Versailles, d’après de récens travaux/02
Quelque temps après le 6 octobre 1789, qui avait vu la révolution triomphante arracher de sa résidence officielle et déjà séculaire la royauté des Bourbons, un Parisien, visitant Versailles, écrivait : « Cette ville, qui m’avait paru éclatante de pompe et d’opulence à l’ouverture des États généraux, me semble si déserte et si pauvre que je suis tenté de me demander ce qu’elle est devenue… » Tout en s’atténuant au cours du dernier siècle, cette impression ne s’est jamais effacée. Versailles, le passé y dominant à jamais le présent, n’est plus et ne peut plus être qu’un souvenir. C’est pour avoir, par un lien durable, rattaché à ce souvenir l’existence même de Versailles que Louis-Philippe réussit à sauver d’une ruine définitive ce qui subsiste de la scène de l’une des plus retentissantes époques de l’histoire de la France.
Comme pour la période du Versailles royal[1], les récens travaux que nous avons précédemment rappelés, et quelques autres encore, permettront de fixer plusieurs points relatifs aux circonstances et aux faits qui préparèrent et amenèrent la transformation du château en un musée national. Ils nous aideront aussi à préciser, à propos d’une œuvre de restauration dès longtemps poursuivie, mais encore très incomplète, ce qu’il eût convenu, ce qu’il conviendrait de faire sans plus de retard, si l’on ne veut pas laisser perdre à Versailles ce caractère de souveraine grandeur qu’il importe de lui conserver, alors surtout qu’après avoir tenu la cité de Louis XIV en une longue et injuste disgrâce, on se plaît volontiers aujourd’hui à la considérer comme un des temples de l’art français.
Une telle étude n’est-elle point, d’ailleurs, en même temps qu’un service à la cause de Versailles, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ces travaux si intéressans, parfois si attachans, d’année en année plus nombreux[2], au sujet desquels Octave Feuillet, il y a longtemps déjà, exprimait ce vœu digne d’être rappelé et surtout exaucé : « Je pense qu’on devrait encourager cette suite de publications sur Versailles où l’histoire même de la France s’est concentrée pendant un siècle. Cette ville est une sorte de ville sainte dont les grands et petits souvenirs seront l’éternelle curiosité des lettrés et des rêveurs. » Les pouvoirs publics eux-mêmes ont commencé à comprendre cette obligation, qui s’impose à eux, d’étendre leur protection sur ces belles statues, ces admirables œuvres d’art de tout ordre, ces jardins, ces palais, en un mot cet ensemble unique, au sujet duquel, répondant à l’appel que lui adressait, en 1891, l’Association artistique et littéraire de Versailles, Gustave Larroumet, alors directeur des Beaux-Arts, n’hésitait pas à dire : « Versailles est un chef-d’œuvre qui appartient au monde entier, et notre devoir est de le conserver intact non seulement à notre génération, mais aux générations à venir. » Mais avant qu’on en fût venu à considérer comme vraie une telle assertion, à quels assauts, à quels dangers Versailles n’avait-il pas été exposé depuis 1789 !
Lorsque la Révolution éclata, Versailles n’était plus seulement le château et ses dépendances. Si le sol sur lequel la ville avait été bâtie continuait à faire partie du domaine du Roi, qui gardait le droit d’en disposer au gré de son bon plaisir, les maisons construites pendant les soixante dernières années n’avaient plus ce caractère uniforme que, dans un intérêt architectural, d’ailleurs bien compris, on avait imposé à leurs devancières[3]. Les règlemens édictés sous les règnes précédens avaient été si souvent enfreints qu’en juillet 1779, une déclaration de Louis XVI avait dû renouveler la défense d’élever, sur les avenues royales formant la perspective du château, aucun édifice, ni bâtiment de quelque nature que ce fût. Dès ce moment, la ville, qui dans ses divers quartiers prit alors sa physionomie définitive, avait cessé d’être, comme naguère, un simple groupement d’hôtels, d’aspect à peu près uniforme, appartenant surtout aux princes et aux seigneurs les plus qualifiés.
Peu à peu, les concessions de terrains accordées par le Roi, — elles furent nombreuses au temps de Louis XV, — étaient devenues, sous la réserve de certaines servitudes, de véritables propriétés, le plus souvent louées fort cher à l’entourage royal ou aux particuliers que la présence de la Cour attirait à Versailles. Les familles des nombreux commerçans, qui s’y étaient fixées et peu à peu enrichies, avaient, avec celles des employés du château, constitué une sorte de bourgeoisie, à l’allure de plus en plus indépendante, déjà tout acquise aux idées que le. s États généraux allaient faire prévaloir.
Dans le cahier de la commune de Versailles, récemment érigée par Louis XVI en municipalité, les habitans de cette ville, que la monarchie avait créée tout exprès pour y vivre à l’abri des agitations et des revendications populaires, demandent formellement que les députés de la nation soient revêtus de pouvoirs illimités et sans réserves, que les droits de tous les hommes deviennent égaux, aux yeux de la justice et de la loi. Ils n’hésitent point à proclamer inaliénable « le droit commun à la liberté civile et politique, qui est le patrimoine de tous les citoyens et de chacun d’eux en particulier. » Ils veulent que le pouvoir de faire des lois réside non pas seulement dans le Roi mais dans la nation ; que la personne des députés soit sacrée et inviolable ; qu’il n’y ait pour les trois ordres aucune différence ; que tout homme accusé d’un délit, qui ne sera pas capital, soit relâché dans les vingt-quatre heures, en fournissant caution ; que dans les villes de garnison les militaires soient subordonnés à la loi générale et au pouvoir civil comme les autres citoyens ; que tous les Français contribuent aux impôts également « sous la même dénomination et sous la même forme. »
Tout en se déclarant plein de respect pour la personne du Roi, l’on réclame, à Versailles, qui avait vu si souvent leurs victimes ou leurs bénéficiaires, la suppression des lettres de cachet, la suppression ou la réduction « des pensions obtenues injustement et sans cause. » On y demande la création d’une liste civile limitant les revenus et les dépenses du Roi et des princes, la suppression des apanages, l’aliénation d’une partie du domaine royal, « la vente de toutes les maisons appartenant au Roi dans la ville et qui ne sont pas utiles à Sa Majesté. » S’immisçant jusque dans les questions relatives à la garde de la résidence royale, qui devaient jouer un grand rôle lors des journées des 5 et 6 octobre, par suite de l’animosité qui existait entre la garde nationale de Versailles et les gardes du corps, on allait jusqu’à insister pour « qu’il ne fût conservé que vingt-quatre hommes de la compagnie des gardes de la prévôté, dont le service se bornerait aux parties extérieures du château, sans aucun droit sur les citoyens. »
Autour de Versailles, dans les diverses communes, les vœux exprimés sont les mêmes, et plus accentués encore. Partout où s’étendent les chasses royales, à Marly, à Meudon, à Rambouillet, à Saint-Germain, d’amères doléances sont formulées contre les dégâts commis par le gibier. On ose y demander « la suppression des droits de chasse et de capitainerie,, l’abrogation des procédures ruineuses relatives à la constatation des délits, la destruction du lapin en totalité, et aux trois quarts celle des lièvres, perdrix et chevreuils, » de façon que l’on n’entretienne de ce gibier qu’autant qu’il en faut pour que Sa Majesté puisse prendre le plaisir de la chasse, « lesdites bêtes fauves et gibiers venant jusqu’aux demeures des cultivateurs pour ravager les fruits de leurs sueurs et de leurs travaux… »
Telles étaient, aux portes mêmes de Versailles, les revendications et les plaintes. Jusque dans cette résidence pour laquelle il avait tant fait, le pouvoir royal était aussi isolé nue mal gardé. Dès la première heure, lors de la procession des États généraux, la grande majorité de la population est pour les députés du Tiers ; elle acclame Mirabeau, qui a pris place dans leurs rangs, et le Duc d’Orléans, qui s’en rapproche ; lorsque les protestataires se rendent de la salle des Menus-Plaisirs, qu’ils trouvent fermée, au Jeu de Paume, où ils vont affirmer leur volonté de ne pas se séparer sans avoir doté la France d’une constitution, elle les suit et les encourage. Dans son immortelle ébauche, David, en toute vérité, a pu montrer, se hissant jusqu’aux fenêtres de la salle du Serment, toute une foule avide d’assister à cet inoubliable spectacle et de saluer, ainsi qu’on disait alors, l’aube de la liberté. Si Paris vivait les yeux fixés sur Versailles, l’agitation de la capitale avait, en revanche, à Versailles même, une immédiate répercussion. Au lendemain de la prise de la Bastille, la garde bourgeoise eut grand’peine à y réprimer une émeute provoquée par un prétendu accaparement des farines, les meneurs brisant et saccageant tout ce qu’ils trouvaient sous la main, « ainsi, dit une lettre adressée à Messieurs de l’état-major de Versailles, que chez Réveillon, au faubourg Saint-Antoine. »
Dans l’assemblée municipale comme dans la garde nationale elle-même, la lutte fut très vive entre le parti modéré, qui voulait fonder la monarchie constitutionnelle, et celui de l’action révolutionnaire. L’un des chefs du parti modéré était Alexandre Berthier, — le futur prince de Neuchâtel et de Wagram, — qui avait été élu colonel de la Garde nationale de Versailles. Suppléant le plus souvent d’Estaing, le célèbre chef d’escadre de la guerre de l’indépendance américaine, qui en était le commandant en chef, Berthier rendit, en cette qualité, de nombreux services ; mais, à la fin, après une résistance prolongée, qui, sur un moindre théâtre, ne fut pas sans offrir quelque analogie avec celle de Lafayette contre Pétion, il dut se retirer devant les intrigues de l’un de ses subordonnés, Lecointre, lieutenant-colonel de cette même garde nationale, riche négociant, homme d’affaires habile, politicien agité et brouillon, ami de Marat, libelliste et dénonciateur infatigable, que les électeurs de Seine-et-Oise devaient ultérieurement choisir comme l’un de leurs représentais à la Convention. Avec son ami Gorsas qui, dans le Courier de Versailles, publiait un résumé des séances de l’Assemblée, qu’on lisait beaucoup à Paris et dans les provinces, Lecointre n’avait pas été sans jouer un rôle assez important, les 5 et 6 octobre, lors de l’envahissement du château.
