Verdun (mars-mai 1916)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 161-193).
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VERDUN
MARS-AVRIL-MAI 1916

II.[1]


II. CINQ JOURS AU MORT-HOMME (suite).

Je sortis à midi ; j’avais besoin de me rassurer ; j’espérais rencontrer des têtes du régiment. Mais les abris étaient le plus souvent déserts et, sur la route, le danger créait la solitude. Parfois, le cœur battant, je soulevais une toile de tente et j’appelais dans la nuit d’un abri ; des hommes se réveillaient ; ils m’injuriaient, puis, à bout de mes instances, me jetaient le numéro d’un régiment inconnu. Je désespérais et j’allais m’abandonner au destin quand, à l’entrée d’une sape, au tournant d’un boyau, j’aperçus un soldat du régiment ; il était assis sur le bord, les épaules couchées à terre, la tête ouverte comme une noix, sa cervelle auprès de lui. A ses derniers sursauts, il m’apparut que la mort ne remontait qu’à quelques instants. Je lui tâtai le poignet ; il était tiède. Cette mort encore toute chaude me fut une boussole ; en présence de ce malheur, je me sentis moins seul ; je détournai la tête du spectacle d’horreur, et, l’esprit plus en place, je repris mon chemin.

Un abri s’ouvre devant moi, des voix en sortent ; j’en soulève la toile. Quel cri de joie, car Nicot est devant moi, les yeux vitreux, vidés de toute pensée, les lèvres gourmandes, a plein dans une assiette ; auprès de lui, Gelly. Ils s’étonnent de me voir quand le régiment est parti ; je leur explique mon cas. Ils m’offrent une place et, de plus, de dîner avec eux. Ils étaient restés comme en-cas avec leur compagnie de mitrailleuses. Au moins, je n’étais plus seul ; j’aurais des compagnons de retour.

Le café bu, Gelly sortit de sa poche un petit échiquier et me proposa là partie. J’acceptai : je perdis, puis je perdis encore ; le temps passait. Au dehors, tombaient les obus.

On se conta les histoires du jour, celle de la dernière heure intitulée : « la surprise de Tison. » On la tenait du capitaine lui-même ; la victime s’en était faite le narrateur ; l’histoire se rapportait au jour précédent. Le capitaine était à l’instant de dire que son abri n’était pas sûr quand il se sentit frôlé par derrière. Il se retourna, et vit ses hommes épouvantés ; au milieu de leur cercle brusquement élargi, assis sur le culot, vibrant, encore tout chaud, un magnifique 150 non éclaté et, dans le toit encore nuageux de poussière, le trou brutal et net qui témoignait de son passage récent. Il n’en crut pas ses yeux, mais se rendit grâce d’être en vie et, sans larder une seconde, chercha un autre gîte. « Je ne me sentais plus le maître chez moi, » ajoutait-il en fin de narration.

On rit de l’aventure, mais Tison, lorsqu’il la conta dans la suite, gardait toujours son sérieux. C’est une de ces émotions dont un homme fait aisément l’un des points centraux de son existence.

J’allai voir le capitaine Le Boulanger ; le colonel était avec lui ; ils m’aperçoivent et me donnent une mission. Coureaux m’en dit les détails ; nous la ferons ensemble ; nous sommes de confiance, lui et moi. L’état-major craint l’encerclement de la division. La situation n’est pas définie : il y a sur le front un trou dont on ignore l’étendue ; il s’agit, dès la nuit tombée, de le reconnaître et de l’organiser pour la défense. « Puisque Ganot est blessé, me dit le colonel, vous prendrez, dès le retour à la compagnie, son commandement. » Ainsi, ne puis-je m’empêcher de penser tout haut, je changerai de titre, mais non pas de rôle : la compagnie ne représente guère plus que l’effectif d’une section.

