Éditions de la Mode Nationale (p. 121-126).


CHAPITRE XIV


Au matin, le petit berger de la Saulaie apportait à la maison Sigebert une lettre :

« Mon bien cher cousin Claude,

« Si je me suis dérobée hier soir, ce n’est point, comme je l’ai allégué, que j’eusse besoin de réfléchir. Depuis longtemps, en effet, j’ai pris une résolution, dont rien ne me fera revenir, rien, pas même le chagrin de vous affliger un peu. Pardonnez-moi de ce petit subterfuge. C’est que ce qu’il me fallait vous dire est plus aisé à écrire.

« Vous m’avez posé une question, puis adressé une demande. À la question, voici ma réponse très sincère. Oui, mon cher Claude, si Dieu l’eût permis, je vous aurais aimé. Oui, la pensée de faire à votre bras le voyage de la vie m’avait traversé le cœur et elle m’eut été chère. Oui, ainsi que vous aviez cru deviner mon penchant pour vous — qui donc se tromperait à ces choses ? — j’avais eu la présomption de vous en croire pour moi.

« Mais, comme vous aussi, je savais que le mariage alors nous était pratiquement impossible. Comme vous, sans être intéressée, Dieu merci, ni ambitieuse, je savais que la vie n’est point de la littérature. Je savais comme vous que, si humble qu’il soit, faut-il avoir un foyer, et aussi que, quand le cœur ferait pour soi-même bon marché des nécessités de l’existence, la raison doit songer à ceux qu’on n’a pas le droit de mettre au monde sans leur avoir préparé un nid. Vous aviez été tenté, me dites-vous, de m’offrir votre foi, pour attendre l’avenir, et vous ne l’avez point fait par scrupule de me lier dans des conditions aussi incertaines. Lorsque, après si peu de temps, la fortune vous a été favorable, vous avez conçu l’amer regret de vous être abstenu. Au risque de l’augmenter, laissez-moi, Claude, vous en donner l’assurance : si alors je me fusse trouvée libre, non certes, l’exil à vos côtés ne m’aurais pas fait peur. Mais je ne l’étais plus. Pourquoi me serais-je gardée, dès que nous n’avions pas voulu, qu’en honnêteté nous n’avions pas pu échanger nos paroles ? Car le même sentiment qui vous a retenu de m’offrir la vôtre m’eût détournée de l’accepter. Je n’aurais pas consenti à mettre une entrave à votre carrière. Mon refus aurait eu un motif de plus : c’est qu’il m’eût semblé ainsi trahir la généreuse hospitalité de vos parents. Auraient-ils approuvé que, si jeune, leur fils engageât sa vie ? Et aussi, dans ma position tellement précaire, n’eussé-je pas voulu encourir certain soupçon que vous devinez bien. Quand on est très pauvre, Claude, de crainte de n’être pas assez fier, on devient orgueilleux.

« Que tout ce temps si long, en présence du fait accompli, votre souvenir me soit demeuré fidèle, vous m’en voyez touchée, mon ami, au delà de ce que je saurais dire. Mais tandis que, si loin et si longtemps vous me demeuriez attaché, sans espoir, moi, je me consacrais toute à l’homme admirable que je pleure à présent. La nature de cette douleur assurément ne mettrait pas obstacle à une nouvelle union. Lui-même, dans sa solicitude paternelle, me l’a recommandée à son heure dernière. Lorsque je lui eus fermé les yeux cependant, je me suis fait le serment de conserver son nom, de rester éternellement fidèle à sa mémoire.

« Le mobile auquel j’obéissais est assez difficile à définir. Je vais essayer. Si c’est un peu complexe, excusez-moi, Claude, car c’est profondément sincère.

« Ma petite expérience de la vie ne m’a pas montré le monde aussi méchant peut-être que d’aucuns le prétendent. Mais il est léger et il est dénigrant. Sans doute parce que la grandeur d’âme est rare, volontiers se refuse-t-il à la reconnaître où elle se trouve ; et ce qu’il ne comprend point, il le blâme ou il le raille. Eh bien ! pour moi, pour me sauver de ce qui était pire que la misère, de l’isolement, de ses tristesses, de ses périls, le cœur magnanime que vous avez connu n’a pas craint d’affronter cette sotte raillerie, cet injuste blâme. Sentez-vous quel devoir m’impose ce sacrifice qu’il m’a fait ?

