excès, il voulut mettre la chimie hors du domaine de la médecine. On ne peut se défendre d’un étonnement mêlé d’admiration quand on considère que celui qui avait conçu cette audacieuse réforme était le plus grand chimiste de son temps. Il est vrai de dire aussi qu’il n’était pas moins grand médecin ; cet effort héroïque le prouve surabondamment, et ce sera l’éternelle gloire de Stahl, qui s’est trompé avec ses contemporains, mais non comme eux, d’avoir défendu la médecine contre les empiètemens des sciences auxiliaires et préparatoires, dont elle se sert utilement sans doute, mais auxquelles elle ne saurait se soumettre en esclave.
Il n’a pas fallu moins de trois siècles pour réduire à néant ces prétentions folles. Aux premières lueurs de la renaissance apparaît la chimiatrie, qui veut expliquer tous les phénomènes de l’économie animale, saine ou malade, par les principes d’une chimie grossière, et qui, ne voyant dans ces phénomènes que fermentation, distillation, effervescence des humeurs, opère en conséquence dans ce laboratoire vivant. Plus tard, après les grandes découvertes de Galilée et de Newton, c’est la mécanique qui intervient avec ses forces et ses résultantes, ses machines et ses leviers ; après Harvey, qui démontre la circulation du sang, c’est l’hydraulique, et tour à tour la secte des iatrochimistes ou chimiatres, celle des iatromécaniciens, celle des iatromathématiciens, soumettent les lois des phénomènes de l’économie aux calculs mathématiques. Ces sectes, diverses en apparence, ont un fonds commun et plusieurs traits de ressemblance. Elles représentent toutes et constituent réellement le vrai matérialisme, tel qu’il le faut entendre en physiologie et en médecine, qui consiste à importer dans une science complexe les principes ou les idées générales d’une science plus simple ou moins compliquée. Faire intervenir dans l’explication des fonctions normales ou troublées de l’économie vivante les lois de la mécanique, de la physique et de la chimie, qui interviennent en effet, mais n’expliquent rien, c’était méconnaître l’existence dans les élémens anatomiques et les tissus végétaux et animaux de propriétés élémentaires, différentes de celles des corps bruts, et dont l’étude appartient à la biologie, science des corps organisés et vivans et des lois de l’organisation, radicalement distincte par conséquent des sciences qui ont pour sujet le monde inorganique. Il est donc vrai de dire que les médecins qui donnèrent dans ces erremens furent matérialistes au sens rigoureux du mot, de même qu’on put nommer spiritualistes ceux qui, méconnaissant aussi la constitution intime de l’organisme, et partant les propriétés irréductibles, inhérentes à la matière organisée, firent intervenir, pour expliquer certains phénomènes des entités ontologiques, des causes hypothétiques, des principes indépendans de la matière, bien qu’agissant en elle dans l’état normal ou pathologique, — êtres de raison connus successivement sous les noms d’âme, archée, esprits animaux, force ou principe vital.
Il nous a suffi de signaler les traits principaux qui distinguent et séparent nettement matérialistes et spiritualistes. La vérité n’était d’aucun côté ; mais ceux-ci, il faut le reconnaître, l’entrevirent et s’en approchèrent davantage. S’ils ne surent pas se soustraire aux influences métaphysiques et religieuses, — et il n’était pas facile d’y échapper alors, — ils firent du moins des efforts constans et énergiques pour arracher la médecine aux vues ambitieuses de ceux qui menaçaient son indépendance, et voulaient l’asservir sous prétexte de l’émanciper. C’est à cause de cette énergique attitude que l’école de l’animisme, et le vitalisme qui en émane, méritent une belle place dans l’histoire moderne de la science. Stahl a produit Barthez et Bordeu, et Bordeu a produit Bichat, qui a donné à la médecine une base solide, et désormais inébranlable, en fondant la biologie. À tout prendre, le beau rôle est échu aux spiritualistes, qui ont rendu à l’art médical, et à la science qui lui sert de base, des services plus réels que les matérialistes. Au point de vue purement scientifique, ceux-ci en effet n’ont presque rien laissé de durable, tandis que les autres ont contribué très efficacement à sauvegarder les lois propres de l’organisme, en les expliquant d’une façon vicieuse, il est vrai, comme celle de leurs adversaires, mais à coup sûr moins compromettante Des deux côtés, il y avait erreur de logique et vice de méthode : non que la science positive condamne absolument les hypothèses, comme moyen d’investigation scientifique ; mais elle n’admet que celles qui peuvent être vérifiées. En conséquence, elle désavoue ceux qui empruntent les abstractions des physiciens et des chimistes, et veulent expliquer les phénomènes de l’organisme vivant par le calorique ou l’électricité, ou par quelque autre fluide impondérable, comme serait par exemple le prétendu fluide nerveux ; elle désavoue de même ceux qui s’obstinent, en dépit de l’évidence et des progrès amenés par le temps, à importer dans l’étude de l’économie animale, à l’état normal ou pathologique, les visions de la théologie ou de la métaphysique, en y ajoutant parfois la prétention singulière de concilier la physiologie avec les dogmes religieux et les doctrines de la philosophie spiritualiste. Aujourd’hui les deux partis, représentés par deux écoles célèbres, sont encore en présence, mais combien affaiblis ! Le terrain manque sous leurs pieds. Vaincus l’un et l’autre, et vaincus sans retour, ils s’éteignent peu à peu, laissant dans l’histoire le souvenir ineffaçable de leurs luttes ardentes et prolongées, qui durèrent trois siècles et plus, de la fin du moyen âge jusqu’à la révolution française, et au-delà.
Deux sectes de médecins dont nous avons déjà parlé, les empiriques et les sceptiques, s’étaient, soit calcul, soit indifférence, tenus en dehors de ce long conflit. Les empiriques étaient généralement des esprits sains, qui s’attachaient à l’expérience, s’appliquaient à suivre la tradition et à la maintenir, en se préoccupant avant tout des choses utiles à la pratique. Cette école, célèbre dès l’antiquité par sa rivalité avec les dogmatiques, négligeait tout ce qu’elle considérait comme des spéculations oiseuses, se bornant à bien observer, à suivre attentivement la production et la marche des phénomènes, notant avec un soin scrupuleux les effets des remèdes, et consignant avec une grande exactitude le fruit de ses observations. Chez les modernes, cette école a eu d’illustres représentans. À leur tête est Sydenham. Ceux qui ne connaissent pas à fond les écrits excellens de ce grand médecin seront peut-être bien aises de savoir ce qu’il pensait de son art, et de connaître là-dessus ses idées et sa manière de voir. C’est lui-même qui va nous le dire dans un passage de ses œuvres où il s’est peint au naturel, « Le temps que d’autres consacrent à l’étude des livres, je le donne tout entier, dit-il, à la méditation ; c’est mon habitude, et je m’inquiète moins de l’accord qu’il peut y avoir entre mes assertions et celles d’autrui que de savoir si les choses que j’avance sont ou non conformes à la vérité. Je suis ainsi fait, et telle est ma nature. » Cette confidence, précieuse à recueillir, est adressée à un confrère célèbre qu’il félicite, en termes chaleureux, d’avoir, malgré la variété et l’étendue de ses connaissances, préféré « à la poursuite des vaines spéculations l’étude des difficultés inhérentes, à la pratique : choses diverses, ajoute-t-il, et qui ne diffèrent pas moins entre elles que les graves occupations de la sagesse et les jeux frivoles de l’enfance, choses contraires aussi, et qui d’ordinaire semblent s’exclure. » Tout Sydenham est dans ces quelques lignes, qui révèlent admirablement les habitudes et les tendances de son esprit. Sydenham d’ailleurs était aussi instruit que peut l’être un médecin qui voit beaucoup de malades ; mais il pensait, non sans raison, surtout dans le temps où il vivait, que l’étude approfondie des systèmes qui se partageaient alors la médecine était peu utile à la pratique, et un homme occupé comme il l’était devait considérer comme perdu le temps donné aux disputes de l’école. Un trait de sa vie sert de commentaire à ce passage, et l’explique parfaitement. Un médecin, doué de plus d’imagination que de bon sens, demandait un jour à Sydenham par l’étude de quels auteurs il devait se préparer à l’exercice de l’art. « Mon ami, répondit l’illustre praticien, lisez Don Quichotte, » mot incisif et profond dont le sens véritable est que l’étude des livres ne saurait remplacer l’observation ni l’expérience, sans lesquelles il n’y a point d’art médical ni de vrai médecin. C’est à ces deux sources intarissables et incorruptibles qu’a puisé sans cesse l’école dont Sydenham est le chef, et qui a donné à la médecine ce nombre infini de sages et modestes praticiens dont l’esprit sensé s’est contenté et se contente encore de copier, d’imiter et de suivre la tradition des grands maîtres. Bordeu, à qui rien n’échappait, appelle ces médecins populaires ou cliniques ; il les considère comme des esprits imitateurs et copistes, « qui sont peut-être les plus sages et les meilleurs pour la pratique journalière de la médecine, » mais qui risqueraient, suivant lui, de tomber dans le pyrrhonisme, s’ils s’aventuraient hors de leur sphère et voulaient aller plus haut qu’ils ne sauraient atteindre. La remarque est juste, comme l’histoire le démontre.
