Vers Ispahan/02
Mercredi 25 avril. — Le soleil baissait déjà quand nous avons fait précipitamment notre première course en ville, aux bazars, pour acheter des coussins et des tapis. (Dans cette maison d’Hadji-Abbas, les chambres, il va sans dire, n’avaient rien que leurs quatre murs.)
On circule dans cette ville comme dans un dédale souterrain. Les ruelles couvertes, semées d’immondices et de pourritures, se contournent et se croisent avec une fantaisie déroutante ; par endroits, elles se resserrent tellement que, si l’on rencontre un cavalier, ou même un petit âne, il faut se plaquer des deux épaules aux parois pour n’être point frôlé. Les hommes, en robe sombre, coiffés du haut bonnet d’astrakan, vous dévisagent sans malveillance. Les femmes glissent et s’écartent comme de silencieux fantômes, enveloppées toutes, de la tête aux pieds, dans un voile noir, et la figure cachée par un loup blanc avec deux trous ronds, pour les yeux ; mais les petites filles que l’on ne voile pas encore, très peintes et la chevelure rougie de henneh, sont presque toutes adorables de beauté fine et de sourire, même les plus pauvres, qui vont pieds nus et dépenaillées, sous des haillons charmans. Dans ces mornes et longues murailles, en briques grises ou en terre grise, jamais ne s’ouvre une fenêtre. Bien que des portes, et encore y a-t-il un second mur bâti derrière pour lus masquer, leur faire un éternel écran ; quelques-unes s’encadrent de vieilles faïences précieuses, représentant des branches d’iris, des branches de roses, dont le coloris, avivé par le contraste avec toutes les grisailles d’alentour, éclate encore de fraîcheur au milieu de tant de vétusté et de ruines. Oh ! les femmes drapées de noir, qui entrent par ces portes-là, contournent le vieux pan de mur intérieur, et disparaissent au fond de la maison cachée !…
Dans ma rue en tunnel, qui est la voie par où pénètrent en ville les caravanes de Bouchir, il y a un petit bazar de juifs, où l’on vend surtout des légumes et des graines. Mais il faut faire un assez long chemin dans le labyrinthe pour rencontrer le vrai bazar de Chiraz, qui est un lieu immense et plein de surprises. Cela commence par des rues étroites, tortueuses, obscures, où, devant les mille petites échoppes, il faut se défier des trous et des cloaques. Ensuite viennent de vastes avenues droites, régulières, voûtées de coupoles rondes qui se succèdent en séries sans fin, et là, pour la première fois, on se dit que c’est vraiment une grande ville, celle où l’on est entré comme par des égouts, sans rien voir. Le long de ces avenues, les marchands sont réunis par groupes de même métier, ainsi que le veut l’usage oriental. — Et on devine qu’à Chiraz, la rue des tapis, où nous avions affaire, est un enchantement pour les yeux ! — Dans la rue, plus en pénombre, des marteleurs de cuivre, où l’on entend le bruit incessant des marteaux, nous nous sommes ensuite arrêtés pour acheter des buires à notre usage, des buires ici très communes, mais d’une grâce incomparable, d’une forme inventée dans les temps très anciens et jamais changée. On vendait aussi partout des paquets de ces roses roses très odorantes que l’on appelle chez nous « roses de tous les mois, » et des branches d’oranger. Des cavaliers armés obstruaient souvent le chemin, surtout dans le quartier des harnais, qui est l’un des plus étendus ; en ce pays où les voyages et les transports ne se font que par caravanes, les harnais prennent une importance capitale, et ils sont de la fantaisie la plus diverse : selles brodées de soie et d’or, bissacs en laine, brides pour les chevaux ou les mulets, houssines de velours à paillettes pour les petits ânes que montent les dames de qualité, coiffures de plumes pour les chameaux. Dans la rue des marchands de soie, il y avait affluence de ces fantômes noirs qui représentent ici les femmes, avec beaucoup de petits bébés comiques et jolis, les yeux allongés jusqu’aux cheveux par des peintures.
Nous avions fait notre visite au bazar à une heure un peu tardive ; des échoppes se fermaient, le jour baissait sous les voûtes de briques ou de terre battue. Et, après avoir tant tourné et retourné dans ces passages couverts qui s’assombrissaient, ça été une joie de rencontrer enfin une place à air libre, éclairée par le beau soleil du soir, le seul coin de Chiraz peut-être où la vie soit un peu extérieure et gaie sans mystère.
C’est près des remparts de la ville, cette place, et, au fond, il y a une mosquée dont l’immense portique est entièrement rose, sous son revêtement de vieil émail. Çà et là, des tendelets pour les marchands de fruits, de fleurs et de gâteaux. Et, juste en face de ces belles portes si roses, que je ne puis espérer franchir jamais, un vieux petit café, délabré et charmant, devant lequel nous nous sommes assis, sous des arbres, pour fumer en plein air le dernier kalyan du jour. (Le nom de café est du reste impropre, puisque le thé, dans des tasses en miniature, est seul d’usage à Chiraz.) Un cercle s’est aussitôt formé autour de nous, mais ces curieux étaient courtois et discrets, répondant par de jolis sourires un peu félins lorsqu’on les regardait en face. Tous ces gens d’ici ont l’air accueillant et doux, la figure fine, les yeux grands, le regard à la fois vif et rêveur.
Et je suis rentré chez moi, pour procéder avant la nuit à mon installation éphémère, dans le corps de logis tout neuf, derrière la cour : au rez-de-chaussée, mes domestiques ; au premier, ma chambre ; et, au second étage, mon salon. Partout des murs bien blancs, où des séries d’ogives sont ménagées en creux, formant des niches où l’on pose les objets. Et, pour soutenir les plafonds en terre battue, un alignement de jeunes troncs de peupliers, soigneusement équarris et bien égaux.
Mon salon, en dix minutes, s’est organisé, avec des tapis, des coussins jetés par terre, des tentures accrochées à la muraille par de vieux clous, et, à la place d’honneur, les belles armes que me donna l’Imam de Mascate, le jour de mon récent passage, son poignard à fourreau d’argent et son sabre à gaine d’or.
Mais la nuit, qui arrivait dans son grand suaire de silence, a eu tôt fait d’interrompre notre puéril amusement d’installation, et de rendre sinistre ma demeure, trop enclose au milieu de si inconnaissables entours.
En entrant, nous avons tiré les lourds verrous de la porte qui donne sur les dehors noirs ; mais nous ignorons encore tous les quartiers, recoins et dépendances de la vaste maison ; nul de nous n’a exploré le vieux corps de logis à deux étages qui est adossé à la rue, ni les immenses greniers à foin, chais et souterrains qui s’ouvrent derrière nos chambres...
Quant aux autres logis humains qui nous enserrent, il va sans dire que tout est combiné pour qu’il nous soit impossible d’y plonger un regard. Qui habite là, et que s’y passe-t-il ? Nous ne saurons jamais. Par nos fenêtres, qui ont vue sur notre cour très haut murée, on n’apercevait, quand il faisait clair, rien de ces maisons voisines ; rien que la tête des peupliers qui ombragent les petits jardins, et les toits en terre battue où l’herbe pousse, où les chats se promènent ; — ensuite, dans le lointain, par-dessus le faîte des vieilles constructions couleur de poussière, la ligne de ces montagnes nues qui enferment de toutes parts la verte plaine.
A présent donc, il fait nuit. Mes serviteurs, après tant de fatigantes veilles, dorment profondément, dans la bonne quiétude d’un voyage accompli et l’assurance de ne pas recommencer demain les chevauchées nocturnes.
Belle nuit d’étoiles, qui va se refroidissant très vite et que ne trouble aucun bruit humain. On n’entend que la voix douce et retenue des chouettes, qui s’appellent et se répondent de différens côtés, au-dessus de l’inquiétante torpeur de Chiraz...
Jeudi 26 avril. — « Allah ou Akbar !... Allah ou Akbar !... » C’est l’éternelle psalmodie de l’Islam qui m’éveille avant jour ; la voix du muezzin de mon quartier, du haut de quelque toit proche, chante éperdument dans la pâleur de l’aube.
Et, aussitôt après, des sonnailles, très argentines et charmantes, commencent à monter jusqu’à moi, de la petite ruelle noire : l’entrée des caravanes. Grosses cloches au son grave, pendues au poitrail des mules, petites clochettes passées en guirlande autour de leur cou, carillonnent ensemble, et ce bruit joyeux, tantôt assourdi, tantôt amplifié par la résonance des voûtes, s’infiltre peu à peu dans tout le labyrinthe souterrain de Chiraz, chassant le sommeil et le silence de la nuit. Cela dure très longtemps ; des centaines de mules doivent défiler devant ma porte, — et défileront sans doute ainsi chaque matin, pour m’annoncer le jour, car l’heure des caravanes est immuable. Et c’est par mon quartier qu’elles entrent en ville, toutes celles qui arrivent d’en bas, des bords du golfe Persique, de la région torride située au niveau normal de la Terre.
Cette première matinée se passe pour moi en vaines conférences avec des tcharvadars, des muletiers, des loueurs de chevaux, dans l’espoir d’organiser déjà le départ, car il faut s’y prendre plusieurs jours à l’avance, et les voyageurs ici sont parfois indéfiniment retardés. Mais rien ne se conclut, et même rien d’acceptable ne m’est offert. Le proverbe semble se vérifier : il est plus facile d’entrer à Chiraz que d’en sortir.
L’après-midi, je vais rendre au prévôt des marchands sa visite. Il demeure dans mon quartier, et, pour se rendre chez lui, tout le temps on est dans l’ombre et la tristesse de ces grands murs penchés, qui le plus souvent se rejoignent en voûte. Une vieille porte de prison, que masque un écran intérieur en maçonnerie croulante : c’est chez lui. Ensuite un petit jardin plein de roses, avec des allées droites à la mode d’autrefois, un bassin, un jet d’eau ; et la maison s’ouvre au fond, très ancienne et très orientale.
Le salon d’Hadji-Abbas : plafond en arabesques bleu et or, avec des branches de roses aux nuances effacées par les ans ; murs extrêmement travaillés, divisés en petites facettes, creusés en petites grottes avec des retombées de stalactites, tout cela devenu d’une couleur de vieil ivoire, que rehaussent des filets d’or terni ; par terre, des coussins et d’épais tapis merveilleux. Et les fenêtres découpées donnent sur les roses du jardin très caché et sans vue, où le jet d’eau mène son bruit tranquille.