« Sans doute est-il légitime de prendre un second époux, même ayant aimé le premier, même l’ayant aimé d’amour. Encore que la scrupuleuse délicatesse en soit un peu froissée, il n’est rien non plus de répréhensible à porter chez celui dont on prend le nom l’héritage de celui dont on quitte le deuil. À combien, plus juste titre encore lorsque cet héritage est en réalité comme si on l’avait reçu d’un père… Oui, mais le monde ignore la réalité et quand bien même je sentirais à faire bon marché de ma dignité, il m’appartient de sauvegarder celle de ses cheveux gris. Je me dois à sa justification posthume, même si je renonçais à la mienne. Puisque nul autre que vous, Claude, vous qui les aviez devinées, ne peut connaître les circonstances si particulières de cette union, je me dois, je dois à celui qui n’est plus de prouver du moins qu’en la contractant je n’ai point fait un marché avilissant pour mon caractère et qui aurait diminue la hauteur, du sien. En me voyant, si jeune encore, me confiner dans un définitif veuvage, on cessera de m’attribuer une arrière-pensée odieuse, à lui un rôle de dupe et, pire encore… On dira : « C’est étrange… elle aimait ce vieillard »… On renoncera à me prêter des sentiments bas. Et lui surtout, lui, on ne le raillera plus, on l’enviera peut-être…

« On, m’objecterez-vous, qui cela, on !… Qui s’occupe de moi dans ma modeste retraite ?… Et je suis bien absurde sans doute et bien orgueilleuse… Oh ! mon ami, laissez-moi aussi vous le dire : si je n’avais fait un serment, peut-être aujourd’hui n’aurais-je pas le courage de mon orgueil et de mon absurdité. Mais, ce serment, je l’ai fait. Je l’ai fait sur un lit de mort. Je ne l’ai fait à personne qu’à moi-même ; pour m’en relever il n’est donc personne. J’ai fait un serment, Claude. Je suis deux fois fille de soldat : je le tiendrai.

« Ce que vous pourriez me répondre, je le sais, mon ami. C’est à un mot, diriez-vous, que je sacrifie notre commun bonheur. L’honneur, il est vrai, n’est qu’un mot, mais un mot pour lequel vous avez donné votre sang. Parce que je suis une femme, m’estimeriez-vous de me voir y forfaire ?

« Et au surplus, Claude, à quoi bon tout cela ? Je vous connais. Pas plus que moi, et moins encore, vous n’auriez pu être heureux avec ce parjure entre nous. Ne m’en veuillez donc point de vous causer aujourd’hui un peu de peine. Plus tard, bientôt, vous reconnaîtrez que nous avons bien agi, car nul bonheur ne saurait être fondé sur une mauvaise action.

« Avez-vous remarqué, mon ami, une singularité de nos rencontres ? C’est sous des vêtements de deuil que vous m’aviez connue ; c’est de même, quoique adouci, que vous me retrouvez. Cela ne serait-il pas un signe ? Apparemment je suis née sous une étoile douloureuse.

« Sans doute, n’étais-je pas faite pour connaître l’amour. La vie grise est mon lot. Il en est de pires. Je demeurerai donc dans cette Saulaie qu’aimait mon second père. Par respect, par tendresse pour sa mémoire, j’en prendrai soin. Je prendrai soin de ses morts et de lui-même. Ce caveau où a été enseveli le dernier des Thierry, l’heure venue il se rouvrira pour celle qui, trop peu de temps, a tenu auprès de lui la place de sa fille. D’ici là, sa bénédiction sera sur moi pour me protéger, pour me soutenir, pour adoucir, pour embellir ma retraite et ma solitude.

« Quant à vous, mon cher cousin Claude, vous qu’il estimait, qu’il aimait, vous marcherez dans le chemin qui s’ouvre, large et clair, devant votre jeunesse, et où je souhaite vivement que vous rencontriez tous les succès, tous les bonheurs. Dans cet espoir, je vous prie de me garder un souvenir affectueux comme celui que toujours je vous garderai. »

Par un billet adressé à Ludivine, elle annonçait en même temps son immédiat départ pour le Béarn, invitée par la femme de l’ancien officier d’ordonnance, du général, que la guerre avait fait colonel et qui commandait le régiment en garnison à Pau. Sa santé, un peu altérée se trouverait bien d’y achever la mauvaise saison.

Claude Sigebert abrégea son séjour au pays natal. D’abord il crut que jamais il ne se consolerait. Mais la jeunesse est plus forte que le chagrin. Il vient de prendre femme sur les rives du Saint-Laurent où il élèvera une de ces familles canadiennes qui reportent aux époques patriarcales. À la Saulaie, Louise Thierry vieillira avec la fierté de son sacrifice. Elle y trouve un austère bonheur.


FIN