Vers et Prose (Mallarmé)/Divagation première

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DIVAGATION PREMIÈRE


RELATIVEMENT AU VERS


La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale.

À jeter les yeux alentour, chez quiconque accorde à cette fonction une place ou la première, voilà le fait, d’actualité, Que nous assistons, comme finale de ce siècle, je ne dirai ainsi que ce fut dans le dernier, à des bouleversements, mais, hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple, avec des plis significatifs et un peu sa déchirure.

Un lettré français, ses lectures interrompues à la mort de Victor Hugo, il y a quelques ans, ne peut, s’il les souhaite poursuivre, qu’être déconcerté. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourre ou narre, presque le droit à s’énoncer. Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte, la divinité ainsi d’une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style. Notre vers, je le crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l’indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d’une orchestration, qui reste verbale.

La variation date de là : quoique en dessous et d’avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations.

Témoin de cette aventure, où l’on me voulut un rôle plus efficace malgré qu’il n’appartient à personne, j’y dirigeai, au moins, mon ardente attention ; et il se fait temps d’en parler, préférablement à distance ainsi que ce fut presque anonyme.

Accordez que la poésie française, probablement à cause de la primauté jadis assignée à l’inépuisable enchantement de la rime, dans l’évolution jusqu’à nous, s’atteste intermittente : elle brille un laps de soudanine jeunesse ; l’épuise et attend. Extinction, plutôt usure jusqu’à montrer la trame, ressassemens, grisaille. Le besoin de poétiser, à mesure que l’interdisent des circonstances variées, a fait, maintenant, après un des orgiaques excès périodiques de presque un siècle ou comparable à l’unique Renaissance, quand le tour s’imposait de l’ombre et du refroidissement, pas du tout ! que l’éclat diffère et continue ; la retrempe, d’ordinaire cachée, s’exerce publiquement, par le recours à de délicieux à-peu-près.

J’aimerais départager, sous un aspect triple, le traitement apporté au canon hiératique du vers ; en graduant.


Vous savez, notre prosodie, règles si brèves, intraitable d’autant : elle notifie plusieurs acte de prudence, dont l’hémistiche, et le moindre effort pour simuler la versification, à la manière des codes selon quoi s’abstenir de voler est la condition par exemple de droiture. Juste ce qu’il n’importe d’apprendre parce que ne pas l’avoir deviné par soi et d’abord affirme l’inutilité de s’y contraindre.

Les fidèles à l’alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure ; l’oreille, affranchie d’un compteur factice, éprouve une jouissance à discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres. Je juge ce goût très moderne.

Un cas, aucunement le moins curieux, intermédiaire, que le suivant. Le poëte d’un tact aigu qui considère cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir, épée ou fleur, que rarement et d’après quelque motif prémédité, y touche comme pudiquement ou se joue à l’entour, il en octroie de voisins accords, avant de le donner superbe et nu : laissant son doigté défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu’à une treizième maintes fois. M. Henri de Régnier excelle à ces accompagnements, de son invention, je sais, discrète et fière comme le talent qu’il instaura et révélatrice d’un transitoire trouble chez les exécutants jeunes devant l’instrument héréditaire. Autre chose, ou simplement le contraire, se décèle une mutinerie exprès, en la vacance du vieux moule fatigué, quand Jules Laforgue, pour le début, nous initia au charme certain du vers faux.

Jusqu’à présent, ou dans l’un et l’autre des modèles précités, rien, que réserve et abandon, à cause de la lassitude amenée par un abus de la cadence nationale, dont l’emploi, ainsi que celui du drapeau, doit demeurer exceptionnel. Avec cette particularité toutefois amusante que des infractions volontaires ou de savantes dissonances en appellent à notre délicatesse, au lieu que se fût, il y a quinze ans à peine, le pédant, que nous demeurions, exaspéré, comme devant quelque sacrilège ignare ! Je dirai que la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit.

Toute la nouveauté s’installe, relativement au vers libre, pas tel que le six-septième siècle l’attribua à la fable ou l’opéra (ce n’était qu’un agencement, sans la strophe, de mètres divers et notoires) mais, nommons-le, comme il sied, « polymorphe » : et envisageons la dissolution maintenant du nombre officiel, en ce qu’on veut, à l’infini, pourvu qu’un plaisir s’y réitère. Tantôt une euphonie fragmentée selon l’assentiment du lecteur intuitif, avec une ingénue et précieuse justesse — M. Moréas ; ou bien un geste, alangui, de songerie, sursautant, de passion, lequel suffit à scander — M. Viélé-Griffin ; préalablement M. Kahn avec une notation systématique de la valeur tonale des mots. Je ne donne de noms, il en est d’autres typiques, ceux de MM. Charles Morice, Verhaëren, Dujardin, Maëterlinck, Mockel, Retté, que comme preuves à mes dires, afin qu’on se reporte aux publications.

Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l’histoire littéraire d’aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte, d’après un latent clavier, l’orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument, dès qu’il souffle, le frôle ou frappe avec science ; en user à part et le dédier aussi à la Langue.

Une haute liberté littéraire d’acquise, la plus neuve : je ne vois, et ce reste mon intense opinion, effacement de rien qui ait été beau dans le passé, je demeure convaincu que dans les occasions amples on obéira toujours à la tradition solennelle, dont la prépondérance relève du génie classique : seulement lorsqu’il n’y aura pas lieu, à cause d’une sentimentale bouffée ou pour une anecdote, de déranger les échos vénérables, on regardera à le faire. Toute âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun. Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré.

Quelque étonnement, peut-être, que l’annonce d’une révolution d’ordre littéraire aboutisse à constater un changement dans l’artifice ou moyen par excellence, le vers : en effet, un souci musical domine et je l’interpréterai selon sa visée la plus large. Symboliste, Décadente ou Mystique, les Écoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d’information, adoptent, comme rencontre, le point d’un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée directe les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images, exacte, et que s’en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination.. Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, malgré qu’elle régit presque tous les chefs-d’œuvre, d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage : non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompettés éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal.



Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement : en littérature, cela se contente d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu’incorporer quelque idée. À cette condition s’élance le chant qu’il soit la joie d’être allégé !



» Voilà, constatation à quoi je glisse comment, dans notre langue, les vers ne vont que par deux ou à plusieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mystérieuse de la Rime, qui se révèle avec la fonction de gardienne du sanctuaire et d’empêcher qu’entre tous un n’usurpe, ou ne demeure péremptoirement : en quelle pensée fabriqué celui-là ! peu m’importe, attendu que sa matière aussitôt, gratuite discutable et quelconque, ne produirait de preuve à se tenir dans un équilibre momentané et double à la façon du vol, identité de deux fragments constitutifs remémorée extérieurement par une parité dans la consonnance[1]. Tout ce qu’on reconnaît écrit dans l’acceptation technique, soit phrasé, comporte une mélopée : l’écriture n’étant que la fixation du chant immiscé au langage et lui-même persuasif du sens. »



» Un désir indéniable à ce temps est de séparer comme en vue d’attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel.



» Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains.


» À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant : si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ?

» Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucune couleur, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

» Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout rêve et chant, retrouve chez le poëte, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité.


» Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait contraire, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et nous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère. »


» Ainsi lancé de soi le principe qui n’est rien, que le Vers ! attire non moins que dégage pour son jaloux épanouissement (l’instant qu’ils y brillent et meurent dans une fleur rapide, sur quelque transparence comme d’éther) les mille éléments de beauté pressés d’accourir et de s’ordonner dans leur valeur essentielle. Signe au gouffre central d’une spirituelle impossibilité que quelque chose soit divin exclusivement à tout, le numérateur sacré du compte de notre apothéose, Vers enfin suprême qui n’a pas lieu en tant que moule d’aucun objet qui existe : mais il emprunte, pour y aviver son sceau nul, tous gisements epars, ignorés et flottants, selon quelque richesse, et les forger. »

L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. Ce caractère approche de la spontanéité de l’orchestre.



Pour achever, je ne m’assieds jamais aux gradins des concerts, sans percevoir parmi l’obscure sublimité telle ébauche de quelqu’un des poèmes immanents à l’humanité ou leur originel état, d’autant plus compréhensif que nul : et que pour en déterminer la vaste ligne le compositeur éprouva cette facilité de suspendre jusqu’à la tentation de s’expliquer. Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant une brisure des grands rythmes littéraires (il en a été question plus haut) et leur éparpillement en frissons articulés proches de l’instrumentation, un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien : car, ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’ intellectuelle parole à son apogée que doit, avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique.


  1. » Là est la suprématie des modernes vers, sur ceux antiques formant un tout et ne rimant pas ; qu’emplissait une bonne fois le métal employé à les faire, au lieu que chez nous, ils le prennent et le retiennent, incessamment deviennent, procèdent musicalement : en tant que Stance, ou le distique. »