Vers l’unité latine

Vers l’unité latine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 314-338).
VERS L’UNITÉ LATINE

Avant toutes choses, il y a une vérité, dont il importe que nous soyons bien convaincus et qui sera comme sous-entendue d’un bout à l’autre de cette étude : c’est la faillite décisive, — mise dans une lumière éclatante et tragique par l’actuelle guerre européenne, — du pacifisme et de l’humanitarisme révolutionnaire, considéré comme idéal universel.

Si excédés d’horreurs que nous soyons, si désireux d’imposer à nos adversaires une paix victorieuse, qui ait des chances d’être provisoirement définitive, ce n’est pas un fait de médiocre conséquence pour les nations en conflit que d’avoir repris goût à la violence, de s’être accoutumées de nouveau au mépris de la vie humaine. Croit-on que ce dur apprentissage s’oubliera si facilement ? Le pire, c’est d’avoir révélé non seulement que la grande guerre est toujours possible, mais qu’elle peut se prolonger, s’éterniser même, sans amener les perturbations profondes, les désastres économiques et financiers dont on nous avait menacés, et, malgré les incommodités les plus gênantes, les épreuves et les angoisses les plus douloureuses, que, finalement, on s’habitue à tout. Les « guerre de Trente Ans, » les « guerre de Cent Ans, » dont on nous apprit l’histoire au collège et que nous croyions entrées dans l’archéologie, nous apparaissent comme des éventualités ultra-modernes.

Une autre constatation qui ressort des faits, c’est que les intentions les plus pacifiques ne mettent pas un pays à l’abri de l’agression. En vain préconise-t-on l’arbitrage international, — on ne sait quel Conseil amphictyonique chargé de faire la police de l’Europe ; — en vain allègue-t-on l’exemple des sociétés civiles qui, depuis des siècles et dans le monde entier, ont accepté l’arbitrage des tribunaux, pour régler leurs différends intérieurs : on oublie que les arrêts de ces tribunaux seraient lettre morte sans l’appui du gendarme, sans l’organisation permanente d’une force publique, devant laquelle l’individu se sent écrasé d’avance, si bien que la rébellion est impossible. De même, nos amphictyons, pour se faire écouter, auraient besoin d’armées formidables, devant lesquelles toute résistance deviendrait inutile : ce qui équivaut au maintien d’une paix armée assez semblable à celle que nous avons connue. Mais un délinquant n’est rien devant la justice, qui a, derrière elle, la collectivité tout entière : il est un contre tous. Une nation déloyale n’a jamais en face d’elle que trois ou quatre adversaires capables d’engager la lutte. Quelle tentation de risquer la partie, si cher qu’elle puisse coûter ! Dès que l’herbe a poussé sur les tombes, que les souffrances et que les deuils sont oubliés, un Etat prépotent n’hésite jamais à courir de nouveau l’aventure de la guerre. Il en a toujours été ainsi, et on n’aperçoit point de raisons, — maintenant moins que jamais, — pour qu’il n’en soit pas toujours ainsi.

Quant à l’idéal humanitaire, ce qui lui manque le plus, c’est ce à quoi il prétend le plus : le caractère d’évidence catégorique et universelle. Nous avons beau être sûrs de notre droit, nos ennemis n’en essaient pas moins de troubler la conscience des neutres, en invoquant les mêmes principes que nous, en se flattant de combattre, eux aussi, pour l’humanité et la civilisation. Parmi toutes ces clameurs contradictoires, et tant d’intérêts en conflit, quand la plupart se refusent à examiner de quel côté est le bien ou le mal, on est forcé de reconnaître que la seule splendeur du Juste ne suffit pas à dissiper les équivoques de la sophistique et les hésitations des consciences. Au contraire, neutres et belligérans, nous savons tous, avec une évidence immédiate et irrésistible, que, si nous prenons les armes, c’est pour défendre notre sol et nos vies, pour rester fidèles à l’honneur, ou au prince. Là-dessus, pas de disputes possibles. Chacun sait de quoi il s’agit. Les mots dont on se sert sont compris de tous et sont les mêmes pour tous, tandis que les conceptions abstraites de l’humanitarisme, les neuf dixièmes de la planète ou les ignorent, ou en font bon marché. Les droits de l’homme, c’est fort bien. Mais, même en admettant qu’ils soient identiques pour chacun, il faudrait encore que tous ceux à qui on les propose fussent des hommes, c’est-à-dire des individus consciens de leur dignité, ou aspirant à le devenir. Or, une énorme masse inerte d’humanité inférieure nous environne. Si nous sommes les civilisés, reconnaissons du moins que notre civilisation n’est qu’un petit îlot perdu dans un océan de barbarie.

Une des illusions de la philosophie du dernier siècle, ç’a été de croire que notre idéal politique et social avait conquis, ou était en train de conquérir l’univers. Elle a confondu le progrès matériel avec la civilisation proprement dite, qui est d’abord chose d’âme et d’intelligence. Oui sans doute, si tout se ramène à la diffusion mondiale de notre outillage industriel, de nos munitions et de nos armes de guerre, cette civilisation-là, — la nôtre, — est en passe d’envahir les deux hémisphères. Mais il s’agit de bien autre chose : il s’agit de la catholicité de nos idées occidentales. Encore, de notre Occident, n’a-t-on voulu considérer qu’un petit coin. Même des esprits très pénétrans et très avertis ont résolument ignoré le reste du monde, hypnotisés qu’ils étaient par la France, l’Allemagne et l’Angleterre, conçues comme les trois nations conductrices de la civilisation. Ils ont cru que tous les peuples allaient se modeler sur le type politique et social élaboré par ces trois nations-maîtresses, à supposer d’ailleurs que leur idéal de culture fût identique : ce qui n’était vrai que très superficiellement. Ainsi, elles seules étaient intéressantes ; les autres, pâles copies des premières, avaient tout juste l’importance d’un reflet. Évidemment, il fallait bien tenir compte de l’Amérique et de la Russie, mais c’étaient, disait-on, des peuples dans le devenir et qui, s’ils aspiraient à l’honneur d’être des civilisés, ne pouvaient évoluer que dans notre sens. Le reste n’était même pas nommé. Cela n’entrait point dans les calculs de nos philosophes. Pourtant il y a, par le monde, un certain nombre d’antiques races belliqueuses, qui ont joué de grands rôles historiques : les Arabes, les Tartares, les Nippons. Leur avenir ne valait-il pas la peine d’être pris en considération ? On n’y voulait point songer, ou, si l’on y songeait, c’était pour affirmer qu’eux aussi devaient emboîter le pas à notre évolution, sous peine de ne pas exister. On ne se demandait point si ces anciens peuples, réveillés de leur sommeil par notre indiscrète pénétration, initiés par nous à notre progrès matériel, munis de nos armes et de nos sciences, n’allaient pas se dresser contre nous avec un idéal très différent du nôtre, sinon hostile au nôtre.

Cet état d’esprit a créé chez les dirigeans de notre démocratie un véritable impérialisme humanitaire et révolutionnaire. Au point de vue strictement national et pratique, une telle foi serait excellente si, comme celle du Germain, elle était armée de pied en cap, bien résolue à s’imposer par tous les moyens, fût-ce par la force. Mais elle est pacifique, et elle s’imagine que son idéal se réalisera tout seul, par l’unique vertu de sa beauté, de sa vérité et de sa bonté.