Il y a deux tabourets au milieu du salon, un pour Hadji-Abbas, qui depuis hier a teint sa barbe blanche en rouge ardent ; l’autre pour moi. Les fils de mon hôte, des voisins, des notables, tous gens en longue robe et haut bonnet noir comme en portaient les magiciens, arrivent successivement, très silencieux, et forment cercle le long des jolies murailles fanées, en s’asseyant sur les tapis ; les serviteurs apportent du thé, dans de très anciennes petites tasses de Chine, et puis des sorbets à la neige de montagne, et enfin les inévitables kalyans, où tous nous devons fumer à la ronde. On m’interroge sur Stamboul, où l’on sait que j’ai habité. Ensuite, sur l’Europe, et, tour à tour, la naïveté ou la profondeur imprévue des questions me donne plus que jamais à entendre combien ces gens-là sont loin de nous. La conversation, à la fin, dévie vers la politique et les dernières menées anglaises autour de Koueit : — « S’il faut, disent-ils, que notre pays soit asservi un jour, au moins que ce ne soit pas par ceux-là ! Nous n’avons, hélas ! que cent mille soldats en Perse ; mais tous les nomades sont armés ; et moi-même, mes fils, mes serviteurs, tout ce qu’il y a d’hommes valides dans les villes ou les campagnes, prendrons des fusils quand il s’agira des Anglais ! »
Le bon Hadji-Abbas me conduit ensuite chez deux ou trois notables, qui ont des maisons plus belles que la sienne, et de plus beaux jardins, avec des allées d’orangers, de cyprès et de roses. Mais combien ici la vie est cachée, défiante, secrète ! Ils seraient charmans, ces jardins, s’ils n’étaient si jalousement enfermés et sans vue ; pour que les femmes puissent s’y promener dévoilées, on les entoure de trop grands murs, que l’on essaie vainement d’égayer en y dessinant des ogives, en les ornant de céramiques : ce sont toujours des murs de prison.
Le gouverneur de la province, que je comptais voir aujourd’hui et prier de me faciliter la route d’Ispahan, est absent pour quelques jours.
Et je garde pour la fin ma visite à un jeune ménage hollandais, les van L..., qui vivent ici dans un isolement de Robinson. Ils habitent une ancienne maison de pacha, — au fond d’un vieux jardin très muré, il va sans dire ; — et c’est tellement imprévu d’y retrouver tout à coup un petit coin d’Europe, d’aimables gens qui parlent votre langue ! Ils sont d’ailleurs si accueillans que, dès la première minute, une gentille intimité de bon aloi s’établit entre les exilés que nous sommes. Depuis deux ou trois ans, ils résident à Chiraz, où M. van L... dirige la Banque impériale persane. Ils me confient leurs difficultés de chaque jour, que je n’imaginais pas, dans cette ville où sont inconnues les choses les plus utiles à l’existence telle que nous l’entendons, et où il faut prévoir deux mois à l’avance ce dont on aura besoin, pour le faire venir par la voie de Russie ou la voie des Indes ; ce qu’ils me disent est pour augmenter le sentiment que j’avais déjà, d’être ici dans un monde quasi lunaire.
Le reste de l’après-midi se passe pour moi en promenade errante dans le labyrinthe, avec mes trois serviteurs, le Français et les deux Persans, à la recherche des introuvables mosquées. Je n’ai aucun espoir d’y entrer ; mais au moins je voudrais, du dehors, voir les portiques, les belles ogives et les précieuses faïences.
Oh ! les étonnantes petites rues, semées d’embûches même en plein jour ; quelquefois, en leur milieu, s’ouvre un puits profond, sans la moindre margelle au bord ; ou bien, à la base d’un mur, c’est un soupirail béant qui donne dans des oubliettes noires. Et partout traînent des loques, des ordures, des chiens crevés que dévorent les mouches.
Je sais qu’elles existent, ces mosquées, qu’il en est même de célèbres ; et l’on dirait vraiment qu’elles nous fuient, ou qu’il y a des ensorcellemens dans leurs entours. Parfois, regardant en l’air, on aperçoit, par quelque trou dans la voûte des rues, un admirable dôme vert et bleu, là tout près, qui monte et brille dans le ciel pur. Alors on se précipite par un couloir d’ombre qui semble y conduire : il est muré, ce couloir ; ou bien il finit en amas de terre éboulée. On revient sur ses pas, on en prend un autre : il vous éloigne et vous égare. On ne retrouve même plus l’échappée d’air libre où vous était apparu ce dôme d’émail, on ne sait plus où l’on est... Ces mosquées, décidément, n’ont pas d’abords, tant elles sont enclavées dans les vieilles maisons en terre battue, dans les taupinières humaines ; on ne doit y arriver que par des détours sournois, connus des seuls initiés. Et cela rappelle ces mauvais rêves où, lorsqu’on veut atteindre un but, les difficultés augmentent à mesure que l’on approche, et les passages se resserrent.
De guerre lasse, nous revenons, sur le soir, au petit café d’hier, que vraisemblablement nous adopterons. Là, au moins, on respire, on sent de l’espace devant soi, et il y a, — un peu en recul, il est vrai, — une mosquée rose qui se laisse regarder. Les gens nous reconnaissent, se hâtent de nous apporter des tabourets, sous les platanes, des kalyans et du thé. Des bergers viennent nous vendre des peaux de ces panthères qui pullulent dans la montagne voisine. Mais l’attroupement pour nous voir est moindre que la première fois : demain ou après-demain, nous n’étonnerons plus personne.
Les remparts de Chiraz forment un côté de cette place ; élégans et délabrés comme toutes les choses persanes : hautes murailles droites, flanquées d’énormes tours rondes, et ornées d’une suite sans fin d’ogives, qui s’y dessinent en creux ; les matériaux qui les composent, terres cuites grises, relevées d’émail jaune et vert, leur donnent encore l’aspect un peu assyrien ; au bout de deux cents mètres, on les voit mourir en un amas de briques éboulées, que sans doute personne ne relèvera jamais.
Il y a un va-et-vient continuel devant ce petit café, au déclin du jour : personnages de toute qualité qui rentrent de la campagne, nobles cavaliers sur des chevaux fringans, bons petits bourgeois sur des mulets tout garnis de franges, ou sur de plus modestes ânons. Passent aussi les lents chameaux qui arrivent de Yezd, de Kerman, du désert oriental. Les kalyans s’allument de tous côtés autour de nous, et nos voisins de rêverie, assis sous le même platane, se décident gentiment à causer. L’un d’eux, auquel je conte alors ma course aux mosquées, s’engage à me les montrer toutes demain soir, en me faisant faire une excursion sur les toits de la ville, qui constituent, à ce qu’il paraît, un promenoir très bien fréquenté, le seul d’où l’on ait une vue d’ensemble.
Tranquillement le jour s’en va, et le crépuscule ramène par degrés sa tristesse sur ce haut plateau si isolé du monde. Les couleurs s’éteignent au revêtement d’émail de la belle mosquée d’en face ; les faïences dont elle est couverte représentent des profusions de roses, des branches de roses, des buissons de roses, que traversent quelques iris à longues tiges ; mais tout cela maintenant se confond en un violet adorable, et le dôme seul brille encore. Dans l’air presque trop pur, les martinets noirs tourbillonnent en jetant des cris aigus, comme chez nous les soirs de printemps : le soleil à peine couché, tout à coup il fait froid, à cause de l’altitude.
Par les petites ruelles déjà ténébreuses, semées de puits et d’oubliettes, rentrons chez nous.
Là, une fois la porte barrée, c’est l’enfermement, la solitude, le silence d’un cloître. Et les chouettes commencent de chanter.
Vendredi 27. — Dig ding dong, dig ding dong, drelin, drelin. ... L’entrée des caravanes !... Le carillon, qui est ici la musique habituelle de l’aube, me réveille encore à moitié cette fois ; demain sans doute j’y serai fait, comme les gens de Chiraz, et ne l’entendrai plus.
Vendredi aujourd’hui, c’est-à-dire dimanche à la musulmane ; donc, rien à tenter pour l’organisation du départ, et tout sera fermé.
Un incident de cette matinée vient prendre de l’importance dans notre vie austère : mon serviteur m’annonce que, sur un toit de la maison proche, un toit en terrasse où nous n’avions jamais vu que des chats pensifs, il y a deux paires de bas en soie verte et de longs pantalons de dame, étendus à sécher ; avant la nuit, quelqu’un remontera bien pour les enlever, c’est certain, et peut-être, en y veillant, aurons-nous l’occasion d’apercevoir une de nos mystérieuses voisines...
Pour faire comme les bonnes gens de Chiraz, le vendredi, prenons ce matin la route de la campagne. (On sort de la ville par les grandes ogives des portes, ou, si l’on préfère, par les nombreuses brèches des remparts, où le passage continuel des mules a tracé de vrais sentiers.) Et alors c’est la plaine, la très vaste plaine entourée de farouches montagnes de pierre, murée de toutes parts, comme si elle n’était que l’immense jardin d’un Persan jaloux. Le vert des foins et des blés, le vert tout frais des peupliers en rideau, tranchent çà et là sur les grisailles de la campagne ; mais on peut dire que ces grisailles, très douces, très nuancées de rose, dominent dans toute la région de Chiraz, sur la terre des champs, sur la terre ou sur les briques des murs. Au-dessus des vieux remparts presque en ruines, qui se reculent peu à peu derrière nous, de tout petits obélisques fuselés s’élèvent de distance en distance, revêtus d’émail bleu et vert ; et à mesure qu’on s’éloigne, les grands dômes, des mosquées, émaillés aussi dans les mêmes couleurs, bleu et vert toujours, commencent d’apparaître et de monter au-dessus de la ville en terre grise. Dans le ciel pâle et pur, des nuages blancs s’étirent comme des queues de chat, en gardant des transparences de mousseline. Vraiment les teintes des choses, en ce pays aérien, sont parfois tellement délicates que les noms habituels ne conviennent plus ; et la lumière, le calme de cette matinée ont je ne sais quoi de tendre et de paradisiaque. Cependant tout cela est triste, — et c’est toujours cet isolement du monde qui en est cause ; c’est cette chaîne de montagnes emprisonnantes, c’est ce mystère des longs murs, et c’est l’éternel voile noir, l’éternelle cagoule sur le visage des femmes.
Donc c’est dimanche à la musulmane aujourd’hui, et elles se répandent toutes dans la plaine claire, ces femmes de Chiraz, qui ressemblent à des fantômes en deuil ; elles s’acheminent toutes, dès le matin, vers les immenses jardins murés, édens impénétrables pour nous, où elles enlèvent leur voile et leur masque, pour se promener libres dans les allées d’orangers, de cyprès et de roses ; mais nous ne les verrons point. Sur le sentier que nous suivons, passent aussi, au carillon de leur mille petites cloches, quelques tardives caravanes de mules, qui rentrent en ville après l’heure. Et dans le lointain on aperçoit la route d’Ispahan, avec l’habituel cortège des ânons et des chameaux qui font communiquer ce pays avec la Perse du Nord.
