Vers l’amour (Bouchor)

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Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 137-152).


VERS L’AMOUR


 

I


Viola, ton sourire et tes yeux caressants
Où le ciel curieux et ravi se reflète ;
Ton sourire et tes yeux, ma fraîche violette,
Chantent l’inaltérable amour que je pressens.

O toi que j’entrevis à peine, ton sourire
Me parle de tendresse et d’immortalité ;
Je vais t’aimer, je t’aime, et me voici hanté
Par tes yeux où le ciel émerveillé se mire.

J’évoque en ce moment tes cheveux blonds et fins,
Tes yeux, ta joue en fleur que je n’ai point baisée,
Ton sourire ; et, couché dans l’herbe et la rosée,
J’abandonne mon âme à des songes divins.



II

Le bleu tendre du ciel m’envahit et me noie.
J’aspire lentement la fraîche odeur des prés ;
Le jour grandit ; là-bas, sur les champs diaprés,
Un vol de papillons tournoie.

Le peuplier frémit près du svelte bouleau.
Voici que le soleil jette sur la rivière
Un filet magnifique aux mailles de lumière,
Qu’on voit étinceler dans l’eau.

Elle fuit en chantant, l’onde bleue et dorée…
Est-ce mon chaste amour qui me trouble le cœur ?
Est-ce de vie éparse et d’heureuse langueur
Que j’ai toute l’âme enivrée ?

Je vois briller, au bout des brins d’herbe tremblants,
Le bronze étoile d’or des brusques cicindèles,
Et tournoyer dans l’air, avec un frisson d’ailes,
La neige des papillons blancs.


Nulle pensée en moi ; plus qu’un songe extatique…
Merles et loriots sifflent à pleine voix ;
La caille au chant lointain du rossignol des bois
Mêle son courcaillet rustique.

Un tourbillon d’amour emporte sous mes yeux
Des couples frissonnants de libellules frêles.
Les fleurettes d’argent qui s’admirent entre elles
Ont leur petit cœur tout joyeux.

Mon âme par de bleus chemins s’en est allée…
Suis-je un nuage ? un souffle ? une vague chanson ?
Sur le trèfle incarnat, sur la haute moisson
Plane ma rêverie ailée.

Les beaux papillons blancs m’effleurent dans leur vol ;
Mon cœur contre la terre amoureuse tressaille ;
Et j’entends se mêler le doux chant de la caille
Aux trilles d’or du rossignol.



III

Sauvage Enfant, dont l’arc redoutable flamboie,
Toi dont les flèches d’or vont percer les oiseaux,
Tu triomphes, ton souffle est entré dans mes os,
Et tu ris de l’extase où mon âme se noie !

Mais, bien que le beau ciel palpite dans sa joie,
Bien que le vent se pâme en frôlant les roseaux.
Je te fuirai, seigneur de la terre et des eaux,
Cruel Enfant, à qui les mondes sont en proie !

Parle aux bêtes des champs, des forêts et des mers ;
Mais que l’âpre désir et les songes amers
Ne viennent point troubler un cœur qui te renie.

Je ne convoite plus tes voluptés d’un jour.
Pour étancher ma soif de tendresse infinie,
Je veux l’Amour et non l’image de l’Amour.



IV

Lorsque sans haleine et sans voix
Midi plane, ennemi des plus divins mensonges,
J’aime, pour y mener le troupeau de mes songes,
Le vert crépuscule des bois.

Des grappes de fleurs violettes
Chuchotent : « Près de nous, ami, viens reposer. »
L’air me caresse avec la douceur d’un baiser ;
Ah ! taisez-vous, chères fauvettes !

Dans le royaume du sommeil
J’entre au bourdonnement d’une abeille qui rôde ;
Mais je vois, à travers le s feuilles d’émeraude.
Filtrer des rayons de soleil.

Guidé par de beaux yeux candides,
Dans ma barque féerique aux agrès d’argent fin
Vers l’Amour je voudrais faire voile sans fin
Sur des rêves bleus et splendides.