C’est là une erreur de nation généreuse, qui, sachant le fort et le faible de la gloire militaire, renonçant aux conquêtes et n’ayant rien à désirer désormais que toujours plus de bien-être, de paix et de prospérité intérieures, conçoit le beau rêve de faire le bonheur de l’humanité. Elle le rêve à sa guise, en supposant que le reste du monde est au même degré qu’elle sur l’échelle de la civilisation, ou qu’il a les mêmes besoins, les mêmes aspirations et les mêmes loisirs. Or, la plupart des peuples qui nous entourent ont à accomplir des taches que nous ne connaissons plus, à franchir des étapes que nous avons dépassées depuis longtemps. Ne parlons pas de l’immense barbarie stagnante, qui occupe les trois quarts de la planète, ni même des pays coloniaux où tout est à créer, où non seulement l’espace, mais le sol est à conquérir, à rendre habitable pour les nouveaux venus, où l’air même doit être rendu respirable pour les hommes et les bêtes, où les règles du travail, celles des codes et des morales ne peuvent être ce qu’elles sont dans les pays ameublis et organisés de longue date. Et cependant nous sommes bien obligés de tenir compte de ces candidats à la civilisation : ils sont là qui attendent à notre porte, qui réclament leur place au soleil, et qui nous somment d’engager avec eux la conversation. Le cercle gourmé des vieilles nations européennes est rompu. Le tapis vert du Congrès de Vienne, autour duquel s’assirent ces respectables personnes, est aussi démodé que la Chambre bleue de Mme de Rambouillet. Le salon de l’incomparable Arthénice est débordé par la ruée cosmopolite. A leur tour, les jeunes races veulent entrer dans le « rond » élargi des Puissances, d’autant plus que notre commerce va les relancer jusque chez elles et que notre pénétration les oblige à nous imiter pour se défendre contre nous.

Mais, dans cette Europe même dont nous sommes, beaucoup de peuples ont à faire respecter leurs droits à la vie, à organiser leurs nationalités, à chercher leur pâture d’aujourd’hui, et à créer l’outillage qui assurera leur existence demain. Ils ont à s’occuper de tout cela, avant de songer au bonheur de l’humanité. Ils ont à conquérir ce qu’ils n’ont pas encore, alors que nous ne pensons qu’à jouir tranquillement d’une aisance acquise depuis des siècles. C’est pourquoi notre République radicale-socialiste et l’Angleterre des travailleurs et des lords, des usines et des majorats, apparaissent aux yeux de beaucoup de nos voisins comme des pays conservateurs, où l’énergie productrice ou civilisatrice ne tend plus qu’à se maintenir. On nous dit bien que c’est une période transitoire ; que, le jour où les autres seront parvenus au même point que nous, les mêmes questions sociales se poseront pour eux. En tout cas, ce jour-là, si jamais il arrive, est encore lointain. Ils n’y pensent point pour le moment. En Russie, des millions de paysans vivent presque à l’état patriarcal ; en Allemagne même, en Lithuanie, en Silésie, en Poméranie, ils acceptent un régime encore tout féodal, et ils ne semblent point concevoir qu’ils aient intérêt à changer. Ailleurs, le brigandage et l’anarchie, un état aussi voisin que possible de l’état de nature, paraissent satisfaire toutes les aspirations des peuples.

Sans doute, à la suite de certaines révolutions politiques, on a pu croire que des nations attardées allaient nous rejoindre d’un bond et se convertir à nos principes de culture. C’est ce qui trompa nos politiciens, lors de la révolution jeune-turque. Les rebelles triomphans se paraient de nos idées révolutionnaires, nous empruntaient notre rhétorique et jusqu’à notre vocabulaire. Mais ce n’était qu’une défroque d’emprunt. Sous les mêmes mots que nous, ils concevaient des choses très différentes, pour ne pas dire contraires. Tandis que, pour nous, les vocables de liberté, d’égalité, de fraternité, n’expriment que l’intérêt général du genre humain, les autres peuples leur donnent un sens très particulier ; ils les font fléchir de telle sorte qu’ils n’expriment plus que des intérêts de race, de nation, de caste ou de religion. Ils symbolisent des idéaux contradictoires, qu’on peut bien équilibrer, mais qu’on ne peut pas réduire à l’unité. On n’a vu jusqu’ici qu’une seule Internationale imposer à des adeptes, recrutés dans toutes les parties du monde, un credo bien défini, reconnu et accepté par tous : c’est le catholicisme. A Yeddo comme à Rome, une âme, en tant que sauvée par Jésus-Christ, a exactement la même valeur qu’une autre, une messe a exactement la même signification. Non seulement les mots sacramentels de la liturgie sont pareils, mais les expressions de justice, de droit, de liberté sont entendues par tous dans un sens scrupuleusement identique et délimitées par une théologie si précise qu’aucune discussion n’est possible. Seulement cette doctrine est fondée sur le sacrifice, l’humilité et le renoncement ; elle plane au-dessus des intérêts antagonistes des nations, et enfin son royaume n’est pas de ce monde.


Dans le monde des intérêts matériels, une pareille Internationale semble à tout jamais impossible. Espérer même la constitution d’Etats-Unis d’Europe, dans un avenir plus ou moins rapproché, semble aussi une bonne utopie. La guerre actuelle a divisé notre continent en deux camps hostiles, entre lesquels on ne voit pas comment pourrait se faire une réconciliation. Les neutres eux-mêmes manifestent des antipathies et des sympathies contradictoires. Nul doute qu’ils ne soient entraînés, à brève échéance, dans le double jeu de nos amitiés et de nos inimitiés. Les choses étant ainsi, tout ce qu’on peut espérer, c’est que, sous la pression des circonstances, la poussée des forces antagonistes, certains peuples, qui ont des affinités de race, des intérêts ou des ennemis communs, cherchent à se rejoindre et à s’unir pour leur défense. Dès maintenant, on entrevoit, non seulement en Europe, mais dans le monde entier, l’ébauche de vastes groupemens simplificateurs qui se partageront la planète. Amis ou ennemis, la Russie, le Japon et l’Amérique paraissent bien devoir former un de ces groupes pour l’Orient et l’Extrême-Orient. Le reste se diviserait entre les deux groupes de l’Europe centrale et de l’Europe occidentale.

Il est trop certain que l’Allemagne, après avoir accompli son unité intérieure, travaille de plus en plus à obtenir son unité ethnique, en formant le bloc des Empires centraux et en y rattachant les peuples de langue et d’origine germaniques. Sans doute, le pangermanisme n’a pas réussi à exécuter son dévorant programme. Et on peut dès maintenant affirmer que cette guerre en aura terriblement compromis la réalisation. Mais ce serait chimère de croire que, malgré les pires revers et les résistances les plus acharnées, il abandonnera sa tâche. Il est à prévoir d’ailleurs que la défaite la plus complète ne fera qu’exaspérer les instincts combatifs du pangermanisme, et cela avec la complicité de l’Allemagne entière. Celle-ci sait trop les avantages matériels et l’immense prestige que lui a valus l’Empire, pour renoncer à son impérialisme et ne point tâcher de le pousser jusqu’à ses extrêmes conséquences.