C’est par les demi-savans que le scepticisme se glissa dans la médecine. Il importe de s’entendre sur le sens véritable que ce mot doit recevoir ici. En philosophie, il s’applique très bien à ceux qui, s’aventurant sans timidité à la recherche des causes, des entités hypothétiques, de l’absolu que poursuit la métaphysique, arrivent finalement au doute et s’abstiennent : cette incertitude péniblement acquise se conçoit. En médecine, il en est autrement : les phénomènes diffèrent et par conséquent la méthode, c’est-à-dire la manière de les voir, de les apprécier, de les expliquer en les coordonnant, de telle sorte que la qualification de sceptiques ne convient ici qu’à des esprits étroits et prétentieux, qui s’arrêtent à la surface, saisissent incomplètement les choses, perdent de vue le lien qui les unit, se perdent eux-mêmes dans des difficultés pour eux insurmontables, et nient hardiment ce qui leur échappe, affirmant dans cette négation absolue leur incapacité et leur insuffisance. On a dit qu’un médecin vraiment pyrrhonien ne s’était jamais vu, et on l’a dit pour avoir confondu les empiriques, qui se soucient peu du dogme, avec les pyrrhoniens, qui s’en moquent sans le connaître. Cabanis n’était pas de cet avis, et, dans le dessein si difficile de convaincre cette sorte d’esprits, il a composé des ouvrages excellens. Les médecins qui ne croient point à la médecine exercent leur art dans des conditions qui ne sont ni logiques ni honnêtes. En médecine comme en morale, des principes sont nécessaires, et les principes ne peuvent venir que des doctrines.
Plus bas encore dans l’échelle des systèmes, nous trouvons les éclectiques. Il n’est ici question que des médecins qui, venus à la suite de certains métaphysiciens, ont prétendu faire un système achevé en prenant dans tous les systèmes ce qu’ils ont de bon. En théorie, la prétention est absurde et la pétition de principe manifeste. Pour reconnaître ce qui est bon, il faut le pouvoir discerner ; une théorie est donc nécessaire, et si l’on n’a point de système de doctrines, comment pourra-t-on juger les autres systèmes et les apprécier en connaissance de cause ? C’est donc à bon droit que les éclectiques sont relégués au dernier rang. Leur apparition a cependant un sens dans l’histoire ; elle annonce la fin des systèmes. Dans l’ordre scientifique, de même que dans l’ordre social, qui dit fin veut dire transition, phase nouvelle, commencement d’une autre ère. La médecine, après avoir subi des vicissitudes nombreuses et diverses, traverse présentement une période de transition ; elle est en voie d’organisation, dans un état provisoire et indécis dont le terme est inconnu, mais qui se manifestera certainement. Dire ce qu’est la médecine contemporaine n’est pas chose facile : au lieu de chercher à la caractériser, entreprise ardue et peut-être vaine, il est plus simple de se demander où elle va. S’il est malaisé de déterminer sa direction précise, on peut du moins observer ses tendances.
Il est assez ordinaire de confondre l’agitation avec le progrès, c’est-à-dire les secousses violentes résultant de l’abus des forces avec les mouvemens continus et réglés dirigés vers un but. Des premières, l’effet est passager, quel qu’il soit d’ailleurs ; des autres, il est durable et utile. L’action permanente est toujours efficace, lente, mais sûre. Il peut être convenable de rappeler ces vérités trop oubliées aux impatiens qui perdent courage faute de bien voir ce qui se passe autour d’eux.
La question de milieu est essentielle en toutes choses : tout le reste en dépend, donc c’est par là qu’il faut commencer. La médecine contemporaine vit et se meut dans une atmosphère tranquille. Plus de polémiques ardentes et implacables, plus de dissensions scandaleuses, plus rien en un mot qui révèle une vie exubérante. L’activité intérieure ne se manifeste plus au dehors par l’éclat des œuvres, ni par la nouveauté des doctrines, ni par les idées hardies qui ébranlent les opinions et entraînent irrésistiblement les esprits. Les séductions d’hier ne seraient plus possibles aujourd’hui : l’enthousiasme est mort, et l’indifférence a tout envahi. Le fond de tous les enseignemens est le même : une observation exacte, dont la rigueur étroite semble exclure toute élévation et tenir les idées à l’écart ; des faits notés avec soin et consciencieusement recueillis, puis des faits encore, et rien que cela ; des matériaux immenses amassés lentement, avec une patience infinie ; des détails minutieux, d’une précision merveilleuse, et une application des sens aux phénomènes si parfaite que les impressions perçues ne laissent rien à faire à l’esprit. L’habileté manuelle tient lieu de sagacité, et l’art de voir, de toucher et d’entendre supplée à l’association des idées et aux combinaisons de l’intelligence. Tout cela s’appelle la médecine exacte et se combine aisément avec la statistique et le calcul des probabilités. Pour acquérir ces connaissances précises, la bonne volonté et l’exercice suffisent. Bacon n’a-t-il pas dit que la méthode expérimentale, destinée à mettre du plomb à l’esprit, devait un jour niveler les intelligences ? Ce jour est venu ; l’honnête médiocrité prédite par lui étend au loin son domaine. La médecine exacte est aussi la médecine facile, accessible à tous : la vocation n’y fait rien. Des procédés ingénieux usurpent le titre de méthode : peu d’artistes, mais beaucoup d’habiles manœuvres. Toute la médecine consiste en observations, voilà leur symbole. Observer est beaucoup sans doute, mais il faut examiner d’abord, il faut ensuite méditer, réagir sur les phénomènes perçus, faire en un mot acte de raison et d’intelligence. Percussion, auscultation, mensuration, appréciation par le poids et par le volume, tout cela procure d’incontestables avantages ; mais en définitive ces moyens d’investigation secondaires ne peuvent que poursuivre les symptômes, les circonscrire, s’il est possible, les discerner, s’il y a lieu, rendre le diagnostic plus précis et plus net. Là se bornent les services qu’on peut retirer de tels moyens pour la connaissance des maladies ; encore faut-il en user avec discernement, et ne point céder à la tentation de faire des tours de force. L’art d’établir avec précision et rigueur le diagnostic d’une affection pathologique est le côté brillant de la médecine clinique ; il séduit la foule des médecins et les entraîne bien souvent à des excès d’exploration qui rappellent les subtilités des recherches sur le pouls, tant reprochées dans l’antiquité à Galien et à Archigène, et chez les modernes à l’Espagnol Solano de Luque, et à Bordeu, qui l’a suivi. Baglivi avait prévu les conséquences qu’entraînent ces excès. Quoiqu’il fût grand partisan des idées de Bacon, qu’il s’efforçait d’appliquer en homme supérieur, il s’affligeait, non sans raison, du mauvais emploi des ressources accessoires et des moyens auxiliaires. « De tout cela, dit-il, notre art reçoit aide et lumière ; mais l’art lui-même ne consiste pas en cela ; his omnibus ars nostra illustratur, non effitcitur[2]. » Certes le diagnostic est un grand point, et plus il est précis, mieux il vaut ; mais ce qui vaut mieux encore, c’est la connaissance des causes et de la nature des maladies, non de l’essence intime qui nous échappe et qu’il faut abandonner aux chercheurs de chimères. Étiologie et thérapeutique sont deux termes dont l’ensemble constitue la vraie et grande médecine : le diagnostic n’est qu’un terme intermédiaire, quoique dans les traités élémentaires destinés à l’instruction il ait la première place, à tel point qu’on peut dire de la plupart de ces traités qu’ils n’enseignent que le diagnostic. Avec de pareils guides, l’art devient métier et l’instruction apprentissage. Tels sont les livres, tels aussi les commentaires qui les expliquent, c’est-à-dire les leçons et les exemples.