Elles sont de diverses conditions, ces femmes qui se promènent et s’en vont à la cueillette des roses ; mais le voile noir, l’aspect funéraire est le même pour toutes. De près seulement, les différences s’indiquent, si l’on observe la main, la babouche, les bas plus ou moins fins et bien tirés. Parfois une plus noble dame, aux bas de soie verte, aux doigts chargés de bagues, est assise sur une mule blanche, ou une ânesse blanche, qu’un serviteur tient par la bride et qui est recouverte d’une houssine frangée d’or. Les enfans de l’invisible belle suivent à pied ; les petits garçons, même les plus bébés, très importans, avec leur bonnet haut de forme en astrakan et leur robe trop longue ; les petites filles, presque toujours ravissantes, surtout celles d’une douzaine d’années, que l’on ne masque pas encore, mais qui portent déjà le voile noir et, dès qu’on les regarde, le ramènent sur leur visage, dans un effarouchement comique.
Tout ce beau monde disparaît, par les portes ogivales, au fond des jardins murés où l’on passera le reste du jour. Bientôt nous sommes seuls avec les gens du commun, dans la campagne gris rose et vert tendre, sous le ciel exquis. Plus rien à voir ; revenons donc vers la vieille ville de terre et d’émail, où nous pénétrerons par quelque brèche des remparts.
Il fait tout de suite sombre et étouffant, lorsque l’on rentre dans le labyrinthe voûté, qui est aujourd’hui presque désert. Une tristesse de dimanche pèse sur Chiraz, tristesse encore plus sensible ici que sur nos villes occidentales. Le grand bazar surtout est lugubre, dans l’obscurité de ses voûtes de briques ; les longues avenues où l’on ne rencontre plus âme qui vive, où toutes les échoppes sont bouchées avec de vieux panneaux de bois, fermées avec de gros verrous centenaires, ont un silence et un effroi de catacombe. L’oppression de Chiraz devient angoissante par une telle journée, et nous sentons l’envie de nous en aller, coûte que coûte, de reprendre la vie errante, au grand air, dans beaucoup d’espace...
Aujourd’hui, que faire ? Après le repos méridien, allons fumer un kalyan et prendre un sorbet à la neige chez le bon Hadji-Abbas, qui a promis de nous conduire un de ces jours au tombeau du poète Saadi et à celui du noble Hafiz.
Et puis, chez les van L.., où j’ai presque une joie, ce soir, à retrouver des gens de mon espèce, autour d’une table où fume le thé de cinq heures. Ils m’apprennent cette fois qu’il y a trois autres Européens à Chiraz, là-bas dans les jardins de la banlieue : un missionnaire anglican et sa femme ; un jeune médecin anglais, qui vit solitaire, charitable aux déshérités. — Ensuite Mme van L... me confie son rêve de faire venir un piano ; on lui en promis un démontable, qui pourrait se charger par fragmens sur des mules de caravane !... Un piano à Chiraz, quelle incohérence ! D’ailleurs, non, je ne vois pas cela, ce piano, même démonté, chevauchant la nuit dans les escaliers chaotiques de l’Iran.
Au logis, où nous rentrons nous barricader à l’heure du Moghreb, deux incidens marquent la soirée. Les muezzins, au-dessus de la ville, finissaient à peine de chanter la prière du soleil couchant, quand mon serviteur accourt tout ému dans ma chambre : « La dame est là sur le toit, qui ramasse ses chaussettes vertes ! » Et je me précipite avec lui... La dame est là en effet, plutôt décevante à voir de dos, empaquetée dans des indiennes communes, et les cheveux couverts d’un foulard... Elle se retourne et nous regarde, l’œil narquois, comme pour dire : « Mes voisins, ne vous gênez donc point ! » Elle est septuagénaire et sans dents ; c’est quelque vieille servante... Etions-nous assez naïfs de croire qu’une belle monterait sur ce toit, au risque d’être vue !
Deux heures plus tard ; la nuit est close et la chanson des chouettes commencée sur tous les vieux murs d’alentour. A la lumière des bougies, fenêtres ouvertes sur de l’obscurité diaphane, je prends le frugal repas du soir, en compagnie de mon serviteur français, qui est resté mon commensal par habitude contractée dans les caravansérails du chemin. Un pauvre moineau, d’une allure affolée, entre tout à coup et vient se jeter sur un bouquet de ces roses-de-tous-les-mois, si communes à Chiraz, qui ornait le très modeste couvert. Atteint de quelque blessure qui ne se voit pas, il a l’air de beaucoup souffrir, et tout son petit corps tremble. N’y pouvant rien, nous nous contentons de ne plus bouger, pour au moins ne pas lui faire peur. Et l’instant d’après, voici qu’il râle, à cette même place, là sous nos yeux ; il est fini sa tête retombe dans les roses. « C’est quelque mauvaise bête qui l’aura piqué, » conclut mon brave compagnon de table. Peut-être, ou bien quelque chat, en maraude nocturne, aura commis ce crime. Mais je ne sais dire pourquoi cette toute petite agonie, sur ces fleurs, a été si triste à regarder, et mes deux Persans, qui nous servaient, y voient un présage funeste.
Samedi 28 avril. — Le vizir de Chiraz ne revient toujours pas, et cela encore est pour retarder mon départ, car j’ai besoin de causer avec lui, et qu’il me fournisse des soldats, une escorte de route.
Cependant, grâce à M. van L..., je réussis ce matin à traiter avec un loueur de chevaux pour continuer le voyage. Long et pénible contrat, qui finit par être signé et paraphé au bout d’une heure. Ce serait pour mardi prochain, le départ, et en douze ou treize journées, inch’Allah ! nous arriverions à Ispahan. Mais j’ai trop de monde, trop de bagages pour le nombre de bêtes que l’on doit me fournir, et qu’il est, paraît-il, impossible d’augmenter. Cela m’oblige donc à congédier l’un de mes domestiques persans. Et j’envoie revendre au bazar mille choses achetées à Bouchir : vaisselle, lits de sangle, etc. Tant pis, on s’arrangera toujours pour manger et dormir ; il faut conclure, et que ça finisse !
C’est aujourd’hui mon rendez-vous avec l’aimable Chirazien qui m’a proposé une promenade aux mosquées, par les toits. Après que nous avons fait ensemble un long trajet dans le dédale obscur, les escaliers intérieurs d’une maison en ruines nous donnent accès sur une région de la ville où des centaines de toits en terre communiquent ensemble, forment une sorte de vaste et triste promenoir, dévoré de lumière et tout bossue comme par le travail d’énormes taupes ; l’herbe jaunie, pelée par endroits, y est semée de fientes, d’immondices et de carcasses, plus encore que n’était le sol des rues. En ce moment où le soleil du soir brûle encore, on aperçoit à peine, dans les lointains de cet étrange petit désert, deux ou trois chats qui maraudent, deux ou trois Persans en longue robe qui observent ou qui rêvent. Mais tous les dômes des mosquées sont là ; précieusement émaillés de bleu et de vert, ils semblent des joyaux émergeant de cet amas de boue séchée qui est la ville de Chiraz. Il y a aussi, par endroits, de larges excavations carrées, d’où monte la verdure des orangers et des platanes, et qui sont les cours très encloses, les petits jardins des maisons de riches.
Ce lieu, solitaire dans le jour, doit être fréquenté aux heures discrètes du crépuscule et de la nuit, car des pas nombreux ont foulé le sol, et des sentiers battus s’en vont dans tous les sens. Les Chiraziens se promènent sur les maisons, sur les rues, sur la ville, et ils se servent de leurs toits comme de dépotoirs ; on y trouve de tout, — même un cheval mort que voici, déjà vidé par les corbeaux. C’est au-dessous de cette croûte de terre, de cette espèce de carapace où nous sommes, que se déploie toute l’activité de Chiraz ; la vie y est souterraine, un peu étouffée, mais ombreuse et fraîche, d’ailleurs très abritée des averses, tandis qu’ici, en haut, on est exposé, comme dans nos villes d’Occident, aux fantaisies du ciel.
Tous les monumens de vieille faïence, que d’en bas l’on apercevait si mal, — grands dômes arrondis et renflés en forme d’œuf, tours carrées, ou petits obélisques imitant des colonnes torses et des fuseaux, — se dressent dégagés et éclatans, au loin ou auprès, sur cette espèce de prairie factice. Prairie du reste malpropre et râpée, dans les entrailles de laquelle on entend comme le bourdonnement d’une ruche humaine ; des galops de chevaux, des sonneries de caravanes, des cris de marchands, des voix confuses, vous arrivent d’en dessous, des rues couvertes, des tunnels qui s’entre-croisent dans l’immense taupinière. Ces toits qui communiquent ensemble sont souvent d’inégale hauteur, et alors il y a des montées, des descentes, de dangereuses glissades ; il y a des trous aussi, nombre de crevasses et d’éboulemens dans les quartiers en ruines ; mais les longues avenues droites des bazars fournissent des chemins faciles, où chacune des ouvertures, par où les gens d’en dessous respirent, vous envoie au passage une clameur imprévue. Pour nous rapprocher d’une grande mosquée toute bleue, la plus ancienne et la plus vénérée de Chiraz, nous cheminons en ce moment au-dessus du bazar des cuivres, entendant, comme dans les profondeurs du sol, un extraordinaire tapage, le bruit d’un millier de marteaux.
De temps à autre, la vue plonge dans quelque cour, où il serait impoli de beaucoup regarder ; les murs de terre, croulans comme partout, y sont ornés de faïences anciennes aux nuances rares, et on y aperçoit des orangers, des rosiers couverts de fleurs. Mais le soleil de Perse darde un peu trop sur ces toits semés de détritus, où l’herbe est roussie comme en automne, et vraiment on envie la foule d’en dessous, qui circule à l’ombre.
Vue de près, elle n’est plus qu’une ruine, la belle mosquée sainte, devant laquelle nous voici arrivés ; sous son étourdissant luxe d’émail, elle croule, elle s’en va, — et, bien entendu, jamais ne sera réparée. Aux différens bleus qui dominent dans son revêtement de faïence, un peu de jaune, un peu de vert se mêlent, juste assez pour produire de loin une teinte générale de vieille turquoise. Quelques branches d’iris et quelques branches de roses éclatent aussi, çà et là, dans cet ensemble ; les maîtres émailleurs les ont jetées, comme par hasard, au travers des grandes inscriptions religieuses, en lettres blanches sur fond bleu de roi, qui encadrent les portes et courent tout le long des frises. Mais par où peut-on bien y entrer, dans cette mosquée ? D’où nous sommes, les portiques, toute la base, semblent disparaître dans des amas de terre et de décombres ; les maisons centenaires d’alentour, ébranlées aux trois quarts, ont commencé de l’ensevelir.