Vers l’Amour, dont le souffle frais
Berce des champs de fleurs dans une île enchantée,
Et qui, pour apaiser mon âme tourmentée,
M’ouvrira de saintes forêts.

N’est-ce pas que, loin de la terre,
O Viola, guéris des brûlantes langueurs,
Nous irons caresser les songes de nos cœurs
Dans l’île heureuse du mystère ?

Dans le libre ciel des Esprits,
Quand nous aurons vaincu la nature charnelle,
Ne goûterons-nous pas une paix éternelle ?

Rêveusement tu me souris.

Le rouge-gorge et la fauvette
A travers mon sommeil m’appelleraient en vain ;
J’écoute dans tes yeux chanter l’Amour divin,
O merveilleuse Violette !

J’ai tant de joie à te bénir
Que jusqu’au soir, aimé de la plaine embrasée,
Je veux, comme une fleur où tremble la rosée,
Respirer ton frais souvenir.



V

Mais pourquoi, malgré tout, mon âme est-elle triste ?
Quand j’espère un amour délivré de la chair,
D’où vient que ma raison secrètement résiste
Et fait de ce doux rêve un plaisir presque amer ?

Cette extase du cœur, sans souillure ni blâme,
L’avenir lumineux qui déjà me sourit,
Le choix libre et sacré d’une âme par une âme,
Ah ! tout cela n’est-il qu’un songe de l’esprit ?

J’exècre dans l’amour les brutales ivresses ;
Mais qui m’emportera vers de chastes sommets ?
Est-il de saints baisers, de divines caresses.
Une étreinte sublime et qui dure à jamais ?

Ce matin, respirant la vie universelle,
J’ai senti mon cœur battre et bouillonner mon sang ;
Suis-je pur de désir, lorsque j’évoque celle
Dont je voudrais baiser le voile frémissant ?


O mon cœur, est-ce toi tout seul qui t’abandonnes
Quand je contemple, avec des yeux troubles et fous,
La vierge radieuse et pareille aux madones,
Celle dont les cheveux ont un parfum si doux ?



VI

Pauvres couples saignants que l’âpre Amour attelle,
Quand, les yeux égarés et les lèvres en feu,
Vous croyez librement fuir vers le pays bleu,
La Nature aux yeux morts vous chasse devant elle.

Votre gorge halète et votre chair pantèle,
Sitôt qu’elle vous livre à l’implacable dieu ;
Mais elle n’a souci que d’accomplir son vœu
Et de rendre par vous une race immortelle.

Amants qu’elle a poussés dans ses rudes chemins,
Vous vous cherchez des yeux, des lèvres et des mains ;
L’âme reste pour l’âme un douloureux mystère.

Un jour vous êtes las de servir de jouet
A Celle qui poursuit un rêve solitaire,
Et vous vous séparez en hurlant sous le fouet.



VII

Sauvez-moi de l’amour, taillis où je m’enfonce,
Églantiers épineux qui déchirez mes doigts,
Baisers sauvages de la ronce,
Insectes altérés et cruels de mes bois !

Plus de vains rêves, plus de saintes fiançailles !
Je me suis trop créé de stériles douleurs ;
Dans les ténèbres des broussailles
J’oublierai l’île vierge et ses plaines de fleurs.

Ah ! comment croire encore au songe magnifique
Car le brutal Enfant vient de me ressaisir,
Et la vision séraphique
S’évanouit au souffle ardent de mon désir.

N’espère pas tromper la puissante Nature.
Si tu nourris en toi le plus timide amour,
Tu seras bientôt sa pâture ;
Si le cœur a frémi, la chair aura son tour.


Dans les buissons aigus je me fraie un passage…
Arbustes emmêlés qu’ignore le soleil,
Frappez-moi, cinglez mon visage,
Et faites ruisseler à flots mon sang vermeil !