On pourrait croire que le tableau est chargé, il n’est que ressemblant. Les ouvrages réputés classiques n’offrent rien de plus ; ils sortent tous du même moule. Ce sont des manuels gros de choses et vides d’idées, faits pour la mémoire. La vie est absente de ces énormes livres. Le nombre est infini des traités de pathologie générale où il n’y a point d’idées générales, des traités de philosophie médicale où il n’y a point de philosophie. Des définitions arides, des classifications incomplètes, vicieuses ou arbitraires, des dissertations inutiles, voilà ce qu’on y trouve. Les ouvrages de médecine publiés de nos jours ont de commun avec la plupart des productions de la littérature contemporaine l’absence d’idées, qui multiplie singulièrement le nombre des écrivains ; mais toute la médecine n’est pas heureusement renfermée dans l’enseignement officiel ni dans l’enceinte des académies : le mouvement est ailleurs. La méthode vicieuse et étroite qui règne dans les écoles ne peut séduire que les esprits vulgaires, préoccupés avant tout des résultats pratiques, et incapables de comprendre la nécessité d’avoir un ensemble de doctrines qui permette de contrôler les observations nouvelles par une vérification exacte, de coordonner les faits d’expérience en les subordonnant les uns aux autres, et de donner ainsi à l’art un caractère scientifique. Une réaction commence à s’opérer contre la routine scolastique ; elle s’achèvera par la force même des choses, on est en droit de l’espérer.
C’est au début de la carrière surtout, et d’une carrière longue et pénible, qu’il est utile et nécessaire de recevoir une direction ; dès lors la route s’aplanit. Ceux-là sentent tout le prix du bienfait dont l’éducation laborieuse s’est faite à travers mille obstacles. Les esprits difficiles ou curieux aspirent à la clarté, à l’ordre, à l’unité dans un ensemble qu’ils devinent, qu’ils ne peuvent embrasser, faute de connaître les rapports des élémens de composition et les lois de leur enchaînement. Tel est le besoin qu’on éprouve lorsque, poursuivant la vérité réelle, on s’élève au-dessus des résultats concrets et purement pratiques, lorsqu’on s’abstient avec dédain des subtilités oiseuses d’une spéculation illusoire. Comme le poète, comme l’artiste, le savant cherche aussi l’idéal, c’est-à-dire la plénitude d’une conception vraie, lumineuse, capable de satisfaire l’intelligence et de la charmer. Cet idéal est dans la réalité, c’est la science qui le poursuit et qui l’atteint, la science, fille du temps et des efforts de l’esprit, compagne de la civilisation, providence de l’humanité, intelligence éternelle, active et bienfaisante, qui dirige, organise et prévoit. Ni les promesses de la théologie, ni les visions de la métaphysique ne sont comparables aux résultats merveilleux que la science produit sans miracles, car ce qu’elle donne, elle le prend dans le monde sensible, elle le tire des choses réelles. Geoffroy Saint-Hilaire avait deviné ses conquêtes, et s’écriait comme un prophète : « Restons les historiens de ce qui est. »
Cette pensée du grand naturaliste résume admirablement l’esprit d’un ouvrage considérable destiné à faire un grand bien par sa valeur et son opportunité, et qu’il ne faut point juger par le titre, comme ces volumes estimables que la critique abandonne à la bibliographie. Le dictionnaire de médecine qui porte le nom de Nysten, entièrement refondu et remanié par MM. Littré et Robin, n’est pas une pure compilation, ni un simple glossaire, ni une suite de définitions par ordre alphabétique. En associant leurs efforts, les deux collaborateurs ont songé à faire autre chose qu’un travail de révision, travail où la patience et l’exactitude suffisent : ils ont tendu plus haut. On trouve dans leur œuvre ce qui manque dans les traités didactiques et trop souvent aussi dans les démonstrations et les leçons orales, à savoir des règles pour la direction de l’esprit, des principes solides, des doctrines conformes à la réalité des choses et aux dogmes d’une saine philosophie, enfin un système scientifique, sans lequel on ne saurait avoir la conception du monde, ce qui constitue la science même, ni embrasser l’ensemble du savoir humain, les élémens qui le composent et leur enchaînement. On vient de montrer la tendance actuelle de la médecine, qui se renferme dans l’étroite observation des faits. Le Dictionnaire de MM. Littré et Robin est une tentative pour provoquer dans les études médicales un mouvement plus élevé et plus fécond. Examiner les principes qui ont dirigé les auteurs, ce sera indiquer peut-être la voie où la médecine moderne est appelée à marcher.
C’est par la conception philosophique que le Dictionnaire de médecine se distingue surtout, c’est à elle qu’il doit l’unité de son ensemble. Disciples tous deux de la philosophie positive, MM. Littré et Robin ont appliqué partout cette philosophie en l’expliquant selon les circonstances. Concevoir les choses telles qu’elles sont, par les moyens de connaître qui sont en nous, suivre les phénomènes et les rapporter aux lois invariables qui les régissent, s’abstenir de rechercher l’essence intime des objets et de poursuivre l’absolu, tels sont les principes fondamentaux de cette philosophie. Le relatif est son domaine, et elle abandonne à la métaphysique et à la théologie les causes premières et les causes finales, les questions de fin et d’origine, inaccessibles à l’intelligence et désormais intempestives. Dans l’ordre des connaissances humaines, elle établit deux classes et divise les sciences en abstraites et concrètes : la science abstraite embrasse les théories générales, la science concrète s’occupe d’un objet particulier. Cette distinction est capitale ; elle permet d’établir une hiérarchie entre les sciences abstraites en commençant par les plus simples et les plus générales et en passant Successivement à celles qui sont moins générales, et plus complexes. La mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et l’histoire ou sociologie forment le cercle complet des sciences abstraites : elles se développent successivement et ne peuvent se passer les unes des autres, hormis la première, à cause de son extrême simplicité. Dans cet ensemble rentrent tous les élémens du savoir humain, les spéculations sur les nombres, les grandeurs et les mouvemens, les phénomènes inorganiques, ceux du monde organisé et des sociétés. C’est toute la philosophie, si ce mot, d’un usage commun et d’une application vicieuse, doit signifier un système de notions générales qui embrasse toutes choses. Dans cette vaste conception, tout est compris, tous les procédés qui servent à reconnaître le vrai y ont leur emploi. Connaître la valeur et l’usage de chacune de ces méthodes, savoir en quoi elles se ressemblent, en quoi elles diffèrent, et comprendre en quelle relation elles sont les unes avec les autres, c’est posséder le mécanisme des facultés de l’esprit et les choses auxquelles s’appliquent ces facultés, c’est-à-dire la science tout entière. Or le médecin doit la posséder, puisqu’il est obligé de parcourir tout le cercle des connaissances. La pratique, sans la théorie dont elle dépend, et qu’elle sert, ne saurait avoir un côté vraiment scientifique ; le médecin sans la théorie n’est qu’un empirique, et où la théorie fait défaut, l’expérience elle-même perd toute sa valeur : elle devient routine. Aussi l’éducation médicale doit-elle être essentiellement philosophique, c’est-à-dire conforme aux progrès accomplis par les sciences et fondée sur les généralités qui constituent les principes de la philosophie, ou mieux la philosophie même, si l’on entend par philosophie non pas les spéculations subtiles de la métaphysique, mais la conception du monde réel et de ses lois, conception qui résulte de l’ensemble de toutes les sciences concrètes et abstraites et de la connaissance de leurs rapports. C’est par là que l’esprit philosophique doit pénétrer dans la médecine, et le médecin sera véritablement philosophe dès qu’il aura senti l’importance de ces hautes études et mesuré la pyramide de la base au sommet, après avoir parcouru tous les degrés de l’échelle, car il y a une série scientifique comme il y a une série animale, et c’est la gloire des modernes d’avoir poursuivi, puis démontré l’enchaînement et le lien de toutes les connaissances, en faisant voir comment elles procèdent les unes des autres, et se produisent successivement pour s’élever au même but, qui est la science générale, résultant de toutes les sciences. Ainsi se trouve formé le cycle qu’avaient rêvé les philosophes naturalistes de l’ancienne Grèce, alors que la science ou la philosophie, comme ils disaient, était, suivant la comparaison d’Aristote, semblable à l’enfant qui balbutie en épelant les premiers élémens d’une langue. Ces grands esprits, venus trop tôt pour la satisfaction de leurs désirs, voulaient une encyclopédie ; ils devançaient par la pensée cette œuvre lente qui a coûté à l’esprit humain plus de vingt-trois siècles de labeur et de pénibles efforts. Nous possédons aujourd’hui ce que les siècles nous ont donné, et nous avons beaucoup plus que les linéamens de l’ensemble. L’inventaire des connaissances est fait, la classification des résultats obtenus est une encyclopédie raisonnée, méthodique, qui renferme tous les élémens du savoir humain, c’est-à-dire tout ce que doit connaître le philosophe vraiment digne de ce nom, et par conséquent le médecin, car la philosophie se compose de tous ces élémens, et la médecine embrasse toutes les sciences, puisqu’elle se sert de toutes et ne saurait se passer de leur concours.