Quand je rentre chez moi, passant par le petit bazar juif de mon quartier, toutes les échoppes sont fermées, et les marchands se tiennent assis devant les portes, quelque livre mosaïque à la main : c’est le jour du sabbat ; je n’y pensais plus. Ici, les gens d’Israël se reconnaissent à une tonsure obligée, derrière, depuis la nuque jusqu’au sommet de la tête.
Dimanche 29 avril. — De bon matin dans la campagne, avec Hadji-Abbas, pour aller avant l’ardeur du soleil visiter le tombeau du poète Saadi et le tombeau du poète Hafiz.
D’abord nous suivons cette route d’Ispahan, que sans doute, dans deux ou trois jours, nous prendrons pour ne plus jamais revenir ; elle est large et droite, entre des mosquées, de paisibles cimetières aux cyprès noirs, et des jardins d’orangers dont les longs murs en terre sont ornés d’interminables séries d’ogives ; quantité de ruisseaux et de fossés la traversent, mais cela est sans importance, puisqu’il n’y a point à y faire passer de voitures. Les oiseaux chantent le printemps et, comme toujours, il fait adorablement beau sous un ciel d’une limpidité rare. Au pied des énormes montagnes de pierre qui limitent de tous côtés la vue, on aperçoit, sur de plus proches collines, une mince couche de verdure, et ce sont les vignes qui produisent le célèbre vin de Chiraz, — dont les Iraniens, en cachette, abusent quelquefois malgré le Coran, Cette route du Nord est beaucoup plus fréquentée que celle de Bouchir, par où nous sommes venus ; aussi voyons-nous, dans les champs, des centaines de chameaux entravés, debout ou accroupis au milieu d’innombrables ballots de caravane : cela remplace, en ce pays d’immobilité heureuse, les ferrailles et les monceaux de charbon aux abords de nos grandes villes.
Ensuite, par des sentiers de traverse, nous chevauchons vers le parc funéraire où repose, depuis tantôt six cents ans, le poète anacréontique de la Perse. On sait la destinée de cet Hafiz, qui commença par humblement pétrir du pain, dans quelque masure en terre de la Chiraz du XIVe siècle, mais qui chantait d’intuition, comme les oiseaux ; rapidement il fut célèbre, ami des vizirs et des princes, et charma le farouche Tamerlan lui-même. Le temps n’a pu jeter sur lui aucune cendre ; de nos jours encore ses sonnets, populaires à l’égal de ceux de Saadi, font la joie des lettrés de l’Iran aussi bien que des plus obscurs tcharvadars, qui les redisent en menant leur caravane.
Il dort, le poète, sous une tombe en agate gravée, au milieu d’un grand enclos exquis, où nous trouvons des allées d’orangers en fleurs, des plates-bandes de roses, des bassins et de frais jets d’eau. Et ce jardin, d’abord réservé à lui seul, est devenu, avec les siècles, un idéal cimetière ; car ses admirateurs de marque ont été, les uns après les autres, admis sur leur demande à dormir auprès de lui, et leurs tombes blanches se lèvent partout au milieu des fleurs. Les rossignols, qui abondent par ici, doivent chaque soir accorder leurs petites voix de cristal en l’honneur de ces heureux morts, des différentes époques, réunis dans une commune adoration pour l’harmonieux Hafiz, et couchés en sa compagnie.
Il y a aussi, dans le jardin, des kiosques à coupole, pour prier ou rêver. Les parois en sont entièrement revêtues d’émaux de toutes les nuances de bleu, depuis l’indigo sombre jusqu’à la turquoise pâle, formant des dessins comme ceux des vieilles broderies ; de précieux tapis anciens y sont étendus par terre, et les plafonds, ouvragés en mille facettes, en mille petits compartimens géométriques, ont l’air d’avoir été composés par des abeilles. On entretient là, dans une quantité de vases, d’éternels bouquets, et, ce matin, de pieux personnages sont occupés à les renouveler : des roses, des gueules-de-lion, des lys, toutes les fleurs d’autrefois clans nos climats, celles que connaissaient nos pères ; mais surtout des roses, d’énormes touffes de roses.
Et enfin, au point d’où l’on a plus agréablement vue sur cette Chiraz, la « reine de l’Iran, » une grande salle, ouverte de tous côtés, a été jadis construite pour abriter du soleil les visiteurs contemplatifs ; ce n’est rien qu’un toit plat, très peinturluré, soutenu à une excessive hauteur par quatre de ces colonnes persanes, si sveltes et si longues, dont le chapiteau ressemble lui aussi aux ruches des abeilles ou des frelons. Sur des tapis de prière, deux ou trois vieillards se tiennent là, qui font vignette du temps passé, au pied de ces étranges colonnes ; leurs bonnets d’astrakan sont hauts comme des tiares, et ils fument des kalyans dont la carafe ciselée pose sur un trépied de métal. Devant eux, le pays qui fut chanté par Hafiz resplendit, inchangeable, dans la lumière du matin. Entre les flèches sombres des cyprès d’alentour, et au delà des champs de pavots blancs, des champs de pavots violets, qui mêlent leurs teintes en marbrures douces, dans le clair lointain, la ville de boue séchée déploie ses grisailles molles et roses, fait luire au soleil ses mosquées de faïence, ses dômes renflés comme des turbans et diaprés de bleus incomparables. Tout ce que l’on voit est idéalement oriental, ces jardins, ces kiosques d’émail ; au premier plan, ces colonnes, ces vieillards à silhouette de mage, et là-bas, derrière les cyprès noirs, cette ville telle qu’il n’en existe plus. On est comme dans le cadre d’une ancienne miniature persane, agrandie jusqu’à l’immense et devenue à peu près réelle. Une odeur suave s’exhale des orangers et des roses ; l’heure a je ne sais quoi d’arrêté et d’immobile, le temps n’a plus l’air de fuir... Oh ! être venu là, avoir vu cela par un pareil matin !... On oublie tout ce qu’il a fallu endurer pendant le voyage, les grimpades nocturnes, les veilles, la poussière et la vermine ; on est payé de tout... Il y a vraiment quelque chose, dans ce pays de Chiraz, un mystère, un sortilège, indicible pour nous et qui s’échappe entre nos phrases occidentales. Je conçois en ce moment l’enthousiasme des poètes de la Perse, et l’excès de leurs images, qui seules, pour rendre un peu cet enchantement des yeux, avaient à la fois assez d’imprécision et assez de couleur.
Plus loin est le tombeau de ce Saadi, qui naquit à Chiraz vers l’année 1194 de notre ère, environ deux siècles avant Hafiz, et qui guerroya en Palestine contre les croisés. Plus simple, avec plus de souffle et moins d’hyperboles que son successeur, il a davantage pénétré dans notre Occident, et je me rappelle avoir été charmé, en ma prime jeunesse, par quelques passages traduits de son « Pays des roses. » Ici, les petits enfans mêmes redisent encore ses vers. — Patrie enviable pour tous les poètes, cette Perse où rien ne change, ni les formes de la pensée ni le langage, et où rien ne s’oublie ! Chez nous, à part des lettrés, qui se souvient de nos trouvères, contemporains de Saadi ; qui se souvient seulement de notre merveilleux Ronsard ?
Toutefois le cheik Saadi ne possède qu’un tombeau modeste ; il n’a point, comme Hafiz, une dalle en agate, mais rien qu’une pierre blanche, dans un humble kiosque funéraire, et tout cela, qui fut cependant réparé au siècle dernier, sent déjà la vétusté et l’abandon. Mais il y a tant de roses dans le bocage alentour, tant de buissons de roses ! En plus de celles qui furent plantées pour le poète, il y en a aussi de sauvages, formant une haie le long du sentier délaissé qui mène chez lui. Et les arbres de son petit bois sont pleins de nids de rossignols.
Quand nous rentrons dans Chiraz, après la pure lumière et la grande paix, c’est brusquement la pénombre et l’animation souterraines ; l’odeur de moisissure, de fiente et de souris morte, succédant au parfum des jardins. Les yeux encore emplis de soleil, on y voit mal, au premier moment, pour se garer des chevaux et des mules.
Nous arrivons par le bazar des selliers, qui est le plus luxueux de la ville et ressemble à une interminable nef d’église. — Il fut construit à l’époque de la dernière splendeur de Chiraz, au milieu du XVIIIe siècle, par un régent de la Perse appelé Kerim-Khan, qui avait établi sa capitale ici même, ramenant le faste et la prospérité d’autrefois dans ces vieux murs. — C’est une longue avenue, tout en briques d’un gris d’ardoise, très haute de plafond et voûtée en série sans fin de petites coupoles ; un peu de lumière y descend par des ogives ajourées ; un rayon de soleil quelquefois y tombe comme une flèche d’or, tantôt sur un tapis soyeux et rare, tantôt sur une selle merveilleusement brodée, ou bien sur un groupe de femmes, — toujours fantômes noirs au petit masque blanc, — qui marchandent à voix basse des bouquets de roses.
L’après-midi, par spéciale et grande faveur, je suis admis à pénétrer dans la cour de la mosquée de Kerim-Khan. De jour en jour je vois tomber autour de moi les méfiances ; si je restais, sans doute finirais-je par visiter les lieux les plus défendus, tant les gens ici me semblent aimables et débonnaires.
D’un bout à l’autre de l’Iran, la conception des portiques de mosquées ou d’écoles est invariable ; toujours une gigantesque ogive, ouverte dans toute la hauteur d’un carré de maçonnerie dont aucune moulure, aucune frise ne vient rompre les lignes simples et sévères, mais dont toute la surface unie est, du haut en bas, revêtue d’émaux admirables, diaprée, chamarrée comme un merveilleux brocart.
Le grand portique de Kerim-Khan est conçu dans ce style. Il accuse déjà une vétusté extrême, bien qu’il n’ait pas encore deux siècles d’existence, et son revêtement d’émail, d’une fraîcheur à peine ternie, est tombé par places, laissant des trous pour les fleurettes sauvages et l’herbe verte. Les quelques Chiraziens, qui ont pris sur eux de m’amener devant le vénérable seuil, tremblent un peu de me le faire franchir. Leur hésitation, et le silence de cette mosquée à l’heure qu’ils ont choisie, rendent plus charmante mon impression d’entrer dans ce lieu resplendissant et tranquille qui est la sainte cour…
Des lignes architecturales d’une austérité et d’un calme absolus, mais partout un luxe fou d’émail bleu et d’émail rose, pas une parcelle de mur qui ne soit minutieusement émaillée ; on est dans un mélancolique palais de lapis et de turquoise, que, çà et là, des panneaux à fleurs roses viennent éclaircir. La cour immense est presque déserte ; dans ses parois droites et lisses, des séries d’ogives parfaites s’ouvrent pour former, sur tout le pourtour, des galeries voûtées, des cloîtres, où des émaux luisent du fond de l’ombre ; et au milieu, là-bas, en face de nous qui arrivons, se dresse, plus haut que tout, un bloc de maçonnerie grandiosement carré, dans lequel est percée une autre ogive, unique, celle-ci, et colossale : la porte même du sanctuaire, où l’on n’osera cependant pas me faire pénétrer.
