Calmann-Lévy (p. 265-317).


CINQUIÈME PARTIE

Derrière cette ville de la sultane Zobéide, qui vient de nous montrer si soudainement là-haut ses mille coupoles et qui a l’air d’une grande apparition tout en cuivre rose, ce sont bien de vrais nuages cette fois, qui forment ce fond si sombre ; — des nuages où la foudre, à chaque minute, dessine des zigzags de feu pâle. La tourmente d’où nous sommes à peine sortis, la tourmente de poussière et de sable, continue sa route vers le désert ; nous voyons fuir sur l’horizon derrière nous son voile lourd et son obscurité dantesque. De plus en plus, tout se précise et s’éclaire, les choses redeviennent réelles ; nous roulons maintenant au milieu des champs de l’oasis, un peu dévastés par la bourrasque, des champs de blé, de pavots, de coton et de riz. Quant à la ville, d’un premier aspect merveilleux auquel nous ne nous sommes plus laissé prendre, ce n’est comme toujours qu’un amas de ruines. — Et il s’agit maintenant d’y entrer, ce qui n’est pas tout simple ; pour un cavalier, ce serait déjà difficile ; mais pour une voiture à quatre chevaux de front, cela devient un problème ; il faut longtemps chercher, essayer d’un chemin, reculer, essayer d’un autre. Nulle part le travail de ces fourmis humaines, que sont les Iraniens, n’a été plus fouilleur que là, ni plus acharné, ni plus imprévoyant. Il n’y a vraiment pas de passage parmi les éboulis de tous ces murs d’argile, qui durent à peine et qu’on ne relève jamais, parmi ces torrents au lit creux et profond, surtout parmi ces excavations sans nombre d’où la terre à construire a été retirée et qui restent éternellement béantes. Un de mes chevaux de flanc tombe dans une cave, risque d’y entraîner l’attelage et nous-mêmes, reste suspendu par son harnais, réussit à regrimper, — et nous finissons cependant par arriver aux portes.

L’orage s’entend déjà sourdement quand nous pénétrons dans la ville, qui est immense et lugubre ; des mosquées, des tours, d’archaïques et lourdes pyramides quadrangulaires, à étages gradués, comme celles de certains temples de l’Inde ; un audacieux entassement d’argile qui joue encore le grandiose dans sa caducité dernière.

Voici un carrefour où un vieux derviche en robe blanche, en longue barbe teinte de rouge vermillon, explique le Coran à une vingtaine de bébés bien sages, assis en cercle sur des pierres.

Voici un minaret d’au moins soixante mètres, immense et isolé, qui penche plus que la tour de Pise, qui penche à faire peur. (Il est le lieu de supplice des femmes adultères ; on les précipite d’en haut, — et du côté qui s’incline, afin de leur donner plus terribles, à l’instant qui précède la chute, les affres du vide où elles vont tomber.)

Et puis voici les grandes ogives gothiques et l’obscurité des bazars. Tout ce qui reste de vie et de bruit à Kachan s’est concentré sous ces voûtes, dans ces longues et hautes nefs où l’on y voit si mal et qui sont encombrées par des centaines d’énormes chameaux, encore tout bourrus dans leurs poils d’hiver. Pour pénétrer là, nous avons dû dételer nos deux chevaux de flanc, nous prenions trop de place en largeur ; et avec les deux qui restent, c’est encore plus qu’il n’en faudrait, car ils s’épouvantent à entendre toutes ces voix qui crient, à sentir de si près tous ces chameaux ; malgré la fatigue de la journée, ils sont difficiles à tenir, n’avancent que par soubresauts et gambades. Le tonnerre gronde de plus en plus fort, et, quand nous passons par le bazar des cuivres, où les frappeurs donnent furieusement les derniers coups de marteau avant la nuit, le tapage devient si infernal que nos bêtes s’affolent ; il faut mettre pied à terre et dételer. Alors nous nous trouvons sans défense contre les marchands, qui nous sollicitent et s’emparent de nos mains pour nous entraîner. Nulle part nous n’avions vu tant de longues barbes teintes en rouge, ni de si hauts bonnets noirs ; tous ces gens ont l’air d’astrologues. Bon gré mal gré, il faut les suivre ; tantôt dans des filatures de soie presque souterraines où les ouvriers pour travailler doivent avoir des yeux de chat ; tantôt au fond de cours à ciel ouvert où un peu de clarté tombe sur des grenadiers tout rouges de fleurs, et là on déballe à nos pieds les trésors d’Aladin, les armes damasquinées, les brocarts, les parures, les pierres fines. Surtout chez les marchands de tapis, où il faut par force accepter un kalyan et une tasse de thé, nous sommes longtemps prisonniers ; on déplie devant nous d’incomparables tissus de Kachan qui chatoient comme des plumages de colibri : chaque tapis de prière représente un buisson rempli d’oiseaux, qui étale symétriquement ses branches au milieu d’un portique de mosquée, et le coloris est toujours une merveille. Les prix commencent chaque fois par être exorbitants, et nous faisons mine de partir au comble de l’indignation ; alors on nous retient par la manche, on rallume notre kalyan et on nous fait rasseoir. Telle est, du reste, toujours et partout, la comédie du marchandage oriental.

C’est donc en plein crépuscule que nous finissons par arriver au grand caravansérail, où nous a devancés notre voiture ; un caravansérail très délabré, il va sans dire, mais tellement monumental qu’aucun porche de basilique ne pourrait se comparer, comme dimensions, à cette entrée revêtue de faïence bleue. Un vieux sorcier, dont la barbe est rouge comme du sang, nous conduit à des chambrettes hautes, que balaie à cette heure le vent d’orage.

Ici est le point de croisement des chemins qui viennent des déserts de l’Est à Kachan et de ceux qui conduisent à la mer Caspienne : aussi y a-t-il un continuel va-et-vient de caravanes dans cette ville. Au jour mourant, nous regardons s’engouffrer au-dessous de nous, dans l’ogive du portique, deux cents chameaux pour le moins, attachés à la file ; d’étonnants chameaux parés avec une pompe barbare ; ayant des plumets sur la bosse, des queues de coq sur le front, des queues de renard aux oreilles, des fausses barbes faites de coquillages enfilés. Les chameliers qui les conduisent, figures plates du type mongol, portent des petits sayons courts, rayés de mille couleurs, et d’énormes bonnets à poil. Tout cela, paraît-il, nous arrive en droite ligne de Djellahadah, en Afghanistan, à travers l’infini des plaines de sel, et tout cela, avec une lenteur majestueuse, entre en carillonnant. Il y en a tant, que la nuit est venue quand les derniers paraissent, animaux tout à fait fantastiques alors, vus à la lueur des éclairs.

Dans une mosquée voisine, on psalmodie à plusieurs voix, sur un air monotone comme le bruit de la mer. Et tout cela ensemble se fond pour bercer notre premier sommeil : les chants religieux, le nom d’Allah modulé avec une tristesse douce sur des notes très hautes, les sonnailles des caravanes, les grondements de l’orage qui s’éloigne, le tambourinement de la pluie, les plaintes flûtées du vent dans les trous du mur.


Mercredi, 23 mai.

Huit heures de route aujourd’hui, à travers de très mornes solitudes. Halte le soir dans un hameau misérable : une dizaine de vieilles maisonnettes d’argile auxquelles un ruisseau clair apporte la vie ; quelques petits champs de blé, un bouquet de trois ou quatre mûriers chargés de mûres blanches ; rien de plus, le désert à perte de vue tout autour. Les gens paraissent très pauvres, et sans doute le lieu est malsain, car ils ont la mine souffreteuse. Dans le terrier qui sera notre chambre, les hirondelles confiantes ont plusieurs nids au-dessus de la cheminée ; en allongeant le bras, on toucherait les petits qui montrent tous leurs têtes au balcon.

Et nous arrivons précisément le jour où les anciens d’ici, — une dizaine de vieux desséchés, — ont décidé de faire la première cueillette des mûres. Cela se passe à l’heure du repos, du kalyan et de la rêverie, quand nous sommes assis, avec deux ou trois pâtres, devant la porte du gîte en ruine, à écouter le gentil murmure de ce ruisseau unique et précieux, à regarder le soleil disparaître au fond des solitudes. Les quelques enfants, tous bien dépenaillés et bien pâlots, font cercle autour des mûriers rabougris dont on va secouer les branches ; pour une fois, la joie de cette attente anime leurs yeux, coutumiers de mélancolie. À chaque secousse donnée, les mûres tombent en pluie sur le triste sol durci, et les petits se précipitent comme des moineaux à qui l’on jette du grain, tandis que le plus décharné des vieillards arrête les trop gourmands, règle avec gravité le partage. Ces arbustes sont les seuls à bien des lieues à la ronde ; et sans doute, dans ce hameau si perdu, on pense plusieurs semaines d’avance à ces cueillettes crépusculaires, réservées aux longs soirs de mai ; on ne connaît pas au cours de l’année d’autre fête… Quand c’est fini, la nuit tombe avec le froid ; les solitudes, semble-t-il, s’agrandissent partout alentour, l’isolement extrême s’indique davantage. Ce petit groupement humain n’a pas de murailles comme en avaient ceux des oasis du Sud ; la porte de notre gîte enfumé ne ferme pas, et nous nous endormons le revolver à la main.