Le soir, je fus dîner chez le colonel Moisson. Il y avait là un autre colonel qui devait, le lendemain, prendre le commandement du secteur ; au cours du repas, dans le détail, il reçoit les consignes. Un seul point l’inquiète encore, celui qu’avec Coureaux nous avons la mission de définir. Le « Martell » bu, nous partons dans la nuit. La reconnaissance faite, deux compagnies sont mises à notre disposition pour l’appuyer par une ligne de tranchées ; nous rétablissons ainsi le front sur près de huit cents mètres. Au matin, les yeux vicies et les jambes flageolantes, appuyés sur l’affût d’un des quatre canons détruits qui couronnent les abris du colonel, nous choquons l’un contre l’autre nos quarts pleins d’un café brûlant.

Après le combat, il n’est meilleure sagesse que de dormir ; la fatigue passée, le cœur, au réveil, s’exalte de souvenirs. Les jours qui suivirent, nous fûmes en réserve. Des journaux passent de main en main, où l’on parle de nous. Comme on connaît ses saints, on les honore ; l’ordre du jour du général Pétain[2] nous va droit au cœur ; les têtes s’échauffent sous cet effluve de gloire.

Il y a des réactions singulières chez le soldat. Même à l’instant qu’on veut le flatter, il vous prend souvent en haine ; il faut avoir la main ; tous ne montrent pas patte blanche à son esprit. J’ai pu m’en rendre compte dans ce moment quand, dans l’exaltation d’un succès dont il savait la gloire, il s’emportait contre les chroniques fantaisistes qui lui gâtaient son action.

Tant d’erreurs ont été répandues sur notre compte, tant de détails multiples, d’équivoques, de confusion, d’uniformisation des mérites et des tâches que j’ai vu cent fois des combattants déchirer les journaux avec rage en lisant ce qu’écrivent ceux qui, sans avoir partagé nos souffrances, ont pourtant sur nous une opinion à placer. C’est qu’ils ne pouvaient s’empêcher de penser qu’en faisant état de nous à cette heure, l’écrivain, le journaliste a trop facile crédit sur l’opinion publique ; trop d’intérêts aussi travaillent derrière sa plume ; quand nous reviendrons, c’est nous qui en conterons, et nous qui aurons tort ; de plus en plus, en faveur de ceux qui l’ont versé, le sang cesse d’être un argument. C’est aussi qu’en lisant nos écrivains de guerre, le soldat songe que c’est de notre sang qu’est faite leur encre et le crédit qui s’attache aujourd’hui à leur nom. Nous les nourrissons de notre fatigue et de nos efforts, et le plus grand écrivain n’est, à cette heure, que le redevancier et le tributaire du plus humble d’entre nous ; encore devrait-il en conserver le ton. Le corps du soldat tué enfume le champ où il tombe ; de combien de cadavres héroïques nos hommes de lettres n’usent-ils pas chaque jour pour fumer leurs terres et faire dans une année vingt récoltes de gloire ?

Combien plus que tous ces chrysanthèmes de la littérature, ces horticultures des serres littéraires poussées sur nos charniers, je préfère la modeste fleur du coquelicot qui fleurit entre les deux lignes comme une tache de sang, la gloire saine et modeste d’un Dudot, d’un Beissert, cet homme aussi du 9 avril : la poitrine trouée d’une balle, il est jeté à terre ; sous ses yeux, des hommes cèdent à la peur, se terrent dans des trous. « Si la crainte s’y met, a-t-il encore la force de penser, l’assaut est compromis. » D’un effort suprême, il s’est relevé ; courant d’un trou à l’autre, il a, par la capote, tiré les hésitants ; chef jusque dans l’agonie, il leur a dit leur devoir, leur en a rendu la force jusqu’à ce qu’ayant épuisé toute la sienne, il fut retombé sur le terrain. Je le vois toujours à quelques pas de moi, ce mourant qui perd son sang, ranimant les vivants par les vertus de ce cœur dont la vie, en s’enfuyant, tachait largement sa poitrine et inondait ses genoux.

