Vers la fée Viviane/Texte entier

Édition de la Phalange.
Je dédie ce livre
au grand poète qui veut s’ignorer
Et demeurer ignoré
À mon cher ami

Félix Fénéon
J. A. N.

Viviane

I

Les Chanteuses

Le bois excelse aériennement beau,
Géant et calme sur les cimes,
Bleu d’ombres diaphanes, sourit de haut
À la mer grecque où ondoient les glycines.

Mais ses colonnades sereines
Ont la mélancolie des temples désertés
Et ses mystères verts sont oubliés
Des vols lilas de tourterelles.

Rien n’y évoque plus le souvenir
Des belles divinement graves

Dont les voix lentes prêtaient aux brises
Chantantes sur les radieux songes des rades
Comme des caresses de lyres ;

Et dont les yeux, pensants miroirs
De l’inconnu qui flotte aux suprêmes espaces,
Faisaient plus bleue la clarté rêveuse des soirs
À l’heure du ciel plus immense et de l’extase.

L’âme du bois se meurt comme sont mortes
Celles qu’on voulait immortelles…
Une musique soupirante y rôde
Et attriste le haut sourire teint de ciel
Des vieilles frondaisons délaissées qui s’endorment.

Elles sont mortes, les Mélodieuses,
Les belles aux fronts de pure clarté ;
Et les sources où leurs blancheurs se reflétaient
Se sont taries à chanter, seules.

Elles sont mortes, — en la douceur d’un soir grec
Qui leur tissa des tièdes linceuls d’azur pâle, —
Longuement torturées sous le règne spectral
Des blêmes bourreaux des Grands Siècles.

II

Viviane

Tu as vogué en les fraîches délices
Des lents glissements sur les brises,
Aux pâles éclairs de tes ailes de nacre,
Vêtue de soyeuses brumes tissées.

Et ton vol frêle est venu, si doucement, battre
Les grandes fleurs des cimes hellènes
Qu’elles aussi voulurent des ailes
Pour chasser aux papillons et aux rayons d’astres.

Le bois exhala des parfums tendres et tristes
Qui te ravirent d’exquise souffrance…
… Et tu vis neuf monceaux de roses et de lys,
De lys rosés, de roses cruellement blanches,

Dont l’âme s’éleva, d’aube si capiteuse,
Si divine, si « autrefois rêvée »,

Que tu sentis naître, en frissons voluptueux,
De nouvelles féeries dans ton âme de fée.

Et tu devins la poésie de l’Univers,
Portant des mondes surhumains dans ta pensée.
Il te fallut, pour l’immensité de ton rêve,
Les gouffres sublimes, les immenses
Altitudes noyées d’azur et de silence.

Parfois le regret de ta forêt celte
Et des coteaux ondés où s’éplorent
Les flots âcres et frais des feuillages d’Armor
Te rappela vers les pentes de moiteur verte ;
Et, dans la nuit d’opale, un pâtre ou un poète
S’enivra des rayons froids de tes cheveux d’or. [1]

Et, à la blonde lueur de mystère,
Trouva des chants qui lui rendaient sa peine chère.

Mais tu fuyais — et s’envolaient la Poésie,
Le Passé magique et la Beauté entrevue
Où la pensée des hommes n’atteint plus.


Les années vieillissaient les ramures transies,
Et les âmes comme les sylves,
Sans qu’on te revît, de sylphes suivie,
Dans le trouble délicieux des clairs de lune.

Et, plus tard, d’étranges voix murmuraient
Que tu embaumais les thyrses et les corymbes
Des bois fleuris d’invraisemblables Indes
Où l’estivale joie de tes cheveux flottait.

Lors, si las de languir en des rêves de limbes,
Voulant toute la poésie et tout l’azur,
Des poètes prenaient leur essor dans les brumes ;
Et, songeant peut-être, à d’impossibles étreintes,
Toujours déçus, toujours plus sûrs,
Riant des vols de flamme et des astrales houles,
Se lançaient en esprit, dans tes sillages fous.

III

Incarnations

Après les bleus vertiges des abîmes,
Tu sais vivre la poésie des coins perdus,
T’insinuer en les secrets les plus ténus
Des sorts monotones, des vies infimes.

Il te plaira d’habiter l’âme grise
D’un être mal distinct de l’animalité,
Et qui s’éveille à peine au sens de la Beauté,
Plein de terreurs et de joies imprécises.

Tu connaîtras les huttes basses
Sorties du sol rougeâtre et le continuant,
Encore informes et tassées
Comme les ruches d’un rucher bruyant.

Tu sauras de quels rêves se peint l’horizon
Qu’emprisonnent des murailles de boue

Et ce qui peut tenir des grands couchants de pourpre
Dans la vallée mesquine d’un sillon.

En l’espérance et l’angoisse confuses
Qui tressaillent, après les mornes sommeils lourds,
Tu vaincras ta chair exténuée qui refuse
D’obéir à l’appel tyranique du Jour.

Et, sous l’œil clair du rude maître qui arrache
Aux fleuves et aux bois leur vaporeuse et pâle
Et dorlotante écharpe de songes d’opale,
Tu iras, dans l’air cru, vers les ronces des Tâches,

Massif, rugueux, battu aux forges primitives,
Le fer mordra tes mains comme le sol saignant ;
L’effort tortionnaire et les repos souffrants
Pèseront même poids sur ta forme plaintive,

Mais, tandis que ton hâve compagnon, hanté
D’une présence bienveillante qu’il ignore,
S’enlizera, forçat de la glèbe, tenté
Par le sort calme des souches qu’un rayon dore,

Tu lui verseras le bonheur des visions

De vies futures sereines et lumineuses,
Où les blonds océans d’éternelles moissons
Rouleront doucement sous des caresses bleues.

Des soirs beaux comme des regrets
Pleureront de longues fleurs tièdes
Sur les franges dormantes des palmes.
Les pauvres membres torturés
Connaîtront de souples détentes d’ailes
Dans l’air berceur et enfin ami ;
Et par la chaude clarté rose, triomphale,
Un dieu chantera dans le serf meurtri
Qui devinera l’éclosion de la Femme
En le fauve mamelu rampant devant lui…
Et tu feras fleurir le printemps de son âme.