Jeudi, 24 mai.

Départ de grand matin, afin d’arriver ce soir dans la ville de Koum, réputée pour sa mosquée revêtue d’émail d’or, où repose la sainte Fatmah, petite-fille du Prophète.

Après cinq ou six heures de route dans un lumineux désert, dont les sentes sont jalonnées d’ossements, vers midi, à l’instant des fantasmagories et des mirages, quelque chose étincelle là-bas, dans l’inappréciable lointain, presque au delà des horizons ; quelque chose qui n’est perceptible à l’œil que par son rayonnement, comme les étoiles ; un astre qui se lève, un globe d’or, un feu, on ne sait quoi d’inusité et de jamais vu…

— Koum ! dit le conducteur des chevaux, en indiquant cela du doigt… Alors, ce doit être le fameux dôme d’or, qui miroite au soleil méridien, qui est comme un phare de plein jour, appelant les caravanes du fond du désert… Cela paraît et disparaît, au hasard des ondulations du terrain et, après que nous avons trotté plus d’une heure dans cette direction sans nous en être rapprochés sensiblement, cela s’éclipse tout à fait.

Il est quatre heures du soir, quand nous apercevons les arbres de l’oasis de Koum, les champs de blé, et enfin la ville ; amas sans fin de ruines grises, toujours et toujours, décombres et fondrières. Il y a naturellement des coupoles par milliers, des donjons, des minarets partout et de toutes les formes ; des tours d’une couleur beige, des tours roses, qui sont comme coiffées d’un turban d’émail bleu. Et, sur chaque pointe dressée vers le ciel, se tient gravement une cigogne debout dans son nid. Il y a beaucoup de jardins à l’abandon, qui sont remplis de grenadiers en fleurs et dont le sol est empourpré par la jonchée des pétales… Mais ce dôme d’or, ce tombeau de Fatmah, entrevu de si loin, dans les mirages de midi, où donc est-il ? Nous l’avions rêvé sans doute, car rien n’y ressemble.

De temps à autre, une porte s’ouvre, au roulement de notre voiture, au bruit de nos grelots, et quelque femme dévoilée risque un de ses yeux, une moitié de son visage toujours joli, pour regarder qui passe. Une vingtaine de petits enfants, tous adorables, couverts d’amulettes, la chevelure teinte en rouge de flamme, nous suivent à la course, dans l’ébahissement de notre attelage, et nous entrons avec ce cortège sous les voûtes des bazars. Alors, pénombre subite, difficultés et frôlements continuels, pendant vingt longues minutes, au milieu des chameaux velus, dont nos quatre bêtes reniflent avec dégoût la senteur musquée. Là se coudoient les nomades en haillons, les Iraniens en belle robe, les Afghans à bonnet pointu, les bédouins de Syrie la tête ornée de soies éclatantes et de cordelettes ; toute sorte de monde, une foule énorme ; et on y voit à peine.

La clarté du soir nous est cependant rendue, par l’ogive de sortie, et le dôme étincelant nous réapparaît enfin, tout proche, trônant au milieu d’un décor qui a l’air arrangé là par quelque magicien, pour nous éblouir. Le long d’une rivière desséchée, au lit de galets blancs, que traverse un pont courbe à balustres de faïence, un panorama de féerie se déploie ; pêle-mêle, enchevêtrés, superposés, des portiques, des minarets, des dômes, ruisselants d’émail et d’or ; tout ce qui avoisine le sol est d’émail bleu ; tout ce qui s’élève est d’émail vert, à reflets métalliques comme la queue des paons ; la décoration se fait de plus en plus dorée à mesure qu’elle s’éloigne de la base, et tout finit vers le ciel en pointes d’or. En plus des vrais minarets, assez larges pour que les muezzins y montent chanter, il y a quantités de minces fuseaux, évidemment impossibles à gravir, qui s’élancent aussi et brillent comme des orfèvreries. Et c’est si neuf, si beau, si flambant, si imprévu, au milieu de cette ville de débris et de poussière !… Parmi ces magnificences, croissent des arbres tout rouges, des grenadiers follement fleuris ; on dirait qu’il a neigé dessus des perles de corail. Et derrière tout cela, les grandes cimes, deux fois hautes comme nos Alpes, se découpent toutes roses, dans leur gloire de la fin du jour, sur un fond couleur d’aigue-marine.

Mes yeux, qui ont vu tant de choses, ne se rappellent rien d’aussi étourdissant ni d’aussi fantastique, rien d’aussi éperdument oriental que cette apparition du tombeau de la sainte Fatmah, un soir de mai, au sortir d’une nef obscure.

Il existe donc encore en Perse des choses qui ne sont pas en ruines, et, de nos jours, on peut donc construire ou restaurer comme au temps des Mille et une Nuits !… C’est le Chah Nasr-ed-din qui, en plein XIXe siècle, fit remettre à neuf, avec ce luxe insensé, et ordonna de recouvrir de mosaïques d’or la vieille mosquée très sainte, où son père et sa mère reposent aujourd’hui, à côté de Fath-Ali-Chah et de la petite-fille du Prophète.


Le caravansérail, paraît-il, est encore loin, de l’autre côté du pont courbe et de la rivière sans eau. Alors, laissons partir la voiture, et, avant que le soleil s’éteigne, allons voir la mosquée.

Une place immense et bien étrange lui sert de parvis, une place qui est à la fois un vieux cimetière poudreux et une inquiétante cour des miracles. Ce semblant de pavage, ces longues dalles sur lesquelles on marche, sont des tombes alignées à se toucher ; ce sol est plein d’ossements de toutes les époques, il est amalgamé de poussière humaine. Et, comme les reliques de la sainte Fatmah attirent des pèlerins sans nombre et opèrent des miracles, une truanderie sinistre est accourue de tous les points de la Perse pour élire domicile alentour. Parmi les vendeurs de chapelets et d’amulettes, étalant leur marchandise par terre sur des guenilles, des mendiants estropiés montrent des moignons rougeâtres ; d’autres mettent à nu des lèpres, des cancers, ou des gangrènes couvertes de mouches. Il y a des derviches à longue chevelure qui marchent en psalmodiant, les yeux au ciel ; d’autres qui lisent à haute voix dans de vieux livres, avec exaltation comme des fous. Tout ce monde est vêtu de loques terreuses ; tout ce monde a l’air inhospitalier et farouche ; le même fanatisme se lit dans les regards trop ardents ou dans les regards morts.

Au milieu de cette place, de ce champ de tombeaux, et entourée de cette foule pouilleuse en haillons couleur de cendre, la splendeur toute fraîche d’une telle mosquée rayonne avec invraisemblance.

Intérieurement le sanctuaire est, paraît-il, d’une richesse inimaginable, mais les infidèles comme nous en sont exclus sans merci, et il faut nous arrêter aux portes de l’enceinte extérieure. C’est du reste une enceinte émaillée du haut en bas, et déjà magnifique ; elle enferme jalousement, — comme la muraille d’un jardin persan enferme ses arbres, — les minarets et les fuseaux d’émail vert et or, qui s’élancent de terre avec la sveltesse des joncs, autour de la mosquée proprement dite et de ses coupoles étincelantes.

La truanderie nous harcèle, traînant ses plaies, sa fétidité et sa poussière, elle nous suit jusqu’à ces portes, où elle nous retiendrait avec une centaine de mains hideuses, si nous avions l’idée de passer. Rester sur le seuil et regarder de là, c’est tout ce qui nous est permis.

Les soubassements de l’édifice sont de marbre blanc, et représentent des vases alignés en séries ; des vases d’où paraissent sortir toutes ces fleurs, peintes sous l’émail des parois ; les branches de roses, les gerbes d’iris, commencent à quelques pieds à peine au-dessus du sol ; elles s’enlacent aux arabesques bleues, comme feraient des plantes grimpantes à un espalier, et montent rejoindre les mosaïques d’or des frises et des dômes. Je ne crois pas qu’il existe au monde, — à part peut-être les temples de la sainte montagne au Japon, — un monument revêtu au dehors avec un tel luxe et un tel éclat de couleurs ; — et c’est là, dans une vieille ville de décombres et de grisailles, à deux pas des déserts.


Vendredi, 25 mai.

