Versailles en 1870-1871

Versailles en 1870-1871
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 917-934).
VERSAILLES EN 1870-1871

La ville de Louis XIV a eu à notre époque ce privilège de voir se dérouler dans ses murs les grands événements qui, à quarante-huit années de distance, ont ouvert et fermé une période de l’histoire de l’Europe. Le 28 juin dernier, les héritiers de l’Empire allemand ont contresigné son arrêt de mort dans cette même Galerie des Glaces où il avait été proclamé. Evoquer, à propos de cette cérémonie symbolique, le tableau que des témoignages allemands nous présentent de la vie de Versailles pendant l’occupation de 1870-1871 [1], ce n’est pas seulement poursuivre une satisfaction patriotique et un facile effet de contraste entre nos tristesses d’autrefois et nos revanches d’aujourd’hui. C’est aussi rechercher si, entre les unes et les autres, il n’existe pas un autre lien que la succession chronologique, et si les conditions dans lesquelles les Hohenzollern ont pris la couronne impériale ne peuvent servir à expliquer comment ils n’ont pas pu la conserver ; c’est demander à l’histoire des dernières années, avec un de ses spectacles les plus saisissants, la plus instructive de ses leçons.


I

Ce fut la journée du 19 septembre 1870 qui apporta la première aux Versaillais les images de la guerre et les douleurs de l’invasion. Au bruit du canon du combat de Châtillon, livré à leurs portes, de longues colonnes de troupes, suivies d’interminables convois, débouchaient du plateau de Vélizy, faisaient retentir les rues désertes de leurs pas cadencés et s’engouffraient dans les bois de Ville d’Avray, dont elles allaient occuper les hauteurs : c’étaient les troupes de la IIIe armée, commandée par le Prince Royal et chargée d’investir le front Ouest de Paris. Cette première prise de possession n’était que le prélude de l’occupation définitive, consacrée quelques jours plus tard par l’arrivée du Grand-Quartier général. Le 5 octobre, à la tombée de la nuit, le Roi Guillaume faisait son entrée à Versailles par l’avenue de Paris, entre deux haies de soldats prussiens et bavarois, et se rendait à la Préfecture, où le saluaient les acclamations de 300 officiers massés devant les grilles. Le soir, une retraite aux flambeaux défilait sous ses fenêtres et, la semaine suivante, ses principaux fonctionnaires civils et militaires venaient le rejoindre dans sa nouvelle résidence.

Le séjour de ces États-majors et de cette armée donna désormais à la ville un aspect d’animation matérielle qu’elle devait conserver jusqu’à la fin du siège de Paris. Sur les avenues et dans les rues, un mouvement continuel d’estafettes, d’escortes et de cavaliers aux uniformes multicolores ; dans les lieux publics, une affluence toujours renouvelée de soldats venus en permission des avant-postes, avides de se refaire des fatigues de la tranchée, remplissant les restaurants du bruit de leurs mâchoires et de leurs conversations ; au Château, les salles basses transformées en ambulance, la terrasse en promenoir pour les convalescents, la cour en parc d’artillerie dont les canons encadraient la statue de Louis XIV ; le grondement continuel du canon accompagnant en sourdine les sonneries de trompette, les brefs commandements et les piaffements de chevaux qui forment l’harmonie habituelle des villes de garnison ; la parade en musique tous les matins devant la Préfecture, et parfois, le dimanche, le jeu des grandes eaux dans le Parc, devant une assistance exclusivement militaire ; les jours où Paris tentait une sortie, une agitation fébrile des troupes ; des alertes en grande hâte : telles furent les scènes auxquelles la population versaillaise dut assister pendant près de six mois et dont son patriotisme cherchait en vain à fuir le spectacle.

Dans la foule anonyme des envahisseurs, quelques hauts personnages s’imposaient par leur rang à l’attention publique. C’étaient en première ligne le Roi, le Prince Royal, le Chancelier de la Confédération du Nord et le chef du Grand-Quartier général. — L’orgueil allemand avait d’abord caressé le rêve de loger le premier dans la demeure même de Louis XIV. La crainte des microbes plus encore que le sentiment des proportions fît renoncer à ce dessein : le Palais avait donné asile à des typhiques dont on redoutait la contagion pour la précieuse personne du souverain. Celui-ci alla donc remplacer son fils à la Préfecture, où une compagnie de garde signalait sa présence. Il n’en sortait que pour des excursions aux avant-postes et ne se montrait guère que le dimanche, pour assister au service divin célébré à la chapelle du Château ; il donnait, à la sortie, une courte audience à ses généraux et, si le temps s’y prêtait, promenait ensuite sa dignité compassée dans les allées du Parc, où il aimait à interroger familièrement les blessés.

En quittant la Préfecture, le Prince Royal était allé s’instal1er dans une spacieuse villa privée, appelée « les Ombrages, » entourée d’un beau parc et située entre la gare et le plateau de Satory. Fidèle aux habitudes de sociabilité qui le distinguaient, il y tenait une espèce de cour militaire, recevait volontiers et, après les repas, s’entretenait avec ses hôtes bottés dans le grand salon du rez-de-chaussée, que la ferveur religieuse de la propriétaire avait tapissé de versets de la Bible, gravés sur les boiseries blanches des parois. Avec sa haute stature, sa mâle prestance et ses yeux bleus, il apparaissait à ses admirateurs allemands comme le type achevé de la beauté germanique. Il présentait à cet égard un contraste frappant avec son chef d’Etat-major Blumenthal, auquel son œil vif, sa barbe broussailleuse, son air narquois et son habituelle causticité prêtaient l’apparence d’un vieil employé frondeur, fort redouté pour ses reparties.

