Éditions de la Mode Nationale (p. 95-100).


CHAPITRE XI


Deux mois plus tard, Ludivine écrivait à son frère :

« Il est toujours facile de plaisanter, mais je partage l’avis de cet autre :

Qui fait trop le malin quelquefois fait la bête.

« L’auteur de ce judicieux aphorisme ?… Inutile que je le demande à Aurore : Elle ne se rappelle jamais de qui sont ses traits d’esprit. Donc le Tout-Bruyères, sans omettre Montbérault, le Tout-Molinchart, y compris sa garnison et les châteaux circonvoisins, ont jasé, glosé, clabaudé à langue que veux-tu. Un mariage comportant quarante années de différence entre les conjoints, ce n’est pas ordinaire, je l’accorde. Avec la logique qui caractérise le monde, tout en croyant devoir répandre sur Louise des larmes de crocodile, on déclare, moitié figue, moitié raisin, qu’elle a trouvé la pie au nid. Il faudrait pourtant s’entendre : ou elle est une victime ou bien elle a mis dans le mille — c’est l’un ou c’est l’autre.

« Pour ce qui est moi, je suis très, très heureuse de cette solution. D’abord parce que Louise ne s’éloignera guère de nous, ensuite que ceux qui l’aiment doivent se réjouir de savoir son existence fixée dans des conditions plus qu’honorables. Quant à la plaindre d’être la femme d’un vieux, mais, je n’y songe même pas. Il est certain qu’à première vue, cela choque. Cependant, s’il n’est pas un jeune homme — ni même un homme jeune — il est général. Tout ce que tu voudras, mais cela ne fait pas du tout le même effet que s’il était notaire par exemple — soit dit sans offenser la respectable corporation à laquelle nous appartenons de père en fils. Tu diras que j’ai de l’imagination, ne l’ayant jamais vu qu’en pékin. Mais j’ai assisté à des revues de grandes manœuvres et du 14 juillet. Je me le représente donc très bien à cheval sur le front des troupes, en culotte blanche et ceinture rouge et or, avec les fontes en peau de léopard levant son épée pour commander le défilé et salué par les drapeaux. Julie, à qui j’ai fait part de cette réflexion puérile, s’est roulée, remarquant, non sans raison, que sa femme le verra plus souvent en pantoufles et bonnet grec. Que veux-tu, ces choses-là ne se raisonnent point. Et quand même, tiens hier encore je la voyais rentrer de sa promenade, en simple veston et leggings. Il était sur ce grand pur sang que tu as monté souvent, Centurion. Eh bien ! je t’assure que le ténébreux Costerousse, avec ses airs Fracasse, qui l’a croisé sur la route, n’était nulle part auprès de lui.

« Au surplus, il ne s’agit pas de ça. Ce mariage-là n’est pas un mariage comme un autre. Lorsque j’entends traiter le général de vieux toqué, cela me met en colère, car quelque chose me dit qu’il a fait une très belle action et très désintéressée. Est-ce à entendre que de son côté Louise l’ait épousé pour la position qu’il lui donne ? Jamais de la vie : elle est bien trop fière. Et si elle a consenti, c’est qu’elle l’aime… Ne ris pas, Claude, je t’en prie, ne ris pas… tu me ferais de la peine. Bien sûr, ce n’est pas de l’amour à en faire du roman. Comment dirai-je ?… C’est tellement difficile à expliquer, et pourtant je le sens.

« Aussi, d’entendre faire des gorges chaudes, dont il faudrait être bien bouchée pour ne pas comprendre le sens, je sors de ma peau, sans pourtant trop aller contre, car enfin, pour parler comme Julie, ce ne serait pas le premier ménage auquel il arriverait malheur, même sans la circonstance atténuante des quarante ans de trop. Soit. Mais, je le répète, il y a quelque chose dans ce ménage qui me semble le différencier totalement des autres. Louise d’ailleurs est la loyauté même : dès qu’elle s’est engagée, c’est en connaissance de cause, et elle fera honneur à sa parole, j’en jurerais comme de moi-même.

« Il va sans dire, mon cher Claude, que tout ce que je te confie ici, la retenue séant à mon âge et à mon sexe, selon les solennelles expressions de papa, m’empêche de le discuter en société. Voilà bien dont j’enrage, car ainsi dois-je laisser passer cent sottises.

« Étant destinée, au surplus, à coiffer sainte Catherine, j’ai dessein de ne point m’éterniser dans cet état amphibie. Je suis décidée à m’émanciper, mon cher, je t’en préviens. Honni soit qui mal y pense ! Papa lèvera les bras au plafond, maman s’exclamera que c’est vraiment bien malheureux ; puis ils s’y feront, ayant bien trop de sens pour ne pas, au fond, partager ma façon de voir.