À ceux qui seraient tentés de croire qu’il y a là exagération ou parti-pris de subordonner la médecine à un système de philosophie, il suffira de faire remarquer que la pratique même de la médecine dépend de certaines connaissances ou sciences concrètes, dites avec raison sciences médicales ; telles sont la pathologie, l’histoire naturelle, la physique et la chimie appliquées, l’hygiène, l’anatomie et la physiologie. Or il suffit d’avoir quelques notions sur la hiérarchie scientifique pour ne pas ignorer que toutes ces connaissances ou sciences concrètes se rattachent diversement aux connaissances générales ou sciences abstraites, et il n’en saurait être autrement, puisque la connaissance de l’homme, obligatoire pour le médecin, embrasse non-seulement l’homme même, mais encore tout ce qui l’intéresse et par conséquent tout ce qui est hors de lui : donc tous les phénomènes, tous les actes, tous les faits accessibles à l’intelligence sont du ressort de la médecine, et partant les lois qui président à leur production. Hippocrate avait donc raison de dire que la connaissance parfaite de la nature humaine ne peut venir que de la médecine, étudiée, ainsi qu’elle doit l’être, dans ses rapports avec les autres sciences, et cette vue du génie a été confirmée par le temps. La science des sociétés, qui est le couronnement de toutes les autres, est elle-même en relation intime avec la médecine. Ce n’est pas ici le moment de mettre cette relation en évidence ; contentons-nous de rappeler que les profonds aperçus d’Hippocrate, dans son livre des airs, des eaux et des lieux, sur les rapports qui existent entre les conditions extérieures et le caractère des peuples, ont été repris par Aristote dans sa Politique, et fécondés plus tard par le génie de Montesquieu. Et voilà comment des six sciences qui dans leur ensemble constituent la philosophie ou science générale, il n’en est pas une seule qui n’intéresse la médecine.
Des six sciences abstraites, la cinquième par ordre hiérarchique intéresse particulièrement le médecin : c’est la biologie ou science des corps organisés. Le but de cette science est d’arriver à connaître par les lois des phénomènes que ces corps manifestent les lois de leur organisation, et réciproquement. Les êtres organisés peuvent être considérés à un double point de vue, statique et dynamique, selon qu’ils sont aptes à agir ou qu’ils agissent. L’anatomie, la biotaxie, ou classification scientifique des êtres organisés, et la science des milieux étudient le premier état, c’est-à-dire l’organisation des êtres, les lois de leur arrangement en groupes naturels d’après la conformation des organes, et leurs relations avec les choses extérieures. La considération de l’état dynamique appartient à la physiologie, dont l’objet est la connaissance des lois qui président aux actes des êtres vivans, et à la science qui étudie les influences réciproques du milieu sur l’être organisé, étude importante par laquelle la biologie se rattache immédiatement à l’histoire. Chez les anciens, l’anatomie et la physiologie restèrent dans un état d’imperfection notable, malgré les tentatives des premiers médecins et des philosophes naturalistes. Toutefois, dès ce temps-là, le traité d’Hippocrate sur les airs, les eaux et les lieux est une admirable étude de l’influence des milieux sur l’homme. Aristote, venu après Hippocrate, agrandit considérablement le domaine des connaissances biologiques par ses généralités fécondes et ses travaux d’anatomie comparative ; on lui doit la distinction bien nette de la vie végétative et de la vie animale, et des considérations profondes et lumineuses sur les rapports qui existent entre les parties des animaux. Les anatomistes d’Alexandrie, chercheurs pénétrans et minutieux, ajoutèrent des particularités précieuses à la somme des connaissances : ils découvrirent les nerfs, découverte capitale pour l’intelligence des êtres organisés. Galien, commentateur et encyclopédiste ; résuma tout le savoir des anciens en médecine, anatomie et physiologie. Son beau traité de l’usage ou de l’utilité des parties est un monument élevé entre l’antiquité et le moyen âge. Inférieur à l’antiquité en beaucoup de points, le moyen âge l’emporte sur elle par la culture de l’alchimie, d’où devait sortir la chimie, sans laquelle la biologie ne serait point. On connaît les grands travaux de la renaissance, les importantes découvertes qui suivirent, et les prétentions folles de la physique et de la chimie, qui faillirent absorber la médecine. Enfin, après trois siècles d’efforts impuissans, Bichat, renouvelant avec succès les tentatives de Glisson, de Baglivi, de Haller, de Bordeu et de Hunter, arracha la biologie à son état précaire, et la fonda sur la connaissance des propriétés spéciales et irréductibles inhérentes aux tissus. Dès lors la matière brute ou inorganique fut nettement distinguée de la matière organisée et vivante, laquelle, outre les propriétés physiques et chimiques, a des propriétés inhérentes, dont la manifestation constitue la vie, celle-ci n’étant, comme on l’a cru longtemps et comme quelques-uns continuent de le croire, ni un principe ni un résultat, mais une simple manifestation des propriétés spéciales de la matière organisée. La propriété fondamentale, c’est la nutrition, sans laquelle il n’y a point de vie, c’est-à-dire point d’activité de l’organisation, cette activité ne pouvant se produire que dans un ensemble favorable de conditions extérieures. La vie ne peut donc se concevoir indépendamment de la substance organisée qui en est le siège : il n’y a point de vie sans organisation ; mais il n’y a pas nécessairement vie partout où il y a organisation. La nutrition est la propriété la plus générale des tissus : elle est le fondement de la vie organique. L’absorption, la sécrétion, le développement, la reproduction, autant de propriétés du même ordre qui se rattachent à la nutrition et en dépendent. La contractilité et l’innervation sont des propriétés de la vie animale ou de relation. Toutes ces propriétés se trouvent réunies chez les animaux supérieurs, chez l’homme par exemple, qui est à la tête de la série, de sorte que l’on a trois degrés de la vie : végétalité, animalité, humanité, qui résument et embrassent le monde organique. Ce n’est pas ici le lieu de s’arrêter aux considérations élevées de l’anatomie générale, ni aux distinctions qu’elle établit entre les parties simples ou élémentaires (principes immédiats, élémens anatomiques), les tissus, les humeurs, les systèmes et les appareils, que l’on peut étudier en allant du plus simple au plus composé, ou en allant au contraire du plus composé au plus simple, ce qui est le cas ordinaire dans l’étude de l’organisation animale. L’essentiel est de savoir que la vie est inséparable des organes qui en sont le siège, et qu’elle suppose l’idée d’un milieu avec lequel les organes sont en relation.
Les actes d’ordre organique ou actes vitaux qui s’accomplissent dans des conditions normales constituent l’état de santé ; mais si des influences diverses, internes ou externes, amènent des troubles, l’état devient anormal, et c’est la maladie. La médecine étudie ces deux états et se divise conséquemment en deux parties : l’hygiène, qui surveille la santé et prescrit les moyens de l’entretenir, et la thérapeutique, qui applique les agens propres à vaincre la maladie, c’est-à-dire capables de ramener l’ordre dans l’économie troublée. L’hygiène a pour point de départ la science des milieux, elle traite de l’influence réciproque des organes sur les choses extérieures ; la pathologie, qui aboutit à la thérapeutique, s’occupe des désordres survenus, soit dans la disposition matérielle des parties, soit dans les phénomènes de l’économie vivante. Toute la médecine s’appuie de la sorte sur la connaissance des modifications que peut subir l’être organisé, car toute maladie est modification, de même que toute thérapeutique, toute l’efficacité de la médecine dépend du judicieux emploi des moyens capables de modifier l’être vivant. La maladie n’est donc pas une abstraction, c’est une réalité : elle a un siège quelconque, puisqu’elle n’est autre chose qu’une altération des propriétés normales dans les parties vivantes. Cette vérité, qui est la base de la philosophie médicale, a triomphé, grâce à Broussais. Ce grand homme, continuateur de l’œuvre de Bichat, accomplit la réforme définitive, et du jour où il démontra qu’il n’y a point de maladies essentielles, le fantôme qu’il poursuivait sous le nom d’ontologie disparut sans retour. Ce n’est pas sans raison que ce réformateur hardi appela la médecine physiologique. En définitive, la pathologie étudie les mêmes actes que la physiologie, mais dans des conditions particulières qui les modifient d’une certaine façon, de sorte que la physiologie est normale ou pathologique, suivant qu’elle étudie les actes produits par des parties saines ou par des parties altérées. On voit à présent comment la médecine se rattache à la biologie.