L’élégant hôtel moderne, que Mme Jessé possédait au n° 14 de la rue de Provence, abritait le comte de Bismarck, avec les quelques personnages de sa suite ou plutôt de sa domesticité diplomatique. C’est dans une petite chambre du premier étage qu’il allait, pendant tout l’hiver, travailler inlassablement à faire un Empire et une paix, traiter avec l’Europe pour empêcher son intervention, avec la France pour la réduire à merci, avec les princes allemands pour les soumettre à l’hégémonie prussienne. Entre temps, il se délassait de ses continuelles préoccupations, de ses longues veilles et de ses fréquentes insomnies par de copieuses ripailles, qui fournissaient, à ses familiers l’occasion de s’extasier tour à tour sur les capacités de son esprit et sur la complaisance de son estomac. En retour, il les payait de leur admiration par ces étonnants « propos de table, » dont le volume de son secrétaire, le docteur Busch, ne nous permet plus d’ignorer le moindre détail, et dont on a souvent reproduit les savoureuses boutades, sans en relever peut-être suffisamment la pauvreté d’idées.

Non loin de là, au n° 38 de la paisible et rectiligne rue Neuve, l’ironie du sort avait assigné pour logis au « maître de la guerre » un pavillon de style XVIIIe^ siècle, offert autrefois, si l’on en croyait la légende, par Louis XV, à l’une de ses éphémères favorites. La façade, donnant sur un petit jardin, en était ornée d’un balcon au-dessus duquel s’encastrait dans le mur un buste de la première propriétaire. Moltke avait installé ses bureaux au rez-de-chaussée et trouvait dans le salon du premier une solitude favorable à l’élaboration de ces plans de campagne dont on a pu remarquer que la valeur décroissait au cours de la guerre dans la mesure de leur degré d’improvisation. Ses visiteurs allemands, que ses portraits avaient rendus familiers avec sa face ridée de moine militaire, s’étonnaient de l’air de jeunesse un peu factice que lui donnaient son teint rose et sa perruque blond clair. A le fréquenter, ils n’éprouvaient pas une moindre surprise de voir « le grand silencieux » montrer à l’occasion une singulière loquacité, surtout quand la conversation tombait sur ses collègues français. S’il s’exprimait en termes sévères ou ironiques sur les maréchaux de l’Empire, il semblait tenir en particulière estime son adversaire du jour, le général Trochu, dont il avait lu et aimait à citer les ouvrages.

La curiosité se partageait entre ces grands chefs de la politique et de la guerre et d’autres hôtes de marque que les officiers désignaient par l’appellation générique de « second échelon » et les soldats par le sobriquet méprisant de « muguets d’armée (Armeebühler). » C’étaient les membres des familles régnantes allemandes que leur importance éloignait des combats, mais qui tenaient à s’en rapprocher pour en partager l’honneur sans les risques. Dispersées dans les villas de maître réquisitionnées à leur usage, ces Altesses prudentes et décoratives se réunissaient le soir à l’Hôtel des Réservoirs, autour d’une table voisine de celle que présidait Moltke.

Pour compléter ce dénombrement, il faudrait encore y faire figurer, à titre de « troisième échelon, » tous les auxiliaires civils qu’une chancellerie et un Etat-major traînent toujours à leur suite : fournisseurs en quête de marchés et correspondants de guerre en quête de nouvelles ; agents de la police secrète sous les ordres du fameux docteur Stieber ; conseillers officieux, tels que le député Bamberger, qui apportait à Bismarck l’expérience d’un long séjour à Paris ; collaborateurs d’un préfet prussien, M. de Brauchitch, chargé d’administrer le département de Seine-et-Oise ; enfin, membres de missions diplomatiques ou militaires étrangères, qu’attirait à Versailles la présence du Chancelier ou le désir d’étudier les méthodes de guerre prussiennes.

Tout ce personnel officiel, réuni pour le service de la même cause, se trouvait divisé par des luttes d’influence plus ardentes souvent que les combats quotidiens livrés aux avant-postes. Les plus persistantes étaient celles qui mettaient aux prises les éléments civil et militaire. Il n’était pas de jour où Bismarck ne se plaignit d’être traité en mineur par les « demi-dieux » de l’Etat-major, laissé dans l’ignorance des événements de la guerre, réduit à se renseigner auprès des princes ou même des journalistes anglais. Cet antagonisme latent faillit tourner en conflit ouvert à propos du bombardement de Paris. Le Chancelier y voyait le seul moyen de hâter la capitulation, et de prévenir ainsi par un fait accompli une intervention étrangère dont la menace ne cessa de l’obséder ; Moltke et Blumenthal, suspectés bien à tort par lui d’obéir à des influences de cour, estimaient au contraire que les avantages de l’opération n’en balanceraient pas les frais, qu’elle rencontrerait de grosses difficultés matérielles et qu’elle soulèverait des protestations européennes sans avancer la date d’une décision militaire que la famine amènerait à coup sûr. Cette controverse devait se prolonger jusqu’au milieu de décembre.