Dans ces conditions, en face d’un bloc central toujours menaçant, ou tendant invinciblement à se refaire, l’équilibre des forces doit amener, au lendemain de la paix, la constitution d’un bloc occidental, composé des Alliés d’aujourd’hui et accru éventuellement de l’Espagne. Mais l’Espagne n’a manifesté, jusqu’ici, aucun désir de se joindre à nous ? Il convient d’attendre, pour engager avec elle la conversation, que le souvenir de ses vieux ressentimens et de ses vieilles défiances à notre égard se soit dissipé et peut-être aussi que la victoire donne à notre amitié tout le prix qu’elle doit avoir. Quoi qu’il en soit, des esprits optimistes se laissent aller à la pensée de plus en plus obsédante d’une fédération permanente, où entreraient, dès aujourd’hui, l’Angleterre, la Belgique, la France, l’Italie et le Portugal, en escomptant, toujours l’alliance russe comme un appoint indispensable. En tout cas, quelle que soit la situation de la Russie après la guerre, et, sur bien des points, si différens des nôtres que soient ses intérêts, il est d’une importance capitale, pour tous les Alliés, qu’elle se dérobe plus jalousement que jamais à la pénétration et à l’emprise germaniques. D’autres, plus timorés et prévoyant des difficultés sans nombre, voudraient que, tout en sauvegardant le plus possible de nos alliances, on restreignît le problème, et que, pour l’instant, on se bornât à la fédération France-Italie.

Au premier aspect, il semble que rien ne soit plus facile et que la chose doive aller de soi. Même avec l’Espagne, l’idée d’une union n’est pas nouvelle. Voilà si longtemps qu’on parle des trois nations-sœurs et de la fraternité latine... (Peut-être oublie-ton un peu trop la petite sœur portugaise !) Mais ce latinisme avait surtout un caractère littéraire, et si... l’on y regarde d’un peu près, on s’apercevra qu’il était, en réalité, bien timide. Il fut moins latin que méditerranéen. En somme, ce que Mistral réclame, c’est la décentralisation administrative et l’union linguistique des pays de langue d’oc. Les Catalanistes de Barcelone n’ont jamais songé sérieusement à fusionner avec la France, encore moins avec l’Italie. C’est tout au plus s’ils ne demandent pas à se séparer de l’Espagne : ils n’ont pensé qu’à la Catalogne, — celle d’en deçà et celle d’au delà des Pyrénées. De même d’Annunzio, lorsque, avant la guerre, il célébrait le Pays latin et la Mer latine. Ces termes vagues ne semblent pas désigner autre chose, pour lui, que l’Italie proprement dite et les terres italiennes non rachetées. Le mare nostro, c’était l’Adriatique, ou la mer Tyrrhénienne, ou les deux ensemble, mais revendiquées moins pour la latinité tout entière que pour la seule Italie. Depuis la guerre européenne, sous la menace de plus en plus pressante du Germain, cet état d’esprit paresseux s’est profondément modifié ; la race a secoué sa somnolence, et le latinisme tend à prendre une conscience plus précise et plus positive de lui-même.

Il y a mieux : la question de l’unité franco-italienne est, en ce moment, à l’ordre du jour. Chez nous, elle ne cesse de gagner du terrain. Chez nos voisins, la grande masse de la population lui est favorable. Si l’on en parle à un paysan ou à un ouvrier, surtout de ceux qui ont travaillé et vécu en France, ils se frappent la tête comme des gens qui n’ont pas songé à une chose très simple et très naturelle. Pour eux, pas l’ombre d’un doute ! Il faut nous unir pour être forts. Nos affaires à tous s’en trouveront bien, et chacun sera content ! Ils aiment la France, ils lui sont reconnaissans de l’hospitalité qu’ils y ont reçue. « Pourquoi faire tant de cérémonies ? Puisque cela nous arrange des deux côtés, qu’on se donne la main et qu’on soit amis, à la vie et à la mort !... » Peut-être nos paysans et nos ouvriers, plus casaniers, moins habitués à quitter la terre natale, plus méfians de l’étranger, manifesteraient-ils des dispositions moins chaleureuses. Il reste vrai cependant que ce sentiment de fraternité populaire, supérieur à toutes les intrigues et à toutes les finasseries diplomatiques, est quelque chose de très fort. C’est la base la plus solide pour une entente future.

Si, d’autre part, on essaie de pressentir les hommes politiques italiens, on obtient généralement les réponses les plus approbatives et les plus empressées. Les sceptiques eux-mêmes sont trop courtois et aussi trop avisés pour nous opposer une fin de non-recevoir absolue, ou une négation tranchante : « Quel beau rêve ! disent-ils. En comptant l’Espagne et l’Italie, nous serions 120 millions de Latins, qui contre-balanceraient les 120 millions de Germains du bloc central ! » Certains, qui se rangent parmi les partisans les plus résolus de l’Alliance, parlent déjà d’unifier nos colonies, ce qui aurait l’avantage de supprimer entre nous une foule de questions irritantes, et ce qui serait un premier pas vers l’unification complète et définitive. D’autres sourient de cette promptitude, qui ne doute de rien, et tout en admettant le projet en principe, ils énumèrent les très nombreuses et très grandes difficultés auxquelles il se heurtera. Ces difficultés, un simple littérateur ne saurait se flatter de les résoudre, ni même d’en prendre une idée suffisamment exacte. Il doit laisser la parole aux économistes, aux politiciens et aux diplomates. Ceux-ci ne dissimulent point les obstacles de l’entreprise.

On sait que l’Allemagne a commencé par un Zollverein l’œuvre de son unification intérieure. Or, une pareille union douanière est-elle possible entre la France et l’Italie ? Un des plus éminens économistes italiens, M. Maggiorino Ferraris, déclare franchement qu’il ne le pense point : « L’union douanière, dit-il, et la suppression des droits de frontière, — du moins sous le régime économique actuel, — est plus qu’une idée prématurée, c’est une utopie, les conditions de la production et du travail étant par trop différentes dans les divers Etats de l’Entente. Chaque pays doit conserver son autonomie douanière dans ce que M. Gabriel Hanotaux a très heureusement défini « la fédération des autonomies économiques. » Par conséquent, pour nous, les deux points essentiels, dans l’ordre d’idées que nous préconisons, sont les suivans : 1° autonomie douanière et économique de chaque pays allié ; 2° fédération des autonomies douanières et économiques en une seule Entente économique entre les nations alliées <ref> Cf. Nuova Antologla, 16 aprile 1916 : L’Italia a la Conferenza economica di Parigi. </<ref>... »

M. Paul Leroy-Beaulieu est, en somme, d’un avis identique. Lui aussi, il estime que, — du moins pour l’instant, — une union douanière franco-italienne est une utopie. Et cependant il rappelle que, dès 1876, dans un de ses livres de début, il fut le premier à envisager la nécessité de cette union comme l’unique moyen de nous défendre contre l’invasion du commerce et de l’industrie germaniques. Nous ne pouvons que nous incliner devant ces hautes autorités. En tout cas, même sans vouloir rien préjuger sur le fond du débat, il faut s’attendre, dans les deux pays, à des résistances acharnées de la part des protectionnistes contre ce projet d’union douanière. Chacun aura peur de conclure un marché de dupe. Et, s’il devient évident, de la plus irrésistible évidence, que l’intérêt national exige le sacrifice des intérêts particuliers, on peut prévoir encore que mille préoccupations égoïstes entreront en jeu et qu’une foule de gens remueront terre et ciel pour entraver le projet.