IV

Sénile

Pour Guy Lavaud

Vieillir, c’est voir monter le Passé
Et, blondement s’estomper les lignes présentes,
D’une blondeur qui tourne au gris des cendres,
Sous un soleil doux, très pâle, comme lassé.

Tout devient trouble comme en une angoisse
Nostalgique et tristement espérante…
Ô soir dissolvant, à l’air suave, trop moite,
Éternel Soir où du révolu se lamente !

Avant ces maisons qui font des archipels blêmes,
Je vis des roseraies fraîches comme des filles ;
Au lieu des jardins — où nuls parfums ne s’emmêlent, —
Réguliers et morts, pareils à des Thèbes, —

J’ai vu des vérandas sucrées de chèvrefeuille
Où fleurissaient mes petites amies.

Petites amies, vous n’êtes pas toutes mortes
Mais vous n’êtes plus vous, en les entours changés ;
Souvent je vous regarde, aussi belles qu’alors, —
(Ne vieillissent ni les femmes, ni les nuages
Qu’on suit d’un œil d’envie dans le ciel bleu et or,) —
Mais autres, moins amies, touchées d’un jour étrange,
Aube de quelles hautes et prochaines vies ?

Vos yeux brillent toujours, profonds et lumineux,
Reflets d’astres en l’eau diaphane, loin des rives ;
Mais leur mystère n’est plus mien ;
Que disent-ils des futures ascensions bleues
Dans la terreur exquise d’un gouffre serein ?

Serons-nous encore enfants ensemble
Sous des cieux de fleurs et de gemmes ?
Un sort nouveau nous liera-t-il de liens tendres,
Ou revivrons-nous sans jamais plus nous aimer ?
Voguerons-nous, perdus en l’éther sans limites,
Ou réaliserons-nous les rêves anciens,
Sur une étoile, au delà des zones ultimes
Confusément perçues par les regards humains ?


L’une de vous, — (fut-elle bien des vôtres ? —)
Savait conduire sa pensée de monde en monde
Et attirait mon débile esprit vagabond
Dans le sillage clair de ses ailes d’aurore,

Ou venait jeter des pétales inconnus,
Qui changeaient les mots en parfums et en musiques,
Sur les tristes écrits où je peinais, vaincu.

Et il me faut ouïr de vieux airs nostalgiques,
Subodorer de languides senteurs perdues
Aux limbes grisants des parfums évanouis,
Pour revoir, en de flaves gloires adoucies,

La fée blonde comme un rayon sur un sommet,
Comme un espoir de jour dans la poix des barathres,
Gardant, après sa longue errance par les astres,
Le charme poignant des anciennes Bien-Aimées…

V

Insane

Je te croyais loin, — et tout près de ma tristesse,
Tu cueillais des iris violets
Dans l’étroit jardin aux verdures veloutées
Qu’une promesse de beau soir caresse.

Les fleurs montent comme des étoiles
Dans le doux ciel vert
Qu’elles sèment de mauves et roses lumières,
Et je comprends que c’est toi,

La fée blonde, qui appelles les astres
Si longs à fleurir,
Dans la haute prairie diaphane, si vaste
Que tout mon rêve y peut tenir.


La fée blonde, qui appelles les terres
Et les soleils, fleurs et lettres de l’Infini,
Afin qu’un dément, pour une heure ton ami,
Puisse lire quelques signes des Grands Mystères.

VI

L’Eau du Large

Pour Henri Fauvel

I

Le pâle bassin vert, l’eau du large, endormie,
Qu’emprisonnent les dalles vaseuses,
Les fines flèches noires des mâts qui s’ennuient
De ne plus osciller en des fuites houleuses.

L’âcreté du goudron et des algues des rades,
Un bref frisson de brise fraîchement amère,
Introduisent au cœur de la ville maussade
L’inquiétude trouble de la Mer.

Quand des guibres aiguës brisent le miroir glauque,
Surgies de quels lointains, — visant quel inconnu ? —
La vie est plus morne, aux vitres des maisons hautes,
Du mirage des ailleurs entrevus.


Des enfants étudient près des fenêtres closes,
Ou, las de textes embrumés et nauséeux,
Regardent avec des prunelles anxieuses
Un ciel qui, tout près, se mire en les libres flots…

… Ils sont tristes : Voilà l’Automne qui retend
Ses long tulles cendrés du cap fauve aux collines…
Ah ! ces « devoirs de Vacances » qui se terminent,
D’abord haïs, chers à présent !
Ah ! mourir de l’ennui de leurs dernières lignes !

Mourir si doucement ! Car, achevée la tâche,
Ce sera l’effroi de la geôle noire d’encre…
Déjà gronde un tambour… des voix rauques se fâchent…
Les petits sentent un long frisson les reprendre.

La classe ahurissante et le dortoir moisi
Où les lits sont en rangs, où le veilleur chemine,
Tout rouge ! — où le sommeil connaît la discipline, —
Les réveils affreux dans l’air fétide, épaissi,

L’étude où le gaz siffle une mélopée lente,
Si souffrante — et peint de bleu les carreaux fêlés

En la nuit bleue du dehors et le bleu silence…
Les bouts d’arbres des cours pareils à des gibets,

Le pouvoir de ces maîtres haineux qui les glacent,
La crainte de rester, oubliés, dans ces murs,
Leur feront, peu à peu, si le supplice dure,
Des âmes de vieillards lassés.

...................
Et, suivant dans le ciel un nuage qui vogue
Comme un voilier pâle — et qu’il ne reverra plus, —
Un enfant, le plus navré de tous, s’interroge :
« Ô saurai-je m’enfuir vers les pays perdus ?

Serai-je le petit mousse que l’on fustige
Et qui tremble d’horreur, accroché à la vergue,
Tandis que le haut mât tournoie, penche, s’érige
Et que la vague, l’aveuglant d’embruns, déferle,

Le mousse, ivre de rage et de peur, qui s’évade
En un port inconnu, sous les verdures noires,
Laissant tout le passé dans le bleu de la rade
Brillante encore, entre les palmes qui se moirent ?


Ne serai-je plutôt le chétif vagabond
Qui se coule sous les feuilles des haies,
Haletant aux galops sonnant sur la chaussée,
Rêvant à la fois d’ample espace et de prison ?