Entre les deux partis opposés, les princes récoltaient à la fois les mépris des fonctionnaires civils, qui les traitaient de gêneurs, et des militaires, qui les considéraient comme des « embusqués. » Enfin, la concorde était loin de régner dans le haut commandement lui-même, Moltke ne supportait qu’en grommelant la présence à Versailles du Ministre de la Guerre Roon, dont il assurait que la place était à Berlin. Blumenthal, qu’on lui opposait parfois comme un rival, aimait à exercer une verve sarcastique qui n’épargnait personne. Il la tournait d’abord contre la prose officielle du Grand-Quartier général et n’était jamais plus heureux que lorsqu’il racontait avoir reçu, au cours d’une promenade, une volée d’obus d’un fort que le communiqué de la veille représentait comme « réduit au silence. » La nouvelle que son collègue Manteuffel dirigeait une armée contre Garibaldi lui inspira cette comparaison irrévérencieuse : « Quel beau spectacle ! Ce sera comme dans les combats de lions des journaux pour rire, où les deux adversaires se dévorent l’un l’autre jusqu’à la queue ! » Pas plus que d’autres, comme on le voit, l’armée allemande n’était protégée contre les discordes et les compétitions personnelles par la rigueur de la discipline.

Un seul sentiment semblait réunir dans un culte commun des hommes que séparaient d’ardentes rivalités de métier : c’était cette passion de rapine qui caractérise la race, et à laquelle le séjour dans une résidence telle que Versailles offrait une magnifique carrière. Dès le début de l’occupation, les riches villas des environs avaient été soumises à un pillage en règle ou à une destruction systématique. Dans la ville même, plus ménagée, on vit, entre autres exemples, des généraux et des princes s’offrir mutuellement comme cadeaux de Noël des objets d’art volés dans l’incendie du palais de Saint-Cloud ; le chef de la police, Stieber, emballer pour la Prusse la pendule, les vases et les statues qui ornaient son appartement ; enfin, la municipalité réclamer vainement au Chancelier lui-même, lors de son départ, le service damassé qu’elle avait mis à sa disposition. L’Allemagne officielle n’avait pas manqué cette occasion d’affirmer sa fidélité à ses traditions.


II

Versailles devait présenter au cours de la guerre un autre genre d’intérêt que l’animation extérieure de ses rues. La résidence du Roi devint naturellement le siège des pourparlers qui aboutirent à sa proclamation comme Empereur d’Allemagne. Si le souvenir, maintenant effacé par de glorieuses réparations, en est resté longtemps douloureux aux Français, le récit en offre aussi des constatations satisfaisantes pour leur patriotisme. Ils peuvent y apprendre que la constitution de l’unité germanique a été loin de représenter, comme ils seraient tentés de le croire, l’expression spontanée des vœux de tout un peuple, la suite logique de victoires remportées en commun, le résultat d’un immense élan de sacrifices à la cause, nationale. Dans les témoignages contemporains allemands, elle apparaît au contraire comme l’œuvre personnelle et artificielle de Bismarck, fondée sur l’intrigue et la ruse, poursuivie à travers les résistances et les marchandages de l’égoïsme, sujette à des retours qui faillirent la compromettre jusqu’au dernier moment, affectée d’une faiblesse originelle qui la destinait à demeurer précaire. Elle permet de saisir sur le vif l’application de cette politique de chantage qui trouva plus tard son chef-d’œuvre dans l’accession de l’Italie à la Triple Alliance et par laquelle le Chancelier excellait à se faire offrir ce qu’il exigeait de ses partenaires, à leur présenter comme une concession ce qu’il leur imposait comme une nécessité. Pour amener les princes allemands à se ranger sous la loi des Hohenzollern, ce n’est pas à l’intérêt supérieur de la patrie commune qu’il devait faire appel, mais à leurs jalousies réciproques et à leurs rivalités particularistes : il ne parvint donc à unifier son pays que par les moyens et les sentiments qui l’avaient si longtemps tenu divisé. L’emploi de cette tactique se remarque au cours des trois phases par lesquelles il fit passer la fondation de l’Empire, — soit quand il en posa le principe (septembre 1870), — soit quand il en débattit la constitution (novembre), — soit enfin quand il en arrêta la forme et le titre (décembre).

L’unité germanique représentait dans sa pensée l’un des buts principaux de la guerre et devait en être la conclusion nécessaire. Au début de 1870, elle n’existait encore que sous la forme incomplète d’une confédération restreinte, comprenant les États situés au Nord du Mein, placée sous la présidence du roi de Prusse, et à laquelle les quatre États du Sud, restés isolés, n’étaient unis que par des alliances militaires conclues pour le temps de guerre. C’était ce lien temporaire qu’il s’agissait de transformer en subordination permanente à la Prusse. Le Grand-Duc de Bade s’y montrait disposé parce qu’il était le gendre de Guillaume Ier et celui de Hesse s’y résignait en raison de sa faiblesse. Mais la catholique Bavière et le démocratique Wurtemberg répugnaient à toute idée d’aliéner une partie de leur indépendance entre les mains d’une puissance conquérante, protestante et absolutiste. Cet intraitable particularisme était surtout vivace à Munich ou le Roi, très allemand de sentiments, tenait encore plus à la plénitude de ses privilèges souverains et où le premier ministre Bray, diplomate de la vieille école, suivait une politique exclusivement bavaroise, c’est-à-dire d’équilibre entre la Prusse et l’Autriche.