A la veille de ces journées, le journal de Gorsas et de Lecointre avait été le premier à raconter qu’au banquet offert dans la salle de l’Opéra du château par les gardes du corps aux officiers du régiment de Flandre, auquel les chefs de la garde nationale s’étaient montrés très froissés de n’avoir pas été conviés, la cocarde tricolore avait été, en présence du Roi et de la Reine, foulée aux pieds. Aussi, lorsque les bandes parisiennes débouchèrent sur Versailles, vit-on fraterniser avec elles les troupes de Lecointre qui, un peu plus tard, devait être accusé, devant le Châtelet, d’avoir été un des agens du Duc d’Orléans. Après le départ de Louis XVI et de la famille royale qui considérait Lecointre comme un de ses pires ennemis, — Madame Elisabeth écrivait à Mme de Bombelles que « ce vilain homme méritait d’être pendu, » — son influence ne fit que grandir. A certains jours, on le vit entrer en lutte ouverte avec Berthier, qui dut employer la force pour reprendre chez Lecointre les drapeaux de la garde nationale, que celui-ci s’obstinait à détenir malgré les ordres de son chef. S’appuyant sur le club des Amis de la Constitution, dont il était un des principaux membres, Lecointre prit une part active aux agitations qui, durant toute cette période, troublèrent Versailles et la région avoisinante, où s’accroissait sans cesse la surexcitation des populations rurales. Là comme ailleurs, elles voyaient et dénonçaient partout des conjurés et des traîtres. Ainsi en fut-il au lendemain du départ pour l’émigration de Mesdames, tantes du Roi, à l’occasion duquel Berthier, investi des pleins pouvoirs des municipalités de Versailles et des communes voisines, dut, à la tête des gardes nationales, se transporter à Bellevue pour protéger le beau château construit par Mme de Pompadour, — peu après transformé en caserne, puis démoli. Ainsi en fut-il aussi, après le départ de Louis XVI pour Varennes, lors de l’arrestation, au château de Noisy, de la comtesse d’Ossun, dame d’honneur et amie de la Reine, qui, au sujet d’une lettre que Marie-Antoinette lui avait fait tenir secrètement pour l’informer de ce départ, fut amenée à Versailles, puis interrogée successivement par la municipalité et par le tribunal.
Un peu plus tard, lors du 10 août, l’émotion se manifesta encore plus vive ; le corps municipal, siégeant en permanence, envoya à Paris un délégué pour offrir d’urgence à l’Assemblée législative le concours de la garde nationale versaillaise, et ce fut par des cris répétés de : « Vive la nation ! » que, dans l’ancienne résidence royale, la foule, accourue devant l’Hôtel de ville, salua la nouvelle du renversement de la monarchie. Quelques jours après, envahies par les septembriseurs, les rues de Versailles étaient le théâtre de l’un des plus sinistres drames de la Révolution. Du moins, ce jour-là, vit-on le maire de Versailles, Hyacinthe Richaud, obéissant au noble sentiment qui, un peu plus tard, devait illustrer le nom de son concitoyen, Lazare Hoche, le futur pacificateur de la Vendée, exposer sa vie afin d’empêcher ce crime odieux. Revêtu de son écharpe, Richaud, pour détourner de ces malheureux les sabres et les piques qui les menaçaient, se précipita sur le chariot où étaient entassés les principaux prisonniers qui, espérant échapper à la mort, s’attachaient à son habit avec désespoir. On l’entendit s’écrier : « Quoi ! vous devez être les défenseurs de la loi, et vous voulez vous déshonorer ! Ce ne sont pas ces prisonniers qui m’intéressent le plus, c’est vous, c’est votre honneur ! » Ses efforts furent vains ; quarante-sept prisonniers de tout ordre et de tout rang furent égorgés, et, parmi eux, de Lessart, ancien ministre de l’Intérieur et des Affaires étrangères, l’évêque de Mende, le duc de Brissac, ancien commandant en chef de la garde constitutionnelle du Roi, dont la tête fut, dit-on, portée jusqu’à Louveciennes pour être jetée dans le château de son amie, Mme du Barry, qui avait tenté de le faire délivrer. A un de ces forcenés on entendit dire : « Nous avons eu bien du plaisir au massacre des seigneurs, je les ai bien arrangés ; j’ai frappé à droite et à gauche, et quand il n’y aurait eu que moi, Monsieur le Duc n’en serait pas revenu. Je lui ai enfoncé une pique dans le corps, de la longueur d’un pied, et c’est moi qui ai porté sa tête au bout d’une fourche. »
L’émotion cruelle causée par ces scènes horribles durait encore à Versailles, lorsque fut posée, plus urgente et menaçante que jamais, la question de la destruction du château et des admirables jardins, qui, aux yeux de ses habitans, dont le nombre avait, depuis le départ de la Cour, diminué de moitié, semblait avec raison, pour l’ancienne cité royale, une question de vie ou de mort. A maintes reprises, en mémoire du serment prêté au Jeu de Paume, sur les murs duquel, aujourd’hui encore, on peut lire le texte de leurs délibérations, les assemblées, qui s’étaient succédé depuis 1789, avaient décrété que « Versailles avait bien mérité de la patrie. » On conçoit la douloureuse surprise dont la ville tout entière fut saisie à la lecture d’une série de décrets qui ne visaient à rien moins qu’à lui enlever jusqu’à sa raison d’être.
Le premier de ces décrets, celui du 19 septembre 1792, ordonnait que les tableaux et autres monumens des beaux-arts placés dans les maisons royales seraient transférés au dépôt du Louvre. Peu après, Roland, alors ministre de l’Intérieur, ayant demandé l’autorisation de vendre les meubles du château de Versailles, le représentant Manuel renchérit sur cette demande et proposa d’afficher « la maison à vendre ou à louer. » Faut-il ajouter qu’il y avait longtemps que cette « maison » avait fort déplu à Mme Roland ? Rappelant dans un chapitre de ses Mémoires le séjour que, toute jeune encore, elle avait fait chez une amie de sa mère, dans un logement situé sous les combles du palais de Versailles, elle termine ainsi son récit : «… Je n’étais pas insensible à l’effet d’un grand appareil ; mais je m’indignais qu’il eût pour objet de relever quelques individus déjà trop puissans et fort peu remarquables par eux-mêmes. J’aimais mieux voir les statues et les jardins que les personnes du château et, ma mère me demandant si j’étais contente de mon voyage : « Oui, lui répondis-je, pourvu qu’il finisse bientôt ; encore quelques jours, et je détesterais si fort les gens que je vois, que je ne saurais que faire de ma haine. — Quel mal te font-ils donc ? — Sentir l’injustice et contempler à tout moment l’absurdité. »
L’heure avait sonné où, surexcitée encore par une lutte ardente et implacable, cette haine se déchaînait sans frein. Le représentant Charles Delacroix, envoyé à Versailles en mission avec son collègue Musset, aurait été sur le point de passer des paroles aux actes, s’il est vrai, comme on l’a raconté, que, regardant, des fenêtres du château, la belle perspective du parc, il ait dit : « Il faut que la charrue passe ici. » Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’à Versailles même une fraction de la population, numériquement faible, mais singulièrement remuante, n’eût pas mieux demandé que de voir cette œuvre de destruction s’accomplir. Sur la façade de la maison commune, on ne se contentait pas de remplacer le buste de Louis XVI, de Louis le Traître, comme on l’appelait alors, par l’image de Rousseau, dont on disait : « Si Rousseau remplace les rois et les prêtres, la philosophie et le bonheur régneront sur l’Univers. »
On ne se bornait pas non plus à effacer des monumens publics « les peintures, sculptures et inscriptions retraçant la royauté et le despotisme. » Un nommé Pacou, — qu’une note retrouvée dans l’armoire de fer signale « comme aussi mauvais raisonneur que ridicule écrivain, » — invita le Conseil général de la commune de Versailles à solliciter de la Convention nationale l’autorisation de changer le nom trop monarchique de Versailles en celui de Berceau de la Liberté. La résistance à laquelle cette proposition se heurta à Versailles même, la fit écarter, « considérant, était-il dit par une des sections consultées, qui voilait habilement son opposition sous un prétexte civique, que le mot de Versailles n’a aucune analogie ni avec la royauté, ni avec la féodalité ; que la ville ne tient ce nom que de sa position naturelle et à cause du versement auquel les moissons étaient assujetties par le tourbillon des vents occasionnés par les bois qui l’entourent et la dominent de toute parts ; que le mot de Versailles présente une idée de versement qui rappelle le renversement du trône ; que la Convention, par un décret solennel, ayant déclaré que Versailles avait bien mérité de la Patrie, la postérité, si Versailles changeait de nom, ignorerait à quelle commune appartenait ce glorieux titre. »
Ce furent des motifs du même ordre qui furent très opportunément et très heureusement invoqués lorsque, après le décret relatif aux ci-devant maisons royales, les administrateurs du département de Seine-et-Oise et les officiers municipaux de Versailles, accompagnés de plusieurs notables citoyens, apportèrent, le 21 septembre, à la Convention une pétition sollicitant la suspension des mesures qui menaçaient l’existence du château. Pour se recommander à la bienveillance de l’assemblée, les délégués rappelèrent « qu’ils avaient armé et équipé neuf bataillons pour la frontière, » qu’ils s’occupaient d’en former de nouveaux et aussi « d’élever la jeunesse, qui ne peut être encore armée, dans l’austérité des mœurs et des vertus républicaines. » Cet exorde ayant reçu un accueil enthousiaste et, la Convention ayant invité les pétitionnaires aux honneurs de la séance, en décrétant « qu’il serait fait mention honorable, dans son procès-verbal, du patriotisme des citoyens de Seine-et-Oise, » les délégués jugèrent le moment venu de représenter « combien il serait regrettable et dommageable, pour la ville de Versailles, d’enlever les tableaux, statues, œuvres d’art qui en étaient la gloire et qui faisaient l’admiration du monde entier. » Immédiatement la requête de ces citoyens, bons patriotes, reçut satisfaction et l’assemblée vota la suspension des lois qui les avait si justement alarmés.