Deux ou trois vieillards, qui étaient prosternés dans des coins, lèvent la tête vers l’intrus que je suis, et, me voyant en bonne compagnie musulmane, retournent à leur prière sans mot dire. Des mendians, qui gisaient au soleil, s’approchent, et puis se retirent en me bénissant, après que je leur ai remis, ainsi qu’on me l’a recommandé, de larges aumônes. Tout va bien ; et nous pouvons nous avancer encore, sur les vieilles dalles brisées et disjointes où l’herbe pousse, nous aventurer jusqu’à la piscine des ablutions, au centre de la cour. Ces mille dessins, si compliqués et pourtant si harmonieux, si reposans à voir, que les Persans reproduisent depuis des siècles pour leurs velours de laine ou de soie, ont été prodigués ici, sous l’inaltérable vernis des faïences ; ils recouvrent du haut en bas toutes les murailles ; quant à ces grands panneaux de fleurs, qui par endroits viennent rompre la monotonie des arabesques, chacun d’eux est une merveille de coloris et de grâce naïve. On dirait que toutes les murailles du vaste enclos ont été tendues de tapis de Perse aux nuances changeantes. Et les lézardes profondes, qu’ont faites les tremblemens de terre en secouant la vieille mosquée, simulent des déchirures dans les tissus précieux.
Quand les vieillards qui priaient se sont replongés dans leur rêve, et quand les mendians se sont effondrés à nouveau sur les dalles, le silence, la paix suprême reviennent dans le palais de lapis et de turquoise. Ce soleil du soir qui rayonne, déjà oblique et rougi, sur la profusion des émaux à reflets bleus, me fait tout à coup l’effet d’un très vieux soleil, au déclin de son âge incalculable ; et je goûte âprement le charme d’être, à une heure exquise, dans un lieu lointain, mystérieux et interdit…
Je ne crois pas que beaucoup d’Européens soient entrés avant moi dans la cour d’une mosquée de Chiraz.
Notre départ était fixé à demain, mais il paraît que rien ne tient plus ; le tcharvadar, après avoir mieux examiné mes bagages, déclare qu’il y en a trop et se récuse. Tout est à refaire.
Et je commence à prendre mes habitudes dans cette ville, à sortir seul, à me reconnaître dans le dédale des ruelles sombres. Là-bas, sur la place, entre la mosquée rose et les remparts croulans, au petit café où je me rends chaque soir, on me reçoit en familier ; on m’apporte « mon » kalyan, après avoir mis dans la carafe, pour en parfumer l’eau claire, des fleurs d’oranger et deux ou trois roses rouges. Je m’en reviens au logis dès que tombent ces crépuscules d’avril, tout de suite froids à cause de l’altitude, et toujours mélancoliques, malgré la joie délirante des martinets en tourbillon, dont les cris se mêlent au chant des muezzins dans l’air.
Ce soir, pendant que je chemine solitairement pour rentrer chez moi, un mince croissant de lune, dans un coin de ciel tout en nacre verte, m’apparaît là-haut entre deux faîtes de murs ; la lune nouvelle, la première l’une du carême persan. Je croise en route une foule inusitée de fantômes noirs au masque impénétrable, qui passent furtifs à mes côtés dans la pénombre : il faut avoir séjourné en ces villes d’islamisme sévère pour comprendre combien cela assombrit la vie de n’entrevoir jamais, jamais un visage, jamais un sourire de jeune femme ou de jeune fille... Au petit bazar d’Israël qui avoisine ma demeure, les hautes lampes à trois flammes sont déjà allumées dans les niches des marchands. Les juives, qui n’ont pas le droit de porter le petit loup blanc des musulmanes, mais qui cependant ne doivent pas montrer leur figure, referment plus hermétiquement, sur mon passage, leur voile noir ; celles-là encore me resteront toutes inconnues. Et je trouve enfin ma porte, aussi sournoise, délabrée et garnie de fer que toutes celles d’alentour, pareille à tant d’autres, mais dont le heurtoir, dans l’obscurité et le silence, résonne à mes oreilles avec un bruit maintenant coutumier.
Mardi 1er mai. — Nous étions à cheval avant la pointe de l’aube, et le soleil levant nous trouve dans les ruines d’un palais des vieux temps obscurs, parmi d’informes bas-reliefs éternisant des attitudes, des gestes, des combats, des agonies d’hommes et d’animaux disparus depuis des millénaires. C’est au pied des montagnes qui ferment au Nord la plaine de Chiraz ; cela achève de crouler et de s’émietter sur une sorte de plateau aride, poudreux, brûlé de soleil ; on voit qu’il y a eu de vastes colonnades et de puissantes murailles, mais tout est si effondré qu’aucun plan d’ensemble ne se démêle plus ; ce qui fut construction humaine se confond avec le rocher primitif ; sous l’amas des éboulis et de la poussière, on distingue encore çà et là des scènes de chasse ou de bataille, sculptées sur des pans de mur ; l’ornementation des frises rappelle, en plus grossier, les monumens de Thèbes : on dirait des dessins égyptiens naïvement reproduits par des barbares. Le palais, aujourd’hui sans nom, domine une fraîche vallée où l’eau des montagnes court parmi des roseaux et des saules, et, sur l’autre bord de la petite rivière, en face de ces ruines où nous sommes, un rocher vertical se dresse, orné de figures à même la paroi : personnages coiffés de tiares, qui lèvent des bras mutilés, appellent, font d’incompréhensibles signes… Quel monarque habitait donc ici, qui a pu disparaître sans laisser de trace dans l’histoire ? Je m’imaginais que ces ruines, presque inconnues, à moi signalées hier par Hadji-Abbas, dataient des Achéménides ; mais ces maîtres du monde se seraient-ils contentés de si rudes et primitives demeures ? Non, tout cela doit remonter à des époques plus ténébreuses. Il n’y a du reste aucune inscription nulle part, et des fouilles pourraient seules révéler le secret de ces pierres. Mais de tels débris suffisent à prouver que les plateaux de Chiraz, dès les origines, ont été un centre d’activité humaine. Au dire de mes amis chiraziens, il y aurait aussi, au cœur de certaines mosquées, de mystérieux soubassemens antérieurs à toute histoire, de vénérables porphyres taillés dont personne ne sait plus l’âge ; et cela semblerait indiquer que la fondation de la ville remonte bien avant l’année 695 de notre ère, date assignée par les chronologies musulmanes.
Nous avons visité ces palais en courant, et nous rentrons bride abattue, pour conférer encore avec des loueurs de chevaux, tâcher d’organiser quand même le départ.
A l’instant où les muezzins chantent la prière de midi, nous sommes de retour chez nous. Un midi plus chaud que de coutume : c’est aujourd’hui le 1er mai, et on sent l’été venir. « Allah ou Akbar ! » De ma fenêtre, j’aperçois le chanteur de la mosquée voisine, dont l’aspect m’est déjà connu ; un homme en robe verte et barbe grise, un peu vieux pour un muezzin, mais dont la voix mordante charme encore. Haut perché sur sa terrasse d’herbes ; il se détache, non pas devant le ciel, mais devant cette muraille de montagnes cendrées qui enferme ici toutes choses. En plein soleil, la tête levée vers le zénith bleu, il jette son long cri mélancolique dans le silence et la lumière, et ses vocalises couvrent pour moi toutes celles qui s’élancent à la même heure des différens points de Chiraz. Quand il a fini, une autre voix plus éloignée, celle-ci tout à fait fraîche et enfantine, psalmodie encore, traîne quelques secondes de plus dans l’air, et puis tout se tait, et c’est la torpeur méridienne. Sur le ciel magnifique, de minces flocons blancs s’enfuient comme des oiseaux, chassés par un vent qui brûle...
Après une heure et demie de pourparlers, mon nouveau contrat de voyage, comportant deux chevaux de plus, est enfin écrit, condensé en une feuille de grimoire persan, signé et paraphé. Ce serait demain le départ, et, bien que je n’y croie guère, il faut vite aller au bazar des tapis, acheter pour la route quelques-uns de ces bissacs de Chiraz, en beau tissu de laine coloriée, indispensables à tout voyageur qui se respecte. Dans les longues nefs semi-obscures, où des rayons de soleil, criblés par les trous de la voûte, font chatoyer çà et là quelque tapis de prière aux nuances de colibri, rencontré Hadji-Abbas avec deux ou trois notables ; on s’arrête pour se faire de grandes politesses ; même, comme c’est le dernier jour, on fumera ensemble un kalyan d’adieu, en buvant une minuscule tasse de thé. — Et le lieu choisi pour cette fumerie, près du quartier des ciseleurs d’argent, est l’une de ces très petites places à ciel ouvert qui de loin en loin, au milieu de la ville d’oppression et d’ombre, vous réservent la surprise d’un flot de lumière et d’une fontaine jaillissante au milieu d’orangers en fleurs ou de buissons de roses.
