Veuve échappée au bûcher

MIRZAPOURE.Veuve indienne échappée au bûcher funéraire. — « . . . . Quand nous fûmes parvenus à l’endroit qu’on nous avait indiqué, nous trouvâmes une grande foule rassemblée. Elle attendait avec une vive impatience la décision des magistrats qui devait permettre le sacrifice de la veuve indienne. Un long intervalle s’écoula avant que les officiers de police, porteurs de l’autorisation nécessaire pour procéder suivant l’usage, fussent arrivés.

« Pendant ce délai, tous les efforts possibles furent tentés pour décider cette malheureuse victime de l’erreur et du fanatisme à abandonner son affreuse résolution. Elle était jeune ; des secours, un appui furent promis à elle et à sa famille, si elle voulait renoncer à monter sur le fatal bûcher. Elle repoussa toutes ces propositions avec dédain, mais en même temps avec douceur, et montra la ferme résolution d’accomplir son projet.

» Elle manifesta une vive satisfaction quand la permission fut arrivée. D’un pas ferme et d’un air assuré elle s’avança sur le bord du Gange où le bûcher funéraire était préparé. Une foule de dévots la suivaient et témoignaient à contempler cet effrayant spectacle autant d’empressement qu’on en met en Angleterre à voir un combat de boxeurs.

» Parvenue au rivage, la jeune veuve accomplit la cérémonie de se baigner avec le cadavre de son époux ; elle quitta ses vêtemens, distribua quelques ornemens à ses amies, et les bramines qui l’entouraient lui donnèrent en échange des guirlandes de fleurs et des parfums dont elle se frotta les membres. Après cette purification, elle s’assit à terre près du bûcher, environnée d’une multitude de vieilles femmes et de bramines, dont les traits expressifs et fortement tendus révélaient tout le plaisir que leur causait le courage et la résolution de leur victime.

« Il survint tout à coup un retard inattendu. Il n’y avait point assez de bois, et pendant que quelques personnes couraient en chercher, de nouvelles tentatives furent réitérées pour détourner cette femme de son cruel dessein : mais elle garda sa fermeté, sourit et se mit à chanter tandis que les vieilles femmes frappaient dans leurs mains et criaient à l’unisson. Le bûcher fut bientôt complété et entouré de fagots pour que ses souffrances fussent aussi courtes que possible.

« Le moment fatal approchait. La jeune veuve se leva, l’air calme et déterminé. Avant de monter sur le bûcher, elle en fit plusieurs fois le tour en jetant des fleurs à la multitude avide de recevoir quelque chose d’elle. Tout en accomplissant ces rites, elle chantait, accompagnée par les cris du peuple et les sons discordans des tambours et des flûtes indiennes.

» Arrivée au sommet du bûcher, elle s’assit au centre, et le cadavre de son mari, déjà tout enflé par la putréfaction, fut placé avec soin sur ses genoux. Un morceau de fiente de vache, enveloppé dans de la paille, fut donné à son beau-père qui s’élança autour du bûcher, en criant et en agitant cette paille enflammée, pendant que la victime continuait à joindre les mains, et à se réjouir, en apparence, du destin qui l’attendait.

« Les fagots, bientôt allumés en différens endroits, ne tardèrent pas à produire une flamme qu’un vent violent rendit terrible et majestueuse. Pendant qu’elle s’élevait jusqu’à la victime, je l’aperçus faire un mouvement comme pour se coucher, afin que le supplice fût plus promptement terminé. Mais quelle fut ma surprise et ma joie, quand je la vis s’élancer du bûcher, et rejeter loin d’elle le corps de son époux dans une sorte de mouvement convulsif ! À peine eut-elle touché la terre, qu’un bramine la saisit ; telle était sa faiblesse qu’elle tomba, et, sans notre prompte intervention, elle eût été aussitôt repoussée au milieu de l’incendie.

« Comme on peut aisément le supposer, une scène de confusion fut la suite de cet incident. Nous nous ouvrîmes rapidement un passage au travers de la foule, et nous eûmes la satisfaction de ramener cette pauvre victime de la superstition des bramines dans le village où elle demeure maintenant, contente, je le crois, d’avoir pu ainsi échapper à la mort[1]. Son dos et ses bras furent brûlés d’une manière horrible, et si l’on y ajoute la faiblesse produite par la faim, la fatigue et les angoisses des trois jours qui précédèrent la cérémonie, on regardera son rétablissement presque comme un miracle.

» Autant que j’en ai pu juger, aucune drogue enivrante ne lui fut administrée pour l’étourdir sur le sort qui l’attendait ; son courage héroïque et déterminé depuis le commencement de la cérémonie jusqu’au moment de l’épreuve était digne d’une meilleure cause.

Mirzapoure, 20 décembre 1828. »
A…


  1. Cela est douteux. Les autres femmes indiennes n’ont plus certainement que du mépris pour cette pauvre veuve : elle même doit gémir tous les jours de sa faiblesse, tant à cet égard il y a de fanatisme dans les croyances religieuses de l’Inde ! Peut-être serons nous assez heureux pour fournir un jour une preuve tout-à-fait nouvelle de ce que nous avançons ici, en faisant connaître la relation d’un événement dramatique qui s’est passé dans nos établissemens français de l’Inde, il y a quelque temps. La veuve d’un bramine devait se brûler. Le procureur général, M. Moiroud, mit tout en œuvre pour empêcher le sacrifice. Il fit distribuer à la bramine et aux brames les fragmens des anciens livres sacrés, où le suicide des femmes se trouve expressément défendu. Il obtint même de ces derniers la promesse qu’une modique pension serait accordée à la veuve pour subvenir à ses besoins. Enfin, après un jour entier de résistance, après avoir lutté avec le procureur général pendant plusieurs heures d’une conversation où elle déploya une énergie et une force de raisonnement incroyables, la bramine céda : mais elle déclara en même temps qu’elle était loin d’être convaincue, qu’elle avait perdu pour jamais le bonheur et le repos, qu’elle se regardait comme déshonorée à ses propres yeux et à ceux de sa famille, et qu’elle rendait le gouvernement responsable de son avenir : « Car, ajouta-t-elle, je reste inébranlable dans ma foi, mais j’ai voulu obéir au roi de France. »

    P. M. directeur.