Nous avons beaucoup affaire avec l’héroïsme à cette heure ; s’il nous faut un jour gronder contre une imprudence inutile, le plus souvent, il passe inaperçu. Au reste, le soldat ne s’en soucie guère ; au combat, il ne songe point au mérite qu’il a, mais au rôle qu’il remplit. Il ne veut pas laisser sa vue bornée par un parapet ; il le dépasse de tout le corps souvent. Aussi comme, au combat, tout est simple et naturel ! À ce moment, l’ordre s’accepte sans discussion et la conscience du devoir à remplir diminue celle du danger. Et comme tous pensent ainsi, l’on passe inaperçu ; il faut être bien lâche au feu pour être remarqué. Au milieu du combat, on n’est guère qu’une vague dans la mer ; si haute qu’elle soit, elle ne fait que se confondre avec les autres. C’est un coup de pinceau perdu dans le tableau ; mais s’il ne s’y trouvait pas, le tableau aurait moins de valeur. Ce n’est que plus tard que l’imagination nous retrace notre rôle ; toutes les péripéties se groupent autour d’un fait dont on fut le premier rôle ; mais ce n’est que plus tard. Il faut changer de milieu pour connaître qu’on a changé d’esprit et que, dans l’intervalle, on s’est apparenté à l’héroïsme.

Le courage, de nos jours, est une monnaie non pas dépréciée, mais ternie par l’usage. C’est notre amertume quelquefois, mais c’est la preuve la plus évidente du cœur et des ressources de la race qu’il ne force plus l’attention.


XI. — DE BLERCOURT A JOUY-EN-ARGONNE

Il y a des heures de grâce. A Blercourt, des artilleurs nous ouvrirent leur maison ; ils nous offrirent leurs couchettes et étendirent sur nous leurs propres couvertures. Puis, tandis qu’à bout de forces, abandonnés, rompus, nous tombions au sommeil, ils allumèrent dans l’âtre et nourrirent un fou de bois dont la flamme enveloppa de sa chaleur la surprise de notre réveil.

Nous étions le capitaine Gelly, Nicot et moi. Nous avions quitté le Mort-Homme à la nuit ; mais, au départ, le ciel s’était mis contre nous : un nuage avait crevé sur nos têtes. Trempés, percés de pluie, nous avions longtemps piétiné sur place dans des terres grasses nous prenant à la cheville, dans une boue liquide qui se faisait gluante. Il semblait que, jaloux de nous laisser en vie, ne voulant espérer de nous que le charnier qui l’engraisserait et le rendrait fertile, le Mort-Homme voulût d’un dernier moyen tenter de nous retenir à lui. Après une marche de dix heures dans la torpeur nocturne d’abord, puis dans un jour timide noyé de brumes, puis par cette nuit pâle dans l’azur bleu qu’avant la guerre nous appelions « les larmes de la Vierge, » nous étions arrivés au lieu où nous devions embarquer. Vide de ses habitants, avec nos fantômes glissant sous le jour triste, Blercourt nous était apparu comme un groupe de chaloupes en détresse noyées dans une mer de boue.

Pressés l’un contre l’autre, nous dorant les doigts à la flamme, nous nous assîmes au bord de l’âtre, en groupe silencieux. Les cuisiniers nous servirent un repas dont, à ce moment, l’abondance et la variété nous surprirent ; ils avaient mis en commun nos fortunes et, n’épargnant ni les sollicitations ni peut-être les rapines, tiré le meilleur parti d’un village dénué de ressources. Notre appétit s’alluma de cette constatation ; l’estomac se sentit en confiance ; nous allongeâmes des dents rapaces. La vie à la fois concentrée et nerveuse du combat n’engage guère à l’appétit. L’incertitude des heures, l’imprévu du service, les surprises du ravitaillement nous en ôtent l’agrément ; les aliments répugnent ; on ne mange que d’une dent, seulement pour se nourrir. L’absence de légumes, cette nourriture carnée, nous donnent la nausée dès la première bouchée. L’homme, au fond, se nourrit de peu ; il ne s’accorde appétit que pour tenir compagnie ; la gourmandise n’est qu’une joie partagée ; encore en faut-il le temps. Nous émîmes quelques pensées de cette nature, puis la conversation dévia en gaieté, Le danger passé, on cause de confiance ; l’esprit s’est développé à revenir de loin. Minutes rares qu’un peu de gaieté colore de l’arc-en-ciel des cœurs ; un rien les fait naître, mais un pleur les emporte. On frappa ; il vint à moi un sous-officier d’un autre régiment ; en peu de mots, sa politesse me découvrit une douleur.