Bismarck dirigea ses efforts contre le principal centre de résistance à ses projets dès que la bataille de Sedan lui eut paru décider du sort de la lutte et des destinées de l’Allemagne. Pour ne pas éveiller les susceptibilités des Bavarois, il voulut éviter l’apparence même d’une pression à leur égard et les amener à ses vues par un moyen indirect. A son instigation, le Roi de Saxe et le gouvernement badois proposèrent presque en même temps, par des déclarations publiques, de réunir dans une organisation commune tous les États allemands en guerre avec la France.

En présence d’un mouvement unitaire qui leur paraissait irrésistible, les ministres de Louis II crurent habile d’en prendre la tête pour le contenir dans de justes limites, et demandèrent à Bismarck d’envoyer à Munich un fonctionnaire de sa chancellerie, Delbrück, leur exposer ses vues sur les conditions de l’union du Nord et du Sud. Ce dernier avait pour instructions de ne rien brusquer ; au cours de son séjour (22-26 septembre), il se borna à développer un programme qui consistait dans l’accession pure et simple de la Bavière à la Confédération du Nord, avec la même situation que les petits États. Cette solution simpliste eut pour effet immédiat de provoquer chez ses interlocuteurs un mouvement de recul qu’il fut le seul à ne pas apercevoir. Il revint de Munich fort satisfait de lui-même et plein d’illusions sur le succès d’une mission qui représentait en réalité une tentative inutile et une perte de temps.

Aussi bien ces premiers travaux d’approche n’étaient-ils que le prélude de la partie décisive que Bismarck comptait jouer et gagner à Versailles, dans un congrès des princes ou au moins de leurs représentants. Mais comment y amener les Bavarois, effrayés déjà du programme maximum soumis par Delbrück à leurs méditations ? Pour y parvenir, il se servit du Wurtemberg, comme précédemment de Bade et de la Saxe. A Stuttgart, un changement ministériel venait de porter au pouvoir le baron de Mittnacht, dont les sentiments particularistes étaient tempérés par cette conviction que pour son pays l’indépendance sans protection représentait une situation intenable. Il se laissa persuader sans peine que le meilleur moyen d’en sortir était d’aller examiner à Versailles sous quelle forme pourrait être réalisée l’union du Nord et du Sud. Sa décision fut aussitôt communiquée, pour avis, aux membres du cabinet bavarois (13 octobre) dans une lettre où Bismarck leur demandait négligemment s’ils ne jugeraient pas à propos de l’imiter, mais sans paraître attacher d’importance à leur réponse. Plus impressionnés par cette indifférence affectée que par une invitation pressante, ils l’attribuèrent aux intrigues des Wurtembergeois, désireux de se tailler, en leur absence et à leur détriment, une situation privilégiée dans l’Allemagne réorganisée et ne virent d’autre moyen de parer le coup que d’accourir en hâte à Versailles (23 octobre) ; Mittnacht les y avait précédés et ils devaient y être rejoints par les Badois et les Hessois.

Bismarck avait donc réussi à réunir auprès de lui les ministres des quatre États du Sud dans l’intention publiquement annoncée d’établir les bases d’une grande Confédération allemande. Mais ce premier succès moral devait se retourner contre lui, s’il n’arrivait pas à les faire souscrire à ses conditions. Ce fut contre les représentants de la Bavière et du Wurtemberg, les plus rebelles à ses projets, qu’il tourna d’abord toutes les ressources de sa diplomatie. Il s’efforça de traiter séparément avec les uns et les autres, de manière à prévenir leur entente, et d’exciter leurs jalousies mutuelles pour provoquer entre eux une sorte de surenchère dans leurs concessions au principe unitaire. L’emploi de cette méthode, dans laquelle il était passé maître, ne répondit pas cette fois à ses espérances et faillit échouer contre d’insurmontables préventions.

La Bavière se déroba la première. Son représentant, Bray, était arrivé à Versailles, au dire d’un de ses collègues, avec la mine d’un enfant qui s’avance pour recevoir une gifle. » Pressé de faire connaître les idées de son maître sur la future constitution de l’Allemagne, il les exposa avec une clarté qui cette fois ne laissait rien à désirer, sous la double forme d’un programme négatif et d’un programme positif. Ce qu’il repoussait, c’était l’entrée de la Bavière dans les cadres de la Confédération du Nord ; ce qu’il acceptait pour elle, c’était simplement la reconnaissance de la suzeraineté de la Prusse et du titre impérial, dont l’attribution alternerait d’ailleurs à l’avenir entre les maisons de Hohenzollern et de Wittelsbach ; mais elle aurait gardé un gouvernement entièrement séparé, de sorte que cette conception aboutissait en somme à celle d’un Empire dualiste. Sur ces bases toute entente était impossible avec Bismarck. Par un curieux choc en retour, cette attitude intransigeante entraîna la défection du Wurtemberg, où un parti de cour, inspiré par la reine Olga, protestait contre la politique de concessions précédemment suivie et adressait même une discrète demande d’assistance à la Russie.