C’était là un notable succès, mais, devant la violence des passions déchaînées, combien durerait-il ? Aussi, tout en prenant grand soin des œuvres d’art que renfermait le château, les habitans de Versailles s’attachèrent-ils à faire attribuer à cet édifice un caractère d’utilité publique, qui en deviendrait la protection. L’un des premiers qui prit cette heureuse initiative, et à ce titre il mérite d’être cité, fut un nommé Duval, qui présenta à la Convention une pétition signalant Versailles comme désigné pour devenir « la ville savante de la république, la capitale des beaux-arts et des sciences, l’Oxford de la France. » Le pétitionnaire ne négligeait pas de tracer un aperçu de cette future organisation : les appartemens abriteraient les collections artistiques ; la galerie des Glaces servirait aux réunions de savans ; la bibliothèque serait installée dans le salon de la Paix ; la chapelle deviendrait le Conservatoire musical ; à l’Opéra du château, dont la vaste scène était si bien machinée, on jouerait les tragédies de Gluck et d’autres œuvres classiques ; dans les écuries construites par Mansart, une école d’équitation pourrait être installée… « Tout est préparé, concluait l’auteur de cette pétition, car Versailles est la seule ville d’Europe qui puisse être assimilée aux belles villes de l’antiquité. »
Ce projet devait rester lettre morte ; mais déjà il indiquait un ordre d’idées dans lequel on devait bientôt entrer, en donnant à Versailles une affectation qui, pour provisoire qu’elle fût encore, avait tout au moins l’avantage de sauvegarder le présent et de préparer l’avenir. Malheureusement, à cette heure-là, par suite de la détresse du Trésor, qui ne savait où découvrir des ressources, on enleva du château, et ce fut une perte irréparable, la plupart des meubles, d’une rare valeur, qui en étaient le précieux complément. Les vastes salles du palais, ainsi dégarnies, furent transformées en une sorte de magasin général de tous les objets d’art saisis, au nom de la République, dans les ci-devant résidences princières, dans les maisons et châteaux appartenant à des émigrés ou à des condamnés, dans les églises et monastères. Beaucoup furent vendus aux enchères ou servirent à indemniser partiellement divers créanciers de l’État qui, au lieu d’argent, reçurent des meubles, des porcelaines, des tableaux, des bijoux. Mais, même après toutes ces ventes et tous ces prélèvemens, il devint indispensable d’introduire un peu d’ordre dans cet amas encombrant et confus. Une commission, désignée pour en dresser l’inventaire, élabora la création, à Versailles, d’un muséum et chargea ses membres, d’après leurs connaissances spéciales, de s’occuper des diverses sections (peinture, sculpture, livres, collections d’histoire naturelle, instrumens de musique, etc.) entre lesquelles tous ces objets furent répartis pour être catalogués et classés.
Plus tard, en juin 1795, cet essai quelque peu sommaire fut amélioré par le représentant du peuple André Dumont. Chargé de l’administration du département de Seine-et-Oise, il prit à cœur de faire exécuter le décret de la Convention, proposé par Barrère, qui décidait que les palais de Versailles, de Fontainebleau, de Compiègne, étaient exceptés de la vente générale des anciens biens de la Couronne et affectés à des établissemens publics. Dans cette tâche, Dumont eut la bonne fortune d’être aidé par un collectionneur passionné, doublé d’un homme de goût et d’un habile administrateur, Hugues de Lagarde, naguère président de la Chambre des Comptes de Grenoble, alors retiré à Versailles. Chargé « de surveiller toutes les parties du muséum et de se concerter avec les administrateurs du département et du district pour leur proposer tous les chargemens qu’il croirait convenable de faire, » Lagarde s’entoura d’hommes compétens dont son livre-journal nous a conservé les noms : Pilon pour la sculpture, Damarin et Gazard pour la peinture, Lauzan pour le dessin et la gravure, Mayeur pour la bibliographie, Fayolle pour l’histoire naturelle, Péradon pour la botanique, Bêche pour la musique, Huvé, ancien inspecteur du palais, pour l’architecture. On voit par cette liste qu’il s’agissait d’une véritable et sérieuse organisation. Lagarde obtint même de se faire adjoindre comme principal collaborateur Durameau, ancien peintre ordinaire du Roi, auteur du plafond de l’Opéra de Versailles, qui, nommé par Louis XVI gardien de ses tableaux, avait, en 1784, dressé un inventaire de la collection royale de peinture.
Malgré des difficultés sans cesse renaissantes, malgré le manque d’argent qui finalement devait arrêter ses efforts, Lagarde accomplit un travail de classement et de conservation considérable, étendant son intelligente sollicitude, non pas seulement aux tableaux et aux sculptures, mais à tous les objets confiés à ses soins. Tantôt il fait remettre en état les pendules, chefs-d’œuvre d’ingénieuse mécanique, que l’on voit maintenant encore dans les anciens appartemens du Roi ; tantôt il prescrit de transporter au palais, pour les soustraire aux intempéries des saisons, les plus belles statues du parc : le Milon, le Gladiateur mourant, le Jupiter olympien, la Vénus à la coquille, qui sont maintenant au Louvre, et plusieurs autres. Par les soins de Lagarde on commença aussi un catalogue des très nombreux livres, déposés au château ; beaucoup de ces volumes, richement reliés et ayant appartenu au Roi, aux princes et aux princesses, à de grands personnages, ont formé le noyau de la Bibliothèque de Versailles, ultérieurement établie dans l’hôtel de l’ancien ministère des Affaires étrangères. Le directoire du district, ayant ordonné, pour célébrer l’anniversaire du 10 août, le jeu des grandes eaux, qui, même en 1793, n’avait pas été interrompu, et l’ouverture du muséum au public, Lagarde se hâta de faire installer dans les salles du château nombre de beaux tableaux et d’œuvres d’art. Malheureusement, le représentant Dumont ayant été remplacé à Versailles par son collègue Delacroix, la tâche de Lagarde fut rendue si difficile par les exigences du nouveau commissaire qu’il y renonça et donna sa démission de conservateur en chef, malgré les instances des administrateurs de Seine-et-Oise, qui lui exprimèrent publiquement leurs regrets, en le remerciant « d’avoir rempli ses fonctions avec l’intelligence, le zèle et l’activité qui n’appartiennent qu’aux vrais talens[4]. »
L’essai trop court, mais très utile, qu’avaient tenté Dumont et Lagarde ne marqua point seulement la fin des menaces de destruction qui avaient pesé sur Versailles ; il peut être considéré comme l’une des origines du musée national qui, quelque quarante ans plus tard, fut créé par le roi Louis-Philippe. Mais, avant ce moment, Versailles devait connaître bien des vicissitudes, ayant à lutter d’une part contre l’indifférence des pouvoirs publics, qui le trouvaient encombrant et coûteux, de l’autre contre le délabrement, de plus en plus pitoyable, de ses bâtimens, de ses jardins, de ses fontaines, de ses statues, lequel, s’accentuant d’année en année, le transformait très vite en une immense ruine. Trop souvent, d’ailleurs, on semblait, comme à plaisir, aider à l’œuvre du temps. Après avoir écouté non sans quelque complaisance une proposition tendant à ce qu’il s’installât à Versailles et tout en déclarant « que ce serait avec regret qu’il verrait l’anéantissement de cet ensemble de chefs-d’œuvre, » le Directoire n’hésita point à faire du château de Versailles une annexe de l’hôtel des Invalides ; des centaines de vétérans furent casernes dans les anciens appartemens du Roi, des princes, des ministres. C’est d’eux que par le Chateaubriand dans le Génie du Christianisme : « Un siècle s’est à peine écoulé, disait-il, et ces bosquets qui retentissaient du bruit des fêtes ne sont plus animés que du bruit de la cigale et du rossignol. Ce palais qui, lui seul, est comme une grande ville, ces escaliers de marbre qui semblent monter dans les nues, ces statues, ces bassins, ces bois, sont maintenant croulans et couverts de mousse ou desséchés ou abattus. La noble misère du guerrier succède à la magnificence des cours ; des tableaux de miracles y remplacent de profanes peintures… Il est beau que les ruines du palais de Louis XIV servent d’abri aux ruines de l’armée, des arts et de la religion. »
Les habitans de Versailles, eux, se montrèrent infiniment moins enthousiastes que Chateaubriand de la présence de ces hôtes qui, en quelques mois, contribuèrent à dévaster le château, bien plus que n’avait fait la période révolutionnaire. Enfin, les invalides s’en allèrent, et, après la proclamation de l’Empire, on put croire, un moment, que Versailles, — qui, écrivait un poète officiel, aspirait à devenir, « de la veuve des rois l’épouse d’un héros, » — allait ressusciter sous la main du nouveau César. La muse classique se remit à chanter « ces vieux parcs dont Le Nôtre inventa l’ordonnance » et, avec plus de lyrisme encore, Fontanes rima :
- Versaille étale au loin sa grandeur désolée.