— J’ai causé avec plusieurs de vos camarades ; le lieutenant de Mondion m’a dit que vous vous souveniez peut-être du lieutenant Richard.

— Il a été tué le 30 juin 1915 à Bagatelle.

— Vous le connaissiez ?

— Nous étions amis ; il est mort sous mes yeux.

— Je suis son oncle, et sa famille n’a aucun détail sur sa mort.

Il me tendit une photographie où je l’ai revu, les yeux purs, le visage d’un ange de Vinci, son sourire léger sous ses cheveux blonds flottants.

Son oncle me pressa ; je dus conter la triste histoire.

C’était aux jours tragiques de juin 1915 lorsque, à Bagatelle, l’armée du Kronprinz enfonçait les lignes françaises. Sur notre aile gauche, la division voisine avait cédé ; nos chasseurs, enveloppés, s’étaient fait tuer sur place ; réduits à rien, dignes de Sidi-Brahim dont ils avaient la gloire, ils étaient quittes avec l’honneur. Le premier vent du désastre avait soufflé jusqu’aux hauteurs de la Placardelle où, sous la menace immédiate, notre artillerie avait attelé ; Sainte-Menehould était menacé. Appelés de nuit de notre cantonnement de repos à la Croix Jeantin, nous allions contre-attaquer. Au Four de Paris, les mitrailleuses nous avaient éprouvés ; à la Harazée, nous avions subi les premiers gaz ; sur la route de Binarville et les clairières qui la bordent, nous subissions des pertes en attendant les ordres. Nous étions sans tranchées, à découvert, offerts sans défense à la vue de l’ennemi. Pelotonnés sur le sol, à défaut d’outils, nous le creusions avec nos mains ; nos ongles étaient en sang. J’entends une voix : « Un pansement pour le lieutenant Richard. — Il est blessé ? Où est-il ? — A quelques pas de vous, étendu. » Je le vois encore, derrière un monticule, la tête sur un rondin, offrant aux brancardiers son bras blanc comme un bras de femme et qu’une balle venait de traverser. Il avait son visage d’habitude, des yeux doux comme à l’ordinaire et, quand il m’aperçut, le sourire que je lui connaissais. « Qu’as-tu, mon petit ? — Tu vois, le bras cassé. — à y a une Providence, dis-je : quelques mois d’hôpital. » Il sourit d’un sourire empreint de lassitude, ferma les yeux, manqua de voix pour me répondre : « Souffres-tu ? — Oui, de vous quitter tous. » Sur le claquement d’une balle, il se dressa d’un coup : « Prends garde, prends garde, la mitrailleuse qui m’a blessé ! » Puis, comme je ne semblais pas m’éloigner assez vite, sa voix suppliante cria mon nom. Quelques secondes après, un obus l’écrasait pendant qu’on l’emportait. Pauvre petit, il avait vingt ans ; et son visage était d’une femme ; blessé, il gardait encore sur ses traits son expression d’ange doux. La mort eût dû le respecter ; il n’a eu le temps de donner à la vie qu’un sourire en tombant. Je n’eus pas le loisir d’aller ensuite vers sa tombe ; le lendemain, le régiment, enveloppé, se faisait à son tour écraser sur place ; après un atroce combat, un corps à corps furieux et d’homme à homme, on m’emportait, le pied, le bras et les deux jambes en sang. Il est mort ; et son esprit retrouvera toujours en moi cette larme que je lui donne. Un danger que je courus fut sa dernière pensée…