Pourtant, l’Allemagne est en train d’imposer le Zollverein, non seulement à l’Autriche-Hongrie, mais aussi, dit-on, à ses autres alliés, les Bulgares et les Turcs. Or, l’union douanière n’est jamais que la préface de l’unification politique. Si le gouvernement de Berlin réussit à la faire accepter de ses alliés, même si l’on suppose l’évacuation des territoires actuellement envahis par ses armées et le maintien du statu quo ante bellum, le rêve pangermaniste sera tout près de devenir une réalité. La Mittel-Europa sera constituée. Nous verrons se dresser contre nous, réunies en un faisceau formidable, les énergies économiques, financières, diplomatiques et militaires de deux cent millions d’hommes. Après la défaite de l’Allemagne, la disjonction des Empires centraux, la désagrégation enfin de leurs alliances, le pangermanisme ne désarmera pas pour cela. Clandestinement, il continuera son œuvre de propagande, de fusion ethnique et de groupement d’intérêts ; et, si nous ne sommes pas sur nos gardes, nous courons le risque de nous trouver un beau jour en face d’une Moyenne-Europe plus unie qu’aujourd’hui par les humiliations où les persécutions subies en commun. En réalité, quand on examine froidement la situation, on arrive à cette conclusion très probable, que la guerre actuelle aura divisé l’Europe en deux moitiés, et que, si incontestable que soit notre triomphe, nous ne pouvons pas nous flatter d’imposer complètement notre volonté à l’autre moitié. Après une période plus ou moins longue de paix apparente et de préparation silencieuse, la seconde phase de la grande guerre commencera. Il faut nous préparer pour ce moment-là. Ecartons, si l’on veut, cette éventualité importune : nous sentons, nos alliés et nous, qu’un danger plus ou moins obscur nous menacera toujours du côté de l’Allemagne, et que, même si nous parvenons à le conjurer, nous devons toujours être en mesure de repousser un retour agressif de notre adversaire. Contre ce péril, l’union s’impose, avec la coordination de nos forces. Nous avons le sentiment confus, mais impérieux et pressant, qu’il y a là, pour nous, un souci de tous les instans, et que devant le Germain, si débilité qu’on voudra, mais resté actif, prolifique, belliqueux, dédaigneux de la foi jurée, il n’est de repos assuré pour personne. Et ainsi la nécessité de l’union se présente, en tout état de cause, comme inéluctable.

Eh bien, le sentiment de cette nécessité, il faut que nous, littérateurs, sans attendre les calculs et les combinaisons des spécialistes, nous nous efforcions de le faire passer dans les idées et dans les faits. Toutes les grandes idées, tous les grands mouvemens historiques ont commencé par être des sentimens vagues, mais puissans. Par tous les moyens en notre pouvoir, fortifions la puissance de cet instinct d’union, qui sommeille encore dans la conscience populaire, réchauffons-le, exaltons-le, de façon à le rendre victorieux des manœuvres de l’intérêt vulgaire, comme des objections des politiciens à courte vue. Pendant ce temps-là, nos juristes, nos économistes, nos diplomates, nos techniciens industriels et militaires étudieront avec minutie, avec lenteur, avec sagesse tous les aspects pratiques du problème. Ce qui est urgent, c’est que le principe de l’union permanente soit accepté par tous les alliés d’aujourd’hui, c’est qu’il soit mis au-dessus de toute discussion. Nous n’avons pas à nous inquiéter de savoir comment la chose se fera. Nous savons qu’elle doit se faire, et nous n’avons qu’une chose à dire et à répéter sans cesse : il faut que cela soit.

Mais, précisément pour que cela soit, il importe que l’idée sorte de la littérature et du domaine des considérations purement spéculatives. Ecrivains de toute sorte, essayistes, romanciers psychologues ou descripteurs de foules, conférenciers, orateurs ou poètes lyriques, nous ne pouvons que montrer la voie, populariser l’idée de l’Alliance. Il appartient aux pouvoirs publics de s’en emparer et d’en assurer la réalisation d’une façon méthodique et persévérante. La pénétration fédérative doit avoir ses organes officiels, acceptés et reconnus, dans tous les pays de l’Alliance. En Angleterre, comme en Belgique, en France, en Italie, en Espagne et chez tous les peuples amis ou alliés de l’Union, des agens de liaison internationale seraient ainsi entretenus et accrédités par les gouvernemens. Mais, pour que nos efforts ne courent pas le risque de s’éparpiller ou de s’annuler réciproquement, il importerait d’élaborer en commun un programme unique, qui se limiterait prudemment à la défense des intérêts communs, qui bannirait toute arrière-pensée de propagande politique ou religieuse, qui, enfin, éliminerait résolument toutes les controverses irritantes, toutes les questions qui divisent. Ces agens de liaison seraient de véritables missionnaires laïques, avec un mandat temporaire ou illimité, suivant le but ou les circonstances, à condition toutefois que ces missions soient confiées à des hommes sérieux, qui connaissent bien les pays où ils vont. Si tel emploi requiert un calculateur, que ce ne soit pas un danseur, ou simplement un camarade qui l’obtienne !

En ce qui nous concerne, nous Français, il importerait surtout de réorganiser nos consulats, d’en augmenter le personnel, débordé par des fonctions auxquelles il ne peut pas suffire, et qui finit par s’ensevelir dans la paperasserie, dans de fastidieuses besognes de statistique, d’une exactitude toujours problématique et d’ailleurs combien inefficientes ! Que le Français qui passe trouve, auprès de nos agens, un concours toujours empressé et effectif ; qu’ils s’efforcent de l’aider dans la mesure où lui-même est utile à son pays ; qu’ils sortent davantage, qu’ils se mêlent aux indigènes, pour les flatter dans leur amour-propre, pour leur rendre service et pour les attirer dans notre clientèle ! Enfin, à côté de nos ambassadeurs, à Londres, à Rome, à Madrid, à Pétrograd, partout où il y aurait avantage à le faire, ne pourrait-on placer des personnages sans caractère ni obligations officielles, dont l’unique tâche serait de représenter, de plaire et de rapprocher ? Des hommes du monde pourraient y réussir aussi bien que des savans, des écrivains, des artistes, pourvu qu’ils sortent du petit cercle diplomatique et mondain que l’ambassadeur ne peut guère franchir, qu’ils pénètrent dans les couches profondes de la nation, qu’ils sachent voir, observer, prendre langue avec quiconque est une « valeur » intellectuelle ou sociale du pays.

Assurément, cela ne peut pas s’improviser du jour au lendemain. L’exécution méthodique de ce programme de pénétration mutuelle suppose un changement profond dans les directions de nos gouvernemens, pour ne pas dire qu’il exige un renouvellement complet de leurs cadres. Il suppose que, décidément, les questions nationales auront pris, chez nous, le pas sur toutes les autres, et que nous aurons enfin une politique extérieure cohérente et suivie. Il n’est que temps : sur les ruines de la vieille Internationale prolétarienne, qui s’effondre dans le reniement de ses propres principes, une autre vient de surgir, à qui l’avenir semble promis, — l’Internationale des nations, la fédération des Etats qui ont mêmes intérêts et mêmes idéaux. L’âge nouveau qui commence réclame des hommes nouveaux. Une nation ne peut plus vivre en vase clos. Qu’elle le veuille ou non, elle est en relations avec le monde entier. La lutte de classes disparaît dans la lutte des nations, ou plutôt des groupemens de nations. Et ainsi la Weltpolitik apparaît désormais comme la tâche essentielle des gouvernemens : l’unique supériorité des Allemands est de s’en être aperçus les premiers.