Nous avions oublié, en dormant, dans quel voisinage sans pareil nous étions et sur quelles splendeurs avait vue notre misérable gîte. Ouvrir la porte de sa terrasse et apercevoir devant soi le tombeau de la sainte Fatmah, au pur lever du jour, est un saisissement rare : par-dessus les arbres tout poudrés de corail, les grenadiers tout rouges de fleurs, un monument d’une grâce orientale presque outrée et qui du haut en bas brille comme les robes du Chah-Abbas ; des pointes d’or, des coupoles d’or ; des ogives bleues ou roses ; des flèches et des tourelles aux reflets changeants comme en ont seuls les oiseaux des îles ; et derrière tout cela, des ruines et le morne horizon des solitudes.

Cette ville de Koum nous réservait au départ une autre surprise, celle d’une vraie route, empierrée comme les nôtres, bordée de deux petits fossés et d’une ligne télégraphique, à travers d’immenses champs de blé. Et cela nous semble le comble de la civilisation.

Cela ne dure pas, il est vrai ; dans la journée, nous sont rendus des coins de désert, où la route se dessine à peine, au milieu des sables, des sels brillants et des mirages.

Mais le logis du soir, parmi les saules et les platanes, dans le hameau d’une verte oasis, n’a plus rien du farouche caravansérail auquel nous étions habitués ; c’est déjà presque une auberge, comme on en pourrait trouver dans nos villages d’Europe, avec un jardinet et une grille au bord du chemin. Tout le pays du reste prend un air de sécurité, et se banalise.

La tombée de la nuit, cependant, a du charme encore, et on recommence à sentir que le désert n’est pas loin ; l’heure de la prière est touchante, dans ce petit jardin, sous ses tilleuls et ses saules, au chant des coucous et des grenouilles ; tandis que les chats persans, à longs poils soyeux, circulent discrètement dans les allées obscures, les voyageurs s’agenouillent, les pauvres en robe de coton auprès des riches en robe de cachemire, ensemble quelquefois, deux par deux sur le même tapis.


Samedi, 26 mai.

Ce qui change surtout à mesure que nous approchons du Nord, c’est notre ciel. Fini des limpidités incomparables qui étaient un continuel enchantement pour nos yeux.

On ne croyait plus à la pluie, et aujourd’hui la voici revenue ; pendant nos sept heures d’étape, elle nous enveloppe, incessante et fine comme une pluie de Bretagne. Nous couchons dans une vieille maison froide aux murs ruisselants, qui est vide et isolée au fond d’un jardin immense. Comme hier, chant printanier des coucous et des grenouilles. Autour de nous, de jeunes peupliers, des troènes, des rosiers, de longs herbages. Et un vent de tempête tourmente toute cette frêle et nouvelle verdure de mai.

Avec défiance et ennui, nous arriverons demain à Téhéran, ville sans doute trop modernisée qui à peine nous semblera persane, après les vieilles capitales du temps passé, Ispahan et Chiraz.


Dimanche, 27 mai.

Départ sous la pluie, sous le ciel obscur. Par d’insensibles pentes, nous descendons dans des plaines moins désolées, plus vertes. Des champs de blé, des foins, mais toujours pas d’arbres, et parfois des zones d’une affreuse terre gluante et blanchâtre où l’herbe même ne pousse plus. Autour de nous, c’est de la vraie laideur. La beauté est au-dessus, parmi les nuages noirs, où de terribles montagnes, dans les éclaircies, à des hauteurs qui donnent le vertige, nous montrent leurs grandes robes de neige, et une déchirure nous laisse voir enfin, beaucoup plus haut que nous n’osions la chercher, la cime de ce mont Démavend qui domine Téhéran, qui a plus de six mille mètres et ne dépouille jamais son linceul de resplendissantes blancheurs.

Nous rencontrons beaucoup de monde, malgré la pluie froide et le ciel d’hiver : des caravanes ; des dames-fantômes sur des ânesses ou dans des voitures ; des cavaliers en belle robe de drap, qui ont tout à fait l’air de citadins. On sent l’approche de la capitale, et notre cocher s’arrête, tire de son sac des flots de rubans rouges pour orner les crinières de nos quatre chevaux, ainsi qu’il est d’usage avant d’entrer en ville, au retour d’un long voyage sans accident.

La route maintenant est bordée de pauvres arbres chétifs : ormeaux rabougris ; grenadiers brûlés par le froid ; mûriers bien à plaindre, qui ont chacun dans leurs branches deux ou trois gamins, occupés à manger les petits fruits blancs. Et nous voici dans des cimetières à perte de vue ; sur l’horrible terre molle et grise, sans un brin de verdure, des coupoles funéraires ou de simples tombes, pour la plupart effondrées, se succèdent par myriades.

Un rayon de soleil, entre deux averses, nous montre, sur la droite de notre route, un dôme d’or brillant qui rappelle celui du mausolée de Fatmah : c’est cette mosquée de Chah Abd-ul-Azim, également très sainte et refuge inviolable pour les criminels de la Perse, où le Chah Nasr-ed-din, il y a une dizaine d’années, tomba sous le poignard d’un aventurier.

Dans ces pays où les arbres ne croissent pas d’eux-mêmes, ils deviennent souvent énormes et magnifiques, lorsque les hommes les ont plantés, auprès de leurs innombrables petits canaux d’irrigation, pour ombrager leurs demeures. Le village de banlieue que nous traversons en ce moment est noyé dans la verdure, et Téhéran, que voici là-bas, semble mériter encore ce nom de « cité des platanes » qu’on lui donnait au xviiie siècle. Mais pour nous, accoutumés jusqu’à ce jour à de si étonnantes apparitions de villes, dans la lumière ou les mirages, avec quel aspect maussade se présente cet amas quelconque de maisons, froidement grises, sous un ciel de pluie !

De plus en plus nombreux, les passants sur la route ; des gens qui nous croisent et qui tous ont l’air de s’en aller. Sans doute l’exode de chaque printemps commence ; l’été de Téhéran est à ce point torride et malsain que la moitié de la population s’éloigne en mai pour ne revenir qu’en automne. C’est maintenant un défilé d’attelages de toute sorte, — et chacun fait un écart, pour des chevaux morts, le ventre ouvert par les vautours, qui gisent de distance en distance au milieu de la voie, sans que personne ait l’idée de les enlever.

Comme tout est noir, au-dessus de cette capitale de l’Iran ! Des épaisseurs de nuées, derrière lesquelles on devine des épaisseurs de montagnes, emplissent le ciel de leurs masses presque terrifiantes. — Et toujours, dans une déchirure qui persiste, le Démavend nous montre confusément sa pointe, argentée sur un fond sombre ; on voit bien que ce n’est pas un nuage, que c’est une chose solide, de la nature des rocs, mais cela semble monté trop haut pour appartenir à la terre ; et puis on dirait que cela surplombe… Cela fait partie de quelque astre étranger sans doute, qui s’approche sans bruit derrière ces rideaux de ténèbres, — et le monde va finir…


Les portes de Téhéran. Elles luisent sous la pluie cinglante. Elles sont flanquées de quatre petites tourelles ornementales, fines comme des hampes, et un revêtement de briques vernissées recouvre le tout, — des briques jaunes, vertes et noires, formant des dessins comme on en voit sur la peau des lézards ou des serpents.

Dans la ville, c’est la déception prévue. Sous l’averse, toutes les ruelles qu’il nous faut suivre, jusqu’à l’hôtellerie, sont des fleuves de boue, entre des maisonnettes en brique, sans fenêtres, maussades, incolores, donnant l’envie de fuir.

L’hôtellerie est pire que tout ; le plus sauvage des caravansérails valait mieux que cette chambre obscure et démodée, sur un jardinet mouillé dont les arbres ruissellent. Et je reçois en libérateurs les aimables Français de la Légation qui viennent m’offrir l’hospitalité dans la maison de France.

Elle a déjà fui Téhéran, notre Légation, comme toutes les autres, elle s’est installée pour l’été à la campagne, à deux lieues des murs, au pied du Démavend en robe blanche, — et nous nous transporterons là ce soir, quand seront arrivés mes bagages, qui traînent encore à mon arrière-garde, je ne sais où, sur des chevaux embourbés.

En attendant, allons quand même visiter un peu cette ville, avec laquelle j’ai hâte d’en finir.

Rien de bien ancien ni de bien beau sans doute. Il y a un siècle et demi, Téhéran n’était encore qu’une bourgade ignorée, quand Agha Mohammed Khan, le prince eunuque, en usurpant le trône, eut la fantaisie d’établir ici la capitale de la Perse.

D’abord les bazars. Ils sont immenses et très achalandés. Les mêmes grandes nefs gothiques déjà rencontrées partout ; on y vend des quantités prodigieuses de tapis, qui sont tissés et coloriés par des procédés modernes, et paraissent vulgaires après ceux d’Ispahan, de Kachan ou de Chiraz.