- Que d’un siècle immortel la grandeur y renaisse…
- Beau siècle, est-on Français, quand on t’ose insulter ?
Malgré ces lyriques objurgations, Napoléon ne goûta jamais beaucoup Versailles, qu’il appelait, on ne sait trop pourquoi, « une ville bâtarde. » Peut-être était-elle, à ses yeux, entachée d’un tort analogue à celui qu’avait eu le Louvre à ceux de Louis XIV ; elle portait, trop profonde, l’empreinte du Grand Roi pour que l’Empereur conçût l’espérance d’y substituer suffisamment la sienne. A Sainte-Hélène, on l’entendit dire : « Dans mes projets gigantesques sur Paris, je rêvais de tirer parti de Versailles et de n’en faire, avec le temps, qu’une espèce de faubourg, un site voisin, au point de vue de la grande capitale ; et, pour l’approprier davantage à cet objet, j’avais conçu une singulière idée dont je m’étais même fait présenter le programme. De ces beaux bosquets je chassais toutes ces nymphes de mauvais goût, ces ornemens à la Turcaret, et je les remplaçais par des panoramas, en maçonnerie, de toutes les capitales où nous étions entrés victorieux, de toutes les célèbres batailles qui avaient illustré nos armes. C’eût été autant de monumens éternels de nos triomphes et de notre gloire nationale, posés à la porte de la capitale de l’Europe, laquelle ne pouvait manquer d’être visitée par force du reste de l’univers. »
Napoléon, quand il qualifiait une semblable conception de singulière, était modeste, et nous ne saurions trop nous féliciter qu’il n’ait pas, en encombrant les jardins de Versailles de ces « panoramas de maçonnerie, » accompli une irréparable dévastation. L’idée, exprimée par le Mémorial de Sainte-Hélène, devait, cependant, laisser une trace ; son souvenir, comme celui du musée décrété par la Convention, ne fut pas étranger au plan adopté, après 1830, par Louis-Philippe, lorsqu’il consacra l’ancienne demeure de Louis XIV « à toutes les gloires de la France, » et surtout, ainsi que l’avait souhaité le vainqueur de l’Europe, au panégyrique « des batailles qui avaient illustré nos armes. »
Ce n’est pas là le seul projet relatif à Versailles qui se rattache à Napoléon. Après avoir ordonné de remettre en état les conduites d’eau et quelques parties du parc, ainsi que le Grand Trianon, qui lui plaisait et qu’il habita à plusieurs reprises, mais dont il modifia, dans l’aménagement et l’ameublement des appartenons, d’une manière peu heureuse, l’élégante physionomie, l’Empereur fit étudier la restauration du château proprement dit. Toutefois, lorsque son architecte, Gondouin, lui soumit un devis prévoyant une dépense de 52 millions, il l’accueillit fort mal, allant jusqu’à regretter que la Révolution, qui avait tant détruit, n’eût pas démoli le château de Versailles. « Je n’aurais pas ou un tort de Louis XIV sur les bras et un vieux château mal fait, et, comme ils l’ont dit, un favori sans mérite à rendre supportable. »
Une heure sonna, cependant, où Napoléon montra moins de dédain pour ce palais, à la porte duquel, peu d’années auparavant, quelqu’un qui lui tenait de près avait souvent frappé. Accouru en France, au lendemain de l’annexion de la Corse, afin de solliciter des bourses pour ses enfans et un meilleur traitement pour lui-même, Charles de Buonaparte, en effet, avait, à Versailles même, habité pendant une année une modeste maison de la rue Saint-Louis, non loin de celle où, — dans cette même rue, éloignée et silencieuse, qui vit, en quelque sorte, l’aurore des Bonaparte et la fin des Bourbons, — devait descendre le comte de Chambord, quand il vint, en novembre 1873, tenter un suprême et inutile effort pour empêcher le vote du septennat et ramener la France vers la monarchie.
Encore que, pour Napoléon, en lui permettant de mesurer. le chemin parcouru depuis Brienne, le souvenir des démarches paternelles, rapproché de sa toute-puissance, eût été de nature à flatter son immense orgueil, ce souvenir, sans nul doute, était loin de son esprit, lorsque, tout enivré de son mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, et dissimulant mal sa joie d’être entré « dans la famille des rois, » l’Empereur se demanda si ce ne serait pas donner à son éclatante fortune une consécration nouvelle que de renouer, à Versailles même, ce qu’il appelait « la chaîne des temps. » Aux Archives nationales, M. Stryienski a retrouvé naguère un document intitulé : Résumé de l’examen fait par Sa Majesté, le 12 juillet 1811, des projets qui lui ont été soumis pour terminer le palais de Versailles. On y constate une fois de plus quelle importance, au lendemain de la naissance du Roi de Rome, ce gage si cher de la durée de sa dynastie, Napoléon attachait à ressusciter la tradition monarchique, à l’aide de l’étiquette et du cérémonial de l’ancienne Cour : « Sa Majesté, dit cette note, remarque qu’il ne s’agit pas de bâtir pour se procurer des logemens ; il en existe assez. Il faut faire une construction qui annonce le palais avec grandeur du côté de Paris. Ce n’est pas un ouvrage d’utilité, mais un ouvrage d’ostentation qui ne peut être médiocre. Il ne faut rien faire, — et ici apparaît le sentiment de rivalité posthume auquel nous faisions tout à l’heure allusion, — si l’on ne peut pas faire quelque chose qui rivalise de beauté avec la partie construite par Louis XIV. »
Rivaliser avec Louis XIV, en ne dépensant que les dix millions auxquels Napoléon entendait limiter la dépense, c’était, on en conviendra, un problème difficile. Quoi qu’il en soit, d’après le programme de 1811, l’Empereur devait habiter le premier étage de la partie bâtie par Louis XIII, — il eût été plus exact de dire « par Louis XIV, » la plupart des aménagemens intérieurs de cette partie remontant seulement à Louis XIV et à Louis XV. L’Impératrice devait occuper le rez-de-chaussée au-dessous de l’Empereur, et les enfans de France, comme au temps de l’ancienne monarchie, l’autre partie du rez-de-chaussée. Les appartemens de réception étaient maintenus au premier étage, la partie du Nord formant, avec la galerie des Glaces, les grands appartemens de l’Empereur, qui y remplaçait le Roi, et la partie du Midi devant être attribuée à l’Impératrice, qui y succédait à la Reine. Les ailes du Midi et du Nord, toujours comme avant la Révolution, seraient réservées aux princes et les logemens des grands officiers et des divers services installés dans les bâtimens attenans. Napoléon se prononçait pour la démolition de l’aile Gabriel bâtie sous Louis XV et pour l’érection d’un arc de triomphe « qui annoncerait avec magnificence l’entrée du palais, » enfin pour la construction, le long des ailes des ministres, « de colonnades reliées par une colonnade transversale. » Louis XVI, en 1780, avait déjà pensé à faire exécuter un projet à peu près analogue.
Trois ans ne s’étaient pas écoulés depuis l’élaboration de ce programme et l’on pouvait encore se rappeler, comme datant de la veille, la pompe déployée, pour fêter la naissance du Roi de Rome et assister à son baptême, par la municipalité de Versailles toute fière d’avoir été comprise au nombre des bonnes villes de l’Empire, lorsque l’invasion de 1814 mit fin à tous ces rêves. Alors, tout aussitôt après l’entrée des alliés à Paris, on vit dans le palais de Louis XIV, y rendant les visites que Berlin et Moscou avaient reçues de Napoléon, le tsar Alexandre Ier, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, deux frères de l’empereur de Russie et deux des fils du roi de Prusse : l’un de ces derniers devait, cinquante-six ans plus tard, revenir dans ce palais pour y être proclamé empereur d’Allemagne : c’était le futur Guillaume Ier.
