Versailles, légende poétique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 774-777).
◄  04
06  ►


V. L’AUTRICHIENNE (TRIANON).


Un dessin de Carmontelle,
Bagatelle
D’un maniéré fort exquis,
Nous montre un petit bonhomme,
Vêtu comme
Le jeune fils d’un marquis :

Jabot où la main se noie,
Bas de soie.
Le roi lui dirait : cousin !
Cet Amadis svelte et mince,
Ce beau prince,
C’est Mozart au clavecin !

Sur la touche blanche et lisse
Sa main glisse ;
A côté, dans un fauteuil,
Marie-Antoinette assise,
Tout éprise
De son jeu, le suit de l’œil.

Attentive, intéressée,
Sa pensée
Couve ces débuts mignons,
Et se dit : « Encore un maître
Qu’a vu naître
Le pays où nous régnons !

« Haydn, ce vieillard allègre,
Long et maigre,
Avec sa canne à corbin,
Gluck, l’auteur d’Iphigénie,
Ce génie !
Et maintenant ce bambin !

« Grand pays, chère patrie,
Que Marie
Thérèse illustre à jamais,
Vienne, je sens qu’en moi-même
Je vous aime
Comme enfant je vous aimais ! »

Tandis que vive et pimpante,
Sur sa pente,
La sonate va courant,
La reine s’oublie et songe,
Et replonge
Au passé qui la reprend.

Elle se voit en famille,
Jeune fille,
Sous les grands lambris caducs,
Insouciante, adorée,
Entourée
De ses frères archiducs,

Essayant quelque enfantine
Sonatine
Sur un clavecin pareil,
Pour que sa maman auguste,
Quand c’est juste,
L’applaudisse en plein conseil.

Qu’elle soit à sa poupée
Occupée,
Qu’elle danse un menuet,
Qu’elle chante, qu’elle cause,
Toute chose
Lui réussit à souhait !

O la burg patriarcale
Sans égale,
Parmi les plus beaux donjons,
Où tant de ducs qu’on renomme
Vivaient comme
Au colombier les pigeons !

O les hôtes, les chers hôtes
De ces hautes
Tours construites autrefois
D’un granit impénétrable,
Moins durable
Que l’amour des bons Viennois !

Kaunitz, en robe de chambre,
Suant l’ambre,
Vieillard frivole et coquet,
Jouant, sans que la dépêche

L’en empêche,
Avec son gros perroquet.

Le cher abbé Métastase,
Dont la phrase
S’épanouit en jets d’eau,
Professeur doux et paterne,
Qu’on gouverne
En écoutant son rondeau.

Haydn, tête un peu falote,
Qui grelotte,
Et qu’un soir à l’Opéra,
L’impératrice, en sa loge,
Comme un doge,
De son hermine entoura !

Ainsi Marie-Antoinette,
Dans sa tête,
Évoque un passé plus doux.
La sonate lui réplique.
O musique,
Ce sont bien là de tes coups !

L’illusion se prolonge,
Et le songe
Durait encor, quand soudain
Une voix sauvage et prompte,
Et qui monte
De quelque coin du jardin,

Crie : « A bas l’Autrichienne ! »
C’était Vienne,
C’est Versailles maintenant…
« Où s’égarait, insensée,
Ma pensée,
Se dit-elle en frissonnant !

Je suis la reine de France ! »
L’espérance
Brille encor dans son regard,
Et, se levant, elle touche
De sa bouche
Le front du petit Mozart.

Mais de ses beaux yeux sans tache
Se détache

UNE LÉGENDE.

Une larme qui, perlant,
Sur le satin de la veste
Coule et reste
Comme un stigmate brûlant.

Souvenir que rien n’efface !
Cette trace
Se fixe là sans retour ;
Le soir, quand du lit vient l’heure,
L’enfant pleure
Pour garder l’habit de cour

Où la reine qui le charme
Mit sa larme,
Plus pure qu’un diamant.
Et plus tard, le lis-prodige
Sur sa tige
Ayant poussé fièrement,

Plus tard, quand le virtuose
Blond et rose
Fut Mozart, le grand Mozart,
Et que le destin farouche
Sur sa couche
L’étendit pâle et hagard ;

Quand, brisé de lassitude
Par l’étude,
Les plaisirs, le vin, le jeu,
Il lui fallut, plein de flamme,
Rendre l’âme,
Et dire à la terre adieu,

Chantant l’ultime louange,
Presque un ange,
Écrivant son Requiem,
Déjà voyant vos cohortes
Sur vos portes,
Céleste Jérusalem !

Il voulait, — dernier sourire
Du délire ! —
Vêtir l’habit mordoré
Que l’archiduchesse-reine,
Dans la peine,
D’une larme avait sacré !


HENRI BLAZE DE BURY.