Vers posthumes (Dubus)/La diva
LA DIVA
C’est au Café-concert un tel entassement,
Qu’on ne sait, ni comment s’avancer, ni comment
Reculer ; on s’écrase à plaisir ; la fumée
Plane, brouillard rougi de gaz, sous le plafond,
On crie, on rit, l’orchestre accompagne un bouffon
Qui glapit sa chanson d’une voix enrhumée.
Public mêlé : Gommeux en paletot mastic,
Monocle à l’œil, suçant la pomme de leur stick,
Mouquettes en sueur dont le fard se délabre,
Des calicots presqu’à la mode, mais sans gants,
Leurs maîtresses avec des poufs extravagants,
Des cabotins très débraillés, la face glabre.
Tout ce monde là fait un tapage infernal,
Les chanteuses devant un pareil bacchanal
Ont beau s’égosiller les deux poings sur les hanches,
Elles doivent céder la place à la diva,
Qui, lèvres rouge-sang, et seins nus poudrés, va
Frétillante, et le diable au corps, brûler les planches.
Ses yeux cernés de kohl ont des lueurs d’éclair,
Sa peau semble crever son maillot rose-clair
Tandis que sur un ton canaille elle commence,
Et telle est sa rouerie à dire la chanson
Que les mots sans malice ont un air polisson,
Les applaudissements vont jusqu’à la démence.
Zut pour les mœurs ! Plus c’est grivois, plus c’est exquis ;
Calicots, cabotins et filles sont conquis,
Et se pâment devant un geste bien obscène,
C’est comme tous les soirs un triomphe complet
Et jamais on entend s’achever un couplet
Sans qu’un pschutteux ne lance un bouquet sur la scène.
Et la diva gaspille à ce tas de balourds
Les langueurs de ses yeux doux comme le velours,
Et ses baisers, et ses frais sourires, mais triste
Que tous ainsi que des satyres soient venus
Se régaler de mots lubriques, de seins nus,
Sans jamais voir que la femelle dans l’artiste.