Les maladies ne sont autre chose que des fonctions troublées, et la pathologie est véritablement physiologique. Il résulte de là que la médecine a dû suivre les destinées de la biologie, et c’est en effet ce qui est arrivé. Dans l’antiquité, on voit Galien, mettant à profit toutes les découvertes de l’anatomie et les notions accumulées depuis Hippocrate, faire un système de pathologie, et, dans son traité des Lieux affectés, résumer tout ce qu’on savait alors de la relation qui existe entre la maladie et l’organe malade. Il est juste de remarquer qu’avant Galien les méthodistes s’étaient préoccupés du siège des maladies, et avaient deviné toute l’importance de cette idée. Un curieux parallèle, où Sextus Empiricus, philosophe pyrrhonien, met en présence les méthodistes et les sceptiques, prouve que dans l’antiquité il y eut une école médicale qui, sans tomber dans les erremens des seconds, reconnut admirablement qu’il fallait renoncer à l’absolu et se tenir au relatif. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir Asclépiade, qui prépara cette école, dont le fondateur est Thémison de Laodicée, déclarer que la nature, entité abstraite, dont l’école d’Hippocrate avait proclamé l’autocratie, n’est pas seulement secourable, mais nuisible : non solum prodest natura sed etiam nocet, dit-il dans Cœlius Aurélianus. Cette opinion, très avancée pour le temps, explique très bien ce qu’Asclépiade avait coutume de répéter, à savoir que la médecine hippocratique était une méditation sur la mort, mot dur, mais qui ne manque point de justesse, car où la nature opère souverainement, l’art peut se dispenser d’intervenir, son intervention étant dès lors secondaire. Le fait est que la nature, synonyme ici d’économie, n’est en soi ni bonne ni mauvaise, et que son influence supposée est illusoire. Accorder à la prétendue nature médicatrice sagesse et prévoyance, c’est tomber dans un vice de logique. Cette providence de l’économie animale, inventée par les médecins spiritualistes, a favorisé les illusions de la médecine expectante et préparé la voie à la méthode thérapeutique de Samuel Hahnemann. C’est en effet dans la patrie de Stahl que l’homœopathie a pris naissance.
Le moyen âge ne changea point l’état de la biologie, faute de nouvelles connaissances anatomiques et physiologiques. En revanche, la thérapeutique et la matière médicale reçurent des accroissemens notables, en raison des découvertes géographiques et des travaux de l’alchimie. De cette époque date le règne de la polypharmacie, qui est l’usage immodéré et la multiplicité des remèdes, et contre lequel réagirent les médecins naturistes, attachés aux traditions hippocratiques. Avec la renaissance, tout le savoir de l’antiquité, conservé dans les livres, reparut, et fut bientôt dépassé. Ce fut une période orageuse pour la médecine, livrée aux théories ambitieuses des iatro-mathématiciens et des iatro-chimistes. Cependant l’anatomie normale faisait chaque jour de nouvelles découvertes. La pathologie ne pouvait manquer d’avoir à son tour une anatomie, comme la physiologie avait la sienne. En effet, l’anatomie pathologique, préparée lentement par des observateurs patiens, prit consistance avec Bonnet, avec Barrère, et se révéla enfin, telle qu’elle devait être, dans le bel ouvrage de Morgagni sur les causes et le siège des maladies. Ce titre seul était un manifeste, et contenait toute une révolution. Appeler l’attention des médecins sur les lésions des organes, c’était ébranler la croyance traditionnelle suivant laquelle la maladie était généralement considérée comme quelque chose d’indépendant, d’existant en soi. Ce fut la gloire de Broussais de résoudre le problème posé par Morgagni : sa solution est définitive, et il est démontré maintenant que la maladie n’est autre chose qu’une altération, une perturbation survenue dans les tissus, dans les propriétés ou dans les fonctions de l’organisme, de sorte que Broussais a fait pour la pathologie ce qu’a fait Bichat pour la biologie, et ce que Gall a tenté de faire pour la physiologie cérébrale, laquelle est aussi une partie intégrante de la biologie.
Ici une réflexion se présente. À la doctrine fondamentale établie par Broussais, on oppose sans cesse les travaux de l’anatomie pathologique, travaux consciencieux et méritoires, dont l’utilité n’est pas contestable, mais dont l’insuffisance est aujourd’hui manifeste. Laënnec, observateur exact et pénétrant, est le véritable chef de cette école, et le seul peut-être des adversaires de Broussais qui mérite une considération sérieuse à cause de sa bonne foi scientifique et de la fermeté de ses convictions : l’art médical doit beaucoup à sa méthode d’exploration pour le diagnostic des maladies. Laënnec croyait avec Meckel qu’il suffit d’appliquer à la médecine, non pas la physiologie, mais l’anatomie seulement, persuadé que, pour étudier et bien connaître les lésions des organes, il importe surtout de s’attacher à l’examen des formes. En conséquence, son école se proclame, à l’exemple du chef, purement anatomique, et elle s’efforce de décrire exactement par des dissections fines et minutieuses les produits anormaux ou morbides, sans se préoccuper de la composition anatomique élémentaire, à laquelle la forme est nécessairement subordonnée, et de laquelle dépendent tous les caractères observés dans les lésions de chaque organe, c’est-à-dire les altérations mêmes de la substance organisée, en volume, couleur et consistance. De la sorte, cette école fait abstraction de deux choses capitales : la substance qui s’altère, et le lieu où se produit l’altération : double condition sans laquelle on ne saurait acquérir la connaissance objective de la lésion que l’on décrit. Partant de là, les disciples de Laënnec croient trouver dans l’anatomie pathologique, considérée par eux comme étant indépendante de l’anatomie normale, une méthode et une classification des maladies fondées sur les lésions organiques, qu’ils décrivent avec un soin minutieux, mais qu’ils ne connaissent point en réalité, qu’ils sont incapables d’expliquer, en procédant comme ils font. En effet, les lésions des organes ou de leurs tissus n’étant que des modifications morbides de ces organes ou de ces tissus à l’état normal, il suit de là qu’il faut de toute nécessité rattacher la lésion d’une partie quelconque de l’organisme à l’état normal de la partie correspondante dans ses divers âges. L’anatomie pathologique ne saurait en réalité être regardée comme un monde à part, elle n’est point indépendante de l’anatomie normale ; elle est au contraire naturellement subordonnée à celle-ci, elle lui emprunte ses subdivisions et sa méthode, et il n’en saurait être autrement, puisqu’elle n’a pas pour unique office d’étudier les changemens de forme, en suivant la méthode purement descriptive, mais encore et surtout d’observer les altérations de structure par excès, diminution ou aberration. Par conséquent il n’est pas logique d’en faire le fondement de la médecine. Il est aisé de comprendre maintenant pourquoi les idées mises en avant par les disciples de l’école anatomique ont trouvé accueil et faveur auprès des médecins dits organiciens, du nom de la théorie qu’ils professent, et suivait laquelle toute maladie se rattache à la lésion matérielle d’un organe : théorie très simple sans doute, mais radicalement impuissante, quoi qu’on veuille dire, parce que les moyens ordinaires d’investigation qui sont à l’usage de ces médecins ne vont point jusqu’à constater les altérations de quantité ou de nature des parties constituantes des organes, c’est-à-dire des principes immédiats et des élémens anatomiques. En résumé, organiciens et anatomistes peuvent se donner la main, car les uns et les autres suivent la même voie et s’arrêtent au même point, subissant, bien qu’à leur insu, l’influence de l’école médicale que nous appellerons descriptive, dont le vrai chef est Pinel, lequel a exagéré dans l’application qu’il en a faite le conseil de Sydenham. Ce grand praticien souhaitait que le médecin s’attachât à ce qu’il appelait l’histoire naturelle des maladies, conseil excellent en lui-même, quoiqu’il émane de Bacon, mais qui, mal interprété ou pris trop à la lettre, a favorisé les tendances naturelles de certains esprits positifs et observateurs, bien que disposés aussi à se contenter de voir la superficie, sans aller jusqu’au fond des choses. Ainsi ont fait et continuent de faire organiciens et anatomistes : ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue : on comprend aujourd’hui leur impuissance et l’inanité de leurs efforts, et l’on revient à la marche logique, dont les promoteurs sont Hunter, Bichat et Broussais.