Entre deux averses, dans un rayon de soleil, montons sur les toits pour avoir une vue d’ensemble. Toujours les myriades de petites terrasses, et de petites coupoles en argile, mais il y manque la lumière qui les transfigurait, dans les vieilles villes immobilisées d’où nous arrivons ; les dômes des mosquées sont vert et or, au lieu d’être bleu turquoise comme dans le Sud ; quant à ces deux espèces de donjons, tout émaillés de rose, qui surgissent là-bas, ils indiquent le palais du Chah. — Et toutes ces constructions des hommes semblent vraiment lilliputiennes, au pied des écrasantes montagnes qui, depuis un instant, achèvent de sortir des nuages.

Il vient de partir pour l’Europe, Sa Majesté le Chah, et son palais aux donjons roses est désert. Nous n’avons d’ailleurs pas d’autorisation pour le visiter aujourd’hui. Mais essayons quand même.

Les gardes, bons garçons, nous laissent entrer dans les jardins, — en ce moment solitaires et sans doute plus charmants ainsi. Des jardins qui sont plutôt des lacs, de tranquilles et mélancoliques miroirs, entourés de murs de faïence, et sur lesquels des cygnes se promènent. L’eau, c’est toujours la grande rareté, et par suite le grand luxe de la Perse, aussi on la prodigue dans les habitations des princes. Ces jardins du Chah se composent surtout de pièces d’eau qu’entourent des bordures de vieux arbres et de fleurs, et qui reflètent les plates-bandes de lis, les ormeaux centenaires, les peupliers, les lauriers géants, les hautes et jalouses murailles d’émail. Tout est fermé, cadenassé, vide et silencieux, dans cette demeure de souverain dont le maître voyage au loin ; certaines portes ont des scellés à la cire ; et des stores baissés masquent toutes les fenêtres, toutes les baies qui prennent jour sur ces lacs enclos, — des stores en toile brodée, grands et solides comme des voiles de frégate. Aux murailles, ces revêtements d’émaux modernes, qui représentent des personnages ou des buissons de roses, attestent une lamentable décadence de l’art persan, mais l’aspect d’ensemble charme encore, et les reflets dans l’eau sont exquis, parmi les images renversées des branches et des verdures. — Il ne pleut plus ; au ciel, les masses d’ombre se déchirent et se dispersent en déroute ; nous avons un clair après-midi, dans ce lieu très réservé, où les gardes nous laissent en confiance promener seuls.

Ce store immense que voici, attaché par tout un jeu de cordes, nous cache la salle du trône, qui date de la fondation du palais et qui, suivant le vieil usage, est entièrement ouverte, comme un hangar, afin de permettre au peuple d’apercevoir de loin son idole assise ; des soubassements de marbre, — sans escalier pour que la foule n’y monte point, — l’élèvent d’environ deux mètres au-dessus des jardins, et, devant, s’étale en miroir une grande pièce d’eau carrée, le long de laquelle, aux jours de gala, tous les dignitaires viennent se ranger, tous les somptueux burnous, toutes les aigrettes de pierreries, quand le souverain doit apparaître, étincelant et muet, dans la salle en pénombre.

Cette salle, nous avons bien envie de la voir. Avec l’innocente complicité d’un garde, qui devine un peu à quelles gens il a affaire, nous accrochant aux saillies du marbre, nous montons nous glisser par-dessous le store tendu, — et nous entrons dans la place.

Il y fait naturellement très sombre, puisqu’elle ne reçoit de lumière que par cette immense baie, voilée aujourd’hui d’une toile épaisse. Ce que nous distinguons en premier lieu, c’est le trône, qui s’avance là tout près, tout au bord ; il est d’un archaïsme que nous n’attendions pas, et il se détache en blancheur sur la décoration générale rouge et or. C’est l’un des trônes historiques des empereurs Mogols, une sorte d’estrade en albâtre avec filets dorés, soutenue par des petites déesses étranges, et des petits monstres sculptés dans le même bloc ; le traditionnel jet d’eau, indispensable à la mise en scène d’un souverain persan, occupe le devant de cette estrade, où le Chah, dans les grands jours, se montre accroupi sur des tapis brodés de perles, la tête surchargée de pierreries, et faisant mine de fumer un kalyan tout constellé, — un kalyan sans feu sur lequel on place d’énormes rubis pour imiter la braise ardente.

Comme dans les vieux palais d’Ispahan, une immense ogive, pour auréoler le souverain, se découpe là-bas derrière ce trône aux blancheurs transparentes ; elle est ornée, ainsi que les plafonds, d’un enchevêtrement d’arabesques et d’une pluie de stalactites en cristal. Et tout cela rappelle le temps des rois Sophis ; c’est toujours ce même aspect de grotte enchantée que les anciens princes de la Perse donnaient à leurs demeures. Sur les côtés de la salle, des fresques représentent des chahs du temps passé, sanglés dans des gaines de brocart d’or, personnages invraisemblablement jeunes et jolis, aux sourcils arqués, aux yeux cerclés d’ombre, avec de trop longues barbes qui descendent de leurs joues roses, pour couler comme un flot de soie noire, jusqu’aux pierreries des ceintures.

Un de nous, de temps à autre, soulève un coin du grand voile, afin de laisser filtrer un rayon de lumière dans cette demi-nuit ; alors, aux plafonds obscurs, les stalactites de cristal jettent des feux comme les diamants. Nous sommes un peu en contravention, en fraude ; cela rend plus amusante cette furtive promenade. Et un chat, un vrai, — si des Persans me lisent, qu’ils me pardonnent cet inoffensif rapprochement de mots, — un beau chat angora, bien fourré, aimable et habitué aux caresses, qui est en ce moment le seul maître de ces splendeurs impériales, un chat assis sur le trône même, nous regarde aller et venir avec un air de majestueuse condescendance.

Quand nous sortons de là, pour faire encore une fois le tour des pièces d’eau, même silence partout et même solitude persistante. Les cygnes glissent tranquillement sur ces miroirs ; ils tracent des sillages qui dérangent les reflets des hautes parois en faïence rose, des grands cyprès, des grands lauriers, des fleurs, et des nostalgiques bosquets. Rien d’autre ne bouge dans le palais, pas même les branches, car il ne vente plus ; on n’entend que les gouttelettes tomber des feuillages encore mouillés.


À la fin du jour, nous quittons Téhéran par une porte opposée à celle de ce matin, mais toute pareille, avec les mêmes clochetons fuselés, le même revêtement d’émail vert, jaune et noir, les mêmes zébrures de peau de serpent.

Et tout de suite notre voiture roule dans un petit désert de pierrailles et de terre grisâtre, où flotte une horrible odeur de cadavre : des ossements jonchent le sol, des carcasses à tous les degrés de décomposition ; et c’est le cimetière des bêtes de caravane, chevaux, chameaux ou mulets. Dans la journée, le lieu est plein de vautours : la nuit, il devient le rendez-vous des chacals.

Nous nous dirigeons vers le Démavend, qui s’est dégagé du haut en bas. Plus peut-être qu’aucune autre montagne au monde il donne l’impression du colossal, parce qu’il n’est accompagné par rien dans le ciel ; il est un cône de neige qui s’élance solitaire, dépassant de moitié toute la chaîne environnante. À ses pieds, on aperçoit la tache verte d’une oasis, déjà élevée de cent ou cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la ville ; et c’est là que se sont réfugiées les légations européennes pour la saison brûlante.

En nous éloignant du petit désert aux vautours, nous rencontrons d’abord quelques grands bocages, laborieusement créés de main d’homme, ceux-ci, et entourés de murailles : résidences d’été pour des grands seigneurs persans et kiosques émaillés de bleu pour les dames de leur harem. La route ascendante devient bientôt presque ombreuse ; elle a pour bordure des grenadiers, des mûriers chargés de fruits où des gamins en longue robe font la cueillette ; et nous arrivons enfin à l’oasis entrevue. En ce pays où presque tous les parcs, tous les bosquets sont factices, on est ravi de trouver un vrai petit bois comme ceux de chez nous, avec des arbres qui semblent avoir poussé d’eux-mêmes, avec des buissons, des mousses, des fougères. — La Légation de France est dans cet éden, au pied des neiges ; parmi les arbres d’eau, les frêles peupliers, les herbes longues ; autour de la maison, courent des ruisseaux froids ; on entend chanter les coucous et les chouettes ; c’est tout l’appareil, toute la fraîcheur frileuse d’un printemps en retard sur le nôtre, d’un printemps qui sera court, très vite remplacé par une saison torride. Et dès que la nuit tombe, on frissonne comme en hiver sous les feuillages de ce bois.


Lundi, 28 mai.