L’instinct de conservation nous suggérera, je l’espère, les réformes de conduite indispensables à ce renouvellement. En attendant l’Unité latine et la constitution définitive du Bloc occidental, la fédération France-Italie se présente immédiatement comme la réalisation la plus accessible. Pour qu’elle soit possible, il faut d’abord y croire et la vouloir. Il faut que ce soit une foi. Le pangermanisme, dans son fond, est une volonté mystique. Le premier article de cette foi dans les destinées de notre race, c’est de nous persuader, les uns et les autres, que l’intérêt français et l’intérêt italien ne peuvent plus être antagonistes. Il dépend beaucoup de nos gouvernans d’exaucer ce vœu intime des deux nations.

En dépit de toutes les différences de caractère et de toutes les divergences d’intérêt, la fusion progressive des deux peuples doit être notre idéal. Or, cette fusion, nous en avons, sous les yeux, un exemple vivant. Ce qui paraît un rêve de poète ou de patriote a déjà commencé à se réaliser. En moins d’un demi-siècle, l’Algérie a vu naître et grandir un peuple néo-latin originaire de tous les pays de la Méditerranée occidentale, mélange de Français, d’Italiens, d’Espagnols et de Maltais. Sans doute, il est clair que chaque famille de ces colons conserve encore et conservera longtemps ses traits ethniques particuliers. Mais ces différences s’annihilent pratiquement dans la conscience qu’ils ont tous d’être les fils d’un même pays et les soldats de la même cause. Aujourd’hui, après un siècle bientôt de domination latine, les indigènes à leur tour, du moins dans leurs élémens les plus éclairés, subissent l’attraction de ce groupement nouveau : la communauté du sol et un lien aussi fort que la communauté d’origine. D’ailleurs, l’ascendance sémitique des Maures et des Bédouins de l’Afrique du Nord, comme des Juifs eux-mêmes, est extrêmement contestable. Il y a là un fait capital, riche d’enseignemens, gros de conséquences, que je signale, depuis vingt ans, à mes compatriotes. Du Sang des races à Saint Augustin, je n’ai guère fait qu’illustrer, développer, présenter sous toutes ses faces l’idée de l’union des peuples latins, comme unique moyen de les revivifier et de leur rendre la place prépondérante qu’ils ont tenue dans le monde.

Or, en Algérie, cette fusion s’est opérée en présence et en quelque sorte sous la pression d’un péril commun. Aujourd’hui, Italiens et Français, Latins d’Occident, nous avons tous un ennemi commun, qui est le Germain. Ce qui s’est réalisé en petit dans notre Afrique, ne peut-il se réaliser en grand dans nos pays d’origine ?

Je me hâte de reconnaître que les conditions sont bien différentes. En Afrique, nous sommes des étrangers réunis sous la domination effective d’une puissance étrangère. Une nation hégémonique, la France, a dû imposer a des élémens hétérogènes une unité au moins administrative et politique. Que cette nécessité de subir l’hégémonie française ait été le plus grand adjuvant de la fusion latine en Algérie, cela est trop évident. L’Allemagne aussi s’est fondue sous la poussée, pour ne pas dire sous la menace de la Prusse prépotente. — Pour nous, Européens d’Occident, il est sûr d’ores et déjà qu’au lendemain de la victoire sur le Teuton, il n’y aura pas de nation hégémonique. Chacune aura besoin de sa voisine. Tout au plus y aura-t-il entre nous des différences de prestige. Assurément, c’est là un inconvénient pour l’union, comme pour le simple maintien de l’Alliance actuelle, mais ce peut être aussi un avantage. L’obligation, pour l’Alliance future, d’être librement consentie par ses contractans, dans la claire évidence de l’intérêt commun, doit en être la plus ferme garantie : il n’y a d’amitié solide qu’entre égaux, disait le Stagyrite. Ce serait une belle chose, et digne du génie latin, de réaliser par la seule raison ce qui fut ailleurs l’œuvre de la force. Mais, en admettant les pires malentendus et les plus regrettables aveuglemens, le sentiment de l’ennemi nous tiendra lieu de sagesse. Il faut l’espérer, si nous voulons garder, les uns et les autres, toute notre vigueur nationale et, par la cohésion indéfectible de l’Alliance, sauver l’indépendance des peuples latins.

Cependant, même du point de vue national, ce projet d’union, puis d’unification progressive, soulève des objections que je suis loin de méconnaître. Les nationalistes italiens partent de ce principe qu’une nation est un organisme créé par des conditions géographiques et historiques très spéciales et que, par conséquent, essayer d’y introduire des élémens nouveaux, en dehors de ces conditions géographiques et historiques, c’est risquer de le détruire. Et ainsi ils n’admettent d’alliance que temporaire, que dictée par des circonstances qui répondent à ce qu’ils appellent « les nécessités dynamiques » de leur pays. Évidemment, l’argument a sa valeur, une très réelle valeur. Mais n’est-on pas dupe, ici, d’une métaphore ? Je voudrais bien savoir ce que pensent les biologistes de cette assimilation d’un organisme national à un organisme physique. Une nation ne peut-elle être conçue comme une création spirituelle, comme une œuvre de pensée et de volonté, aussi bien que comme une résultante de la géographie et de l’histoire ? Combien de provinces sont restées juxtaposées, jusqu’au moment où l’initiative d’un homme ou d’une élite, une chance favorable, exploitée avec intelligence, a permis de les réunir ! Évidemment, il faut tenir grand compte des affinités de race et des barrières naturelles. Cependant, sous la République romaine, le Rubicon formait, au Nord, la limite de l’Italie. On convenait que le Piémont et la Lombardie actuels étalent des pays gaulois. Aujourd’hui, avec la rapidité sans cesse accrue de nos communications, il n’y a plus de montagnes infranchissables. Si un intérêt vital le commande à des races de même souche, habituées à penser et à sentir en commun, il ne saurait être plus difficile pour elles de reculer les frontières d’un État que celles d’une province. Bien entendu, cette unification ne peut être que lente et progressive, pour être durable. Pendant quatre cents ans, après une longue période de tâtonnemens et de résistances le monde méditerranéen a accepté la Paix romaine, qui n’était qu’une lutte perpétuelle contre la Barbarie. Pourquoi, aujourd’hui, le monde occidental, pour continuer cette lutte, se refuserait-il à accepter la Paix latine ?

On insiste, en outre, au point de vue national, sur les dangers qui pourraient en résulter. Une immigration abondante et continue n’amènerait-elle pas des troubles profonds dans la vie intérieure de chaque pays allié ? Sa physionomie originale n’en serait-elle pas altérée ?... Déjà nos syndicalistes ont envisagé une partie du problème, sans en être autrement effrayés. Ils conçoivent très bien la possibilité de régler cette immigration, selon les besoins du travail, et de la réglementer après accord réciproque. Cela ne regarde sans doute que les travailleurs manuels. Mais, d’une façon générale, il siérait peut-être d’établir pour les Italiens et pour les Français vivant les uns chez les autres un traitement particulier et d’ailleurs privilégié. En cela encore, la vieille Rome peut nous servir de modèle. Elle n’accordait pas les mêmes droits à tous ses sujets. Ne pourrait-on adopter de concert une sorte de jus latinum, d’abord au bénéfice des Français et des Italiens immigrés, puis extensible à tous les Latins et à tous les étrangers qui entreraient dans l’Alliance ? Ce statut comprendrait la reconnaissance d’une partie des droits civiques. Un tel système, entre autres avantages, aurait déjà celui de simplifier certaines questions d’ordre extérieur, par exemple celle des colonies et des zones d’influence Sans cessions territoriales de notre part, sans froissemens d’amour-propre pour nos voisins, chacun des deux alliés se trouverait comme chez lui dans les colonies de l’autre. Il n’aurait pas à abdiquer sa nationalité pour jouir de tous les droits nécessaires à sa liberté personnelle comme à ses intérêts. L’octroi définitif du droit de cité complet ne s’acquerrait qu’après une ou deux générations et sur des preuves de civisme incontestables. Et ainsi, une grande colonie comme l’Algérie serait soustraite aux dangers de la naturalisation automatique. On n’y reverrait plus, comme au temps des troubles antijuifs, des hordes de naturalisés, à peine débarqués de leur Calabre, ou de leur Andalousie, fausser l’expression du suffrage national, et même remettre en question notre souveraineté.