Puisque la médecine physiologique a eu raison de ces adversaires sérieux, elle n’a pas à s’inquiéter des sectaires qui la provoquent sur le terrain de la thérapeutique : nous voulons parler des partisans de l’homœopathie, dont il suffira de rappeler ici les prétentions et les promesses. En bonne médecine, on procède au traitement d’une affection pathologique d’après l’axiome d’Hippocrate : « Les contraires sont guéris par leurs contraires ; » ce qui revient à dire que l’état anormal, qui est la maladie, doit être modifié par des agens capables de ramener la santé, en produisant des effets contraires et de tout point opposés à ceux de la cause morbifique : de là le terme d’allopathie, qui sert à désigner cette méthode thérapeutique. L’homœopathie procède tout autrement : une maladie étant donnée, elle s’efforce de produire par les médicamens une maladie semblable à celle qui existe déjà. On a de la sorte deux maladies au lieu d’une : la maladie spontanée que l’on veut guérir, et la maladie artificielle, provoquée en vue de la guérison. Voilà, en peu de mots, comment procèdent en thérapeutique les partisans de la méthode homœopathique, et voici comment ils raisonnent. Deux maladies semblables ne peuvent exister dans le même organe : en provoquant une maladie artificielle, on détruit la maladie spontanée, et celle-ci étant détruite, on fait disparaître à volonté la maladie artificielle, en suspendant en temps utile le médicament qui l’a provoquée. Il faut convenir que cette méthode ingénieuse simplifie singulièrement la thérapeutique par les ressources certaines et infinies qu’elle prétend puiser dans la matière médicale. La grande difficulté dans la pratique consiste à trouver des agens capables de produire l’effet désiré, difficulté considérable surtout quand on veut appliquer des médicamens doués de la propriété de produire des symptômes semblables à ceux qu’on cherche à faire disparaître ; mais cette difficulté a été prévue. Tout le traitement se réduisant à combattre les symptômes du mal en leur substituant les symptômes du remède, et le mal étant produit par une cause purement abstraite, des doses minimes et infiniment petites ont toujours assez d’énergie pour provoquer sur la partie souffrante des symptômes un peu plus intenses que ceux de la maladie. De là les dilutions, et les globules, et les fractions infinitésimales, et ces élégantes pharmacies qui font tant de bruit et qui tiennent si peu de place. Il n’y a dans tout cela qu’hypothèse et fiction pure. Il n’est point démontré par l’expérience qu’un médicament produise des symptômes semblables à ceux qui résultent de la lésion d’un organe : elle n’est pas démontrée non plus, cette analogie qu’on prétend exister entre l’action d’un médicament administré en santé ou en maladie et les symptômes divers de telle ou telle affection pathologique. Le changement déterminé par la maladie dans nos organes n’est donc point inaccessible ni invisible, comme on le prétend en homœopathie, puisqu’il demeure établi que la cause des symptômes morbides perceptibles est un dérangement survenu dans la matière des tissus ou des humeurs, soit par les influences extérieures, soit par le jeu même des parties lésées. Quant aux doses infinitésimales des médicamens, l’effet en est illusoire : elles n’ont point d’autre action dynamique sur le corps sain ou malade que celle qu’on leur suppose gratuitement. Dans cette méthode thérapeutique, tout se réduit en définitive à laisser les phénomènes de la maladie suivre leur cours naturel vers une fin heureuse ou malheureuse. Ce qu’on peut dire de plus favorable sur ceux qui appliquent cette méthode, c’est qu’ils observent à la lettre la seconde moitié du précepte hippocratique : « être utile, et ne pas nuire. » Encore n’est-il pas rigoureusement exact d’affirmer que ceux-là ne nuisent point dont l’intervention n’est qu’apparente, puisqu’ils laissent agir en réalité ce qu’on appelle à tort la bonne nature. Or la nature, qui n’est autre chose que l’économie vivante, n’est en soi ni bonne ni mauvaise, et ce n’est point elle qui est responsable, mais le médecin chargé de la diriger, de la régler, de la corriger dans ses écarts, de la modifier à propos, en la surveillant sans cesse. Les médecins attachés à la méthode préconisée par Samuel Hahnemann négligent les causes internes des maladies ; ils ne se préoccupent point des changemens ni des modifications qu’est susceptible de subir la substance organisée, ils affectent même de n’accorder aucune attention à la constitution de cette substance et à ses propriétés inhérentes.
Voilà ce qu’on appelle l’homœopathie. Ce n’est pas un système, c’est à peine une méthode, ou, pour mieux dire, c’est une combinaison d’hypothèses empruntées à divers systèmes, une tentative d’innovation où se fait encore sentir l’influence de la métaphysique et du spiritualisme mystique, car le merveilleux y joue son rôle, et une part très large y a été faite au surnaturel, à l’invisible, au mystère, à tout ce qui peut séduire les esprits faibles ou non éclairés.
L’enseignement qu’on doit retirer de tout ceci, c’est qu’en médecine il faut se garder de négliger ce qui est essentiel et fondamental pour courir après les chimères. Ce sont les hypothèses gratuites qui séduisent l’imagination et ne sauraient captiver que des esprits superficiels, peu préoccupés de chercher un contre-poids aux subtilités de la spéculation dans la connaissance positive des choses réelles, c’est-à-dire dans les notions objectives sur la constitution de l’économie vivante, à l’état normal ou pathologique. C’est par là seulement que l’art médical a été fondé sur une base solide.
Il reste maintenant à décrire les maladies et à les classer conformément à la notion fondamentale : le temps accomplira cette œuvre ; mais dès à présent la médecine est en possession d’une doctrine, et renonce naturellement aux systèmes divers qui l’ont tour à tour agitée, et dont l’étude appartient à l’histoire de l’art. Nous disons de l’art, et c’est à dessein que nous empruntons ce terme à Hippocrate. Ce grand médecin avait compris que la médecine n’est point une science ; elle ne peut l’être, et n’en prendra jamais le caractère. Ce que poursuit la médecine, ce n’est pas une vérité scientifique, mais un résultat pratique, qui est double : conservation de la santé, guérison des maladies.
L’importance scientifique de l’histoire des divers systèmes en médecine est incontestable : on peut en juger par ce rapide coup d’œil, et d’ailleurs nulle époque n’est peut-être mieux disposée que la nôtre à contempler la médecine dans son passé. Les écoles n’existent plus que de nom, et la tradition va tous les jours s’affaiblissant. Les vieilles doctrines ont encore des représentans, et ne manquent point de défenseurs ; mais chaque génération qui s’en va emporte avec elle une bonne partie des idées surannées, et chaque génération qui vient s’initie aux idées nouvelles. Que sont devenues les théories médicales de l’antiquité ? Elles appartiennent à l’histoire et à la critique, après avoir disparu sans retour. Où sont aujourd’hui la plupart des systèmes de médecine qui ont agité les écoles modernes ? où sont les solidistes et les humoristes, les galénistes et les hippocratiques, les naturistes, les animistes, les organiciens intrépides et les partisans si divers du vitalisme ? où sont les sectes et les partis, les dissidens et les orthodoxes ? Dans cette grande mêlée de la médecine contemporaine, il y a en somme plus de confusion que d’anarchie. Sous le calme apparent est la vie, et ces élémens de vitalité sont des élémens d’organisation. Laissons les empiriques s’attacher aux faits, à l’observation et à l’expérience : les découvertes se font aussi par eux ; à défaut d’œuvres magistrales, les mémoires et les monographies abondent, et les spécialistes même apportent leur contingent à ce labeur de préparation. On comprend enfin que l’éclectisme médical est une vision et un leurre. Quant au pyrrhonisme, il n’est aucun médecin sensé qui ose se vanter d’en faire profession, et l’on serait mal venu de notre temps à prêcher le scepticisme à l’exemple de Sextus, de Corneille Agrippa, de Sanchez et de Martin Martinez. C’est que la médecine est désormais en possession d’une doctrine, et qu’elle repose sur une science certaine ; par conséquent une philosophie médicale est possible. Chaque jour, les idées deviennent plus précises et plus nettes sur les propriétés des tissus et sur leur vitalité propre ; chaque jour ajoute à ce que l’on sait déjà des variations qu’éprouve cette vitalité sous l’influence des modificateurs de toute sorte. Nous savons que les maladies sont des modifications, des altérations de la substance, qu’elles ne sont point essentielles, qu’elles ont un siège, et qu’il est indispensable de connaître la relation qui existe entre les symptômes et l’état des organes, pour ramener l’ordre et la santé en usant à propos des modifications convenables, car si les organes sont modifiés de manière à produire la maladie, il les faut modifier de manière à rétablir la santé, et c’est là toute la médecine. En effet on connaît la nature d’une maladie si l’on peut déterminer — quels sont les organes qui souffrent, — comment ils sont devenus souffrans, — ce qu’il faut faire pour qu’ils cessent de souffrir. C’est Broussais qui a dit cela dans son Examen des doctrines médicales et des systèmes de nosologie. Rien n’est plus vrai, et c’est pour nous un devoir de rendre justice à ce grand homme, qu’on ne lit guère aujourd’hui, quoiqu’on trouve dans ses livres trois choses qui manquent dans les meilleurs de notre époque : le génie, les convictions et le style.