La situation parut quelques jours assez tendue pour amener une rupture. D’une part, Bray, après une longue conversation où Bismarck avait vainement tenté de le rendre plus accommodant, annonçait son intention de retourner <à Munich sans avoir rien conclu. D’autre part, le Kronprinz, irrité de ces résistances inattendues au projet d’Empire, ne parlait de rien moins que de mettre les dissidents à la raison par la force (16 novembre). — Tout s’arrangea pourtant au moment même où tout semblait compromis. Non seulement Bray contremanda son départ, mais il se relâcha peu à peu de ses exigences et, de concessions en concessions, fut amené à signer (23 novembre) le contrat d’union de son pays avec la Confédération du Nord : la Bavière y entrait, comme le proposait Bismarck, au même titre que les autres états, mais avec des avantages fiscaux militaires et diplomatiques qui lui assuraient une situation privilégiée par rapport à eux. Entraînés par cet exemple et intimidés par les menaces du Chancelier, les Wurtembergeois s’exécutèrent deux jours après (25) à des conditions analogues.

Ce revirement inattendu a été trop soudain dans ses effets pour ne pas être resté un peu mystérieux dans ses causes. Comment les diplomates du Sud ont-ils été conduits, dès la fin de novembre, à souscrire à des clauses qu’ils déclaraient inacceptables au début du mois ? Il y a là une énigme propre à exercer la sagacité des historiens allemands. L’un d’eux, M. de Ruville, a hasardé pour la résoudre une hypothèse que les restitutions à exiger de l’Allemagne vaincue permettront sans doute de transformer maintenant en certitude [2]. Au moment même où les négociations avec Bray arrivaient à leur crise décisive, Bismarck prenait connaissance d’un lot de papiers d’Etat « trouvés » à Cerçay, dans le château de l’ancien ministre Rouher, et aussitôt envoyés à Versailles. Selon toute vraisemblance, ils contenaient, entre autres pièces intéressantes, une série de lettres adressées précédemment au Gouvernement français par les ministres du Sud, alors que ceux-ci, incertains encore de leurs destinées futures, cherchaient à Paris un appui contre l’ambition prussienne. Quel effet n’aurait pas produit sur le patriotisme germanique, exalté en 1870 par les passions de la guerre, la publication de documents dont les auteurs apparaissaient en posture de suppliants vis-à-vis de l’ennemi héréditaire ! Pour briser leur résistance à ses projets, il aurait donc suffi à Bismarck de mettre sa discrétion au prix de leur complaisance, et de leur faire comprendre qu’il possédait les moyens de les perdre dans l’opinion, s’ils n’abandonnaient pas leur intransigeance.

Le soir même du jour où il avait conclu avec les Bavarois, il se faisait apporter un verre de Champagne, et s’écriait d’un ton de triomphe, en présence de ses familiers : « L’unité allemande est faite et l’Empereur aussi ! » Assertion un peu prématurée et que devait démentir, quelques jours plus tard (2 décembre), cet involontaire aveu : « Nous sommes assis sur la pointe d’un paratonnerre ; si nous perdons l’équilibre que j’ai eu tant de peine à établir, nous dégringolons immédiatement. » Pour que cet équilibre fût durable, il fallait, après avoir signé les traités, surmonter les répugnances que le Roi de Bavière, les parlements locaux, et même le Roi de Prusse, paraissaient, pour des raisons diverses, éprouver à les ratifier.

Le premier y voyait une limitation de sa souveraineté, mais aussi une reconnaissance de cette idée impériale au prestige de laquelle il était loin d’être insensible ; cette faiblesse allait être habilement exploitée pour l’amener à composition. Il avait envoyé à Versailles (25 novembre) son écuyer Holnstein pour le renseigner sur la marche des négociations en cours. Ce fut un jeu pour Bismarck que d’abuser l’inexpérience de ce diplomate improvisé. Il lui représenta que la suzeraineté de Guillaume Ier serait moins pénible à l’amour-propre royal, si ce dernier portait le titre d’Empereur ; qu’il appartenait à Louis II, souverain le plus considérable de l’Allemagne, de le lui offrir par une lettre officielle ; qu’à son défaut le Roi de Saxe était tout prêt à prendre cette initiative et à en recueillir les bénéfices. Le Chancelier poussa la complaisance jusqu’à résumer ses arguments dans une note rédigée de manière à servir de canevas à la lettre demandée, et qui contenait une phrase d’adhésion implicite aux stipulations du traité. Sans apercevoir le piège, Holnstein recueillit le précieux papier et l’emporta en toute hâte à Hohenschwangau, où son maître était allé fuir pour un temps les contingences terrestres. Il le trouva en proie à l’un de ses accès de mélancolie habituels, tourmenté par de violentes rages de dents, incapable de réagir contre une pression sérieuse. Louis II se laissa d’autant plus aisément persuader qu’il redoutait par-dessus tout de se laisser devancer par le Roi de Saxe. Il se borna donc à recopier sous la forme d’une lettre, que Holnstein rapporta en toute diligence à Versailles, le brouillon qui lui avait été si obligeamment préparé. Dès le 3 décembre, le prince Luitpold de Bavière remettait à Guillaume Ier l’autographe royal. Avec une dextérité, qui cette fois touchait à la prestidigitation, Bismarck avait donc réussi à transformer en promoteur de l’Empire le principal adversaire de l’unité.