Le vizir de Chiraz, rentré enfin dans sa bonne ville, m’a fait dire ce matin qu’il me recevrait aujourd’hui même, deux heures avant le coucher du soleil, ce qui signifie vers cinq heures du soir. Il habite très loin de chez moi, dans un quartier de dignitaires. Au milieu d’un long mur gris, l’ogive qui sert de première entrée à son palais est gardée par beaucoup de soldats et de domestiques, assis sur des bancs que recouvrent des tapis. D’abord un jardin, avec des allées d’orangers. Au fond, une demeure entièrement revêtue de faïence : grands panneaux à personnages de toutes couleurs, alternant avec des panneaux plus petits qui représentent des buissons de roses. Des gardes, des serviteurs de toute classe, en haut bonnet d’astrakan noir, encombrent la porte de la belle maison d’émail, et une quantité extraordinaire de babouches traînent sur le pavage des vestibules, qui est en carreaux de faïence représentant des bouquets de roses, toujours des roses. Un salon voûté en stalactites de grotte, des divans de brocart rouge, et par terre des tapis fins comme du velours. Quand j’ai pris place à côté de l’aimable vizir, on apporte pour chacun de nous un kalyan comme pour Aladin, tout en or ciselé, et un sorbet à la neige, dans un verre en or qui pose sur une petite table en mosaïque de Chiraz. De nombreux personnages arrivent ensuite, qui saluent sans mot dire et forment cercle, accroupis sur leurs talons. L’étiquette orientale exige que la visite soit un peu longue, et il n’y a pas à s’en plaindre quand l’hôte est, comme celui-ci, intelligent et distingué. On cause de l’Inde, que je viens de quitter ; le vizir m’interroge sur la famine, qui le révolte, et sur la peste, dont le voisinage l’inquiète. — « Est-il vrai, me demande-t-il, que les Anglais aient sournoisement envoyé des pesteux en Arabie pour y propager la contagion ? » — Là, je ne sais quoi répondre ; c’était la rumeur courante à Mascate lorsque j’y suis passé, mais l’accusation est bien excessive. Il déplore ensuite l’effacement progressif de l’influence française dans le golfe Persique, où ne paraît presque plus notre pavillon. Et rien n’atteste plus péniblement pour moi notre décadence aux yeux des étrangers que l’air de commisération avec lequel il me demande : « Avez-vous encore un consul à Mascate ? »
En ce qui concerne la continuation de ma route vers Ispahan, le vizir est tout disposé à me donner des cavaliers d’escorte ; mais seront-ils dès demain prêts au départ, Allah seul pourrait le dire...
Le soir, de longs cris répondent au chant des muezzins, de puissantes clameurs humaines, parties d’en dessous, de l’ombre des mosquées. Le carême est commencé et l’exaltation religieuse ira croissant, jusqu’au jour du grand délire final, où l’on se meurtrira la poitrine et où l’on s’entaillera le crâne. Depuis que le babisme, clandestin et persécuté, envahit la Perse, il y a recrudescence de fanatisme chez ceux qui sont restés musulmans chiites, et surtout chez ceux qui feignent de l’être encore.
Cependant c’est peut-être mon dernier soir de Chiraz, et je sors seul à nuit close, contre l’avis de mes prudens serviteurs. L’enfermement et la tristesse de ma maison, à la fin, m’énervent, et la fantaisie me vient d’aller demander « mon » kalyan, là-bas, au petit café en dehors des murs, devant la mosquée aux faïences roses.
L’aspect de ce lieu, que je n’avais jamais vu aux lanternes, dès le premier abord me déconcerte. Il est bondé de monde, gens du peuple ou de la campagne, assis à tout touche. A peine puis-je trouver place près de la porte, au coin d’un banc, à côté d’un habitué qui, en temps ordinaire, me faisait beaucoup d’accueil, mais qui, cette fois, répond tout juste à mon bonsoir. Au milieu de l’assemblée, un vieux derviche au regard d’illuminé est debout qui parle, qui prêche d’abondance, avec des gestes outrés, mais quelquefois superbes. Personne ne fume, personne ne boit ; on écoute, en soulignant d’une rumeur gémissante certains passages plus touchans ou plus terribles. Et, de temps à autre, des cris poussés par des centaines de voix viennent à nous de la mosquée proche. Le vieillard, évidemment, conte les douleurs et la mort de ce Hussein[2], dont il redit le nom sans cesse : c’est comme si chez nous un prêtre contait la Passion du Christ.
Et, tout à coup, mon voisin, mon ami de la veille, à voix basse, dédaignant presque de tourner la tête vers moi, me dit en langue turque : « Va-t’en ! »
« Va-t’en ! » Il serait ridicule et lamentable de persister ; ces gens, d’ailleurs, ont bien le droit de ne vouloir point d’infidèle à leur pieuse veillée.
Donc, je m’en vais. Me revoici dans le silence et la nuit noire, au milieu des vieux remparts éboulés et dans le labyrinthe des ruelles voûtées. Attentif, comme le petit Poucet en forêt, aux points de repère que j’ai pris pour éviter les oubliettes béantes sous mes pas, pour tourner quand il faut aux carrefours des couloirs, je m’en vais lentement, les bras étendus à la manière des aveugles, ne percevant d’autres indices de vie sur mon chemin que des fuites prudentes de chats en maraude.
Et jamais encore, dans un pays d’Islam, je n’avais eu le sentiment d’être si étranger et si seul.
Mercredi 2 mai. — Il semble vraiment que ce sera aujourd’hui, le départ ; cela paraît s’organiser pour tout de bon, cela prend dès le matin un air réel. À midi, les deux cavaliers fournis par le gouverneur entrent se présenter à moi, tandis que leurs chevaux, attachés au frappoir de ma porte, font tapage dans la rue. Et, à une heure, nos bagages, après avoir traversé à dos de juifs le petit bazar du quartier, se hissent et s’attachent sur la croupe des bêtes de charge.
C’est à n’en plus douter : voici que l’on apprête nos chevaux. Il y a beaucoup de monde assemblé pour assister à notre départ, devant ces murailles de brique et ces éboulis de terre qui sont l’enceinte de Chiraz. Il y a aussi affluence de mendians, qui nous offrent des petits bouquets de roses, avec leurs souhaits de bon voyage.
A deux heures, nous sortons de la ville par ce passage que l’on appelle « route d’Ispahan, » et qui, en effet, pendant la première demi-lieue, ressemble assez à une large route ; mais, après les longs faubourgs, les mosquées, les jardins, les cimetières, ce n’est plus rien, que l’habituel réseau de sentes tracé par le passage des caravanes.
Nous nous acheminons vers une percée, une sortie dans la chaîne des sommets qui entourent le haut plateau de Chiraz, et, à une lieue à peine des murs, du côté du Nord, nous voici déjà rendus aux steppes désolés, hors de la zone verte, hors de l’oasis où la ville sommeille.
Une porte monumentale, construite il y a un siècle par le vizir de Chiraz, est à l’entrée du défilé : une sorte d’arc de triomphe qui s’ouvre sur les solitudes, sur le chaos des pierres, les horreurs de la montagne. Avant de nous engager là, nous faisons halte pour regarder en arrière, dire adieu à cette ville qui va disparaître pour jamais... Et sous quel aspect idéal et charmeur elle se montre à nous une dernière fois !... De nulle part, jusqu’à cette soirée, nous ne l’avions ainsi vue d’ensemble, dans le recul favorable aux enchantemens de la lumière. Comme on la dirait agrandie et devenue étrange ! Ses milliers de maisons de terre, de murailles de terre, toutes choses aux contours mous et presque sans formes, se mêlent, s’étagent, se fondent en un groupe imprécis, d’une même nuance grise finement rosée, d’une même teinte nuage de matin. Et, au-dessus de tout cela, les dômes des inapprochables mosquées resplendissent très nets, brillent au soleil comme des joyaux ; leurs faïences bleues, leurs faïences vertes, — dont l’éclat ne s’imite plus de nos jours, — sont à cette heure en pleine gloire ; avec leurs contours renflés, leurs silhouettes rondes, ils ressemblent à des œufs géans, les uns en turquoise vive, les autres en turquoise mourante, qui seraient posés sur on ne sait quoi de chimérique, sur on ne sait quelle vague ébauche de grande cité, moulée dans une argile couleur tourterelle...
A une descente brusque du chemin, cela s’évanouit sans retour, et, le défilé franchi, nous voici de nouveau seuls, dans le monde tourmenté des pierres. Huit hommes et huit chevaux, c’est tout mon cortège, et il paraît bien peu de chose, perdu à présent au milieu des sites immenses et vides... Des pierres, des pierres à l’infini. Sur ces étendues désertes, déployées à 2 000 mètres de haut, on voit passer les ombres de quelques petits nuages voyageurs qui se hâtent de traverser le ciel. Les sommets d’alentour, où aucune herbe n’a pu prendre, sont tels encore que les laissa jadis quelque suprême tempête géologique ; leurs différentes couches, bouleversées, soulevées en cyclone du temps des grandes ébullitions minérales, se dessinent partout, dans ces poses convulsives qui furent celles de la dernière fois, et qu’elles conserveront sans doute jusqu’à la fin des âges.
Notre marche est lente et difficile ; il faut à tout instant mettre pied à terre et prendre les chevaux par la bride, dans les descentes trop roides ou sur les éboulis trop dangereux.
Le soir, une nouvelle petite oasis, là-bas, bien isolée dans ce royaume des pierres, dessine la ligne verte de ses prairies ; elle alimente un village dont les maisonnettes en terre se tiennent collées à la base d’un rocher majestueux et ressemblent dans le lointain à d’humbles nids d’hirondelles. C’est Zargoun, où nous passerons la nuit. Nous mettons en émoi son tout petit bazar, que nous traversons au crépuscule. Les chambres de son caravansérail ont les murs crevés, et le plafond tapissé de chauves-souris ; nous nous endormons là, dans un air très frais qui passe sur nous, et bercés par le concert nocturne des grenouilles qui pullulent sous les herbages de cette plaine suspendue.
Jeudi 3 mai. — Notre manière de voyager est définitivement changée, depuis que le soleil n’est plus mortel comme en bas. Jusqu’à Ispahan, nous ferons chaque jour deux marches, de quatre ou cinq heures l’une, séparées par un repos à midi dans quelque caravansérail du chemin. Donc, il faut se lever tôt, et le soleil n’est pas encore sur l’horizon quand on nous éveille ce matin à Zargoun.
Première image de cette journée, prise du haut de l’inévitable petite terrasse, au sortir du gîte en terre battue, dans la fraîcheur de l’aube. D’abord, au premier plan, la cour du caravansérail, toute de terre et de poussière ; mes chevaux, au milieu ; le long des murs, mes gens, et d’autres qui passaient, fument le kalyan et prennent le thé du matin, étendus sur une profusion de tapis, de couvertures, de bissacs, — toutes inusables choses, en laine rudement tissée, qui sont le grand luxe de ce pays. Au delà commence la plaine unie de l’oasis, au delà s’étendent les champs de pavots blancs, qui, d’un côté, vont se perdre à l’infini, de l’autre, viennent mourir devant une chaîne de sommets rocheux aux grands aspects terribles. Comme ils ont l’air virginal et pur, dans leur blancheur au lever du jour, tous ces pavots, — qui sont destinés pourtant à composer un poison subtil, vendu très cher peur les fumeries d’Extrême-Orient !... Pas d’arbres nulle part ; ma,-une mer de fleurs blanches, qui, dirait-on, s’est avancée comme pour former un golfe, entre des rives de montagnes énormes et chaotiques. Et des vapeurs d’aube, des vapeurs d’un violet diaphane traînent sur les lointains, embrouillent l’horizon libre, du côté où le soleil va surgir, confondent là-bas ces nappes uniformément fleuries, ces champs étranges, avec le ciel.