Encore une fois, je n’ai pas la prétention d’aplanir ni seulement de prévoir toutes les difficultés de la tâche. Mais on ne saurait nier que les avantages de l’union seraient considérables pour les deux peuples. Il en est de politiques, d’économiques, de financiers. Les profanes, consciens de leur incompétence, doivent être forcément très réservés en ces matières. Cependant, il y a des résultats palpables, qui tombent sous les yeux de tout le monde.

Si nous admettons entre Italiens et Français la possibilité d’une alliance loyale et permanente, sans arrière-pensée d’aucune sorte ; si, d’accord avec l’Angleterre et la Russie, qui ne peuvent pas séparer leur action de la nôtre, nous reconnaissons à l’Italie une zone d’influence bien définie, — il est évident que celle-ci acquerra une liberté de mouvement, une facilité et une puissance d’expansion qu’elle n’eut jamais sous le régime de la Triplice. Son développement commercial et industriel se tourne principalement vers l’Asie Mineure et la Méditerranée orientale. Depuis des siècles, l’Italie a des relations nombreuses et constantes avec ces parages. Les nationaux y sont abondamment représentés, depuis Constantinople jusqu’aux cataractes du Nil. Ce sont ses terrassiers et ses entrepreneurs, qui, en majeure partie, ont construit la ligne du Hedjaz. Sa langue est au moins autant parlée que la nôtre dans tout l’Orient. A Alexandrie, elle rivalise avec le grec, pourtant si répandu. Dans tous les centres importans, elle a des colonies, des missions et des écoles, dont quelques-unes, comme celle de Smyrne, somptueusement installées. Jusqu’ici, elle y a rencontré l’Allemagne et l’Autriche pour lui barrer la route. Récemment, M. Barzilai, dans un discours prononcé à Naples, révélait au public le fait suggestif que voici, dont toute la presse italienne s’est emparée : « Lorsque l’Italie, d’accord avec l’Angleterre, obtint en Asie Mineure, à Adalia, une concession de chemin de fer, les spectres de ses alliés l’y suivirent, chacun d’eux selon sa méthode : l’Autriche, qui n’y avait jamais pensé, réclama une zone voisine de celle où devait passer le chemin de fer italien, et l’Allemagne, — la chose est restée ignorée, mais elle est typique, — l’Allemagne s’empressa d’y envoyer des agens de la Deutsche Bank, qui, sous prétexte d’y vendre des machines agricoles, cherchaient à accaparer eux-mêmes les terrains compris dans le tracé de la ligne... » En Afrique, nos voisins ont, dans leurs anciens alliés, des adversaires non moins acharnés qu’en Orient. Quand ils se décidèrent à leur expédition en Tripolitaine, il leur fut relativement facile de s’entendre avec la France et l’Angleterre. Au contraire, les bons amis allemands et autrichiens reprochèrent à l’Italie ce qu’ils appelaient ses « tours de valse » et la traitèrent brutalement de « cocotte du trottoir [1]. » Tout en soutenant la résistance des Turcs, ils lui firent une opposition hypocrite qui rendit particulièrement ardue la conclusion de la paix. Partout, l’Italie se heurte à la prétention des Empires centraux d’exercer sur elle une surveillance et de conduire ses affaires dans le sens de leurs propres ambitions.

Avec nous, c’est une coopération amicale qui s’offre, mais à condition, bien entendu, que l’union soit sincère et sans restriction, que l’intérêt italien, le nôtre et celui de nos Alliés s’efforcent loyalement de s’harmoniser. Il importe surtout que l’union soit durable, et, si l’on ose dire, définitive, afin qu’on n’ait pas à regretter demain ce qu’on aura fait aujourd’hui. Et il importe encore que nos diplomaties respectives renoncent décidément aux petits jeux de bascule, qui consistent à favoriser celui-ci aux dépens de celui-là, à paralyser l’un par l’autre à susciter des embarras à l’un de nous, avec l’espoir d’en profiter. Quiconque n’est pas avec nous est contre nous, et nous ne devons connaître d’autres amis que nos Alliés et d’autres ennemis que ceux de l’Alliance.

Ainsi l’Italie, par sa politique extérieure, tirera un bénéfice capital de l’union. L’essentiel, pour elle comme pour nous, ce sera d’avoir assuré, par cette fédération défensive, notre indépendance nationale, notre vie même, et notre liberté d’action. N’obtiendrions-nous que cela, ce serait déjà un résultat admirable. Au point de vue économique et financier, nul doute que les nouvelles amitiés de nos voisins ne leur vaillent de copieuses compensations à la rupture des anciennes. Assurément, les autorités compétentes, interrogées à ce sujet, avouent bien qu’il sera difficile, même avec la plus haute abnégation patriotique, de changer du jour au lendemain les chemins habituels du trafic. Mais, sans y renoncer complètement, grâce à des tarifs douaniers plus favorables, à des communications plus rapides (auxquelles on songe déjà), les Italiens trouveront chez nous, en Angleterre et en Russie, des débouchés nouveaux et considérables pour leur négoce et pour les productions de leur sol. D’autre part, l’Allemagne, avant la guerre, n’avait engagé, chez eux, que très peu de capitaux, et cela dans un intérêt purement allemand de pénétration économique et politique. Par l’organisation de ses banques, elle avait réussi à drainer la majeure partie de l’épargne italienne, et, grâce à une mainmise graduelle sur tous les organes de la vie nationale, elle entrevoyait le moment très proche où elle aurait réduit l’Italie à la même vassalité déguisée que la Turquie [2]. Sous le régime éventuel de l’Alliance, nos capitaux, nationalisés comme les capitaux allemands, trouveront chez elle un excellent emploi. Elle en a besoin, pour développer son industrie, mettre ses colonies en valeur. Des esprits chagrins nous disent que ce sont là de vains mirages, qu’au lendemain de la guerre nous serons tous ruinés. Mais, dans la débâcle commune, Français et Anglais, nous risquons encore d’être les moins pauvres.

Au point de vue intellectuel, nous aiderons les Italiens à défendre le patrimoine commun de notre culture et l’existence même des langues latines. Comme instrumens de la pensée » l’italien et le français sont des outils perfectionnés. Ils doivent l’emporter sur l’allemand, lourd et empêtré dans des circuits synthétiques, véritable fardeau pour l’intelligence, chaos verbal où la lumière n’est pas encore séparée des ténèbres. Enfin, nous avons à rétablir nos « humanités » dans leur antique maîtrise, à maintenir une tradition d’art, une discipline intellectuelle et morale plusieurs fois millénaire, à rénover le culte de nos antiquités, en les étudiant non plus seulement du dehors, selon la méthode des philologues teutons, qui en négligent l’esprit, mais aussi du dedans, comme partie intégrante de nos âmes nationales. Appliquons-nous à faire revivre en nous les ancêtres, pour vivre nous-mêmes d’une vie plus intense.