« Mais me voici loin de l’objet de cette lettre…

« Ils ont donc été mariés sur les neuf heures du matin à la mairie, où nous avons dû essuyer un speech du père Lehupier, je ne te dis que ça. Puis dans notre bonne vieille église, à l’autel de la Vierge, comme de règle pour les veufs. Personne que nous et les quatre témoins. D’abord papa, puis un ami du cousin Fresnaye, venu de Paris. Pour le général, deux anciens camarades de Saint-Cyr, dont l’un commandant en chef, s’il vous plaît… Et, ceci donne bien raison à ce que j’écrivais tout à l’heure, malgré l’absence de sabre, et d’éperons et de tout leur flafla, je te prie de croire qu’ils étaient quelqu’un.

« L’un du type sec aussi, un ancien blond à petite moustache hérissée, l’air pas commode, mais blagueur — ce qui, en langage académique, s’appelle tout à la piaffe et un chic épatant. C’est d’ailleurs un cavalier et un grand seigneur. L’autre — celui aux plumes blanches — plutôt trapu, je ne sais quoi de net, de dru, de carré, et avec ça de très bon. Un héros, nous a raconté notre cousin… car il n’y a pas à dire le général Thierry est notre cousin à présent. En Indo-Chine, par son sang-froid, son énergie, son intrépidité, il a sauvé du massacre toute une petite colonne attirée dans un guet-apens, qu’avaient assaillie, à la faveur d’une trêve, des forces vingt fois supérieures. Eh bien ! mon cher, tu me croiras si tu veux, cela se voit. Sous sa simple rosette, on devine le grand cordon.

« Et puis, ce qu’ils parlent bien, ces soudards… Ils ont vu tant de gens, tant de choses, sans compter celles qu’ils ont faites… Ah ! ce n’est pas avec moi que cela prendra, la légende du Ramollot. Comment serait-elle possible ? Selon les ineptes farceurs qui l’ont inventée, ces hommes dont la vie s’est passée à en commander d’autres, jusqu’à des vingt-cinq et trente mille réunis, posséderaient le degré d’intelligence d’un portier-consigne… Cela ne se discute même pas.

« Voilà l’opinion de Ludivine Sigebert, laquelle croit n’être pas plus bête qu’une autre, voire que ces messieurs qui mettent du noir sur du blanc.

« Au surplus, je prêche un converti. C’est dommage, Claude, que tu ne sois pas resté soldat…

« Pour finir un récit qui s’allonge, après la bénédiction nuptiale, beaucoup plus brève — bien que, n’ayant jamais vu trois généraux ensemble, notre excellent curé n’ait pu se tenir d’y aller aussi de son allocution — on s’en est allé déjeuner à la Saulaie. Maman a pensé faire une maladie de cette dérogation à la coutume. Car enfin, soutenait-elle, « je représente la mère de la mariée ». À quoi il a répondu : « Et moi, chère madame, je suis son père », d’un ton si impératif, tout en étant bonhomme, que la question s’est trouvée résolue.

« Louise était délicieuse en robe de laine blanche toute simplette, mais allant à merveille, petit chapeau de tulle garni de clématite, avec un rien de fleur d’oranger, et voilette en point de Bruges. Encore une singularité qui a fait faire à maman ses grands bras. Mais cela, c’était l’idée de Louise — tu penses bien que le général n’avait pas mis le nez dans la question chiffons — et elle aussi a sa tête.

« Ils vont rester tranquillement chez eux jusqu’à la Toussaint, époque à laquelle ils iront prendre possession de leur commandement. Il est à peu près sûr d’obtenir la division de Reims. Ce sera le rêve, n’étant qu’à deux heures de Laon et ainsi pourra-t-on voisiner aisément. Mme Thierry — j’écris cela pour m’y habituer — m’a déjà engagée d’ailleurs à passer quelque temps auprès d’elle quand ils seront installés. La grande vie, mon cher… Grâce à Dieu, mon genre de beauté n’est pas de ceux qui inspirent des pensées d’enlèvement, car, au sein des camps — style noble — à quels périls ne m’exposeraient point m«s inclinations panachardes… La marâtre nature y ayant mis bon ordre, on peut m’y lâcher en toute sécurité. »

Claude répondait brièvement, mais assez exactement aux longues épîtres hebdomadaires de sa sœur. Après avoir reçu celle-ci, il laissa passer plusieurs courriers. Puis il écrivit, sans faire au mariage de sa cousine aucune allusion. Dans l’intervalle il avait adressé à Louise quelques lignes de banales félicitations.