N’irai-je pas ainsi jusqu’aux épaisseurs vertes,
Des prés âcres de sève et cernés de ramures
Si drues, que l’on croirait voir de grasses clairières
En les bois vierges des beaux livres d’aventures,

Jusqu’aux prés aux parfums lourds où tu m’apparus,
Toi qui m’appris que la douleur d’aimer enchante,
Exquise belle illuminée d’yeux de soir pur,
Toi qui, ne méprisant l’écolier qui t’élut,
Promis en souriant d’être — plus tard — l’amante ?

Je vivrais là, très sauvage, un peu affamé,
Brûlé, transi, fléché, sous la loque amincie,
Par les longs javelots de cristal de la pluie,
Mais hanté du mirage de la forme aimée,

Et quand l’Été redirait son chant langoureux
Plein de soupirs ardents et de plaintes heureuses,

Tu reviendrais en un rayon d’or, ma charmeuse,
Pour me guérir d’un bleu sourire de tes yeux… »

...................
Et dans le sang doré du couchant, des mâtures
Toutes rayonnantes, puis noires,
Dépassent les maisons et, hâtant leur allure,
S’enfuient, s’enfuient au loin comme les beaux espoirs.

VII

Fragments de Vie

I

Pour un ami qui se reconnaîtra
Cet ami parle :

L’adolescence est morte, — voici la Jeunesse,
Enthousiaste encore, — déjà moins fougueuse ;
Un passé pleure dans mon cœur :
Les amours d’enfant ne sont plus que cendres tièdes,

Celle qui m’ouvrit de bleus royaumes,
Celle qui fut la déesse de ma tendresse,
N’est-elle plus rien qu’un fantôme
De femme disparue et désirée… ?
— Désirée tristement, avec un désespoir
Qui fait qu’elle pâlit et s’efface

Comme les violettes des vieux soirs
Qui ne sont plus que de la brume dans l’espace ?

Hélas ! déjà naît un amour nouveau
Qui dissipe aux lointains la souvenance aimée…
N’es-tu, vraiment, aujourd’hui qu’un peu de fumée,
Ô passion qui rendais le monde si beau ?
Et ce nouvel amour est tyrannique et rude ;
Il est plein de remords et sans joie ;
Je pleure d’espérer, en mon ingratitude,
Un bonheur qui ne viendra pas de toi.

II

D’autres, d’autres encore ont passé, prestes,
Dans le ciel de mon rêve,
Images fuyantes, inachevées,
Ombres d’oiseaux qu’un flot mouvant reflète…

…Mais, un soir que voguaient loin les tendres pensées,
Noyées dans l’Éternel et l’Absolu,
l’appris comment on a l’âme blessée
Du Vrai Amour dont on ne guérit plus.
La nuit tombait, une lumière pâle

Baignait, — dans le calme qu’ailaient des bruits légers, —
D’une triste sérénité, comme automnale,
La haute salle où je n’étais qu’un étranger.
De long éphèbes, des filles énigmatiques,
Songeuses ou lentement souriantes,
Semblaient attendre quelque message mystique
En la lueur de trouble topaze fluente.

Une voix monta, caverneuse et furieuse,
Grondant un prêche combatif
Que je trouvai plus beau et plus persuasif
Que tous les chants de l’Ionie mélodieuse.
Car, tandis que s’évertuait le prédicant,
Les prunelles, jusque-là mornes, indécises,
De la fille la plus rêveusement exquise
S’embrasaient, tels des ors de vitraux au couchant.
Et, ne sachant où se reflétait leur extase
Mêlée d’enthousiasme et de splendide effroi,
Ignorant les vivants et perdus dans l’espace,
Les grands yeux dardaient leur feu terrible sur moi.

J’en fus brûlé jusqu’au fond de l’âme, ô rêveuse !
Tu connus ton crime involontaire et souris ;
Mais la brûlure n’en fut que plus douloureuse…

Elle persiste, féroce et délicieuse
Et je crois que c’est d’elle seule que je vis.

III

Et je t’aime, après tant d’années,
Au point que ta croyance est devenue ma foi
Et que je ne sais penser qu’avec ta pensée
Entrée comme un éclair en moi.

Tu es partie si loin qu’un rayon d’été dore
D’or flave l’or brun de tes cheveux,
Alors que nous écrase la nue jaune et noire
Et que nous allons, par des jours pareils aux soirs
De la neige blême à la glace bleue,

Et tu es l’éternellement présente,
« Encor la première » eût dit Nerval, mais accrue
D’un lointain charme de tristesse renonçante,
Toujours pressenti mais en toi seule connu.


Tu m’as conquis et je te garde prisonnière :
Tu peux vivre, changer, croire n’être plus toi :
Ton essence est immuable et tu es en moi
Comme le diamant dans sa gangue de pierre.

VIII

Jacinthes

Ô jacinthes des jours meilleurs,
Parfums-reflets vivants encore ailleurs,
Aériennes chairs de fleurs,

Vous me rappelez des soûleurs menues,
Bonnes tristesses, tôt venues,
Gaîtés sous le Bleu que striaient des nues,

Nues blanches, édens réalisés,
Indigo, lourds bois moutonneux grisés
D’effluves idéalisés,

Noires, ces longs deuils qu’on aime à revivre
Exquis désespoirs dont s’enivre
L’âme du tréfonds et que l’on ne livre,


Jacinthes, fleurs de l’Irréel,
Fleurs dont le parfum est musique et miel,
Émanations d’un faux ciel !

IX

La Lointaine

Brune comme les soirs d’ouragan et si pâle
Qu’un ivoire est brutal auprès de l’or calmé
De ta joue, il te faut le désespoir qui râle
Pour que tu daignes voir l’amant jamais aimé.
Tu languis, dédaigneuse, en ton donjon lunaire,
Ou penchée aux créneaux qu’atteignent les cyprès,
Tu contemples la Nuit, ton domaine ordinaire
Où se tissent, pour toi de longs tulles nacrés
Faits de rayons d’un triste éclat, frêle et mystique.
Et ta forme a le flou d’une apparition ;
Le vent faible module un semblant de cantique
Plein de terreur divine et d’adoration.