À une heure après-midi, je quitte le bocage si frais pour redescendre en ville et y faire des visites. Téhéran, sous le soleil qui est d’ordinaire sa parure, me paraît moins décevant qu’hier sous l’averse et les nuages. Il y a des avenues bordées d’ormeaux centenaires, des places ombragées de platanes énormes et vénérables, des recoins qui sont encore de l’Orient charmeur. Et partout s’ouvrent les petites boutiques anciennes où s’exercent tranquillement les métiers d’autrefois. Les mosaïstes, penchés sur des tables, assemblent leurs minuscules parcelles d’ivoire, de cuivre et d’or. Les peintres patients, au fin visage, enluminent les boîtes longues pour les encriers, les boîtes ogivales pour les miroirs des dames, les cartons pour enfermer les saints livres ; d’une main légère et assurée, ils enlacent les arabesques d’or, ils colorient les oiseaux étranges, les fruits, les fleurs. Et les miniaturistes reproduisent, dans différentes attitudes, cette petite personne, avec sa rose tenue du bout des doigts, qui semble être toujours la même et n’avoir pas vieilli depuis le siècle de Chah-Abbas : des joues bien rondes et bien rouges, presque pas de nez, presque pas de bouche ; rien que deux yeux de velours noir, immenses, dont les sourcils épais se rejoignent. — Il existe d’ailleurs en réalité, ce type de la beauté persane ; parfois un voile soulevé par le vent me l’a montré, le temps d’un éclair ; et on dit que certaines princesses de la cour l’ont conservé dans sa perfection idéale…

De toutes ces avenues, plantées de vieux ormeaux superbes, la plus belle aboutit à l’une des entrées du palais, dite « Porte des diamants ». Et cette porte semble une espèce de caverne magique, décorée de lentes cristallisations souterraines ; les stalactites de la voûte et les piliers, qui sont revêtus d’une myriade de petites parcelles de miroir, de petites facettes taillées, jettent au soleil tous les feux du prisme.

Je retourne au palais aujourd’hui, faire visite au jeune héritier du trône de la Perse, Son Altesse Impériale Choah-es-Saltaneh, qui veut bien me recevoir en l’absence de son père. Les salons où je suis introduit ont le tort d’être meublés à l’européenne, et ce prince de vingt ans, qui m’accueille avec une grâce si cordiale, m’apparaît vêtu comme un Parisien élégant. Il est frêle et affiné ; ses grands yeux noirs, frangés de cils presque trop beaux, rappellent les yeux des ancêtres, peints dans la salle du trône ; gainé de brocart d’or et de gemmes précieuses, il serait accompli. Il parle français avec une aisance distinguée ; il a habité Paris, s’y est amusé et le conte en homme d’esprit ; il se tient au courant de l’évolution artistique européenne, et la conversation avec lui est vive et facile, tandis que l’on nous sert le thé, dans de très petites tasses de Sèvres. Malgré les consignes lancées en l’absence du souverain, et malgré les scellés mis à certaines portes, Son Altesse a la bonté de donner des ordres pour que je puisse demain voir tout le palais.

Ma seconde visite est au grand vizir, qui veut bien improviser pour demain un dîner à mon intention. Là encore, l’accueil est de la plus aimable courtoisie. Du reste, n’étaient les précieux tapis de soie par terre, et, sur les fronts, les petits bonnets d’astrakan, derniers vertiges du costume oriental, on se croirait en Europe : quel dommage, et quelle erreur de goût !… Cette imitation, je la comprendrais encore chez des Hottentots ou des Cafres. Mais quand on a l’honneur d’être des Persans, ou des Arabes, ou des Hindous, ou même des Japonais, — autrement dit, nos devanciers de plusieurs siècles en matière d’affinements de toutes sortes, des gens ayant eu en propre, bien avant nous, un art exquis, une architecture, une grâce élégante d’usages, d’ameublements et de costumes, — vraiment c’est déchoir que de nous copier.

Nous allons ensuite chez l’un des plus grands princes de Téhéran, frère de Sa Majesté le Chah. Son palais est bâti dans un parc de jeunes peupliers longs et minces comme des roseaux, un parc qu’il a créé à coups de pièces d’or, en amenant à grands frais l’eau des montagnes. Les salles d’en bas, entièrement tapissées et plafonnées en facettes de miroirs, avec de longues grappes de stalactites qui retombent de la voûte, font songer à quelque grotte de Fingal, mais plus scintillante que la vraie et d’un éclat surnaturel. Le prince nous reçoit au premier étage, où nous montons par un large escalier bordé de fleurs ; il est en tenue militaire, la moustache blanchissante, l’air gracieux et distingué, et nous tend une main irréprochablement gantée de blanc. (De mémoire d’étranger, on ne l’a vu sans ses gants toujours boutonnés, toujours frais, — et ce serait, paraît-il, pour ne pas toucher les doigts d’un chrétien, car on le dit d’un fanatisme farouche, sous ses dehors avenants.) Les salons de ce grand seigneur persan sont luxueusement meublés à l’européenne, mais les murs ont des revêtements d’émail, et par terre, toujours ces velours à reflets, ces tapis comme il n’en existe pas. Sur une table, il y a une collation prête : des aiguières d’eau limpide, une douzaine de grandes et magnifiques coupes de vermeil contenant tous les fruits du printemps, l’une remplie d’abricots, telle autre de mûres, telle autre encore de cerises ou de framboises, ou même de ces concombres crus dont les Iraniens sont si friands. Et on sert le thé, comme au palais, dans de très fines tasses de Sèvres. Nous sommes assis devant une grande baie vitrée, d’où l’on a vue sur le parc, sur le bois de jeunes peupliers qui s’agite au vent de mai comme un champ de roseaux, et sur le Démavend qui semble aujourd’hui un cône d’argent, audacieusement érigé vers le soleil. Le prince, qui est grand maître de l’artillerie, m’interroge sur nos canons, puis sur nos sous-marins dont la renommée est venue jusqu’en Perse. Ensuite il conte ses chasses, aux gazelles, aux panthères des montagnes voisines. Un jour clair d’automne, il a réussi, dit-il, à atteindre l’extrême pointe de ce Démavend qui est là devant nos yeux : « Bien qu’il n’y eût pas de nuages, on ne voyait plus le monde en dessous, il semblait d’abord qu’on dominât le vide même. Et puis, l’air s’étant épuré encore, la terre peu à peu se dessina partout alentour, et ce fut à faire frémir ; elle semblait effroyablement concave, on était comme au milieu d’une demi-sphère creuse dont les rebords tranchants montaient en plein ciel. »

Le soir, pour rentrer à la Légation de France, il faut comme toujours traverser l’affreux petit désert où pourrissent les bêtes de caravane.

Ensuite, arrivés au pied des montagnes, nous nous arrêtons cette fois pour visiter l’un de ces édens factices et enclos de murs, destinés aux princesses toujours cachées, — le plus ancien de tous, un qui est à l’abandon aujourd’hui et qui fut créé par Agha Mohammed Khan, fondateur de l’actuelle dynastie des kadjars.

C’est une série ascendante de bosquets, de pièces d’eau, de terrasses conduisant à un grand kiosque nostalgique, où tant de belles cloîtrées durent languir. Là encore, on s’étonne de voir cette végétation apportée par les hommes atteindre une telle beauté tranquille, quand, en dehors de l’enceinte, les arbres venus d’eux-mêmes ont l’air si misérables, si mutilés par le vent de neige. Il y a des lauriers géants dont les cimes arrondies ressemblent à des dômes de verdure ; des cèdres, des ormeaux énormes. Les rosiers, aux branches grosses comme des câbles de navire, sont en pleine floraison de mai ; ils s’enlacent aux troncs des arbres et leur font comme des gaines roses. Par terre, c’est de la mousse, jonchée de mûres blanches pour la plus grande joie des oiseaux, jonchée de pétales de roses et d’églantines. Des quantités de huppes et de geais bleus, que l’on ne chasse jamais, s’ébattent dans les sentiers sans craindre notre approche ; les huppes surtout sont tout à fait sacrées dans ce bocage, à cause de certaine princesse de légende, dont l’âme habita longtemps le corps de l’une d’elles, — ou peut-être même continue à l’habiter de nos jours, on ne sait plus trop… Le vieux petit palais fermé, bâti au faîte de ce parc ombreux, sur la plus haute terrasse, commence de s’émietter, sous l’action des ans ; dans le sable et la mousse alentour, on voit briller de ces minuscules fragments d’émail ou de miroir qui firent partie de la décoration fragile… Et que deviennent les belles, qui vécurent dans ce lieu de soupçon et de mystère, les belles des belles, choisies entre des milliers ? Leurs corps parfaits et leurs visages, qui furent leur seul raison d’être, qui les firent aimer et séquestrer, où en sont-ils dans leurs fosses ? Par là sans doute, sous quelque pauvre petite dalle oubliée, gisent leurs ossements.


Mardi, 29 mai.

C’est donc aujourd’hui que toutes les salles du palais de Téhéran me seront montrées, grâce aux ordres donnés par le jeune prince.