La Restauration, et de sa part cette pensée était naturelle, projeta, elle aussi, de restituer Versailles à sa destination primitive, en y rétablissant la résidence de la royauté. Louis XVIII ordonna, dès son retour, d’importans travaux qu’interrompirent les Cent-Jours. Il fit même dresser un état des logemens, d’après lequel on eût vraiment pu croire que rien n’avait changé en France depuis 1789. Très vite, d’ailleurs, pour des raisons politiques autant que financières, ce projet de réinstallation de la Cour à Versailles fut abandonné. Tout se borna à divers travaux d’entretien et à la construction, par l’architecte Dufour, d’une aile faisant pendant à l’aile Gabriel, que Napoléon avait projeté de démolir ; à la bénédiction, par le prince de Croy, évêque de Strasbourg, de la chapelle restaurée ; à l’ouverture, sur l’emplacement de l’ancien bassin de l’Ile flottante, d’un agréable jardin, qui reçut le nom de jardin du Roi et qui rappelait quelque peu celui du château de Hartwell que Louis XVIII avait habité pendant son exil.
Beaucoup moins encore que son aîné, et malgré la frappe d’une belle médaille, due au graveur Michaud, sur laquelle on lit cette inscription : « Au Roi, Versailles qui l’attend, » Charles X n’entreprit de rendre à l’ancienne résidence des Bourbons quelque reflet de la splendeur qu’il lui avait connue, au temps de la bruyante jeunesse du Comte d’Artois. Pendant son règne, il ne fit qu’une seule visite au château, où l’on avait laissé s’installer d’anciens émigrés, qui trouvaient là, sans bourse délier, des logemens spacieux et commodes, qu’il fut un peu plus tard très malaisé de leur faire quitter. Pour Charles X, un souvenir, douloureux entre tous, s’attachait au nom de Versailles ; c’était celui de Louvel, l’assassin de son fils, né dans cette ville, ainsi que sa victime, le Duc de Berry, auquel un très beau monument, dû au ciseau de Pradier, fut érigé dans la cathédrale Saint-Louis.
Avant son dernier exil, le frère de Louis XVI et de Louis XVIII traversa, cependant, encore une fois Versailles, d’où il était déjà parti en 1789, donnant, l’un des premiers, le signal de l’émigration. Le 30 juillet 1830, forcé de quitter Saint-Cloud, Charles X vint coucher à Trianon, qu’il abandonna presque aussitôt pour Rambouillet, en apprenant que les troupes improvisées de l’insurrection triomphante se mettaient à la poursuite de la dynastie déchue. Quarante ans auparavant, c’était dans les jardins de Trianon, qu’elle ne devait plus revoir, que se trouvait Marie-Antoinette, lorsqu’un page lui avait apporté la nouvelle de l’invasion de Versailles par les bandes parisiennes. Comment Charles X n’eût-il pas été frappé de cette sombre coïncidence, en ces lieux témoins de tant d’heures agréables, au temps où, avec la Reine, Madame Elisabeth, Mmes de Polignac, de Guiche, de Polastron, MM. d’Adhémar, de Vaudreuil, d’Esterhazy et d’autres, il y jouait les comédies de Beaumarchais, pleines déjà du souffle de la Révolution ?
De même que dans leurs programmes politiques les libéraux de la Restauration avaient amalgamé les principes de 1789 et les souvenirs impériaux, de même Louis-Philippe dans le plan qu’il adopta pour la transformation de Versailles, combina, en leur donnant plus d’ampleur, les vues de la Convention qui avait songé à faire du château un vaste musée et le projet conçu par Napoléon qui, nous l’avons dit, avait pensé à réunir dans le palais de Louis XIV des monumens de nos victoires. La lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, publié en 1823 et si vite populaire, en un temps où les chansons de Béranger obtenaient leur plus grand succès, avait appelé sur l’éventualité de cette affectation nouvelle du château de Versailles l’attention publique. Charles X était encore sur le trône, lorsqu’en 1827, parlant « du solennel, de l’abandonné Versailles, »
- Dont aucun roi vivant, dans sa toute-puissance,
- Ne peut remplir l’immensité,
un poète qui, dans les rangs romantiques, eut son heure de célébrité, Emile Deschamps, exprimait ainsi un vœu, que Louis-Philippe devait réaliser, après que des circonstances, dès lors presque prévues, eurent fait du Duc d’Orléans le roi des Français :
- Levez-vous donc, géans exhumés de nos fastes,
- Morts anciens, jeunes morts, pressez-vous sur le seuil !…
- Héroïsme, génie, arts féconds, vertus chastes !
- A vous, parcs et châteaux, nations du cercueil !
- Si jamais dans ce lieu, par un appel suprême,
- Tout ce qu’a vu de grand la France est évoqué,
- La gloire y fera foule et, dans Versailles même,
- L’espace, un jour, aura manqué !
N’est-ce point là, par avance, le commentaire, peut-être même l’inspiration de la dédicace que Louis-Philippe fit graver sur le fronton du nouveau musée : « A toutes les gloires de la France[5]. » La pensée qui dicta les vers d’Emile Deschamps, ne se retrouve-t-elle pas tout entière en ces lignes que Vatout, premier bibliothécaire du Roi, et l’un des plus fidèles amis de Louis-Philippe, écrivait en 1837, à la veille de l’inauguration du musée national : « Il était, disait-il, réservé à Louis-Philippe de rendre à ce palais, — érigé, en 1661, pour l’apothéose d’un seul, consacré, en 1837, à la gloire de tous, — son antique splendeur… Versailles ne pouvait plus être le séjour d’un peuple de courtisans, ni l’Olympe d’un monarque. Mais devenir le rendez-vous de toutes les illustrations de la France, recueillir l’héritage de toutes ses gloires et, sans se dépouiller des souvenirs de sa grandeur passée, revêtir une grandeur nouvelle, toute nationale, c’était une destinée non moins belle, non moins auguste que la première. C’est celle que lui a faite le roi Louis-Philippe. » Insistant ailleurs sur cette même pensée, Vatout, écrivain emphatique, historien souvent inexact et pour les dates, et pour les faits, et pour les anecdotes dont il abuse, mais interprète autorisé de la pensée du créateur du musée, caractérisait ainsi l’œuvre accomplie : « On a fait revivre sur la toile tous les hommes, toutes les actions, toutes les batailles qui ont illustré les annales françaises depuis le berceau de la monarchie jusqu’à nos jours, et on en a décoré tous les appartemens. Ici ce sont nos plus beaux faits d’armes sous les premières races ; là c’est Louis XIV environné de toutes les grandeurs de son règne ; plus tard 1792, avec son élan, sa jeunesse et ses brillantes métamorphoses ; enfin, le peuple de Juillet, avec ses mille bras, combattant pour la Charte et plaçant la liberté sous l’égide des lois… Nous laissons naturellement à d’autres le soin d’apprécier la pensée qui, d’un palais consacré à l’apothéose d’un seul homme, a fait le palais de toutes les grandeurs nationales et qui, loin de circonscrire la pensée de ce monument dans les limites d’un seul règne, l’a étendue à toutes les époques de notre histoire, confondant ainsi dans un même hommage la France de tous les temps, adoptant toutes ses gloires et les rassemblant dans un même sanctuaire… »
Cet hommage national, que le gouvernement de Juillet se montrait justement fier d’avoir rendu à toutes les gloires de la France, n’était ni sans noblesse, ni sans grandeur, et les reproches qu’on peut adresser aux détails de l’exécution ne doivent point faire méconnaître l’œuvre elle-même, qui obtint un éclatant succès. Pour se convaincre, s’il en était besoin, que Louis-Philippe ne perdit ni le temps, ni l’argent qu’il consacra à la restauration de Versailles, il suffirait de songer au grand nombre de Français et d’étrangers qui n’ont cessé de le visiter depuis trois quarts de siècle, prenant le plus vif intérêt à parcourir cet admirable parc, ces beaux appartemens, ces vastes galeries, à regarder toutes ces statues, tous ces tableaux de batailles, tous ces portraits d’hommes célèbres. Quelques critiques que puissent formuler les délicats et les gens de goût qui, avec une entière raison, s’emploient à réparer les erreurs artistiques de Louis-Philippe et de ses collaborateurs, le palais de l’ancienne monarchie ne pouvait recevoir une affectation ni plus intelligente, ni meilleure. Eût-on, sans celle-ci, réussi à sauvegarder longtemps ces immenses bâtimens qui exigeaient et exigent encore, sans cesse, de si nombreuses réparations ? Comment, après que le château avait perdu sa destination première, eût-on justifié, autrement que par une évidente raison d’intérêt public, les dépenses que nécessite son entretien ?
Après avoir célébré avec enthousiasme la transformation de Versailles, tel qu’il sortit des mains de Louis-Philippe, on en a plus tard parlé avec une sévérité souvent excessive, parfois méritée. Au double point de vue, tant historique qu’artistique, il y aurait certes de très vifs regrets à exprimer au sujet de beaucoup de ces travaux exécutés à une époque où, sauf de rares exceptions, l’on avait de la restauration des monumens une conception singulière. Louis-Philippe à ses rares qualités de jugement et de fin bon sens n’était pas sans joindre un certain sentiment des choses d’un ordre élevé ; mais, s’il savait témoigner aux artistes et aux écrivains une intelligente sympathie, il n’en était pas moins, par excellence, l’homme de son temps. Aussi avec quelle rage destructrice, — le mot n’est pas trop dur, — furent traités les charmans intérieurs, remplis de fins et délicats détails, que l’on sacrifia, sans nul remords, à l’installation des salles du nouveau musée ! Ainsi en fut-il des beaux appartemens de l’aile du Midi, jadis affectés aux princes, et sur l’emplacement desquels on établit la galerie des Batailles, qu’on osa alors, si invraisemblable que cela puisse paraître, comparer, sinon préférer à la galerie des Glaces.