Mais tu railleras bien la légende naïve :
La Vierge froide et blanche éclairant les Voyants…

… Délicieusement souriante et pensive,
Tu sais de noirs combats et des amours criants.
Tu sais, là-haut, bien haut, dans une étrange nue,
D’impossibles amours fabuleuses, les Vraies
… Et le regret âpre et furieux exténue
Ton cruel petit cœur où germent des cyprès.

Ces amours-là contiennent tout : l’essor des voiles
Sur l’Océan, — les pleurs vastes du ciel marin,
La flamme des volcans et l’automne serein,
Le parfum du nuage et l’âme des étoiles.

X

Le Mauvais Navire

Pour Jean Royère

Le mauvais navire est venu
Dans la baie fermée, d’un bleu sombre,
Aux eaux lourdes, froides et profondes
Comme les âmes des reclus,

Dans le cercle de tiède fraîcheur des collines
Qui mirent leurs gaîtés de feuilles et de fleurs
Aux lents flots purs et d’intense mélancolie
Inchangée, sous les vertes et roses lueurs.

Nul homme ne tenait la barre ;
Le pont gris s’inclinait, plus long d’être désert ;
Les haubans noirs, au vent de mer,
Vibraient, telles de lointaines cithares

Et les vergues roides, plus noires,
Faisaient, avec les mâts, des croix funèbres.

Les voiles pendaient, fauves et rougeâtres,
Comme les roussettes endormies
Pendent aux branches des vieux arbres ;
Des flammes d’étamine bise
S’enroulaient, se déroulaient dans la brise,
Semblables à des chevelures mortes
Que love et délove un courant sournois,
Un froid courant d’eau bleuâtre qui les emporte
Comme de fantastiques proies.

La coque rouillée, çà et là blêmie de sel,
Lépreuse de coquillages bizarres,
Ichtyoses de mystérieux archipels,
Avait la forme d’un squale de cauchemar.

Le néfaste voilier s’est ancré dans la baie,
Sans bruit et sans visible effort humain ;
Il est resté là, seul, droit sur l’eau, embué
D’une vapeur lumineuse d’étrange teinte.
Mais quand la gaze lilas du soir est tombée,
De troubles formes, comme fluides

Et nuageusement hyalines, flottèrent,
Glissèrent en la suave tristesse de l’air
Abandonnant le navire aux houles languides
Et gagnant la plage où des vitres s’allumaient

...................
Longtemps, ce furent des nuits angoissantes
Dans la ville aux vacillantes rougeurs,
Aux rues étroites et tournantes :
D’aigres cris partaient des carrefours ténébreux.
Des plaintes sanglotées ou furieuses
Râlaient au noir des venelles enchevêtrées ;

Des vols pâles fuyaient dans le matin blafard
Et, aux heures bleues et dorées,
Des troupes de femmes hagardes
Hurlaient, ameutées sur la grève,
Montrant du poing l’ironique sommeil
Du navire dont les squames hideuses
Étincelaient comme des lames de vermeil
Sous l’effrayante brume lumineuse,

Mais un soir la baie apparut, flambante et vide,
Sous les grenats et les topazes du couchant.

La foule se rua, tumultueuse, hispide,
Les bras fous, noire, avec des remous rougeoyants,
Vers un long cap, filant loin sur l’eau, hors des passes, —
Ne vit que la mer plate et des îles éparses ;
Et sa rage brama dans la morne splendeur.

Une femme demeurait à l’écart,
Femme ou gennia, belle et presque monstrueuse,
Avec ses grandes ailes souillées et brisées,
Douloureuse et passive, laissée
Par le mauvais navire enfui.
Elle suivit de loin la foule refluante
Qui regagnait la ville déjà bleue de nuit ;
Et seule, aux dernières lueurs planantes,
L’Inaperçue entrevit les voiles gonflées
D’un vaisseau pareil aux nefs sombres que la fièvre
Fait voguer sur l’Océan noir des mauvais rêves,
Montant lentement vers l’horizon violet.

Et l’angoisse, plus douce alors, mais éternelle,
Rentra dans la ville plus étrange,
Avec les ailes aux tristes franges,
Les brisures, les flottements des longues ailes…

XI

Platonisme Brutal

Je ne veux pas t’avoir toute, ma belle Chère,
Il me faut du mystère en toi, de l’interdit,
Quelque chose d’hiératique et de maudit
Et de charmant, que mon rêve laisse en jachère.

Et je t’aimerai plus au seuil du paradis
Fatal, qu’en les chemins connus du purgatoire,
Si faciles et si grisants ; car méritoire
Est mon renoncement, belle aux seins arrondis,
Belle aux chairs de lis blond, d’ambre et de poivre rouge,
Belle dont l’œil qui saoule est fait d’un astre brun,
Dont un simple baiser… donne-m’en encore un,
Neige et feu, miel et sang, mon idéale gouge !


Je ne convoite que tes bras frais pour licou
Et la langueur d’amour très vicieuse et pure :
Si chastement !… humer les baumes de luxure,
Pendu comme un enfant aux rosiers de ton cou !

XII

Vers la Fée Viviane

Pour C. Lahovary-Soutzo

Anxieux de revoir la blonde, la fuyante
Viviane, je vais dans l’air pâle,
Cherchant Celle qui, en mon âme froide et lente,
Alluma le désir des musiques astrales
Et ne m’inspira que de barbares chansons.

Je vais dans le bleu faible et trouble de la nue,
Comme lors des songes enfantins, des vieux songes,
Où les oiseaux planaient si bas,
Où battaient si haut mes ailes menues,

Mais le rose sourire divinement las
Du soir mystérieux qui fleurit la mer calme
Et les rayons d’adieu qui baisent les sommets

Me rappellent vers ces flaves dunes des grèves
Où jadis la Fée blanche, languide et pâmée,
Dans le ciel tout semé de fuchsias de rêve,
Éployait ses cheveux solaires au couchant,

Et mon vol frôle les longs flots d’ambre des sables
Et la neige tachée de nuit des goélands
Qui pèchent aux lagons miroitants et semblables
À des coupes remplies de pierres liquides.

Puis, c’est la nuit de cristal bleu sombre.
Et me suivent les brusques vagues, plus rapides,
Plus gémissantes sous le dur vent qui les rompt,
Les éparpille en bruines gélides.