Il ne pouvait songer à employer de pareils artifices pour surmonter les résistances que rencontrait la signature des traités au sein de certains parlements. Les concessions par lesquelles il avait cru devoir acheter l’assentiment de la Bavière paraissaient excessives aux unitaires de Berlin, insuffisantes aux particularistes de Munich. Il sembla craindre un instant que les uns ou les autres ne remissent tout en question, en repoussant ou simplement en modifiant les textes soumis à leur approbation. Ces inquiétudes s’apaisèrent au bout de quelques jours. Sous l’entraînement de l’opinion publique, les membres du Reichstag du Nord se décidèrent les premiers (10 décembre) et envoyèrent un des leurs, Lasker, à Versailles pour offrir la couronne impériale au Roi Guillaume. La lutte fut plus vive en Bavière où le parti « patriote, » c’est-à-dire catholique et particulariste, dominant dans la seconde Chambre, tenta un effort désespéré contre la suprématie éventuelle d’un Empereur protestant. Il réussit à retarder jusqu’au 21 janvier la ratification définitive du traité, qui n’obtint que 102 voix contre 48. La majorité requise pour les changements constitutionnels étant des deux tiers, il eût suffi d’un déplacement de deux suffrages pour que le vote restât sans effet pratique. On voit par là combien étaient fragiles les fondements de l’édifice politique si péniblement échafaudé à Versailles.

Il ne restait plus pour le couronner qu’à obtenir l’adhésion du principal intéressé : elle devait jusqu’au dernier moment rester douteuse et incomplète. Défini par Bismarck comme « un des particularistes les plus décidés parmi les princes allemands, » Guillaume Ier mettait au-dessus de tout son titre héréditaire de Roi de Prusse ; il ne le croyait nullement grandi par l’adjonction d’une dignité qui, dans les circonstances actuelles, lui paraissait plus honoraire encore qu’honorifique, et qui évoquait à son esprit le souvenir des plus tristes périodes de l’histoire d’Allemagne : « Voilà un bel honneur que je dois à M. Lasker ! » s’était-il écrié en apprenant la prochaine arrivée de la délégation du Reichstag. Pour le faire renoncer à ce rôle d’opposant à sa propre élévation, Bismarck dut dépenser des trésors de persuasion, lui représenter quel prestige le titre d’Empereur exerçait sur les masses et lui demander finalement s’il trouvait. plus reluisant celui de « Président de la Confédération, » dont il était déjà investi.

Guillaume semblait résigné, sinon convaincu, quand une autre querelle de mots vint réveiller toutes ses répugnances. Il comptait être Empereur d’Allemagne comme il était Roi de Prusse ; mais le Reichstag avait sagement substitué à cette dénomination celle d’Empereur allemand, parce qu’elle pouvait soulever les protestations des petits États, en paraissant impliquer un droit de souveraineté sur les territoires non prussiens. Pour tenter de lui faire accepter ce qu’il regardait comme une diminution, il fallut que Bismarck cherchât des arguments dans la philologie historique, invoquât des précédents, citât les exemples de l’Imperator Romanus et du tsar russe. Insensible à cet étalage d’érudition, Guillaume mettait une sorte de point d’honneur à déclarer, jusqu’à la veille du jour fixé pour sa proclamation solennelle, qu’il serait Empereur d’Allemagne et rien d’autre.


III

Cette cérémonie, retardée par la lenteur des pourparlers dont elle fut le résultat, avait été ajournée jusqu’au 18 janvier, pour coïncider avec le 170e anniversaire du couronnement de l’Electeur de Brandebourg comme Roi de Prusse. Les relations officielles nous la représentent sous les apparences d’une scène d’apothéose, popularisée en Allemagne par le célèbre tableau d’un témoin oculaire, le peintre Anton ver Werner. On y voit, dans le cadre imposant de la Galerie des Glaces, le nouvel Empereur, immobile sur une estrade, abrité sous une voûte de drapeaux, entouré de son fils et des princes allemands, rangés autour de lui dans une ordonnance un peu théâtrale ; à ses pieds, une foule empanachée de généraux et d’officiers, Bismarck et Moltke en tête, qui d’un seul mouvement tendent le bras dans sa direction en signe d’hommage, avec ces poses convenues que David prête à ses personnages dans son tableau de la Distribution des aigles. Tout dans cette composition semble calculé pour produire l’illusion d’un irrésistible mouvement d’enthousiasme, d’un élan unanime des cœurs vers l’homme dans lequel s’incarnent l’image de la patrie enfin unifiée et la réalisation d’un idéal séculaire.

La solennité eut une physionomie toute différente, au témoignage même de l’artiste qui en a fixé sur la toile la version officielle. D’après ses Souvenirs, comme d’après d’autres récits, elle se déroula dans une atmosphère assez maussade, laissa aux assistants une impression de froideur et de contrainte et ne leur parut point entièrement en rapport avec la grandeur de l’événement qu’elle était destinée à consacrer.