Broussais, réformateur indépendant, a repris l’œuvre de Bichat et a consommé l’émancipation de la médecine moderne. Il n’a point eu de successeurs ; mais son influence est toujours présente, et c’est en vain qu’on voudrait méconnaître les services qu’il a rendus. Qu’importent quelques erreurs, si la vérité est au fond de sa doctrine, si la médecine est en effet physiologique, comme il avait raison de le prétendre ? Broussais nous a délivrés de l’ontologie, comme il disait, c’est-à-dire de la métaphysique creuse des anciennes écoles ; il a démontré sans réplique l’absolue nécessité où est l’art médical de s’appuyer sur la science de l’organisation. Il avait compris des premiers, et mieux que personne, que la grande réforme de Bichat était le point de départ d’une ère nouvelle et marquait la fin des théories systématiques qui avaient jusque-là soutenu et agité la médecine. C’est à cause de cela qu’il tenta une appréciation de tous les systèmes et, quel que soit le jugement que l’on porte sur son Examen, on ne peut contester qu’il n’ait donné une forte impulsion à la critique médicale, et que son initiative hardie ne soit d’un bon exemple. Cet exemple n’a guère été suivi. Ce n’est pas seulement le passé qui fait défaut dans l’enseignement médical, mais encore ce qu’il y a de plus essentiel dans le présent. La science de l’organisation, qui fait la gloire et la force de la médecine moderne, n’est pas représentée dans les écoles ou ne l’est qu’imparfaitement ; en elle cependant résident toutes les conditions essentielles de progrès pour l’art médical. Les nouveaux éditeurs du Dictionnaire de médecine ont eu raison de protester contre cette incurie fâcheuse ou plutôt contre ce dédain calculé et coupable, en consignant avec discernement et clarté le résultat des plus récentes recherches sur l’organisation des tissus, sans négliger les notions historiques. Ils l’ont fait avec l’autorité qui s’attache à leur nom. On sait assez que l’érudition et la acritique médicales sont redevables à M. Littré de la faveur dont elles jouissent de notre temps, et l’on n’ignore pas que la science de l’organisation doit infiniment aux travaux patiens et ingénieux du docteur Robin.
Que conclure de cette histoire des systèmes et surtout de la situation où se trouve aujourd’hui la médecine ? C’est que plus la médecine interrogera son passé, mieux aussi elle sera informée sur le caractère de sa mission et les vraies limites de son domaine. Aussi serait-il fort à souhaiter que les facultés de médecine, dans l’intérêt de leur propre gloire et pour l’avancement de l’art, eussent deux chaires qui leur manquent, l’une d’anatomie générale, l’autre d’histoire de la médecine. La première est la base de l’enseignement médical, la seconde en est le complément nécessaire. De la sorte les écoles acquerraient un caractère scientifique et littéraire, et les esprits cesseraient d’être uniquement dirigés vers la pratique qui les absorbe et les rapetisse. Ce double enseignement, introduit dans les trois facultés supérieures de Paris, de Montpellier et de Strasbourg, aurait, entre autres avantages, celui de donner une plus grande importance à chacun de ces corps enseignans, dont l’autorité, il faut le reconnaître, va tous les jours s’affaiblissant. En outre, les rivalités mesquines que la tradition perpétue entre les écoles médicales, et qui n’ont plus de raison d’être que dans le passé, disparaîtraient pour faire place à une émulation féconde, si la réforme de l’enseignement amenait partout l’uniformité des doctrines. Les disputes entre vitalistes et organiciens offrent désormais peu d’intérêt et surtout peu d’utilité. La médecine, telle que l’a faite la science moderne, n’accepte pour défenseurs ni spiritualistes ni matérialistes : elle échappe aux hypothèses de la métaphysique aussi bien qu’à celles de la physique et de la chimie. C’est sur la connaissance des élémens qui constituent l’ensemble de l’économie vivante que reposent les plus solides fondemens de l’art de guérir, et il est fort à regretter que cette idée n’ait pas encore pénétré dans les écoles ni dans les académies. Si la science de l’organisation était officiellement enseignée dans les facultés de médecine, elle aurait pour premier résultat de faire disparaître des abus qui n’amènent que trop souvent des scandales. Ni la médecine, ni la chirurgie n’accepteraient le défi des charlatans, et les inventeurs de spécifiques ne seraient plus admis sans réflexion à instituer des expériences dangereuses pour les malades et compromettantes pour les médecins qui les autorisent. Quand il sera scientifiquement démontré dans les écoles qu’il faut des agens particuliers pour agir sur des lésions particulières, il ne sera plus permis d’attendre d’un seul spécifique une action efficace sur toute sorte de maux. Prenons un exemple : le mot cancer représente pour tout le monde une affection meurtrière et généralement réputée incurable. Or ce mot n’est qu’un terme générique, indistinctement appliqué, et par suite improprement, à des altérations diverses de la substance organisée. S’il demeure établi qu’aux altérations de diverse nature il faut appliquer des remèdes de diverse nature, il est absurde en bonne logique médicale d’admettre et même de supposer qu’un remède unique, efficace dans des cas bien déterminés, puisse convenir également à des affections différentes, bien que comprises sous le même nom. Il y a là une question de relation directe, ou plutôt de corrélation nécessaire entre l’agent et l’acte, question de causalité, parfaitement négligée dans les écoles, et pourtant capitale en physiologie et en thérapeutique, non moins importante pour l’intelligence des actes et des phénomènes de l’économie vivante à l’état normal que pour la parfaite connaissance de la production des maladies et de l’action des remèdes. Qu’est-ce en effet que la pathologie générale sans la science de l’organisation ? Or la pathologie générale, c’est la chaire philosophique par excellence, celle qui enseigne l’ensemble des doctrines qui constituent la philosophie médicale, et c’est précisément à cause de ses attributions qu’elle doit s’appuyer de toute nécessité sur la science mère qui sert de base à toute la médecine, et qu’elle doit s’aider aussi des notions historiques et de l’expérience du passé. Placée ainsi entre l’anatomie générale et l’histoire de la médecine, et acquérant dès lors un caractère à la fois plus scientifique et plus critique, elle sort de l’isolement fâcheux où elle est aujourd’hui, et son importance, qui est grande, s’accroît encore, se fortifie de l’aide de ses deux auxiliaires. On ne saurait bien comprendre en effet ce qu’il y a de plus élevé dans la médecine, si l’on ne l’embrasse tout entière, suivant le conseil d’Hippocrate, c’est-à-dire si l’on ne connaît à fond les derniers résultats obtenus par la science et si l’on ne sait pas en même temps comment on a pu, après une élaboration continue, arriver péniblement au terme actuel. Ce n’est pas tout : il y a des maladies qui ne nous sont connues que par l’expérience des anciens, et quand il n’y aurait que ce motif d’étudier le passé et de le bien connaître, il devrait être suffisant pour nous démontrer l’importance et l’utilité de l’histoire médicale. Aussi faut-il savoir beaucoup de gré aux deux auteurs du Dictionnaire de médecine d’avoir fait la part de la pathologie historique. C’est un complément précieux qui ajoute encore à la valeur d’une encyclopédie médicale, remarquable surtout par ses tendances et par l’unité des doctrines.