Ô Fée ! au-dessus de ce gouffre qui se plaint,
Éclairant les mêlées de ces forces brutales
Plus horribles dans l’ombre où les souffles sont râles,
Fais flamboyer, traînante sur le ciel éteint
La comète d’or rouge de ta chevelure !

Sois seulement un astre pallidement pur,
Un espoir en les lourdes luttes monstrueuses,
Un point de feu, promesse en le chaos obscur,

D’une tiède journée tristement lumineuse,
Où doux sera de souffrir sous le faible azur,
Sous une tendre et dolente caresse bleue, —
Ne sois qu’un point de feu à des milliers de lieues !

Mais sois !
J’erre en l’abîme, aveugle et emporté,

Comme un lambeau de voile arraché à sa vergue,
Je tournoie dans l’air noir, bondissant et inerte,
Chiffon tendu, tordu, claquant, roulé, fouetté
Par les ailes d’acier de l’ouragan féroce !

Rien n’a lui sur mon désespoir morne
De chose perdue en la colère des choses.

Voici poindre une incertaine aurore,
Pâle comme un cœur de rose jaune.
Puis c’est un lourd deuil gris sur les vagues calmées
… Et s’approche un rampement de terres
Aux longues lignes — comme lentes, — embrumées
D’une vapeur d’ennui désespérément terne,

Et, sans doute, il y aura des âmes éprises
De lumière grisante et d’horizons flambants

Sur cette macule cendrée de l’Océan !
Voici les vivants serpents flous des fumées bises,
Vies de tristes foyers, que des yeux suivent
Jalousement — puisqu’elles vont mourir dans l’air !
Dans l’air éternellement jeune, dans l’espace
Toujours changeant, dans les vastes abîmes clairs.
Où tout se noie, espoirs déçus et pensées lasses !

Perdus le large et sa tragique liberté,
Ce sont les effrayants ravins sombres des rues
Où des misères matinales fluent,
Lentes, craintives, comme hébétées,
En rivulets humains avant les noires crues,
Des heures d’insane et cruelle activité.

Et j’erre, tout le jour, à l’aventure,
Dans les remous de la foule brutale,
Jusqu’à l’heure où ses grondements se font murmures,
En le mystère de cette vesprée florale
Dont les lilas bleuis et pâles
Sombrent dans les ruisseaux, étroits miroirs ignobles,
Qui reflètent, de nouveau, le ciel !


Et voici, — du faible rose de l’aube,
De la blondeur des beaux soirs touchés d’irréel, —
À une fenêtre si triste,
En cet encadrement de larges feuilles grises
De vieilles poussières,
Sur le gris endeuillé des pierres,
Une femme dont les yeux de douce améthyste
Regardent plus loin, plus haut que les nuées claires…

Ô femme, dis-je, toi seule, avec ces prunelles
De profond ciel bientôt crépusculaire
Peux voir les hauteurs où n’atteignent plus ses ailes…
Dis, vois-tu Celle qui torture les poètes,
Qui leur dit le parfum des roseraies mystiques,
L’extase du Suprême Bleu, loin des planètes,
La lente griserie de mourantes musiques
Toujours mourantes — et suavement vibrantes,
Dont les accords fluides, liquides,
Embaument, tandis que les roses chantent…

Mais la femme au teint pâle et rose comme un aube,
Aux blondeurs chryséennes de soirs disparus,
De soirs jamais chantés qui ne reviendront plus,

N’est déjà qu’un chatoiement de nacre, en l’air mauve,
Une moucheture d’aile irisée.

Cruelle fée ! Tu n’as été si près de moi
Que pour me décevoir, à peine déguisée.
Sous une autre nuance de charme — et ta voix
N’a pas même daigné parfumer ma pensée
D’une fleurette, d’un rien qui me vînt de toi !

..................
..................
..................
..................
Elle m’a dit : Tu m’as cherchée aux pays fous
Où les nuages sont des vagues et des sylves,
Où les brasiers du soir dressent des palais roux
De topaze et de rubis que hantent les sylphes.
Et tu as cru me suivre en de molles forêts
De roses mauves diaphanes à la brise,
En des cités de rêve où les bleus minarets
Sont des tiges sur quoi les fleurs du ciel s’irisent ;
Vers l’azur d’horizons à peine devinés
Où tes espoirs sont de belles femmes qui planent ;
Et vois : — la rue est pauvre et morne où tu flânais,
Où je glisse en le jaune couchant qui se fane.

Tu rêves de splendeurs en des mondes changeants,
Terre aujourd’hui, demain Altaïr, gemme perse,
D’astres d’or lilas, puis de vert et rose argent
Ou de brillants noirs, chers à ta folie perverse.
Tu n’as jamais aimé que ton songe indigent
De beauté dure et de paradis fantaisistes.
Tes vers n’ont reflété que ton âme égoïste ;
Jamais tu n’as cherché dans l’espace où des voix
Se plaignent si mélodieusement le soir,
Si bas, depuis toujours, les plaintes les plus tristes
Pour les calmer d’un chant à peine murmuré
À peine, tel qu’une caresse de mandore.
Tel qu’un appel aux Willis blondes implorées.

Que voulais-tu de moi, bon joailler en faux,
Qui ne sus que la Poésie alme et pieuse
Est l’âme du Futur bleu, sereinement beau
Qui parle tout bas à des âmes douloureuses ?

Errances

I

Fleurs des Rues

(Alger) Pour Léo Loups

Mornes, empaquetées dans leurs loques jaunâtres,
Elles vont par la rue déserte aux jardins frais,
Les Mauresques, montrant leurs durs visages fauves,
Vieux et pauvres, qui n’ont que faire du secret.

Elles vont, se traînant sans hâte, insoucieuses,
Nulle pensée ne vit dans leurs yeux de vieil or
Qui regardent très loin des choses disparues
En un terne passé morose — et si bien mort !


Mais que, — fouettée de brise, — une grille fleurie
Laisse neiger de maigres flocons de jasmins
Qui sèment le ruisseau noir d’étoiles candides,
Voici les yeux briller, voici les maigres mains,

Tremblantes d’une joie fiévreuse et puérile,
Râcler la boue durcie, glaner d’un geste fou,
Épousseter, lisser les fleurettes souillées,
Les palper amoureusement de leurs doigts roux ;

Et je crois voir de pauvres vieilles courtisanes,
De celles qu’un rôdeur ivre sait éconduire,
Navrées de se survivre — et soudain exultantes
Pour la blanche caresse d’un jeune sourire.