Louis-Philippe respecta à peu près les grands appartemens de Louis XIV ; il fut loin d’avoir les mêmes ménagemens pour tout ce qui datait des règnes de Louis XV et de Louis XVI. Soit que ses origines, ses souvenirs de jeunesse, son éducation même lui fissent peu goûter cette époque, soit tout simplement parce que, pour ses longues séries de portraits et de toiles historiques, il avait besoin d’un vaste espace, le Roi-citoyen fut sans pitié pour ces jolies pièces que de grands artistes avaient si merveilleusement décorées et qui, à nos yeux, auraient aujourd’hui tant d’intérêt et tant de prix. A cet égard, Louis-Philippe, tout conservateur qu’il fût, se montra, à Versailles, plus révolutionnaire que la Révolution ; bien plus que ne l’avait fait cette dernière, il le défigura. N’est-ce pas cette impression que l’on ressent, dès le seuil de la Cour d’honneur, lorsqu’on voit s’y dresser cette double rangée de lourdes statues, qui ne sont pas seulement un anachronisme, mais qui ont encore modifié d’une manière si regrettable l’ensemble de cette grandiose entrée ? Combien n’eût-il pas mieux aussi valu conserver à la Cour de Marbre son aspect d’autrefois et ne pas masquer, par cette encombrante statue équestre de Louis XIV, qu’on aurait pu mettre ailleurs, l’accès, déjà étroit, de la façade Louis XIII !
Ces atteintes à l’histoire, au bon goût, et à l’art, ne se manifestèrent nulle part plus fâcheusement que dans la chambre de la Reine, que Gabriel, lors de l’avènement de Marie-Antoinette, avait fait restaurer avec un goût parfait et dont Louis-Philippe altéra, comme à plaisir, la décoration empreinte d’une suprême élégance. Écrivant à ce sujet à Dubuc, directeur des bâtimens de la Couronne, Frédéric Nepveu, l’architecte préposé à la restauration de Versailles, s’exprime ainsi :
« Dans les appartemens de la Reine, le Roi a décidé qu’on enlèverait la cheminée et deux grandes glaces avec tous leurs panneaux pour faire place à deux grands tableaux. Comme l’intention de Sa Majesté paraissait expresse, je n’ai soumis qu’à l’intendant général les observations ci-dessous, savoir : que jusqu’à ce moment, tous les changemens ordonnés n’avaient rien fait disparaître de notable, soit comme art, soit comme souvenir ; qu’il importait peut-être de bien conserver cet avantage à la restauration actuelle et surtout pour une pièce que les étrangers remarquent particulièrement[6]. »
Nepveu doit donc être tenu pour indemne d’avoir pris l’initiative de la destruction de ces admirables boiseries, de ces chefs d’œuvre de l’art ornemental du XVIIIe siècle, dus à cette pléiade d’artistes qu’on pourrait appeler l’école de Versailles et dont Soulié, Dussieux, M. de Nolhac ont, avec autant de raison que de justice, remis les noms en lumière. L’auteur de ces bouleversemens fâcheux, ce fut Louis-Philippe lui-même qui, en politique le modèle des rois constitutionnels, n’était, en matière de bâtisse, guère moins absolu que Louis XIV. Sans cesse il intervenait dans la direction des travaux exécutés à Versailles, où il vint plus de cent fois en moins de quatre ans, se plaisant à donner lui-même des instructions et des ordres et se faisant, lorsqu’il était fatigué, traîner, d’un bout à l’autre du château, dans un fauteuil roulant qui existe encore. Ses discussions avec Nepveu, qui lui était très attaché et qu’il appréciait, étaient fréquentes : « M. Nepveu, lui demandait-il un jour, en lui montrant un plafond, quelle est donc là-haut cette figure allégorique ? — Sire, c’est la persévérance dans un Roi et l’obstination dans un pauvre architecte. »
Quoiqu’il en soit, la jugeant bonne, Louis-Philippe était très fier de son œuvre, et son historiographe ne faisait que traduire la pensée royale, lorsque, célébrant ce qu’il appelait « la grandeur toute nationale de la restauration de Versailles, » il n’avait pas assez d’hyperboles pour le féliciter « d’avoir effacé les distributions mesquines, les arrangemens de complaisance par lesquels on avait défiguré le palais de Louis XIV. » Après l’avoir remercié « d’avoir créé de nouveaux salons, des galeries immenses, restauré les galeries, les plafonds, les peintures, prodigué partout l’or, les meubles, les ornemens, ajouté une majesté nouvelle à la majesté des anciens appartemens, » il concluait par ces mots épiques : « On croirait que Louis XIV n’est absent que d’hier. »
Ce n’était point, cependant, assure-t-on, sans quelque plaisir que Louis-Philippe, malgré son apparence de bourgeoise bonhomie, voyait ainsi son nom rapproché de celui du Grand Roi, et on ne l’ignorait pas dans son entourage. Lors de l’inauguration solennelle du musée qui, le 10 juin 1837, fut célébrée, à Versailles, par une très belle fête, Scribe, dans l’à-propos représenté à l’Opéra du château, entre le Misanthrope et Robert le Diable, ne négligea pas, relate le Moniteur, « de mettre en parallèle une fête de Louis XIV avec la fête toute nationale donnée par le Roi des Français, » et l’assistance ne manqua pas de témoigner « le plus vif enthousiasme, au moment où l’art du décorateur fit succéder à l’aspect du vieux Versailles celui de Versailles rendu à son ancienne splendeur et consacré par Louis-Philippe à toutes les gloires qui honorent le pays. »
Dans la préface de son Essai sur l’histoire du Tiers-État, Augustin Thierry déclare que « la catastrophe de 1848 » lui fut d’autant plus cruelle qu’il avait cru voir dans la monarchie constitutionnelle « la fin providentielle du travail des siècles écoulés. » Jamais cette espérance, cette illusion ne fut plus vive qu’à l’heure de l’inauguration du musée de Versailles, qui traduisait, si l’on peut ainsi parler, par l’image, cet espoir du grand historien et à l’occasion de laquelle les apologistes du régime de Juillet, non sans quelque exagération de pensée et de langage, se plurent à montrer dans ce régime le résultat de l’évolution de la France à travers les âges.
« On attendait, écrivait alors l’un des plus dévoués amis de la dynastie d’Orléans[7], un souverain qui eût le sentiment de la patrie assez vif, assez profond, pour confondre dans son cœur tout ce qu’elle avait produit de grand, et qui peut-être même avait le droit de réclamer une sorte de part à ces différens genres d’illustration. Ainsi à ces anciens preux couverts d’armoiries, il fallait quelqu’un qui pût dire : il y a parmi vous deux de mes ancêtres qui se conduisirent assez bien à cette époque ; ils s’appelaient saint Louis et Philippe-Auguste. À ces autres guerriers mais non moins illustres qui ne blasonnent que des cicatrices, il était heureux de pouvoir dire : « J’ai affronté, comme vous, les premiers coups de canon tirés contre la liberté, et ces couleurs nationales, qui vous sont si chères, je n’ai jamais voulu en porter d’autres. » À ces hommes plus modestes et plus doux, dont les conquêtes sont cependant plus durables, il fallait qu’il pût dire : « Ces sciences, que vous cultivez avec tant d’ardeur, m’ont consolé dans l’exil et nourri dans l’adversité. » Mais c’est à vous surtout qu’il devait s’adresser, hommes simples et grands des journées de Juillet… La salle qui porte votre nom termine ce musée national ; il faut traverser la gloire de la France, pour arriver à la vôtre. Les reconnaissez-vous, ces bras nus, ces mains noircies par la poudre, qui écartent les pavés pour faire place au prince que vous avez élevé au trône ? Le voilà, cet Hôtel de Ville où vous avez reçu ses sermens ; levez les yeux et voyez la Charte sous l’emblème de la vérité ; elle vous rappelle les premières paroles qu’il prononça, et il leur a élevé ce monument pour consacrer éternellement sa promesse. »
Faut-il ajouter que, si Louis-Philippe avait trop de finesse et trop de clairvoyance pour être aussi rassuré que paraissaient l’être ses panégyristes sur la durée de son œuvre politique, il ne pouvait que ressentir, à Versailles, une satisfaction sans mélange lorsqu’il y voyait les hauts faits de ses fils retracés par le pinceau si fécond d’Horace Vernet, son peintre favori : l’assaut de Constantine, le passage des Portes de Fer, la prise de Saint-Jean-d’Ulloa, et surtout cette immense toile de la Smalah, qui obtint un si grand succès et dont, aujourd’hui encore, on ne regarde pas sans intérêt les pittoresques épisodes ? Il y avait surtout, à Versailles, un tableau que Louis-Philippe aimait entre tous, c’est celui où Vernet l’avait représenté en grand uniforme entouré de ses cinq fils, Orléans, Nemours, Joinville, Aumale, Montpensier, montés sur de superbes chevaux, franchissant la grille du château restauré par ses soins ! Devant ce tableau, que le second Empire ne manqua pas d’exiler dans un obscur magasin, l’on comprend combien cette toile était chère au légitime orgueil du père et du roi, en lui rappelant les jours heureux, antérieurs à la mort tragique de l’héritier présomptif de son trône.