Dans les jardins, autour des pièces d’eau, même silence qu’hier et qu’avant-hier ; mêmes promenades des cygnes, parmi les reflets des murailles roses et des grands arbres sombres.

Il y a de tout dans ce palais aux détours compliqués, amas de bâtiments ajoutés les uns aux autres sous différents règnes ; il y a même une salle tendue de vieux gobelins représentant des danses de nymphes. Beaucoup trop de choses européennes, et, contre les murs, une profusion, un véritable étalage de miroirs : des glaces quelconques, dans des cadres du siècle dernier, aux dorures banales, des glaces, des glaces, accrochées à tout touche, comme chez les marchands de meubles. — Pour s’expliquer cela, il faut songer que cette ville n’a que depuis deux ou trois ans une route carrossable, la mettant en communication avec la mer Caspienne et de là avec l’Europe ; toutes ces glaces ont été apportées ici sur des brancards, en suivant des sentiers de chèvre, par-dessus des montagnes de deux ou trois mille mètres de haut ; combien donc de brisées en route, pour une seule arrivant à bon port, et devenant ainsi un objet de grand luxe ! Peut-être même l’encombrement des cassons de miroirs a-t-il donné aux Persans l’idée première de cette décoration en stalactites brillantes, dont ils ont réussi à faire quelque chose de surprenant et d’unique.

C’est du reste tout ce qu’il y a de particulier dans cet immense palais, ces voûtes comme frangées de glaçons, que l’on a su varier avec une fantaisie inépuisable. Et rien de ce que nous voyons aujourd’hui ne vaut cette salle du trône, encore purement persane, où nous étions entrés le premier jour par escalade.

Au premier étage, une galerie, grande comme celles du Louvre, contient un amas d’objets précieux. Elle est pavée de faïences roses qui disparaissent sous les tapis soyeux, spécimens choisis de toutes les époques et de tous les styles de la Perse. Une quantité exagérée de lustres de cristal s’y alignent en rangs pressés ; leurs pendeloques sans nombre, s’ajoutant aux stalactites de la voûte, donnent l’impression d’une sorte de pluie magique, d’averse qui se serait figée avant de tomber. Et les fenêtres ont vue sur les jardins de mélancolie, sur les pièces d’eau tranquillement réfléchissantes. Il y a là, dans des vitrines, sur des étagères, sur des crédences, partout, des milliers de choses, amassées depuis le commencement de la dynastie actuelle ; des pendules en or couvertes de pierreries, avec des complications extraordinaires de mécanismes et de petits automates, des mappemondes en or, constellées de diamants ; des vases, des plats, des services de Sèvres, de Saxe, de Chine, cadeaux de rois ou d’empereurs aux souverains de la Perse. En l’absence du Chah, une infinité de pièces rares ont été cachées, scellées dans des coffres, dans des caves ; aux tréfonds du palais dorment des amas de gemmes sans prix. Mais, tout au bout et au centre de cette galerie, sous le dernier arceau frangé de cristal, la merveille des merveilles, trop lourde pour qu’un vol soit possible, est restée là, sans écrin, sans housse, posée sur le parquet comme un meuble quelconque : le trône ancien des Grands Mogols, qui figura jadis au palais de Delhi, dans la prodigieuse salle de marbre ajouré. C’est une estrade en or massif, de deux ou trois mètres de côté, dont les huit pieds d’or ont des contournements de reptile ; le long de toutes ses faces courent des branches de fleurs en relief, dont les feuillages sont en émeraudes, les pétales en rubis ou en perles. Sur ce socle fabuleux, parade orgueilleusement un étrange fauteuil en or, qui a l’air tout éclaboussé de larges gouttes de sang — et ce sont des cabochons de rubis ; au-dessus du dossier, rayonne un soleil en diamants énormes, qu’un mécanisme fait tourner quand on s’assied, et qui alors jette des feux comme une pièce d’artifice.


C’est ce soir, le dîner que veut bien donner pour moi Son Excellence le Grand Vizir.

Une table garnie de fleurs et correctement servie à l’européenne ; des ministres en habit noir et cravate blanche, avec des grands cordons et des plaques ; on a vu cela partout. À part les kalyans, qui au dessert font le tour des convives, ce repas serait pareil à celui que notre ministre des Affaires étrangères, — qui est le grand vizir de chez nous, — pourrait offrir à un étranger de passage, dans un salon du quai d’Orsay. Entre cette ville et Ispahan, il n’y a pas que les cent lieues de solitudes dont nous venons de parcourir les étapes, il y a bien aussi trois siècles, pour le moins, trois siècles d’évolution humaine.

Mais le réel intérêt de cette réception est dans la sympathie qui m’est témoignée et qui s’adresse évidemment à mon pays bien plus qu’à moi-même ; tous mes aimables hôtes parlent encore le français, qui, malgré les efforts de peuples rivaux, demeure la langue d’Occident la plus répandue chez eux. Et ils se plaisent à me rappeler que la France fut la première nation d’Europe entrée en relations avec l’Iran, celle qui, bien des années avant les autres, envoya des ambassadeurs aux Majestés persanes.


Mercredi, 30 mai.

De Téhéran, par la nouvelle route carrossable, une voiture peut vous conduire en quatre ou cinq jours au bord de la mer Caspienne, à Recht, et de Recht un paquebot russe vous mène à Bakou, la ville du pétrole, qui est presque aux portes de l’Europe. Mais cette voiture, il n’est pas toujours facile de se la procurer ; encore moins les chevaux, en ce moment où le récent départ de Sa Majesté le Chah et de sa suite a dépeuplé toutes les écuries, aux relais de la poste.

Et, pendant que l’on cherche pour moi d’introuvables équipages, du matin au soir, dans le petit bois de la Légation de France, se succèdent les visites des marchands juifs, toujours informés comme par miracle de la présence d’un étranger. Ils remontent de Téhéran, qui sur une mule, qui sur une bourrique, tel autre à pied, suivi de portefaix chargés de lourds ballots ; sous les fraîches vérandas, à l’ombre des peupliers, ils étalent pour me tenter les tapis anciens, les broderies rares.


Jeudi, 31 mai.

On a réussi à me trouver une mauvaise voiture, à quatre chevaux, et un fourgon, à quatre chevaux aussi, pour mes colis. Je pars, à travers des plaines maussades et quelconques, sous de tristes nuages, qui nous cachent tout le temps l’horreur superbe des montagnes.


Vendredi, 1er juin.

Toujours pas d’arbres. Sur le soir, nous entrons dans Kasbine, ville de vingt mille habitants au milieu des blés, ville aux portes de faïence, ancienne capitale de la Perse, jadis très populeuse et aujourd’hui pleine de ruines ; dans ses rues déjà un peu européennes, apparaissent les premières enseignes écrites en russe.

Le gîte est moitié hôtel, moitié caravansérail. Au crépuscule, à l’heure où les martinets tourbillonnent, quand je suis assis devant la porte suivant l’usage oriental, de jeunes Persans, qui ont deviné un Français, viennent m’entourer gentiment, pour avoir une occasion de causer en notre langue, qu’ils ont apprise à l’école. Ils parlent avec lenteur, l’accent doux et chanté ; et je vois quel prestige, à leurs yeux, notre pays conserve encore.


Samedi, 2 juin.

Un de mes chevaux est mort cette nuit, il faut en hâte en racheter un autre. Mes deux cochers sont ivres, et n’attellent qu’après avoir reçu des coups de bâton.

Plaines de moins en moins désolées ; des foins chamarrés de fleurs, où paissent d’innombrables moutons noirs ; des blés couleur d’or, où des nomades turcomans font la moisson. Le vent n’est plus si âpre, le soleil brûle moins ; nous avons dû perdre déjà de notre altitude habituelle. Il fait idéalement beau, comme chez nous par les pures journées de juin. À midi cependant reviennent encore les mirages, qui dédoublent les moutons dans les prairies et allongent en géants les bergers.

Autour du petit village de Kouine, qui est notre étape du soir, nous retrouvons enfin les arbres ; d’immenses noyers, qui doivent être vieux de plus d’un siècle, jettent leur ombre sur des prés tout roses de sainfoins. Et malgré le charme souverain qu’avaient les déserts, on se laisse reprendre à la grâce de cette nature-là.


Dimanche, 3 juin.

Ivres, tous mes Iraniens. Ivres, mes nouveaux domestiques enrôlés à Téhéran. Ivres encore plus que la veille, mes deux cochers ; ils ont mis leur bonnet de travers, et conduisent de même, dans des routes de montagne où nous nous engageons pour quatre heures, dans des lacets encombrés de chameaux et de mules, au-dessus d’abîmes contre lesquels aucun parapet ne nous protège. Avec les bons tcharvadars de la Perse centrale, on pouvait oublier le cauchemar de l’alcool ; mais voilà, ma nouvelle suite a déjà reçu un léger frottis de civilisation européenne.