II

Afrique

Pour Louis Norac, l’Africain

Tandis que les rues, pâles sous le ciel cendré,
Alignent leurs maisons un peu batignollaises
Et qu’Alger roule ses flots humains diaprés. —
Espagnols et Maltais, jurant à la française,
Mocquos, Flamands, Bretons, Moutchous aux forts relents,
Kabyles, Savoyards, Youddis gommeux et graves, —
D’où émergent parfois quelques Arabes lents,
Squalides et hautains avec des mines hâves,
Si rares ? Vrais fétus « in gurgite vasto »,

Alors que duveteuse et blanche, un peu bleuie,
La neige, ainsi qu’un mol et glacial manteau,
Drape les monts voisins aux lignes assouplies,

Songe-t-on qu’au delà du Sahara d’or roux,
Du Sahara d’or bleu plein de rêves sauvages,
Qui déploie sa splendeur triste si près de nous,
En ce continent, bloc massif, aux ronds rivages
Que ne découpent longs golfes ni bras de mer,
Sur le sol même où grincent les Cars électriques,
Où trottine, arborant sa parure d’hiver,
La « Môme » qui auréole une blondeur chimique, —
Frémit et grouille, sous les magiques forêts
Où dans la plaine ardente aux palmes fastueuses
Gemmées de vols changeants, roses, verts et dorés,
Toute une humanité noire mystérieuse ?

Et que l’Afrique est un beau piège, bien posé,
Avec l’appât de presque européennes terres,
Douces étrangement après nos sols glacés,
Mais « déjà vues » sous leur flore si familière
À l’homme du Nord qui la retrouve, joyeux,
Et se laisse attirer par la neuve patrie
Toujours plus loin, sous un grand ciel toujours plus bleu,
Vers les sables d’ambre et les oasis fleuries,
Puis se perd, au delà du morne océan blond,
Sous la houle profonde et sombre des feuillées
Ou dans la maigre brousse inondée de rayons, —

Comme les Gallas aux tribus éparpillées
Ou les Peuhls, oublieux d’Isis et du Nil vert,
Et dont l’âme s’endort aux lointaines musiques
Des « harpes nègres », ces tueuses des hiers
Qui vibrent à jamais des tristesses d’Afrique ?

III

Au Coin d’une Rue
(Martinique)

Pour Jean Royère

Le mur est couleur de farine de manioc
Avec un semis de paillettes
Qu’éteint et rallume la brise alerte ;
Son ombre est lilas sur le blanc pavé de « roche ».
Il emprisonne un tout petit paradis vert
Que l’on devine,
Car, guettant par-dessus la crête illuminée
De soleil doux,
Voici deux longues feuilles de bananier
En banderoles qui s’effrangent,
Des dentelles floues
De filaos aux tulles changeants,
Des bouquets rouges sur le ballant d’une branche
Une luisante et bruissante palme d’or vert.

En face il y a une case lézardée
Avec une galerie aux piliers de pierre,
D’où une vieille femme noire, si ridée
Qu’elle-même semble une ruine lézardée
Contemple un gouffre bleu au fond duquel chante la Mer.

C’est là que je t’ai rencontrée, fillette si brune,
Presque mordorée sous ton madras jaune
Fleuri d’invraisemblables pivoines. —
Belle d’énormes yeux où des astres s’allument
Comme dans une splendide nuit,
Belle de ton sourire qui est un lis
Entrevu sous des fleurs de flamme ambrée.

J’allais tout doucement, grisé de solitude,
De parfums matinaux doux à en délirer ;
Tu attendais — sait-on quoi ? — debout et cambrée
Et tu m’as regardé, peut-être une minute,
(Curiosité amusée plutôt qu’intérêt.)

Comme j’étais vêtu sans la moindre élégance,
Brûlé de soleil, bistré comme un pain trop cuit,
Nimbé d’un panama vénérable et roussi,

Contemporain du papa de la Reine Hortense,
Je me figure bien que tu te seras dit :

« Moun-là, c’est sûrement un « habitant » des mornes ;
Il possède une vieille mule couronnée
Ou une jument de vingt ans, boiteuse et borgne
Qui lui sert à porter de l’herbe de Guinée,
Du gombo et des pois d’Angole
De son champ aux habitations isolées
Perdues en l’émeraude et l’azur des hauteurs.

Comme il a fait un beau coup sur les sapotilles
Ou les pommes-cannelle avec un revendeur,
Il est descendu par de petits chemins bleus
Ombreux de galbas et de lianes à vanille
Pour causer avec les « ti filles » de la ville.
Dans sa broussaille, il n’a que des sorcières noires
Et plus vernies que des bâtons de cacao,
Ou des « chabines »[2] aux pâles yeux de crapauds,
Aux joues tachées de bis comme les vieux ivoires
Et aux cheveux en rêches bourres de coco.

Excédé, à la fin, de ces « fleurs » trop rustiques,
Il est venu cueillir quelques œillets dorés
En de solaires parterres de mulâtresses.
Il va paraître fort brutal — et plus comique —
Ce bon amoureux trop gourmand et trop pressé !
Quand elles auront bien ri de lui, les « Titanes »
Le renverront à ses bois noirs, à ses ravins,
Aux sauvages beautés de ses hautes savanes. »

Et moi, je songeais : « Viens, petite « brune », viens,
Poésie condensée de la terre créole !
Que ne suis-je un puissant magicien
Pour t’appeler vers moi, — sans paroles —
Rien que par un triste regard de convoitise
Qui serait une flèche pour ton cœur,
Une flèche au venin d’une telle douceur
Que tu penserais, plus apitoyée qu’éprise :
« Oh ! je souffre de ce désir ardemment triste,
Je veux le guérir, je le noierai de langueur
Dans le philtre embaumé de mes caresses. »

Tu me ferais un tout petit : « oui !» de la tête :
Je t’emporterais sous des verdures épaisses
Et lourdes, mais amoureusement inquiètes,
Vers une case que je connais bien,

Baignée d’une lueur d’aigue-marine et de topaze,
Vibrante des soupirs des grandes palmes et des vagues.