Aussi ne doit-on pas s’étonner si, jusque dans son exil à Claremont, Louis-Philippe, — auquel le temps avait manqué pour compléter, comme il l’eût désiré, le musée par une bibliothèque renfermant tous les documens et les ouvrages relatifs à l’histoire de France, — se plaisait à se souvenir de ses visites à Versailles, au château ou à l’atelier d’Horace Vernet qui, plein d’entrain et de bonne humeur, avait le don de l’égayer par des causeries ou des boutades que l’on se plaisait à citer. Un jour, entrant chez le peintre, il le voit qui se met à effacer la croix sur la poitrine d’un personnage d’un ses tableaux : « Que faites-vous donc là, Horace ? — Ah ! Sire, je m’étais trompé ; j’avais cru que ce brave militaire, qui possède les plus beaux états de service, avait la croix ; je viens d’apprendre qu’il n’en est rien et je l’efface. — Eh bien ! ne l’effacez pas, » reprit Louis-Philippe, et, du coup, le protégé d’Horace Vernet se trouva décoré.
En ces dernières années, l’on a eu une tendance peut-être un peu trop marquée à contester toute valeur à l’œuvre qui, à Versailles, est restée celle de Louis-Philippe. Tout au moins eut-il le mérite, il n’est que juste de le répéter, d’y maintenir ou d’y réunir toutes ces belles collections de portraits, de sculptures, de médailles qui sont pour l’art comme pour l’histoire de la France de précieux documens. N’y aurait-il à Versailles que l’incomparable galerie de portraits du XVIIe siècle qui, des attiques où on les avait si fâcheusement relégués, ont été redescendus dans les appartemens dont ils étaient jadis le complément et la parure, il faudrait savoir gré à Louis-Philippe d’avoir conservé ce fonds qui, en toute propriété, appartient à Versailles, et que, très malheureusement, on a un penchant si fâcheux à diminuer sans cesse en enlevant, pour les transporter au Louvre, les plus belles de ces œuvres d’art. Il n’est, non plus, guère moins injuste de confondre dans le même dédain, comme on est accoutumé de le faire trop superficiellement, tous les tableaux, tous les bustes, toutes les statues que Louis-Philippe commanda pour la décoration de Versailles. Lors de la lecture, à l’Académie française, du poème de Mme Louise Colet sur l’inauguration du Musée national, le secrétaire perpétuel, Villemain, avec quelque malice, effleura d’une épigramme, qui eut du succès, les peintures qui venaient de trouver à Versailles « un accueil inespéré et trop hospitalier. » Peut-on toutefois oublier qu’à Versailles, à côté de toiles brossées à la hâte, il y a de grandes et belles œuvres de David, de Gros, de Gérard, d’Isabey, d’Ingres, d’Ary Scheffer, de Schnetz, de Couder, de Cabanel, de David (d’Angers), de Pradier et de beaucoup d’autres artistes illustres ? Malheureusement, et on ne saurait trop le répéter, il en est de ces belles œuvres comme des portraits des XVIIe et XVIIIe siècles et des statues du parc ; il semble qu’on ait systématiquement entrepris de ravir à Versailles, et les expositions universelles y ont beaucoup aidé, les plus célèbres de ces toiles et de ces statues, dont il ne serait que trop facile de dresser ici la liste, à commencer par le Sacre de David, l’Entrée des Croisés à Constantinople de Delacroix, et tant d’autres. Ce n’est point là, en tout cas, un tort imputable à Louis-Philippe qui, en résumé, doit garder, incontesté et incontestable, l’honneur d’avoir, au prix de beaucoup d’efforts et de grosses dépenses, en dépit de la réputation d’excessive économie qu’on lui prêta si généreusement, fait une œuvre qui, — malgré des fautes de goût, en partie réparables, — est digne d’être comptée parmi les meilleures et les plus honorables du XIXe siècle, ainsi que le prouve l’éclatant et durable succès qui n’a cessé de s’attacher à elle.
Lorsque le coup d’État de Décembre eut fait de Napoléon III l’empereur des Français, il ne négligea point de faire servir le musée créé par Louis-Philippe à la glorification des guerres de Crimée, d’Italie et du Mexique. Le nouveau souverain reçut à Versailles la reine d’Angleterre. Il y donna aussi une très belle fête en l’honneur du roi d’Espagne, François d’Assise, mari d’Isabelle IL Mais, pas plus que son onde, Napoléon III n’aima cette ville qui, à ses yeux, avait le tort de trop rappeler la dynastie déchue. Eût-il pu, cependant, pressentir que c’était là qu’apparaîtrait, dans tout son éclat, le châtiment des fautes qui amenèrent l’invasion, la ruine et le démembrement de la France ? Tel fut l’épilogue qu’inscrivit, dans les annales de Versailles, où tout naguère rappelait nos triomphes et où tout ne parla plus que de nos désastres, la fin du XIXe siècle.
Versailles avait connu les invasions de 1814 et de 1815 et, à ses portes, à Rocquencourt, au lendemain de Waterloo, Exe ! -mans avait remporté la dernière victoire française. Alors, toutefois, Versailles n’avait fait que partager le malheur du pays. Plus que toute autre fraction du territoire, il devait, en 1870, supporter le poids de l’invasion, lorsqu’il devint le quartier général du roi Guillaume. Dans un livre remarquable par sa rigoureuse exactitude et par l’intérêt qu’offrent pour l’histoire de la guerre franco-allemande les faits qu’il relate[8], un écrivain distingué qui, — bien des années auparavant, avait publié la première traduction des calmes Entretiens de Goethe philosophant avec Eckermann, — a retracé, notées au jour le jour, les douloureuses péripéties de cette longue occupation de Versailles par l’état-major général prussien, du 19 septembre 1870 au 12 mars 1871. L’on y voit, peints à la lumière des incidens de leur vie quotidienne, les chefs de cette armée, à la fois si disciplinée et si brutale, que Blücher et ses successeurs avaient mis plus d’un demi-siècle à transformer en un puissant instrument d’invasion. L’on y mesure les effets de la haine, attisée, comme à plaisir, « chez ces paysans si lourds conduits par des nobles si durs, » et aussi la puissance « du souffle de sauvagerie poméranienne, » qui passa tout à coup sur la France et sur l’Europe, au lendemain de l’éblouissant mirage de l’Exposition universelle de 1867.
Dans ce Versailles désolé, pressuré, à tout instant menacé d’exécution militaire, mais dont le maire Rameau, comme ses prédécesseurs, Richaud en 1792 et le chevalier de Jouvencel en 1815, opposa aux plus rudes épreuves une invincible fermeté, combien de maisons reçurent alors une empreinte tristement historique ! Entre toutes, à l’extrémité de la ville, dans une rue isolée, surveillée nuit et jour par la police prussienne, il en est une qui, pendant ces longs mois, vit à l’œuvre Bismarck, dans la pleine activité de sa puissance et de son dur génie. C’est là que Thiers, au retour de son voyage à travers l’Europe pendant le froid et lugubre hiver de 1870, vint faire des ouvertures de paix, dont le succès eût épargné à notre pays un surcroît de sacrifices. Là aussi Jules Favre signa l’armistice, la capitulation de Paris, les préliminaires de la paix. Le théâtre de toutes ces négociations, de toutes ces tortures, fut le salon de cet hôtel de la rue de Provence, dont le chancelier demanda en vain à la propriétaire d’acheter la pendule, surmontée d’un démon, qui avait, pour la France, sonné des heures si cruelles. Dans cette maison, plus encore que dans la jolie habitation Louis XV du boulevard de la Reine où Moltke combinait ses plans de bataille, plus encore qu’en ce palais de la Préfecture, devenu la résidence du Roi, et devant lequel la garde montante paradait chaque jour comme elle l’eût fait à Berlin, avait été préparé le coup de théâtre qui, le 18 janvier 1871, eut pour scène la galerie même où Lebrun, dans une série de fresques pompeuses, avait étalé aux yeux de la postérité l’aigle d’Allemagne, « sur un arbre dépouillé, criant de désespoir et battant des ailes. »
Les descendans de ces vaincus n’avaient oublié ni ces défaites, ni ces humilians tableaux et, si la date du 18 janvier avait été choisie pour le rétablissement de l’empire allemand, disparu depuis Austerlitz, c’était, — le Moniteur officiel de l’occupation prit à cœur de le faire savoir, — parce que le 18 janvier était le 170e anniversaire du jour où le Grand Electeur, l’ennemi acharné de Louis XIV, avait ceint la couronne royale. En ce jour, c’était la couronne impériale, perdue par les Habsbourg, qu’allait recevoir le descendant des Hohenzollern, le fils de la reine Louise que, dans une autre salle de ce même Versailles, on voit traînée à Tilsitt par Napoléon. Aussi quel orgueil dut ressentir Guillaume Ier, lorsque, après le service divin, célébré par un pasteur protestant, dans cette grandiose galerie dédiée à la gloire de l’auteur de la révocation de l’Edit de Nantes, il prit place, — entouré du prince royal, de Frédéric-Charles, le vainqueur de Metz, de tous les princes et généraux, de Bismarck et de Moltke, les deux triomphateurs de cette journée, — sur l’estrade dressée près du salon de la Guerre et décorée des drapeaux des régimens allemands. Combien ce même sentiment dut-il s’exalter davantage encore, quand Bismarck, en sa qualité de chancelier du nouvel empire, lut, d’une voix vibrante de joie, la proclamation qui disait : « Nous acceptons la dignité impériale, dans la conscience de notre devoir de protéger, avec la fidélité allemande, les droits de l’empire et de ses membres, de sauvegarder la paix, de défendre l’indépendance de l’Allemagne appuyée sur la force réunie de son peuple. Nous l’acceptons dans l’espoir qu’il sera permis au peuple allemand de jouir de la récompense de ses luttes ardentes et héroïques, dans une paix durable et protégée par des frontières capables d’assurer à la patrie des garanties contre de nouvelles attaques de la France, et dont elle a été privée depuis des siècles. »
Fut-ce là, comme l’affirma le Moniteur allemand, le plus grand événement de notre époque ? Ce qui n’est que trop certain, c’est que, dans ce palais, bâti au temps de la prépondérance française, puis consacré à toutes nos gloires, cette date inoubliable du 18 janvier 1871 marqua, aux portes de Paris assiégé, bombardé, affamé, l’apogée du triomphe de l’ennemi.