Maintenant le soleil monte ; ce qui restait d’ombre nocturne fuit peu à peu devant lui sur les champs de fleurs, comme un voile de gaze brune qui s’enroulerait lentement. Et des jeunes filles sortent en troupe du village, pour quelques travaux de la campagne, s’en vont par les petits sentiers, joyeuses, avec des rires, enfouies dans les pavots blancs jusqu’à la ceinture.
C’est l’heure aussi pour nous de partir. Allons-nous-en, par les mêmes sentiers que viennent de suivre les jeunes filles, et où les mêmes fleurs, les mêmes longues herbes nous frôleront...
Mais notre étape d’aujourd’hui sera de courte durée, car, au bout de quatre heures, nous devons rencontrer les grands palais du silence, les palais de Darius et de Xerxès, qui valent bien que l’on s’arrête.
Après avoir franchi deux lieues de pavots blancs, et ensuite d’interminables prairies mouillées, et des ruisseaux et des torrens profonds, nous faisons halte devant un hameau bien humble et bien perdu, qu’entourent une dizaine de peupliers. Nous passerons là deux nuits, dans le plus délabré et le plus sauvage des caravansérails, qui n’a plus ni portes ni fenêtres, mais dont le vieux jardin à l’abandon est exquis, avec ses rosiers en broussailles, ses allées d’abricotiers et ses herbes folles. Des petits enfans viennent, en faisant des révérences, nous apporter des roses, de modestes roses-de-tous-les-mois, presque simples. Prairies désertes alentour ; paix et silence partout. Le ciel se couvre, et il fait frais. On se croirait dans nos campagnes françaises, mais jadis, au vieux temps...
Cependant, là-bas, à deux lieues de nous peut-être, au bout d’une plaine d’herbages et au pied de l’une de ces chaînes de rochers qui de tous côtés partagent le pays comme des murailles, il y a une chose solitaire, indifférente au premier coup d’œil, et de plus en plus difficile à définir si l’on s’attache à la regarder.. Un village, ou un caravansérail, semblait-il d’abord ; des murs ou des terrasses qui ont l’air d’être en terre grise, comme partout ailleurs, mais avec une quantité de mâts très longs, plantés au-dessus en désordre. L’extrême limpidité de l’air trompe sur les distances, et il faut observer un peu attentivement pour se rendre compte que cela est loin, que ces terrasses seraient tout à fait hors de proportion avec celles du pays, et que ces mâtures seraient géantes. Plus on examine, et plus cela se révèle singulier... Et c’est en effet l’une des grandes merveilles classiques de la Terre, à l’égal des pyramides d’Egypte ; — mais on y est beaucoup moins venu qu’à Memphis, et l’énigme en est bien moins éclaircie. Des rois qui faisaient trembler le monde, Xerxès, Darius, y ont tenu leur inimaginable cour, embellissant ce lieu de statues, de bas-reliefs, sur lesquels le temps n’a pas eu de prise. Depuis un peu plus de deux mille ans, depuis que le passage des armées du Macédonien en a révélé l’existence aux nations occidentales, cela porte un nom qui est devenu à lui seul imposant et évocateur : Persépolis. Mais, aux origines, comment cela s’appelait-il, et quels souverains de légende en avaient jeté les bases ? Les historiens, les érudits, à commencer par Hérodote pour finir aux contemporains, ont émis tant d’opinions contradictoires ! Au cours des siècles, tant de savans, attirés par ces ruines, ont bravé mille dangers pour camper dans les solitudes alentour, scruter les inscriptions, fouiller les tombeaux, sans arriver à conclure ! Et combien de laborieux volumes ont été écrits à propos de ce recoin de l’Asie, où la moindre pierre est gardienne d’antiques secrets !
Du reste, peu importe, pour un simple passant comme moi, l’absolue précision des données historiques ; que tel monarque ou tel autre dorme au fond de tel sépulcre ; que ce soit bien ce palais, ou celui de Pasargadé, qu’incendièrent les soldats d’Alexandre. Il me suffit que ces ruines soient les plus grandioses de leur temps et les moins détruites, éternisant pour nos yeux le génie de toute une époque et de toute une race.
Mais quel mystère que cette sorte de malédiction, toujours jetée sur les lieux qui furent dans l’antiquité particulièrement, splendides !... Ici, par exemple, pourquoi les hommes ont-ils délaissé un tel pays, si fertile et si beau sous un ciel si pur ? Pourquoi jadis tant de magnificences accumulées à Persépolis, et aujourd’hui plus rien, qu’un désert de fleurs ?...
Laissant nos bagages et notre suite au pauvre caravansérail où nous passerons la nuit, nous montons à cheval après le repos méridien, escortés de deux jeunes hommes du hameau qui ont voulu nous guider vers ces grandes ruines. Pendant la première lieue, nous sommes dans une véritable mer de pavots blancs et d’orges vertes ; ensuite vient la prairie sauvage, tapissée de menthes et d’immortelles jaunes. Et là-bas au fond, derrière Persépolis qui se rapproche et se dessine, la plaine est barrée par des montagnes funèbres, d’une couleur de basane, où s’ouvrent des trous et des lézardes. Du reste, depuis Chiraz, tout ce pays sans arbres est ainsi : des plateaux unis comme de l’eau tranquille, et séparés les uns des autres par des amas de roches dénudées, aux aspects effroyables.
Mais nulle part encore ces fantaisies de la pierre, toujours inattendues, ne nous avaient montré quelque chose de pareil à ce qui surgit en ce moment sur notre gauche, dans le clair lointain. C’est beaucoup trop immense pour être de construction humaine, et alors cela inquiète par son arrangement si cherché : au centre, une masse absolument carrée, de cinq ou six cents mètres de haut, qui semble une forteresse de Dieux, ou bien la base de quelque tour de Babel interrompue ; et, de chaque côté, posés en symétrie comme des gardes, deux blocs géans, tout à fait réguliers et pareils, qui imitent des monstres assis. Depuis le commencement des temps, les hommes avaient été frappés par la physionomie de ces trois montagnes, bien capables d’inspirer l’effroi du surnaturel ; elles ne sont pas étrangères sans doute au choix qui a été fait de ce lieu pour y construire la demeure terrible des souverains ; vues de ces palais où nous arrivons, elles doivent produire leur effet le plus intense, assez proches pour être imposantes, et juste assez lointaines pour rester indéfinissables.
Les sentiers que nous suivons, au milieu de tant de solitude et de silence, dans les fleurs, sont coupés de temps à autre par des ruisseaux limpides, qui continuent de répandre l’inutile fertilité autour de ces ruines.
Maintenant qu’il est près de nous, ce semblant de village mort, au pied de sa montagne morte, il ne laisse plus de doutes sur ses proportions colossales ; ses terrasses, qui dépassent cinq ou six fois la hauteur coutumière, au lieu d’être, comme partout ailleurs, en terre battue que les pluies ne tarderont pas à détruire, sont faites en blocs cyclopéens, d’une durée éternelle ; et ces longues choses, qui de loin nous faisaient l’effet de mâts de navire, sont des colonnes monolithes, étonnamment sveltes et hardies, — qui devaient supporter jadis les plafonds en bois de cèdre, la charpente des prodigieux palais.
Nous arrivons maintenant à des escaliers en pierre dure et luisante, assez larges pour faire passer de front toute une armée ; là, nous mettons pied à terre, pour monter à ces terrasses d’où les colonnes s’élancent. Je ne sais quelle idée vient à nos Persans de faire monter aussi derrière nous les chevaux, qui d’abord ne veulent pas, qui se débattent, meurtrissant à coups de sabots les marches magnifiques, et notre entrée est bruyante, au milieu de ce recueillement infini.
Nous voici sur ces terrasses, qui nous réservaient la surprise d’être beaucoup plus immenses qu’elles ne le paraissaient d’en bas. C’est une esplanade assez étendue pour supporter une ville, et sur laquelle, en son temps, les grandes colonnes monolithes étaient multipliées comme les arbres d’une forêt. Il n’en reste plus debout qu’une vingtaine, de ces colonnes dont chacune était une merveille, et les autres, en tombant, ont jonché les dalles de leurs tronçons ; quantité de débris superbes se dressent aussi, en mêlée confuse, dans cette solitude pavée de larges pierres : des pylônes sculptés minutieusement, des pans de murs couverts d’inscriptions et de bas-reliefs. Et tout cela est d’un gris foncé, uniforme, étrange, inusité dans les ruines, d’un gris que la patine des siècles ne saurait produire, mais qui est dû évidemment à la couleur même d’on ne sait quelle matière rare en laquelle ces palais étaient construits.
On est dominé de près, ici, par cette chaîne d’énormes rochers couleur de basane, que, depuis notre départ du village, nous apercevions comme une muraille ; mais on domine, de l’autre côté, toutes ces plaines d’herbes et de fleurs, au fond desquelles se dessine l’inquiétante montagne carrée, avec ses deux gardiens accroupis ; deux ou trois petits hameaux, bien humbles, chacun dans son bouquet de peupliers, apparaissent aussi au loin, sortes d’îlots perdus dans cette mer de foins odorans et d’orges vertes ; et la paix suprême, la paix des Mondes à jamais abandonnés, plane sur ces prairies d’avril, — qui ont connu, dans les temps, des somptuosités sardanapalesques, puis des incendies, des massacres, le déploiement des grandes armées, le tourbillon des grandes batailles.
Quant à l’esplanade où nous venons de monter, elle est un lieu d’adorable mélancolie, à cette heure, à cette approche du soir ; il y souffle un vent suave et léger, il y tombe une lumière à la fois très nette et très douce ; on dirait que les deux mille mètres d’altitude, plus encore sur ces terrasses que dans la plaine alentour, nous sont rendus sensibles par la fraîcheur de l’air, par la pureté et l’éclat discret des rayons, par la transparence des ombres. Entre ces dalles, qui furent couvertes de tapis de pourpre au passage des rois, croissent à présent les très fines graminées, amies des lieux secs et tranquilles, fleurissent le serpolet et la menthe sauvage ; et des chèvres, qui paissent sur l’emplacement des salles de trône, avivent et répandent, en broutant, le parfum des aromates champêtres. — Mais c’est surtout cette lumière, qui ne ressemble pas à la lumière d’ailleurs ; l’éclairage de ce soir est comme un reflet d’apothéose sur tant de vieux bas-reliefs, et d’antiques silhouettes humaines, éternisées là dans les pierres...