Dans l’île, nous aurions notre île à nous,
Séparée de tout par l’océan des feuilles,
Nous jouerions aux « pauvres âmes esseulées »
Que le monde entier réprouve et désavoue…

Et je ne vivrais que pour être à jamais tien :
Je te prendrais dans mes bras, le matin,
Quand un peu maussade, faisant la moue,
Tu voudrais te lever, lassée d’amour ;
Et je te garderais tendrement contre moi.
Puis si tu insistais pour m’échapper quand même,
J’irais te baigner comme une enfant
Dans le bassin rosé de pétales flottants…
Je poserais ton beau madras, ce diadème
De soyeux rayons d’ambre et de pourpre des soirs,
Sur tes frisettes crespelées aux sombres moires,
Et ton collier de grosses baies d’or creux
Qui prend un éclat presque liquide
Ou mélancoliquement stellaire
Sur l’or plus fauve et chaud de ton col langoureux
...................

Pour toi, je chasserais, par les sentiers d’ombre tépide,
Les manicous et les tourterelles ;
Au fond des gouffres de ténèbres vertes —
Où pleurent de minces cascatelles,
Près des monstrueuses fougères, —
Penché sur les rivulets de nuit endiamantée
Moins beaux que tes yeux aux noires clartés,
Je guetterais le gris élan de vif-argent,
La cristalline robe turgide et féerique
Dont s’habille la fuite enragée des cériques.
...................
Et quand le soir emparadise le couchant
Si vite velouté d’un âtre bleu phosphorescent,
Je chanterais des airs qui sont venus d’Afrique,
Des airs inconnus de toi qui te surprendraient
Comme un retour d’ombres d’ancêtres
Oubliés mais très familiers ;
Et tu m’en aimerais, jusqu’au fond de ton être

Hélas ! Je fus, — qui sait ? — un peu magicien,
Car tu vis quelque chose de mon âme,
Puisque la raillerie de ton regard devint
Une émotion très fraternelle et amie…

… Mais il y eut une folle risée de brise
Chantante de parfums, sans doute évocatrice
D’un plus doux, d’un plus jeune amour…
… Et comme je m’éloignais de toi pour toujours,
Nous avons échangé un sourire assez triste.

IV

C’est un Village

Pour J. Cormoran

C’est un village blond et blanc derrière une falaise,
Blond de soleil et blanc du crépi des maisons ;
D’un blond pâlement lumineux, car c’est à peine
Si les ors vagues des primevères apparaissent ;
D’un blanc bleui par le rêve des horizons.

Une fraîcheur doucement inquiétante persiste
Sous le ciel souriant comme l’azur d’un œil de fille ;
Les ramilles des glycines sans fleurs ni feuilles
Qui parent d’une poésie d’accueil les seuils
Dont les claires peintures luisantes sourient,
Tombent comme affligées d’une attente longue et triste.


Quelques fenêtres se fleurissent de visages
Sainement roses de couseuses chantonnantes ;
Les voix sont un peu mélancoliques et lentes,
Les yeux distraits qui oublient un instant l’ouvrage
Ont le trouble éclat de béryl des vagues proches
Ou du plus proche étang qui s’endort à peine moins glauque
Et tout le village se mélancolise d’attente.

Sur l’eau captive de l’étang où les nuées marines
Mirent leur grèbe neigeux et leur nacre grise
Ou chatoyante de prismatiques orients,
Parfois un goéland chassé par la tourmente
S’abat et glisse en la houle des flots moirés
Où l’ouragan n’est plus qu’une rude caresse

Et les couseuses hantées de songes du large
Se diront : « C’est le marin parti le plus loin, —
Lequel ? — dont la pensée nostalgique revient
Se baigner en le reflet blanc de son village. »

Mais comme la pensée d’une âme aventureuse
Le goéland, bientôt las du calme, s’envole.
Et le voici, déjà oublieux des « valleuses » bleues
Qui semble guider vers les Indes fabuleuses
De hauts navires blancs d’une brume de voiles.

Côte d’Émeraude

Pour Mme  M. R.

I

De Saint-Cast

Brume d’ambre et d’aurore où tremblent des rayons,
Les Ébihens sont des châteaux de rêve
Qu’on dirait construits avec des nuages
En le ciel de fluide opale un rien bleuie.
Lourds remparts, grosses tours basses, aux jours d’orage
Les Ébihens sont de sinistres burgs
Sous de furieux vols d’ailes de suie.

Ils profilent de longues villes irisées
Sur une immense plaine chatoyante et floue ;
Ils massent des armadas aux voiles rosées
Ou des troupes d’oiseaux géants droits sur la houle,

Par des soirs de bleuets et de fleurs de pêchers
Quand les lentes vagues semblent jonchées
De tendres pétales changeants,

Quand les nuages de perle prennent des formes
Voluptueuses, dans la lumière câline,
Les Ébihens, d’un pâle incarnat velouté
Et modelés par une caresse de l’air,
Évoquent la mélancolie sereine
Et le mystère, en la solitude marine,
D’un passage floral des ultimes Sirènes.

II

La Ville Hantée

Après les sentes creuses rosement fleuries,
Tépides en leur vert crépuscule feuillu
Et le trouble bonheur inquiètement tapi
Aux frondaisons frissonnantes des avenues, —
Après la gloire assez incomprise qui nimbe
D’or faux mais clair les nobles villas des Faiseurs, —
Les sveltes filles qui se tassaient en corymbe
De coiffes blanches d’un luisant frêle de fleurs
S’égaillent sur le haut rivage, — au fol air libre.

Et la molle révolte bleue de l’eau s’ébroue
Sous des crinières écumeuses qui se givrent
D’un froid fourmillement roulant d’étoiles ivres.

Puis la plage s’éloigne — et la muraille hindoue
Qui, loin du Gange au lent sommeil fluant d’eau lourde.

Plonge comme un brun ghaût de pagode en la mer,
Glisse et recule plus ardemment mordorée.
La flèche noire du bateau vibre et oscille
Sous des bouquets turgescents de fumée cuivrée
Et griffe une blancheur surgie, d’étrange ville
Qui monte, haute et droite, et dure, dans le ciel,
Sous un roide clocher, maussade en l’air vermeil.