VIII

Vers l’horizon, parmi des nuages d’encens,
Dans sa robe écarlate aux plis lourds et puissants.
Le radieux Soleil, mitré comme un roi mage,
A quelque Enfant divin va porter son hommage.
Tout est paisible. Il flotte une poussière d’or.
L’alouette, qu’emporte un fulgurant essor,
Comme une flèche vers le bleu zénith s’élance,
Et ses trilles aigus déchirent le silence.
Une large lumière enveloppe les cieux ;
Mais, pressentant le doux crépuscule, mes yeux
Une dernière fois s’enivrent de la terre.
J’aspire à pleins poumons son parfum salutaire.
Des faucheurs fatigués reviennent lentement,
Et sur leurs faux reluit le rouge firmament.
À cette heure de gloire et de magnificence,
O mon âme, sens-tu renaître ta puissance ?

Vois : le calme soleil a fécondé le sol.
La nuit rêve et s’oublie au chant du rossignol ;
Elle a donné pourtant à la terre épuisée,
Chaque soir, le repos et la fraîche rosée.
Aussi, comme elle est drue et haute, la moisson !
Seras-tu digne, un jour, d’entonner sa chanson ?
La Nature au travail de l’homme s’est unie
Pour une œuvre de paix, de force et d’harmonie.
Que l’air libre des champs retrempe ta vigueur !
Méprise une stérile et coupable langueur.
Aime, puisque l’amour te brûle et te pénètre ;
Mais ne te laisse pas absorber par un être.
Adore la Beauté, dont les flots éclatants
Baigneront l’univers jusqu’à la fin des temps.
Elle rayonne en tout : dans l’inerte matière
Que de puissantes lois embrassent tout entière ;
Dans la vie, émergeant du rêve et de la nuit,
Qui cherche la lumière et qui s’épanouit
En une floraison d’innombrables espèces.
Quand tu déborderas de mystiques tendresses,
Pense à l’Humanité qui souffre et qui grandit.
L’un rit de sa démence et l’autre la maudit

Quand, par des visions splendides enivrée,
Elle croit entrevoir une terre sacrée…
Mon cœur, il faut l’aimer, croire en elle, bénir
Son passé douloureux et son noble avenir.
Aime la vie : espère en le salut du monde !
Alors, bien que céleste et divinement blonde,
Celle qui te hanta dans ce long jour d’été
Ne te troublera plus par sa pure beauté.
Quand tu seras ému par tout ce qui respire,
Tu pourras contempler son virginal sourire
Où brille comme dans un miroir précieux
La Grâce unique, éparse en d’innombrables cieux ;
Et, libre du désir, tu n’aimeras en elle
Que la sainte jeunesse et la joie éternelle.



IX

Dans les arbres s’est tû l’étincelant ramage
Des oiseaux qui faisaient au jour leurs longs adieux.
Mon âme, évoquerai-je enfin la chère image ?

Les astres vont former un chœur mélodieux.
La paix descend du ciel ; l’atmosphère embaumée
Révèle, en cette nuit, la présence des dieux.

Voici que tu parais, souriante et charmée ;
Tu baignes l’Occident pâle et bleu de satin,
Blanche étoile du soir, ô Vénus bien-aimée.

Toi qui seras aussi l’étoile du matin,
Ô mère de l’amour, Beauté resplendissante,
Accepte sans mépris mon hommage lointain.

Tandis qu’avec lenteur je suis la verte sente
Qui va vers la colline où murmurent les pins,
Fais briller devant moi l’image de l’absente.


Mais ne me livre plus, déesse, aux songes vains ;
Laisse-moi m’élever, loin de tout ce qui se passe,
Vers ta riche demeure et tes bosquets divins.

Prête un accent plus clair à ma voix sourde et lasse ;
Vénus, accorde-moi que, pour être écouté,
Mon hymne ait la puissance et ne soit point sans grâce.

Permets que le désir, patiemment dompté,
Se transforme en profonde et virile tendresse ;
Fais que l’amour en moi devienne la bonté.

Et souffre, en cette nuit dont le silence oppresse,
Que, sans être hanté par le remords cruel,
Je redise le nom, doux comme une caresse,

De ma rieuse amie aux yeux couleur de ciel.