Oh ! mon saisissement d’être accueilli, dès l’entrée, par deux de ces mornes géans dont l’aspect, à moi connu de très bonne heure, avait hanté mon enfance : corps de taureau ailé, et tête d’homme à longue barbe frisée, sous une tiare de roi mage ! — Je me complais trop sans doute à revenir sur mes impressions d’enfant ; mais c’est qu’elles ont été les plus mystérieuses, en même temps que les plus vives. — Donc, je les avais rencontrés pour la première fois vers ma douzième année, ces géans gardiens de tous les palais d’Assyrie, et c’était dans les images de certaine partition de Sémiramis, très souvent ouverte en ce temps-là sur mon piano ; tout de suite ils avaient symbolisé à mes yeux la lourde magnificence de Ninive ou de Babylone. Quant à ceux de leurs pareils qui, de nos jours, restaient peut-être encore debout là-bas dans les ruines, je me les représentais entourés de ces fleurettes délicates, particulières au sol pierreux d’un domaine de campagne appelé « la Limoise, » lequel, à la même époque, jouait un grand rôle dans mes rêveries d’exotisme... Et voici précisément que je retrouve aujourd’hui, aux pieds de ceux qui m’accueillent, le thym, la menthe et la marjolaine, toute la petite flore de mes bois, sous ce climat semblable au nôtre.
Les deux géans ailés, qui me reçoivent au seuil de ces palais, c’est Xerxès qui eut la fantaisie de les poster ici en vedette. — Et ils me révèlent sur leur souverain des choses intimes que je ne m’attendais point à jamais surprendre ; en les contemplant, mieux qu’en lisant dix volumes d’histoire, je conçois peu à peu combien fut majestueuse, hiératique et superbe, la vision de la vie dans les yeux de cet homme à demi légendaire.
Mais les immenses salles dont ils gardaient les abords n’existent plus depuis tantôt vingt-trois siècles, et on ne peut qu’idéalement les reconstituer. En beaucoup plus grandiose, elles devaient ressembler à ce que l’on voit encore dans les vieilles demeures princières du moyen âge persan : une profusion de colonnes, d’une finesse extrême en comparaison de leur longueur, des espèces de grandes tiges de roseau, soutenant très haut en l’air un toit plat. — Les hommes d’ici furent, je crois, les seuls à imaginer la colonne élancée, la sveltesse des formes, dans cette antiquité où l’on faisait partout massif et puissamment trapu. — Toujours suivis de nos chevaux, dont les pas résonnent trop sur les dalles, nous nous avançons au cœur des palais, vers les quartiers magnifiques de Darius. Les colonnes brisées jonchent le sol ; il en reste debout une vingtaine peut-être, qui de loin en loin s’élèvent solitairement, toutes droites et toutes minces, dans le ciel pur ; elles sont cannelées du haut en bas ; leur socle est taillé en monstrueux calice de fleur, et leur chapiteau très débordant, qui parait en équilibre instable dans l’air, représente, sur chacune de ses quatre faces, la tête et le poitrail d’un bœuf. Comment tiennent-elles encore, si audacieuses et si longues, depuis deux mille ans que les charpentes de cèdre ne sont plus là-haut pour les relier les unes aux autres ?
Les esplanades se superposent, les escaliers se succèdent à mesure que l’on approche des salles où trôna le roi Darius. Et la face de chaque assise nouvelle est toujours couverte de patiens bas-reliefs, représentant des centaines de personnages, aux nobles roideurs, aux barbes et aux chevelures frisées en petites boucles : des phalanges d’archers, tous pareils et inscrits de profil ; des défilés rituels, des monarques s’avançant sous de grands parasols que tiennent des esclaves ; des taureaux, des dromadaires, des monstres. En quelle pierre merveilleuse tout cela a-t-il été ciselé, pour que tant de siècles n’aient même pu rien dépolir ? Les plus durs granits de nos églises, après trois ou quatre cents ans, n’ont plus une arête vive ; les porphyres byzantins, les marbres grecs exposés au grand air sont usés et frustes ; ici, toutes ces étranges figures, on dirait qu’elles sortent à peine de la main des sculpteurs. Les archéologues ont discuté, sans tomber d’accord sur la provenance de cette matière très spéciale, qui est d’un grain si fin, et d’une si monotone couleur de souris ; qui ressemble à une sorte de silex, de pierre à fusil d’une nuance très foncée ; les ciseaux devaient s’y émousser comme sur du métal ; de plus, c’était aussi cassant que du jade, car on voit de grands bas-reliefs qui ont éclaté du haut en bas, — sous l’action indéfinie des soleils d’été peut-être, ou bien, dans les temps, sous le heurt des machines de guerre.
Et ces ruines muettes racontent leur histoire par d’innombrables inscriptions, leur histoire et celle du monde ; le moindre bloc voudrait parler, à qui saurait lire les primitives écritures. Il y a d’abord les mystérieux caractères cunéiformes, qui faisaient partie de l’ornementation initiale ; ils alignent partout leurs milliers de petits dessins serrés et précis, sur les socles, sur les frises, entre les moulures parfaites qui leur servent de cadre. Et puis, semées au hasard, il y a les réflexions de tous ceux qui sont venus, au cours des âges, attirés ici par ce grand nom de Persépolis ; de simples notes, ou bien des sentences, des poésies anciennes sur la vanité des choses de ce monde, en grec, en koufique, en syriaque, en persan, en indoustani, ou même en chinois. « Où sont-ils les souverains qui régnèrent dans ces palais jusqu’au jour où la Mort les invita à boire à sa coupe ? Combien de cités furent bâties le malin, qui tombèrent en ruines le soir ? » écrivait là, en arabe, il y a environ trois siècles, un poète passant, qui signait : « Ali, fils de sultan Khaled... » Quelquefois, rien qu’un millésime, avec un nom ; et voici des signatures d’explorateurs français de 1826 et de 1830, — dates qui nous semblent déjà presque lointaines, et qui cependant sont d’hier, en comparaison de celles gravées sur tous ces cartouches de rois...
Le pavage sur lequel on marche est particulièrement exquis ; chaque brisure, chaque joint des pierres est devenu un minuscule jardin de ces toutes petites plantes qu’affectionnent les chèvres, et qui embaument la main lorsqu’on les froisse.
Derrière les salles d’apparat, aux colonnades ouvertes, on arrive à des constructions plus compliquées, plus enchevêtrées, qui couvent plus de mystère ; ce devaient être des chambres, des appartemens profonds ; les fragmens de murs se multiplient et aussi les pylônes aux contours un peu égyptiens, qui ont pour architrave des feuilles de fleurs. On se sent là plus entouré, plus enclos, et, si l’on peut dire, plus dans l’ombre de tout ce colossal passé. Ces quartiers abondent en admirables grands bas-reliefs, d’une conservation stupéfiante. Les personnages ont gardé, sur leurs robes assyriennes ou sur leurs chevelures soigneusement calamistrées, le luisant des marbres neufs ; les uns se tiennent assis, dans des attitudes de dignité impérative, d’autres tirent de l’arc, ou luttent avec des monstres. Ils sont de taille humaine, le profil régulier et le visage noble. On en voit partout, sur des pans de muraille qui semblent aujourd’hui plantés sans ordre ; on les a tout autour de soi, en groupes intimidans ; et cette couleur de la pierre, toujours ce même gris sombre, donne quelque chose de funèbre à leur compagnie. Des cartouches, criblés de petites légendes en cunéiformes, présentent des surfaces tellement lisses que l’on y aperçoit sa propre silhouette, réfléchie comme sur un miroir d’étain. Et on est confondu de savoir l’âge de ces ciselures si fraîches, de se dire que ces plaques polies sont les mêmes qui, à cette même place, reflétèrent des figures, des beautés, des magnificences évanouies depuis plus de deux mille ans. Un fragment quelconque de telles pierres, que l’on emporterait avec soi, deviendrait une pièce incomparable pour un musée ; et tout cela est à la merci du premier ravisseur qui pénétrerait dans ces vastes solitudes, tout cela n’est gardé que par les deux géans pensifs, en sentinelle là-bas sur le seuil.
Plus loin, Persépolis se continue vaguement, en sculptures plus détruites, en débris plus éboulés et plus informes, jusqu’au pied de la triste montagne couleur de cuir, qui doit être elle-même forée et travaillée jusqu’en ses tréfonds les plus secrets, car on y aperçoit çà et là de grands trous noirs, d’une forme régulière, avec frontons et pilastres taillés à même le roc, qui bâillent à différentes hauteurs et qui sont des bouches de sépulcre. Dans les souterrains d’alentour sommeillent sans doute tant de richesses ou de reliques étranges !
Le soleil baisse, allongeant les ombres des colonnes et des géans, sur ce sol qui fut un pavé royal ; ces choses, lasses de durer, lasses de se fendiller au souffle des siècles, voient encore un soir...
Ils observent toujours avec attention, les deux géans à barbe frisée, l’un tournant sa large face meurtrie vers la nécropole de la montagne ; l’autre sondant les lointains de cette plaine, par où arrivèrent jadis les guerriers, les conquérans, arbitres du monde. Mais, à présent, aucune armée ne viendra plus dans ce lieu délaissé, devant ces hautains palais ; cette région de la terre est rendue pour jamais au calme pastoral et au silence.
Les chèvres, qui broutaient dans les ruines, rappelées par leur pâtre en armes, se rassemblent et vont s’en aller, car voici bientôt l’heure dangereuse pour les troupeaux, l’heure des panthères. Je désirerais rester, moi, jusqu’à la nuit close, au moins jusqu’au lever de la lune ; mais les deux bergers mes guides refusent absolument ; ils ont peur, peur des brigands ou des fantômes, on ne sait de quoi, et ils tiennent à être rentrés avant la fin du jour dans leur petit hameau, derrière leurs murs en terre, cependant crevés de toutes parts. Donc, nous reviendrons demain, et pour cette fois il faut partir, à la suite des chèvres qui déjà s’éloignent dans les prairies sans fin. Nous repassons entre les deux géans, qui virent jadis entrer et sortir tant de rois et de cortèges. Mais nos chevaux, qui déjà n’avaient pas voulu monter les escaliers de Xerxès et de Darius, naturellement veulent encore moins les redescendre ; ils se défendent, essayent de s’échapper ; et c’est tout à coup, pour finir, une belle scène de vie, de lutte et de muscles tendus, au milieu du silence de ces colossales choses mortes, — tandis que se lève un grand vent frais, un vent de soir de mai, qui nous amène, des prairies d’en bas, une suave odeur d’herbes.
Ayant retraversé la longue plaine unie, les foins, les orges, les champs de pavots, nous rentrons au crépuscule dans les ruelles du hameau perdu, et enfin dans notre gîte de terre, sans portes ni fenêtres. Un vent vraiment très froid agite les peupliers du dehors et les abricotiers du jardinet sauvage ; le jour meurt dans un admirable ciel bleu vert, où s’effiloquent des petits nuages d’un rose de corail, et on entend des vocalises de bergers qui appellent à la prière du soir.
PIERRE LOTI.