Des principes et l’unité, voilà ce qui manque à la médecine, telle qu’on l’enseigne aujourd’hui dans les écoles. Il est fâcheux pour l’art, non moins que pour la profession, qu’il en soit ainsi, car l’art perd tous les jours le caractère scientifique qu’il devrait acquérir, et faute de ce caractère, qui fait sa force, la profession n’a plus le prestige qu’elle devrait avoir. L’empirisme fait des progrès incessans et rapides ; le nombre des empiriques se multiplie de plus en plus. Malgré ses accroissemens considérables et ses précieuses conquêtes, la médecine ne parvient donc pas à convertir les incrédules qui mettent en doute l’efficacité de ses moyens. Quant aux médecins, uniquement occupés de la pratique, comme d’un métier qui les fait vivre, ils s’inquiètent fort peu des questions de doctrine ; n’ayant plus conscience de leur valeur scientifique, ils voient leur importance décroître pour avoir oublié le rôle qui leur convient. Ce qui est aujourd’hui trop évident, c’est que l’éducation philosophique qu’ils reçoivent est imparfaite ou vicieuse : on aborde l’étude de la médecine sans préparation sérieuse, et la culture littéraire est insuffisante aussi bien que la culture scientifique. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que l’enseignement médical, tel qu’il est établi, ne remédie point à ces vices d’éducation, qu’il serait possible d’atténuer, en attendant des réformes radicales et urgentes, si les facultés de médecine étaient véritablement des écoles, c’est-à-dire si dans chacune d’elles ceux qui reçoivent les leçons des maîtres trouvaient ce qui manque également partout : des règles pour la direction de l’esprit, des principes scientifiques, des doctrines fondées sur ces principes, avec une théorie fondée sur ces doctrines. De tout cela naît l’unité, c’est-à-dire la plénitude d’une conception vraie, capable de satisfaire l’esprit, de le convaincre, de l’affermir et de donner à ceux qui exercent la médecine, aussi bien qu’à ceux qui l’enseignent, les convictions qui manquent à tous, et sans lesquelles il n’y a point de force. On ne fait ici qu’exprimer les regrets de quelques amis sincères de la médecine : quant à leurs vœux, un enseignement complet de la philosophie médicale pourrait y répondre ; mais comment l’obtenir tant qu’on n’enseignera point, à côté de la pathologie générale, la science de l’organisation et l’histoire de la médecine ? L’expérience du passé contrôlée par la critique, tel est le vrai fondement de la médecine moderne.
Si le lecteur nous a suivi jusqu’au point où nous voulions le conduire, — c’est-à-dire l’époque actuelle, — il doit comprendre maintenant que la véritable critique médicale était incompatible avec l’existence simultanée de tant de systèmes divers. La biologie n’existait point il y a soixante ans ; depuis qu’elle existe, la médecine a trouvé un fondement solide, une base inébranlable, une philosophie propre, dont le principe est celui-ci : la maladie n’est qu’une altération des propriétés normales des parties vivantes. Avec ce principe, la marche de l’art est tracée, et prévue la direction qu’il doit suivre, de même qu’est devenu possible ce qui ne l’était point, savoir le jugement du passé par le présent, c’est-à-dire la critique médicale ou la philosophie médicale appliquée à l’histoire. Ce terme suprême a été atteint par l’application rationnelle et expérimentale de la physiologie à la pathologie. C’est le dernier système auquel la médecine puisse arriver, et depuis que ce système a pris consistance, tous les autres sont tombés en désuétude, n’ayant plus de raison d’être dans le présent. Aussi n’y a-t-il plus aujourd’hui diversité de partis ni de sectes, et parmi tant de médecins en renom, on ne saurait citer un chef d’école.
Que conclure de tout cela, sinon que le moment est venu de relire attentivement les annales de l’art pour les élever jusqu’à la majesté de l’histoire ? Notre siècle est propice aux travaux de cette nature, où l’esprit philosophique et critique trouve son emploi. D’ailleurs nous ne sommes pas uniquement entraînés de ce côté par un instinct de curiosité et de libre examen. Tout en avançant d’un pas rapide et précipité, nous reportons volontiers nos regards en arrière, et en mesurant l’espace parcouru et l’horizon sans limites, nous comprenons que l’avenir même est en partie dans le passé ; de fait, la tradition peut éclairer et affermir notre marche. La science moderne est sœur de la science antique, et celle-ci contenait en germe tous les fruits qu’a produits celle-là. Il ne faut pas chercher ailleurs le charme qui s’attache aux études historiques. Nous nous sentons entraînés vers les hommes des anciens temps, parce que nous venons d’eux ; nous leur devons ce que nous sommes : d’autres mains que les nôtres ont planté cet arbre de la civilisation que nos soins entretiennent, et il est juste que, nous abritant à son ombre, nous donnions un souvenir à ceux qui l’ont vu naître et qui l’ont cultivé dans ses jeunes années. C’est ainsi que le cœur intervient pour sa part dans les choses de l’esprit. D’ailleurs une fierté bien légitime se mêle à ce sentiment de gratitude. L’héritage transmis a reçu de nous de notables accroissemens. On ne sait pas encore, ou plutôt on oublie tout ce que l’humanité doit à la médecine et ce que les médecins de tous les temps ont fait pour le bien commun. Les services rendus par l’art médical sont une des plus belles pages de l’histoire. Aux épidémies meurtrières qui ravageaient jadis les populations, aux maladies dites pestilentielles qui se succédaient sans relâche et sévissaient avec furie, aux préjugés fanatiques, à l’ignorance superstitieuse qui condamnait à la torture ou au feu, à la potence ou à l’infamie, de prétendus sorciers, des possédés, des énergumènes, de pauvres malheureux dont la raison était aliénée, à tous les fléaux en un mot qui atteignent le corps et l’intelligence, une civilisation plus humaine a mis un terme ; mais si le mal a été amoindri, si les souffrances ont été allégées, si l’humanité a été successivement soulagée, régénérée, améliorée, préparée à une condition meilleure, on le doit surtout à la médecine, dont l’intervention est permanente et secourable. Des fléaux destructeurs ont été par elle anéantis ; des maux hideux et terribles ont été conjurés, domptés ou détruits par de puissans spécifiques : le mercure, le quinquina, l’opium, l’inoculation d’abord, puis la vaccine, puis l’éther et le chloroforme, qui endorment la douleur, et tant d’autres bienfaits anciens et récens répondent éloquemment aux ignorans et aux déclamateurs. L’hygiène est désormais entrée dans la civilisation, et l’hygiène, partie constituante de la médecine, est effectivement un élément vital et civilisateur, un complément de la morale. La démence a trouvé des asiles et des soins éclairés, et les aliénés, que l’on considérait autrefois comme des êtres dangereux et malfaisans, ont été arrachés à un traitement irrationnel, pour ne plus être un objet de dérision. Dans les cas graves et épineux, où la vie de l’homme est en jeu ou tout au moins sa liberté, la justice s’éclaire à propos des conseils de l’art salutaire, de sorte que la médecine intervient partout, à chaque instant, efficacement pour le bien de tous. Son intervention est donc utile, et partant nécessaire. À toutes ces preuves ajoutons un fait sans réplique. Depuis la révolution, les tables de mortalité en font foi, la durée moyenne de la vie s’est augmentée de huit ans et plus, et cependant depuis la révolution le nombre des médecins s’est accru en proportion de la population, qui est plus considérable. Or il est reconnu que les améliorations introduites, d’où provient cette augmentation dans la durée moyenne de la vie, l’ont été surtout par les médecins. Sans nous laisser aller aux exagérations paradoxales de quelques rêveurs, qui promettent à l’homme une longévité impossible, nous croyons fermement que la médecine peut et doit rendre encore d’immenses services à l’humanité, d’autant que par le caractère de plus en plus scientifique, de plus en plus positif, qu’elle prend tous les jours, elle ne peut manquer de devenir encore plus active et plus efficace. Que les médecins se préoccupent donc de la science de l’organisation et de la vie, fondement de la médecine ; qu’ils méditent sur le passé de l’art ; qu’ils songent aux destinées qui l’attendent, et qu’ils se préparent ainsi au rôle qui leur appartient dans la société. Leur mission sera véritablement remplie.
J.-M. GUARDIA.