De notre côté, les bénéfices de l’union ne seraient pas moins considérables que du côté italien.

Quand le travail aura repris dans tout notre pays, quand les industries qui chôment, en ce moment, rouvriront leurs usines, nous aurons à remplacer des milliers de travailleurs disparus. Pour combler ces vides, il sera naturel et très légitime de demander, en échange de nos capitaux, une contribution plus Urge de la main-d’œuvre italienne. Inévitablement, il faudra nous préoccuper d’augmenter, chez nous, l’immigration de nos voisins, et tâcher de détourner vers nos fabriques, nos chantiers, nos mines et nos champs ces véritables armées de manœuvres que l’Italie déversait annuellement sur l’Allemagne. D’une façon générale, il conviendrait de favoriser l’immigration latine, aussi bien celle des Espagnols que celle des Italiens. Nous y gagnerions d’abord d’introduire chez nous des collaborateurs moins suspects, des candidats à la naturalisation plus proches parens de nos mœurs et de notre esprit, plus capables de se fondre dans la masse nationale. Au lieu de tous ces Allemands, qui, avant la guerre, tenaient, chez nous, une foule d’emplois, qui envahissaient nos villages, nos fermes, nos maisons isolées, que ne faisons-nous appel à nos frères ou à nos cousins d’Espagne ou d’Italie ? Ils peuvent s’acclimater aussi bien dans le Centre et dans le Nord que dans le Midi. Déjà, dans le bassin de Briey, il y avait de très denses colonies italiennes. A Jœuf, comme à Tunis, ces travailleurs s’étaient groupés dans des quartiers spéciaux, qu’on appelait « la Petite Italie. »

Je sais bien que, en deçà des Alpes, l’opinion devient de plus en plus hostile à l’émigration. Elle y voit un appauvrissement pour la mère patrie et comme un aveu d’infériorité. Néanmoins, pour le moment, c’est une nécessité, dont il lui est difficile de s’affranchir. Et, somme toute, ne vaut-il pas mieux, pour des Italiens, venir s’employer dans un pays voisin et ami, que de s’en aller au Brésil remplacer les nègres dans les plantations de café ? On comprend parfaitement que le gouvernement italien s’applique à diminuer peu à peu cette déperdition des forces vives du pays. Il peut arriver sans doute à la supprimer complètement. Mais, le jour où les Italiens ne viendront plus chez nous, nous espérons fermement que le relèvement de notre natalité nous permettra de nous passer d’eux. D’ailleurs, les conditions du travail seront certainement différentes de ce qu’elles étaient avant la guerre. On se préoccupe, dès maintenant, d’élaborer, pour les travailleurs de la nation alliée, un statut nouveau, qui les mettra sur le pied d’égalité avec les nôtres. De plus, si ce projet de « droit latin, » dont il était question tout à l’heure, réussissait à prendre forme, ils ne seraient plus, en France, des étrangers, mais des Français du second degré.

Cette immigration, intensive au début, en tout cas méthodique, pourra être très profitable pour les deux pays, si elle est bien comprise et bien réglée. Même livrée à peu près au hasard, elle a donné, en Algérie, de fort bons résultats, que, pour ma part, je n’ai cessé de vanter. On m’a reproché de l’avoir louée en Afrique, et, dans mon roman l’Invasion, de l’avoir critiquée à Marseille et sur le littoral de Provence. Rien de plus compréhensible cependant, si l’on songe que, jusqu’à ces derniers temps, l’Italie fut l’alliée officielle de nos ennemis. Cette alliance lointaine était beaucoup moins dangereuse pour nous, dans cette Algérie où tous les Européens, quels qu’ils soient, forment un bloc de résistance contre l’indigène, que dans une ville ou dans une province française, où le danger de l’agression est plus proche, où l’étranger garde intactes toutes ses attaches nationales. Ensuite, je n’ai fait une peinture un peu sévère que des déchets de l’immigration, des mauvais sujets italiens, qui achevaient de se gâter chez nous au contact de nos pires élémens révolutionnaires. Il faudrait que la Métropole continuât à encadrer même les bons sujets qu’elle nous envoie ; que, grâce à des émissaires spéciaux, elle se préoccupât d’entretenir leur éducation civique, morale, ou religieuse. Les catholiques n’ont pas attendu les événemens actuels pour s’en aviser. Il y a longtemps déjà, Mgr Bonomelli, évêque de Crémone, avait fondé une ligue pour l’assistance matérielle et morale des ouvriers italiens à l’étranger. Il suffirait d’élargir cette ligue pour lui permettre de fonctionner au mieux de notre intérêt, comme de celui de nos hôtes.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que le peuple italien est resté très prolifique. Une nation qui a beaucoup d’enfans peut se rire de tous les revers et de toutes les décadences politiques : elle est certaine de ressusciter un jour. Mais il y a plus : ouvriers ou paysans, nos voisins sont des gens très sains, à peu près indemnes d’alcoolisme. Ne voilà-t-il pas des élémens de premier ordre, pour combler les vides d’une population déjà appauvrie et de plus en plus décimée par la guerre ? Des croisemens seraient excellens pour les uns comme pour les autres. J’en reviens à mon exemple de l’Algérie. Quiconque a traversé ce pays, et l’a su voir, est étonné des ressources d’activité qu’y déploient des immigrans débarqués, la veille, des provinces les plus somnolentes de la France, de l’Espagne ou de l’Italie. Par la fusion de tous ces Latins, la race s’est refaite. Avant la guerre, on a beaucoup parlé, chez nous, de renaissance provinciale. Il serait très utile et très urgent, en effet, de rendre la vie à toutes les terres qui meurent, à toutes les petites villes qui agonisent. Mais pour avoir des provinciaux, il faudrait d’abord avoir des hommes. Et c’est pourquoi la première tâche à signaler et à exalter, — l’œuvre vitale, — est plus que jamais la réfection de la race.

Sans doute, certains ont lancé, vers le même temps, l’appel au Barbare, mais en esthètes qui se complaisaient secrètement à des spectacles de décadence. Ils ne faisaient que paraphraser les vers trop fameux de Verlaine, et, eux aussi, ils rimaient des acrostiches indolens.


En regardant passer les grands Barbares blancs.


Ceux qui prenaient au sérieux ces déclamations s’exagéraient d’ailleurs le rôle régénérateur des barbaries. Ils se laissaient abuser par les prédictions pessimistes de Renan, quand il écrivait : « Si la lèpre de l’égoïsme et de l’anarchie faisait périr nos États occidentaux, la barbarie retrouverait sa fonction, qui est de relever la virilité dans les civilisations corrompues, d’opérer un retour vivifiant de l’instinct, quand la réflexion a supprimé la subordination, de montrer que se faire tuer volontiers par fidélité pour un chef (chose que le démocrate tient pour basse et insensée) est ce qui rend fort et fait posséder la terre. » Par une exagération analogue, Fustel de Coulanges ne voulait voir, dans les Germains des invasions, que des hordes de pillards, de paillards et d’ivrognes, qui à leurs vices grossiers ajoutèrent bientôt les dépravations plus savantes des vaincus et finirent par se détruire eux-mêmes dans la débauche et dans la paresse. La vérité est entre ces deux excès. Il est certain que la barbarie renferme des puissances de fécondité incalculable. Mais elle reste stérile, tant qu’une pensée et une discipline organisatrices ne mettent point ces puissances en valeur. Seules les nations qui ont su garder intactes leurs vertus originelles et qui ont su choisir dans l’apport de la civilisation ce qu’il y a de meilleur, pour s’armer et se rendre redoutables, seules ces nations-là peuvent agir sur les autres.