Nous descendons toujours, vers le niveau normal du monde. Halte pour midi, dans un recoin édénique, déjà complètement à l’abri de l’air trop vif des sommets ; un ravin qui, à nos yeux déshabitués, produit une impression de paradis terrestre. Des figuiers énormes, puissants et feuillus comme des banians de l’Inde, étendent leurs ramures en voûte au-dessus du chemin ; l’herbe haute est pleine de bleuets, d’amourettes roses ; des grenadiers, sur la fin de leur floraison prodigue, font dans la mousse des jonchées de corail ; un ruisselet bien clair sautille parmi des fleurs en longues quenouilles d’une teinte de lilas. Le lieu sans doute est réputé dans le pays, car des voyageurs de toute sorte l’ont choisi comme nous pour y prendre leur repos méridien ; sur de somptueux tapis, tout boursouflés par les tiges des graminées qu’ils recouvrent, des Persans et des Persanes cuisinent leur thé, mangent des fruits et des gâteaux ; des dames masquées, relevant d’une main leur cagoule blanche, se bourrent de cerises par en dessous ; des Circassiens au bonnet de fourrure, au large poignard d’argent droit comme une dague, font bande à part sous un chêne ; et des Turcomans, accroupis autour d’un plateau, prennent de la bouillie à pleines mains. Il n’y a point de village, point de caravansérail ; rien que la vieille maisonnette en terre d’un marchand de thé, dont les trois ou quatre petits garçons s’empressent à servir les gens, dehors, à l’ombre et au frais. Tout se passe à la bonne franquette, gaîment, tant il fait beau et tant le site est charmeur ; on voit d’opulents personnages, en robe de cachemire, aller eux-mêmes au ruisseau limpide, puiser dans leur buire de cuivre ou leur samovar ; et des mendiants, des loqueteux demi-nus, qui ont collé de belles feuilles vertes sur les plaies de leurs jambes, attendent les restes qu’on leur donne. À l’abri des vastes figuiers, on nous installe sur des banquettes de bois, recouvertes de tapis rouges, où nous dînons, accroupis à la persane.

Mais, soudain, tapage épouvantable au ciel, derrière la montagne surplombante : un orage, que nous ne pouvions pas voir, est arrivé en sournois. Et tout de suite tambourinement sur la feuillée qui nous sert de toit, pluie et grêle, averse, déluge.

Alors, sauve-qui-peut général ; dans le terrier obscur du marchand de thé, on s’entasse tant qu’il y peut tenir de monde, pêle-mêle, avec les Circassiens, les Turcomans, les loqueteux. Seules les dames, par convenance, sont restées dehors. Il pleut à torrents ; une eau boueuse, mêlée d’argile, coule sur nous par les crevasses de la toiture ; la fumée odorante des kalyans s’ajoute à celle des fourneaux en terre où chauffent les bouilloires des buveurs de thé ; on ne respire plus ; approchons-nous du trou qui sert de porte…

De là, nous apercevons les dames campées sous les arbres, sous les tapis qu’elles ont suspendus en tendelets ; leurs voiles trempés plaquent drôlement sur leurs nez ; le gentil ruisseau, devenu torrent, les a couvertes de boue ; elles ont enlevé les babouches, les bas, les pantalons, et, toujours chastement mystérieuses quant au visage, montrent jusqu’à mi-cuisse de jolies jambes bien rondes ; — d’aimable humeur quand même, car on voit un rire bon enfant secouer leurs formes mouillées…


Nous campons le soir dans un triste hameau à la tête d’un pont jeté sur un gouffre, au fond duquel bouillonne une rivière. Et c’est au milieu d’un chaos de montagnes : tout ce que nous avions gravi d’échelons au-dessus de la mer d’Arabie pour venir en Perse, il faut naturellement le redescendre de ce côté-ci, pour notre plongée vers la mer Caspienne.

À peine sommes-nous entrés dans la maisonnette inconnue, il y a reprise du tonnerre et du déluge. Et, vers la fin de la nuit, un bruit continu nous inquiète, un bruit caverneux, terrible, qui n’est plus celui de l’orage, mais vient d’en bas, dirait-on, des entrailles de la terre. — C’est la rivière au-dessous de nous, qui a monté de trente pieds subitement, qui est en pleine fureur et charrie des rochers.


Lundi, 4 juin.

Départ le matin, sous des nuages encore pleins de menaces. Par une caravane qui remonte de Recht, des nouvelles mauvaises nous arrivent : plus bas, les ponts sont brisés, la route éboulée ; de quinze jours, disent les chameliers, une voiture n’y saurait passer.

Et ces aventures sont dans l’ordre habituel des choses, en cette région chaotique, où l’on a construit à grands frais une route trop surplombée, sans laisser assez de champ libre pour les torrents qui grossissent en une heure. Le jeune prince héritier de la Perse me contait à Téhéran que, dans les mêmes parages, il avait été pris par une de ces tourmentes, et en danger de mort ; des blocs, dont l’un coupa en deux sa voiture, tombaient des montagnes, dru comme grêle, entraînés par le ruissellement des eaux.

Pendant les quatre premières heures, voyage sans encombre, au milieu de sites tragiques, et d’ailleurs aussi dénudés que ceux des hauts plateaux, — les arbres, jusqu’ici, ne nous étant apparus que comme exception, dans des recoins privilégiés où s’était amassé de l’humus. — Mais maintenant voici devant nous la route barrée, par tout un pan de roche qui, cette nuit, est tombé en travers. Des cantonniers persans, avec des pinces, des masses, des leviers, sont là qui travaillent. Il faudra, disent-ils, un jour pour le moins. Je leur donne une heure, avec promesse de récompense royale, et ils s’y mettent avec rage : faire éclater, diviser les blocs trop lourds, rouler tout cela jusqu’au bord et le précipiter dans les abîmes d’en dessous, en invoquant Allah et Mahomet. L’heure à peine écoulée, c’est fini et nous passons !

L’après-midi quand nous sommes engagés dans des lacets audacieux, sur les flancs d’une montagne verticale, l’orage gronde à nouveau, le déluge recommence, avec une brusquerie déconcertante. Et bientôt les pierres volent autour de nous, des petites d’abord, ensuite des grosses, des blocs à écraser d’un coup nos chevaux. Où s’abriter ! pas une maison à deux lieues à la ronde, et d’ailleurs, quels toits, quelles voûtes résisteraient à des heurts pareils ? Donc, rester là et attendre son sort.

Quand c’est fini, personne de tué, nous recommençons à descendre grand train vers la mer, arrivant par degrés dans une Perse humide et boisée qui ne ressemble plus du tout à l’autre, d’où nous venons de sortir. Et nous nous prenons à la regretter, cette autre Perse, la grande et la vraie, qui s’étendait là-haut, là-haut, mélancolique et recueillie en ses vieux rêves, sous l’inaltérable ciel. Même l’air, cet air d’en bas que nous avions cependant respiré toute notre vie, nous paraît d’une lourdeur pénible et malsaine, après cette pureté vivifiante à laquelle nous avions pris goût depuis deux mois.

C’est pourtant joli, les forêts, les forêts de hêtres dans leur fraîcheur de juin ! Autour de nous, maintenant, de tous côtés, elles recouvrent d’un manteau uniforme et somptueux ces cimes nouvelles, — moins élevées de mille mètres que les plaines désertes où nous chevauchions naguère. Une pluie incessante et tranquille, après l’orage, tombe sur ce pays de verdure. Tous les brouillards, tous les nuages issus de la mer Caspienne sont arrêtés par la colossale falaise de l’Iran et se déversent ici-même, sur cette zone étroite, qui est devenue ombreuse comme un bocage tropical, tandis que, plus haut, les vastes solitudes demeurent rayonnantes et desséchées.

Nous arrivons le soir dans un village enfoui parmi les ormeaux et les grenadiers en fleurs ; l’air y est pesant, les figures y sont émaciées et pâles. Il pleut toujours ; dans le gîte d’argile, que l’on consent de mauvaise grâce à nous louer très cher, le sol est détrempé et l’eau tombe à peu près comme dehors. On nous apprend du reste qu’à un quart de lieue plus loin, le pont de la route a été enlevé cette nuit par le torrent ; nos voitures ne passeront pas, — et il faut louer pour demain matin des mulets à un prix fantastique. Une caravane, qui a traversé à gué, nous arrive dans un état invraisemblable ; les chameaux, enduits jusqu’aux yeux de boue gluante, sont devenus des monstres informes et squameux ; quant aux mules qui les accompagnaient, elles se sont, paraît-il, noyées dans la vase. Et des paysans rapportent des poissons extraordinaires, — carpes fabuleuses, truites phénoménales, — que l’eau débordée a laissés sur les berges.