Durant cette période, et ce jour-là plus que tout autre, Versailles avait eu le triste privilège de redevenir, « une ville historique. » Comme la fin des deux siècles précédens, — l’un après l’autre, témoins, en cette ville, de l’apogée du règne de Louis XIV, puis de la Révolution, — le XIXe siècle, en effet, au cours de ses trente dernières années, vit à Versailles toute une série de faits qui eurent pour les destinées de la France et du monde les plus graves conséquences.
Huit jours ne s’étaient pas écoulés depuis que le dernier soldat prussien avait quitté Versailles, qu’y arrivait tout à coup une nouvelle armée, qui cette fois était une armée française, mais combien humiliante était son allure ! Des compagnies entières débandées, indisciplinées, sans armes, n’ayant souvent que des lambeaux d’uniforme, défilaient sous les fenêtres de cet hôtel de l’avenue de Paris, où, pendant six mois, avait habité Guillaume Ier et dans lequel Thiers venait de s’installer, ayant la douleur de voir la guerre civile succéder à la guerre étrangère qui, elle aussi, parut à la veille de renaître.
Un moment, le château, où siégeait l’Assemblée nationale, qui pendant quatre années y tint de si importantes et parfois de si émouvantes séances, redevint le siège du gouvernement de la France ; mais à quel point avait disparu, même dans ces salles solennelles, le majestueux décor de Louis XIV ! On eût dit un campement improvisé en toute hâte. Sur les portes des anciens salons royaux, encombrés de caisses, de dossiers, d’ustensiles de toute sorte, un écriteau, apposé à la hâte, indiquait le refuge provisoire de tel ministère ou de telle administration ; la galerie des Glaces fut pendant quelques jours transformée en dortoir pour les députés qui n’avaient pas trouvé de gîte.
Ce n’était pas seulement au château lui-même que ces cruels jours infligèrent leur empreinte. Comme si les deuils de la France devaient assombrir jusqu’à des lieux dont le nom évoquait presque exclusivement le souvenir des plus somptueux ou des plus aimables plaisirs d’un autre siècle, ce fut dans le manège, où les exquises gravures de Cochin nous font assister à quelques-unes des plus gracieuses fêtes du règne de Louis XV, que se déroulèrent les longues audiences du Conseil de guerre qui eut à juger les chefs de la Commune. Un peu plus tard, c’est à Trianon que l’on assista au dramatique épilogue de la guerre qui avait, pendant six mois, fait de la ville de Louis XIV le quartier général ennemi. A Trianon, ce séjour de plaisance devenu une geôle, on vit un maréchal de France, dont la carrière n’avait pas été sans éclat et qu’en un jour d’espoir on avait même appelé « le glorieux Bazaine, » s’effondrer sous le poids d’une accusation de haute trahison. Qui ne se souvient, s’il l’a entendue, du lamentable effet produit par une plaidoirie qui, comme argument suprême, pour prouver que le commandant en chef de l’armée de Metz avait fait son devoir, invoquait le témoignage envoyé, avec une dédaigneuse pitié, par le bénéficiaire de la capitulation, le prince Frédéric-Charles ? Qui ne se rappelle l’éloquent, le vivant récit de la bataille de Saint-Privat par Canrobert, et surtout la réplique du duc d’Aumale, qui présidait ces mémorables débats, lorsque à l’accusé, qui, pour excuser l’oubli et la violation des règlemens militaires, avait cru devoir dire qu’il n’y avait, après le 4 septembre, plus de gouvernement légal, il répondit : « Mais il y avait la France, monsieur le maréchal. »
Depuis lors, sans parler des huit années durant lesquelles il fut la résidence officielle des pouvoirs publics, non plus que des congrès qui s’y réunirent, soit pour la révision des lois constitutionnelles, soit pour les diverses élections présidentielles, Versailles a connu des heures moins affligées. Avant de voir, dans cette même galerie des Glaces, qui avait entendu proclamer le rétablissement de l’empire d’Allemagne, le Tsar et la Tsarine consacrer par leur présence une alliance célèbre, on y avait assisté, le 5 mai 1889, à la célébration du centenaire de la réunion des États généraux. Ce jour-là, le président de la République, — celui qui devait tomber sous les coups d’un assassin, — demanda à la nation « de chercher dans l’esprit d’apaisement, de tolérance mutuelle, de concorde, la force irrésistible des peuples unis. » Inscrite déjà dans le programme de 1789, comme jadis dans le préambule de l’Edit de Nantes, cette noble pensée serait-elle, à jamais, condamnée à rester, à l’horizon de la France, un rêve ou un regret ? En sera-t-il d’elle comme du monument, qui, aux termes d’une loi promulguée, il y a un quart de siècle, devait être érigé pour la commémoration des États-Généraux, sur l’emplacement de la salle construite dans l’hôtel des Menus-Plaisirs, situé entre l’avenue de Paris et la rue des Chantiers, où ils se réunirent le 5 mai et où siégea ensuite l’Assemblée constituante jusqu’au 15 octobre 1789. Chose à peine croyable, bien qu’elle ait été minutieusement décrite par les publications contemporaines, notamment dans la correspondance de Grimm, cette salle, vendue par adjudication moins de dix ans après, puis démolie, fut très vite à ce point oubliée que, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand n’hésita pas à relater que « traversant Versailles, il vit la salle de l’Assemblée sur la place du palais, » où elle ne fut jamais. Et depuis lors, en ce lieu, illustre entre tous, rien ne rappelle tant de décisives séances, si ce n’est, sur un mur décrépit, une plaque aussi peu visible que semblent trop souvent l’être devenues, dans ce pays même qui les revendiqua avec une ardeur passionnée, les libertés inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, discutée et votée dans cette salle, dont il ne subsiste rien. Ne serait-ce pas, du moins, pour Versailles, comme pour la France, un imprescriptible devoir que de réclamer, si tardive qu’elle dût être, l’exécution de la loi votée, en 1879, sur l’initiative d’Edouard Charton et d’Henri Martin, qui n’a jamais été abrogée et ne saurait l’être ?
Tels sont quelques-uns des souvenirs les plus marquans, dont le cours des événemens, depuis 1789, a accru les annales de Versailles. S’ils n’ont certes pas diminué l’intérêt de celles-ci, ils ne nous feront, cependant, pas perdre de vue, les seules questions soulevées aujourd’hui par le nom d’une ville qui est redevenue le domaine de l’art et de l’histoire. Ce sont ces questions, dignes de la sollicitude nationale, qu’il nous reste à examiner, en rappelant ce qui a été fait, en tâchant d’indiquer ce qu’il faut faire, si l’on tient à sauver des atteintes du temps de précieux vestiges du passé et à ne pas leur laisser perdre ce caractère d’art et de majestueuse beauté que voudraient, autant qu’il est possible, restituer à Versailles ses admirateurs.
ALPHONSE BERTRAND.
- ↑ Voyez la Revue du 1er décembre 1904.
- ↑ Il n’est que juste de signaler, outre les ouvrages précédemment cités, les articles, si documentés, de la Revue de l’histoire de Versailles, dirigée par M. Achille Taphanel, et les publications nombreuses dues à l’Association artistique et littéraire, depuis 1889.
- ↑ « Chacun des particuliers, disait l’ordonnance du 21 mai 1671, auxquels icelles places (à construire) seront délivrées en pleine propriété comme à eux appartenant, à la charge de par eux, leurs hoirs et ayant cause, entretenir les bâtimens en l’état et de même symétrie qu’ils seront bâtis et édifiés. »
- ↑ Voyez notamment sur cette époque et sur ces faits, les études, très intéressantes et très documentées, de M. Paul Fromageot, dans la Revue de l’Histoire de Versailles, publiée depuis 1899.
- ↑ Voir le rapport adressé au Roi (29 août 1833) par M. le comte de Montalivet, intendant général de la liste civile, sur la nouvelle destination à donner au palais de Versailles en y établissant un musée historique.
- ↑ L’ordre du Roi, donné pendant une de ses visites à Versailles, le 4 juin 1834, était ainsi conçu : Dans la chambre à coucher de la Reine, faire enlever avec tous les soins convenables la belle cheminée en griotte avec les bronzes dorés, la faire encaisser et emballer ; faire déposer les glaces, enlever lus panneaux et les bordures en feuilles de palmiers qui les encadrent, pour faire établir sur la seule glace restante le portrait de Marie-Thérèse ou de l’Empereur Joseph, et parfaire les boiseries, encadremens et dorures de deux grands tableaux à placer. En plus pour le tout, 2 000 francs.
- ↑ Alexandre de Laborde : Versailles ancien et moderne, 1839.
- ↑ Emile Délerot : Versailles pendant l’occupation.