Ces avantages matériels et moraux, il sera nécessaire de les acheter par des sacrifices, des efforts proportionnés à la tâche parallèle qui nous attend, Italiens et Français. Il ne suffira pas que nous disions : « Nous sommes les Latins ! Nous sommes la Beauté, la Liberté, la Justice, la Civilisation ! » pour que le monde se précipite à notre école, ou se range dans notre clientèle. Cette clientèle, si nous voulons la conquérir, il faudra que nous lui offrions à notre tour ce que l’Allemagne s’entendait si bien à lui donner. Ne nous le dissimulons pas : l’Allemagne était mieux adaptée que nous à certaines conditions du monde moderne. Cela ne nous empêchera pas de rester fidèles à nos traditions commerciales, politiques, artistiques et intellectuelles, qui, seules, peuvent nous assurer une supériorité incontestée sur le Germain. Espérons même que nous réussirons à donner au latinisme, sous toutes ses formes, une vitalité nouvelle et vraiment exemplaire.

Nous n’avons que faire de la rudesse et de la brutalité germaniques : un idéal plus viril nous suffira, avec un retour et un rebondissement de l’instinct d’aventure, d’audace, d’initiative et d’entreprise, mais sans rien de cette blessante et irritante manie de conquête et d’asservissement, qui est le caractère distinctif de l’Allemagne moderne. La prudence anglaise, si experte à protéger et même à étendre son bien, sans se donner jamais les allures de la violence scandaleuse, pourra, en cela, nous servir de modèle. Tout en intensifiant notre production, comme les Allemands, — et il le faudra bien, — tout en lui cherchant partout de nouveaux débouchés, nous essaierons de restaurer dans le monde et de garder pour nous-mêmes le sens de la mesure et de la qualité. Nous dédaignerons le colossal, mais nous voudrons faire grand : de grands peuples se le doivent à eux-mêmes. Et parce que rien ne répugne plus au génie latin que l’hypocrisie politique et religieuse de nos ennemis, nous tâcherons du moins de nous procurer entre nous et de procurer aux autres plus de vraie tolérance et plus de vraie liberté. Ce ne serait pas la peine de détrôner l’impérialisme de la Culture germanique, pour le remplacer par un autre qui serait une égale menace pour les peuples, en les inquiétant dans leurs traditions et dans leurs croyances. Si nous consentons à orienter notre effort en ce sens, — et l’on peut tout ce que l’on veut : la guerre actuelle le démontre une fois de plus, — il en résultera tout un renouvellement pour les pays latins.

Pour nous, Français, on peut en prévoir les conséquences, qui s’étendront logiquement et qui se propageront dans tous les domaines de la vie nationale. Avec cette reprise de l’action, — non plus motif de rhétorique, mais action vraiment agissante, — ce sera la fin de la maladie qui, depuis un demi-siècle bientôt, affectait chez nous l’esprit public : ce dilettantisme inconscient qui sévissait sur nous tous indistinctement, et qui était tellement cultivé et entretenu par notre éducation, qu’il nous était devenu comme une seconde nature. Le monde cessera de n’être à nos yeux qu’un spectacle, une illusion à transposer dans l’art, pour nous dicter avant tout des raisons d’agir. La littérature elle-même en sera rajeunie. A travers tous les agrémens qu’on voudra, elle visera à la pratique, comme à sa fin suprême. En cela, nous serons vraiment des classiques, et non plus des pasticheurs du classicisme ; nous continuerons la tradition de nos ancêtres du XVIIe siècle, qui demandaient à un livre non seulement d’être fait de main d’ouvrier, mais de laisser au lecteur un bénéfice d’âme et d’esprit, c’est-à-dire, en somme, d’être un stimulant de l’action. On ne pense normalement que pour agir. Le mystique lui-même ne cherche dans la contemplation que les motifs d’un amour plus grand, d’une charité plus grande, à l’égard de Dieu et d’autrui, et la règle de tout un travail obstiné et douloureux de réforme intérieure. Et ainsi, l’action ne sera plus « la sœur du Rêve, » comme se plaisaient à le chanter les poètes du dernier siècle : elle sera la fille, — l’enfant naturel et légitime, — du Rêve. Notre natalité elle-même s’en relèvera, par la seule raison qu’on n’aura plus peur de l’avenir et qu’un travail plus intense et plus intelligent assurera une vie plus large. Ce relèvement ne peut être que le fruit de la victoire, et du renouveau, de la libération triomphante de l’activité française. Il viendra d’un entraînement général, de ce besoin d’action, de cette joie unanime de produire et de créer, qui, au lendemain de la paix victorieuse, entraînera la nation entière.

Enfin, cette victoire même, à laquelle nous devrons tous ces changemens, il faudra nous en souvenir toujours. Nous devrons garder la mémoire toujours présente de l’agression, qui a failli nous rayer du nombre des peuples libres. Nous devrons penser sans cesse à tout ce qui nous a manqué, afin que cela surabonde. La préparation, la vigilance, le qui-vive perpétuel, tels seront les devoirs des générations qui viennent. Ce sera peut-être un peu sévère au début, mais on s’accoutume à tout, et l’on ne choisit pas son siècle, pas plus qu’on ne choisit sa race ou sa famille. Ce n’est point notre faute si nous sommes venus au monde à un tournant tragique de l’histoire, si nous ne faisons qu’entrer dans une longue période de transformation, qui va changer la face de la planète. Espérer que notre vie va reprendre demain l’ornière abandonnée, l’allure paisible de ses vieilles habitudes, est une illusion enfantine. Que la pensée contraire ne nous quitte jamais ! La supériorité momentanée de nos ennemis sur nous fut d’avoir un programme précis et positif, développé avec une volonté lucide et persévérante. Or, à ce programme si net, nous ne pouvons pas nous borner à opposer des mots immenses et vagues, des déclamations surannées. Il nous faut un programme bien défini, à nous comme à nos Alliés. Et nous ne parviendrons à le réaliser, les uns et les autres, que par la sécurité de nos frontières, l’association de nos richesses et de nos efforts, l’union permanente et progressive de nos forces militaires, économiques, financières, intellectuelles, — par l’Alliance latine d’abord, par le Bloc occidental ensuite. Encore une fois, ce n’est pas là une affaire de sentiment. Nous n’avons pas le temps de nous interroger, de nous demander si nous serons dupes, oui ou non, si nos caractères concordent, si cela répond à notre idéal. C’est, pour nous tous, une question de vie ou de mort. Il faut donc que cela soit.


LOUIS BERTRAND.

  1. Si je rappelle ces expressions désobligeantes, c’est qu’elles sont relevées quotidiennement par la presse italienne, qui en fait un grief de plus contre nos ennemis.
  2. Giovanni Preziosi : La Germania alla conquista dell’ Italia, passîm.