Une heure après, bataille, effusion de sang, entre mes domestiques et mes cochers qui ont bu de l’eau-de-vie russe. Personne pour nous préparer le repas du soir. Les gens du village, rien à en tirer. Mon pauvre serviteur français est étendu avec la fièvre ; je reste seul pour le soigner et le servir.

Ainsi, cette traversée des déserts du Sud, réputée si dangereuse, a été un jeu, et les ennuis absurdes m’attendaient sur cette route banale de Téhéran, où tout le monde a passé, mais où les Persans, au contact des Européens, sont devenus effrontés, ivrognes et voleurs.


Mardi, 5 juin.

Au soleil levant, ma journée débute par des coups de bâton vraiment obligatoires à mon cocher, pour des tromperies par trop éhontées. C’est le tour ensuite du loueur de mules, qui exige ce matin le double du prix convenu la veille, et que j’envoie promener.

Une bande de villageois vient alors me proposer d’établir dans la matinée un pont de fortune, avec des rochers, des troncs d’arbres, des cordes, etc. ; mes voitures vides passeraient là-dessus roulées par eux ; à gué, ensuite nos chevaux, nos colis et nous-mêmes. J’accepte, malgré le prix. Et ils partent avec des madriers, des pelles, des pioches, équipés comme pour le siège d’une ville.

À midi, c’est prêt. Mes deux voitures délestées passent par miracle sur leur échafaudage, et nous de même ; quant à nos porteurs de colis et à nos chevaux, tout écaillés de boue comme la caravane d’hier au soir, ils finissent par atterrir aussi à la berge. On recharge, on attelle ; les cochers dégrisés remontent sur leurs sièges.

Et jusqu’au soir nous voyageons dans le royaume des arbres, dans la monotone nuit verte, en pleine forêt, sous une pluie fine. À peine si les Tropiques ont une verdure plus admirable que cette région tiède et sans cesse arrosée. Les ormeaux, les hêtres, tous en plein développement et enlacés de lierre, se pressent les uns aux autres, confondent leurs branches vigoureuses, fraîches et feuillues, ne forment qu’un seul et même manteau sur les montagnes ; on voit, dans les lointains, les petites cimes, aux contours arrondis, se succéder toutes pareilles, toutes revêtues de cette végétation serrée, qui semble une sorte de moutonnement vert.

Comme les aspects ont été brusquement changés autour de nous, et comme c’est inattendu de trouver, à l’Extrême-Nord de cette Perse, jusque-là si haute, froide et desséchée, une zone basse, humide et tiède où la nature prend tout à coup on ne sait quelle langueur de serre chaude !

La route qui serpente dans ces bois, en descendant toujours, est entretenue comme chez nous et rappelle quelque route de France dans les parties très ombreuses de nos Pyrénées ; mais les passants et leurs bêtes demeurent asiatiques : caravanes, chameaux et mulets harnachés de perles ; dames voilées, sur leurs petites ânesses blanches.

Cependant on commence à rencontrer, le long du chemin vert, plusieurs maisons qui ont un air tout à fait dépaysé dans cet Orient ; des maisons entièrement bâties en grosses poutres rondes, telles qu’au bord de l’Oural ou dans les steppes de Sibérie. Et sur le seuil de ces portes, se montrent des hommes en casquette plate, blonds et rosés, dont le regard bleu, après tous les regards si noirs des Iraniens, est comme voilé de brume septentrionale ; la Russie voisine, qui a construit cette belle route, a laissé partout des agents pour la surveiller et l’entretenir.

Vers la fin de l’étape, nous sommes au niveau de la mer Caspienne (qui est encore, comme on le sait, de trente pieds plus élevé que celui des autres mers) et nous faisons halte au crépuscule, dans un vieux caravansérail en planches de hêtre, au milieu d’une plaine marécageuse, fleurie de nénuphars, habitée par des légions de grenouilles et de tortues d’eau.


Mercredi, 6 juin.

Trois heures de voyage le matin, toujours dans la verdure, au milieu des figuiers, des noyers, des mimosas et des hautes fougères, pour arriver à la petite ville de Recht, qui n’a même plus la physionomie persane. Finis, les murs en terre, les terrasses en terre de la région sans pluie ; ces maisons de Recht, en brique et en faïence, ont des toitures recouvertes de tuiles romaines, et très débordantes à cause des averses. Des flaques d’eau partout dans les rues. Une atmosphère orageuse, et si lourde !

Une heure encore jusqu’à Piré-Bazar, où finit cette grande route presque unique de la Perse. Un canal est là, enfoui sous la retombée des joncs en fleurs, et surchargé de barques autant qu’un arroyo chinois ; il représente la voie de communication de l’Iran avec la Russie, et tout un monde lacustre s’agite sur ce mince filet d’eau : bateliers par centaines, guettant l’arrivée des voyageurs ou des caravanes.

Il faut fréter une de ces grandes barques, et on s’en va, halé à la cordelle par d’invisibles gens qui cheminent à terre, cachés derrière les hautes herbes ; on s’en va tranquillement sous un tendelet, frôlant les verdures de la rive, croisant quantité d’autres barques pareilles et halées de même, pleines de monde et de bagages, pour lesquelles il faut se garer dans ce couloir de roseaux.

Un lac s’ouvre enfin devant vous, très vaste, très bleu, entre des îlots d’herbages et de nénuphars, au milieu d’un peuple innombrable de hérons et de cormorans. L’autre rive, là-bas, n’est qu’une étroite bande de verdure, au-dessus de laquelle on aperçoit à l’horizon les eaux tranquilles de la mer Caspienne. — Et on croirait un paysage japonais.

On aborde à cette rive nouvelle, dans les roseaux encore, parmi les cormorans et les hérons qui s’envolent en nuages. Il y a là, entre le lac et la mer, dans les beaux arbres presque trop frais, dans les bosquets d’orangers, une petite ville, d’apparence un peu turque, de loin riante et jolie, qui baigne des deux côtés dans l’eau ; à l’entrée, un beau kiosque de faïence rose et bleue, avec des retombées de stalactites de cristal, — un dernier indice de la Perse, qui s’appelle la maison du « Soleil resplendissant », — et qui sert à Sa Majesté le Chah, lors de ses voyages en Europe.

La petite ville, c’est Enzeli ; de près, un horrible amas de boutiques modernes, à l’usage des voyageurs, un repaire de fripons et de pouilleux, ni persans, ni russes, ni arméniens, ni juifs, gens de nationalité vague, exploiteurs de frontière. Mais les jardins, à l’entour d’Enzeli, sont pleins de roses, de lis, d’œillets qui embaument, et les oranges poussent en confiance tout au bord de cette mer sans marée, au milieu des sables fins de la petite grève tranquille.

Dans cet Enzeli, il faut se résigner à attendre un paquebot russe, qui passera demain, à une heure incertaine, et vous emmènera à Bakou. De Bakou on n’aura plus qu’à traverser la Circassie par Tiflis, jusqu’à Batoum, où les paquebots de la Mer Noire vous porteront à Odessa ou à Constantinople, à l’entrée des grandes lignes européennes, — autant dire qu’ici on est au terme du voyage…

Et le soir, sous les orangers de la plage, au bruissement discret de cette mer si enclose, je regarde, là-bas en arrière de ma route, la Perse qui apparaît encore, la haute et la vraie, celle des altitudes et des déserts ; au-dessus des forêts et des nuages déjà assombris, elle demeure toute rose ; elle continue pour un instant de s’éclairer au soleil, quand pour moi le crépuscule est commencé. Vue d’ici, elle reprend ce même aspect de muraille mondiale qu’elle avait pour se montrer à nous la première fois, quand nous l’abordions par le golfe Persique ; elle est moins violente de couleur, parce que nous sommes dans les climats du Nord, mais elle se détache aussi nette dans la même pureté de l’air, au-dessus des autres choses terrestres. Quand nous l’avions aperçue, en arrivant par le golfe torride, il fallait la gravir et elle nous réservait tout son inconnu. Nous venons d’en redescendre maintenant, après y avoir fait une chevauchée de quatre cents lieues, à travers tant de montagnes, de ravins, de fondrières : elle va s’éloigner dans le lointain terrestre et dans le passé des souvenirs. De tout ce que nous y avons vu d’étrange pour nos yeux, ceci nous restera le plus longtemps : une ville en ruines qui est là-haut, dans une oasis de fleurs blanches ; une ville de terre et d’émail bleu, qui tombe en poussière sous ses platanes de trois cents ans ; des palais de mosaïques et d’exquises faïences, qui s’émiettent sans recours, au bruit endormeur d’innombrables petits ruisseaux clairs, au chant continuel des muezzins et des oiseaux ; — entre de hautes murailles émaillées, certain vieux jardin empli d’églantines et de roses, qui a des portes d’argent ciselé, de pâle vermeil ; — enfin tout cet Ispahan de lumière et de mort, baigné dans l’atmosphère diaphane des sommets…

FIN