Les dispositions du héros de la fête contribuèrent d’abord à lui donner ce caractère. Il garda jusqu’au bout son altitude un peu boudeuse d’Empereur malgré lui ; la veille même de sa proclamation, il avouait dans son journal en considérer la perspective comme une pénible épreuve, à laquelle il songea un instant à se soustraire par l’abdication. Il avait en même temps l’esprit obsédé par les graves nouvelles militaires qui lui parvenaient de l’Est. Depuis trois jours (15-17 janvier,) l’armée improvisée de Werder, rangée en mince cordon le long de la Lisaine, résistait péniblement aux assauts des troupes de Bourbaki. Cette dernière barrière forcée, c’était Belfort débloqué l’Alsace délivrée, et peut-être le nouvel Empire apportant l’invasion à l’Allemagne comme don de joyeux avènement ! Le Roi éprouvait à ce sujet une anxiété qui se trahissait dans ses conversations et que ne parvint pas à dissiper entièrement un télégramme rassurant de Werder, reçu dans la matinée.

Pas plus que les événements, la nature ne semblait favoriser la cérémonie projetée. D’après le programme primitif, le Kromprinz devait venir prendre son père à la Préfecture, d’où un somptueux cortège de cavalerie se dirigerait vers le Château, encadré par le décor de l’Avenue de Paris. Le mauvais temps fit renoncer à cette pompeuse mise en scène. Ce fut dans son modeste équipage de campagne, précédé de quelques gendarmes, que le Roi traversa vers midi la Place d’Armes, déparée à ce moment par l’accumulation de fourgons et même de troupeaux d’approvisionnement. Reçu au haut de l’Escalier des Princes par son fils et par le groupe des Altesses, il pénétra avec sa suite dans la Galerie des Glaces, où l’attendait un imposant appareil militaire. 5 à 600 officiers, représentant tous les corps de l’armée d’investissement de Paris, étaient rangés le long de la paroi opposée au Parc. En face, entre deux fenêtres, se dressait un autel de campagne drapé de rouge, encadré de détachements de porte-drapeaux. Sur l’un des petits côtés, on avait élevé une estrade à trois marches, provisoirement inoccupée. Quelques fracs de diplomates ou de parlementaires tranchaient seuls sur l’éclat varié des uniformes.

Le Roi et les princes se rangèrent en demi-cercle autour de l’autel pour assister d’abord à un service divin. L’exécution de cantiques par les chorales régimentaires précéda une courte allocution du pasteur Rogge, prédicateur de la cour et aumônier divisionnaire. C’était ce même orateur qui, quelques jours avant, avait mis son auditoire en garde contre une compassion déplacée envers les victimes civiles du bombardement de Paris. Il se contenta cette fois de paraphraser d’après les circonstances le psaume 21, inscrit à la liturgie du jour, et de jeter en passant un anathème rétrospectif à l’ambition de Louis XIV. Cette évocation ne parut pas suffire à éveiller l’intérêt d’une assemblée qui attendait avec impatience un autre spectacle.

Après un dernier choral d’actions de grâces, le moment décisif était arrivé. Guillaume se dirigea vers le fond de la Galerie, monta sur l’estrade, où le suivirent les drapeaux, groupa les princes autour de lui, et d’une voix forte leur exprima brièvement, avec ses remerciements pour l’offre qu’ils lui avaient adressée, sa résolution d’y accéder en acceptant la dignité impériale. Puis il passa la parole à son Chancelier pour lire une proclamation aux peuples de l’Allemagne, un peu plus développée que son discours, mais également lourde, encombrée de termes abstraits et de formules officielles, sans accent et sans flamme ; elle se terminait par cet engagement, auquel les événements ultérieurs prêtent aujourd’hui une singulière saveur, de « travailler à accroître l’Empire, non dans le sens de la conquête, mais sur le terrain de la culture, de la liberté et de la morale. » Le morceau fit une impression d’autant plus médiocre que Bismarck ne possédait pas les qualités de diseur nécessaires pour le mettre en valeur. Dans la circonstance, l’émotion étranglait sa voix, habituellement rauque, et imprimait tour à tour à son débit une précipitation confuse ou une régularité mécanique.

Il ne restait plus qu’à consacrer le nouvel Empereur par une acclamation solennelle. C’était au Grand-Duc de Bade, seul souverain régnant présent dans la salle, qu’en appartenait l’initiative. Mais de quel titre allait-il saluer Guillaume Ier ? Son embarras était d’autant plus cruel qu’avant la cérémonie il avait inutilement tenté un dernier effort pour lui faire accepter celui d’Empereur allemand. N’osant pas aller à l’encontre de la résolution du Reichstag, il se tira d’affaire en souhaitant d’une voix forte : « Longue vie à Sa Majesté l’Empereur Guillaume le Victorieux ! » La formule était ingénieuse mais découvrait la faiblesse originelle du nouvel Empire, dont la proclamation reposait sur l’équivoque, comme la fondation sur le chantage. Dans l’entrainement du moment, les assistants ne parurent pas d’ailleurs remarquer la forme un peu insolite de l’appel adressé à leur loyalisme ; heureux de donner enfin carrière à une émotion qui, depuis le début de la solennité, cherchait une occasion de se manifester, ils poussèrent de toute la force de leurs poumons trois Hoch ! retentissants, auxquels ils entendirent bientôt répondre comme un écho les hurrahs des troupes massées dans les cours. Ce fut le seul moment dramatique de la cérémonie ; l’effet en fut encore accru quand on vit le Kronprinz, pour rendre hommage à la nouvelle dignité dont son père était revêtu, se pencher pour lui baiser la main comme à son suzerain. Ce geste, imité aussitôt par les autres princes, reportait les esprits à bien des siècles en arrière.