Une rousse lueur s’éveille aux yeux des filles
Comme un faible reflet de torrides soleils :
Adieu frais ennui vert des clos, sous les ramées,
Adieu soucis de purs trafics et de gains lourds.
Voici les portes d’albe et de rose lumière
Sur le mystérieux de la ville d’amour.

Ces rues calmes ont tant conduit de jeunes hommes,
(Dont celui-là, bien sûr, que chacune aimera),
Encore brûlés par les flammes des « là-bas »,
Fous de visions nées en des prunelles sombres,
Vers des belles flétries et banales, — hélas ! —
Mais noyées dans l’astral éclat d’aimées lointaines,
Que la ville est peuplée de fantômes troublants
Et qu’au soir mauve, en la mélancolie sereine
Du ciel comme plus haut, des flots comme plus lents,

Les filles reviendront, bizarres et fermées,
Portant, à leur insu, vers leurs froides maisons,
L’âme fervide et les fureurs de passion
De l’Inde fauve et des brunes îles pâmées.

III

La Grève

Près des forêts aux frémissants arcanes verts,
La grève blonde est un Sahara d’or humide
Avec tout le relief étrange du Désert :
Les dunes fauves qui montent en pyramides
Ou en molles tentes aux lentes courbes ;
Et les dépressions d’or plus sombre où s’endorment
Les chotts et les sebkhas dont les eaux lourdes
Ont des reflets de froid métal brillant et morne,
Angoissants comme des sourires ennemis ;
Et les longues traînées de coquilles blêmies
Qui semblent des ossuaires mystérieux,
Et les malingres oasis de chardons bleus…

IV

L’Île Pale

Vue du haut soc rocheux qui fend au loin les flots,
Comme elle émeut bizarrement, l’île perdue
Sur l’ondulante plaine d’émeraude floue ;
L’Île si proche, si vague — et plus inconnue
Que les terres noyées en l’azur des tropiques,
Macules sur les mers fabuleuses du Sud.

La même brise courbe, indifférente et rude,
L’aurore des pommiers de vergers idylliques,
Roses sourires de la « Grande Terre » en fleurs,
Et fait houler aux creux des vallées invisibles
Les végétations de mystère de l’île,
Faible profil de cuivre pâle en des vapeurs ;
De fous reflets d’ort vert montent à la même heure.


Pour se fondre en la même bruine de clarté,
Des larges baies qui doublent les forêts côtières
Et de la vasque où luit, en un coin écarté,
Une eau rare cachée dans les rocs insulaires,
Étroit miroir où joue l’ombre d’une herbe frêle.

Mais tout s’ignore des quelques humains nichés
À l’abri des pierreux remparts de l’île pâle,
Épars sur le sol maigre et qui ne se révèlent
Que par de minces traits nets ou effilochés
De fumée bise ou bleue ou nuancée d’opale.
D’autres baies savent les sillages des canots.
Qu’ils lancent vers la longue côte nourricière,
D’ici points noirs, débris jetés filant sur l’eau.

Et l’on rêve à la proche et nébuleuse terre,
À sa grève, au silence effarant de ses ports,
À ses côtes, plus ignorées de l’« autre bord »
Que rongent insensiblement les flots du large ;
À des sites bornés — et peut-être divins,
Qui seraient, — pourquoi non ? — les grisants paysages

Cherchés à des milliers de lieues, toujours en vain,
Et — visions de chers passés — nous attendraient
Dans ces lignes, cernant une tache cuivrée,
Murés entre deux caps unis par le lointain ?

Et pourquoi ne serait-ce pas l’Île voilée
Qui contiendrait, fleur âcre entre les fleurs marines,
La sauvage beauté que ma folie devine,
Cruelle et chère à mon âme désemparée,
La Sombre et Rauque et Dure appelée aux jours noirs ?
Peut-être ses regards vont-ils croiser les miens
De si loin, à travers l’air gris bleuté, ou bien
Cherchent-ils la forêt visible aux sombres moires,
Si douce quand les rais vespéraux la fleurissent,
Si veloutée, si près des rocheux promontoires,
La forêt où soupirent les oaristys.

V

Chemins

Sentes si loin de tout, dans le désert breton
Désert vert animé de mirages de fées,
Sentes si enfermées dans le « feuillu » profond,
Dans la sauvagerie ondante des buissons
Et le mystère velouté des pins, frôlé
Par une brise humide et si dolemment bleue,
Qui me montrait, sous les taillis ébouriffés,
Rebroussés, les flots dolemment bleus à des lieues !
Comme vous me saouliez, ô sentes de trappeurs
Du brutal, farouche et fauve encens de vos fleurs !
Ô la folie de ma liberté fanfarante !
Et comme vous m’avez fait comprendre, le soir,
Par le roux désespoir des lueurs déclinantes,
Le bonheur d’être seul parmi vos rouges souches,
La volupté d’être si loin — et, l’effroi noir
Et la tristesse du « Petit Chaperon Rouge » !…

VI

La Goélette

La femme rude, à l’air hagard, aux yeux meurtris,
Qui regarde, penchée à sa haute fenêtre,
Le port, gouffre étroit dans les rocs fauves et gris,
Puis le ciel floral où des étoiles vont naître,
L’exquis et triste vol des goélands dans l’air,
Le doux adieu lilas des falaises voisines,
Les clochers roses qui veillent sur les collines,
Et la ville, au grand jour dure neige de pierre,
Qui darde maintenant sa flèche incarnadine
Vers les nuées où glissent des formes changeantes,

La femme navrée aux prunelles expectantes
Dont le regard, obstinément revient au port,
Ne voit plus, sur les courtes vagues mutinées,
La noire goélette roulant bord sur bord

Ou se cabrant en virevoltes forcenées,
Comme prête à briser la chaine qui la tient
Mouillée à l’abri des récifs grondants, mais bien
Une âme sombre qui bondit, emprisonnée.

Fin
  1. « ........Viviane, la fée
    « Sur le vert coteau peignant ses cheveux d’or. »
    (Théodore de Banville.)
  2. Mulâtresses blondes-rousses.