Si l’enthousiasme parut à ce moment unanime et impressionnant, il ne devait avoir que la durée d’un éclair. Il fut presque aussitôt refroidi par une interminable parade qui eût été plus à sa place dans une fête de cour que dans une manifestation nationale : on vit les nombreux officiers présents défiler par régiments devant l’Empereur, auquel ils adressaient en passant une révérence protocolaire. Au moment enfin où se terminait la cérémonie aux sons entraînants de la Marche de Hohenfriedberg, un incident assez déplaisant, quoique peu remarqué, vint en représenter l’épilogue et la moralité. En descendant de son estrade pour se mêler à l’assistance, Guillaume Ier alla tendre la main aux généraux de Hartmann et de Blumenthal qui se tenaient aux derniers rangs, en affectant de ne pas apercevoir Bismarck, debout pourtant devant lui. Il ne pouvait encore lui pardonner la renonciation forcée au titre d’Empereur d’Allemagne ! Comme plus tard son petit-fils, il inaugurait sa carrière impériale par un acte d’ingratitude envers l’homme auquel il devait la grandeur de sa maison.

Le sentiment de malaise moral qui avait percé à travers toutes ces pompes extérieures se traduisit encore dans la soirée par quelques épisodes caractéristiques. Tandis que les soldats dépensaient dans les tavernes le thaler qu’ils avaient reçu comme don de joyeux avènement, et que leurs officiers se réunissaient en une colossale beuverie à l’Hôtel de France, les Réservoirs recevaient leur clientèle habituelle de princes, encore revêtus de leurs uniformes de gala et un peu mélancoliques cette fois à la pensée que, depuis le matin, ils avaient un maître. L’un d’eux, le jeune Georges de Schwarzbourg, arrivé en retard, traduisit l’impression générale en leur lançant, tandis qu’il défaisait sa cuirasse, cette sonore apostrophe : « Eh bien ! qu’en pensez-vous, vassaux ? » Cette boutade donna lieu à une série de commentaires que le principal témoin de la scène déclare ne pas oser reproduire.) — A la même heure, Guillaume Ier, invité à un thé intime chez son fils, le trouva dans un coin du salon fort occupé à montrer à quelques officiers un croquis jeté sur une feuille de papier. Il s’approche d’eux, s’informe de ce qui attire leurs regards, et apprend que le dessin représente les armes de l’ancien Empire allemand, destinées à redevenir l’écusson du nouveau. On attendait de lui de nouvelles questions, un geste d’intérêt, ou au moins de curiosité. Il se contenta de répondre par un « Ah ! » bien sec, et tourna les talons d’un air de suprême indifférence. On ne put s’empêcher de trouver qu’il avait le triomphe trop modeste.

Au terme de cette journée historique, un nouvel Empire militaire était donc né, dont la constitution avait duré cinq mois, et dont la menace devait peser pendant près d’un demi-siècle sur l’Europe et la France. Jamais, comme on vient de le voir, enfantement ne parut plus laborieux, ni création politique plus artificielle ; jamais les procédés favoris de la politique bismarckienne, l’imposture, le chantage et l’intimidation ne s’étalèrent avec plus d’impudeur qu’au cours de cette campagne diplomatique, dirigée non plus contre des étrangers, mais contre des compatriotes, et destinée à transformer une alliance d’états souverains en une servitude imposée à tous au profit d’un seul. Les erreurs morales de l’ouvrier devaient faire la faiblesse cachée de l’œuvre. L’édifice dont il avait hâtivement improvisé la somptueuse façade à Versailles ne reposait pas sur des fondements assez profonds et recelait trop de vices de construction pour opposer une résistance suffisante aux chocs extérieurs qui en éprouveraient la solidité. Ce n’est donc point un caprice du hasard, ni une ironie de l’histoire, ni une pensée raffinée de revanche qui ont désigné la Galerie des Glaces pour la signature du traité où s’est abîmée la grandeur de l’Empire allemand. La logique des expiations voulait que les mêmes lieux fussent témoins de son élévation et de son écroulement, car les circonstances de l’une expliquent à l’avance et annoncent en grande partie la soudaineté de l’autre. En ce sens, les journées triomphantes qu’a connues Versailles au cours de cet été peuvent être considérées, non seulement comme la rançon, mais encore comme la conséquence lointaine des événements qui s’y sont déroulés en 1870, pendant les tristes mois de l’occupation prussienne.


ALBERT PINGAUD.

  1. Voir notamment Versailles und die Hauptquartiere, par le peintre Anton von Werner (dans l’ouvrage collectif : Krieg und Sieg, Berlin, 1895). Cf. le Comte de Bismarck et sa suite pendant la Guerre de France, par Moritz Busch (Trad. française, 1879) ; Briefe des Grafen Paul Halzfeldt an seiner Frau (Leipzig, 1907) et von Pfeil, Vor Vierzig Jahren (Schweidnitz, 1910).
  2. Von Ruville, Bayern und die Wiederaufrichtung des deutschen Reiehs (Berlin, 1909 ; trad. française de M. P. Albia.) Les conclusions de l’auteur ont été combattues par Küntzel dans Bismarck und Bayern in der Zeit der Reichsgründung (Francfort 1910).