Près de ce grand feu clair dont la chaleur déroute ma fatigue, je m’abandonnerais à la tristesse ; mais la plus grande mélancolie de cette guerre est peut-être de ne pouvoir s’y attarder longtemps ; jamais on n’y épuise d’un seul coup sa douleur. Nous pourrions croire que nos yeux sont secs ; c’est le temps qui nous manque pour pleurer. Pauvre Richard, son image m’est présente, et je le vois encore avec son sourire doux, qu’une minute, à mes yeux, nuançait sa souffrance. Mais voici, bruyant, réjoui, Godefroid qui m’apporte des ordres. Nous embarquons à quatre heures ; je n’ai que le temps. « La compagnie est déjà rassemblée, mon lieutenant. » Sur la route, autour des carapaces de toile usées qui enveloppent les lourds camions, j’aperçois dans la boue un grouillement fangeux à quoi je reconnais mes hommes.

Au débarqué, à Sandrupt, à trois heures du matin, nous nous jetons sur la paille. Sur un repas d’un œuf, je me suis endormi ; à deux pas de moi, une vache veillait, les pieds dans une batteuse. Qu’importait ? la fatigue me tenait. Epuisé, à bout de forces, encore sous le coup d’un cahotement continu de dix heures, je dormis d’un sommeil où l’imagination me manqua. Quand on m’éveilla, il me sembla qu’à peine j’avais fermé les yeux.

— Mon lieutenant, disait Hespel, on nous réclame de suite les états.

— Quels états ?

— De propositions et de citations.

— Quelle heure est-il donc ?

— Six heures.

— Allez au diable, vous et vos états ! Il n’y a pas deux heures que je dors.

— Il les faut pourtant, ces papiers.

— Je dors, je n’en puis plus.

— Mon lieutenant…

— Je ne tiens plus debout ; je culbuterai en route.

— Le colonel envoie une note spéciale pour demander ce dernier effort à ses officiers.

— C’est bon, j’y vais.

La tête vide, l’œil trouble, les chaussures délacées, les molletières flottantes, par les rues qu’enveloppe la nuit, j’ai suivi Hespel, jusqu’au petit café où, sur une table graisseuse qu’une chandelle enfume de clarté, il a installé son bureau. Une femme dépeignée, la gorge découverte, nous sert un café dont la brûlure couvre l’âpreté. L’estomac n’est guère délicat en pareilles circonstances ; on ne cherche qu’un coup de fouet au sang. Plusieurs verres d’un pétrole noyé d’eau nous secouent de la torpeur.

Toute la journée, jusqu’à la nuit, dérangés par les camarades qui nous entourent, et, joyeux de notre colère muette, s’amusent à nous agacer, nous avons noirci des feuilles, rédigé des états : trente citations, quinze propositions, le rapport sur la conduite de la compagnie. Malgré mon sursaut d’une minute, je partage l’avis d’Hespel : ce sont choses où il faut ne pas perdre de temps. Un combat chasse l’autre, et le mérite d’une journée efface celui de la veille. Aux armées, il n’y a que l’instant présent. La guerre est une mascarade ; on ne porte qu’un jour le masque de héros ; encore faut-il le montrer pour qu’il fasse impression. Ai-je le temps de peser mes termes ? Mon esprit est préoccupé des ordres qui nous viennent ; je suis distrait des mérites de mes hommes ; vraiment leur gloire mériterait mieux. Combien je comprends mes camarades qui, près de moi, secouent leur encre en cherchant une idée. Mes hésitations, ma cervelle vide me rappellent cet officier de ma connaissance qui déchirait ses états, par dépit de manquer d’une grammaire ; avec un dictionnaire, il eût fait des heureux. On ne saura que plus tard ce que l’ignorance de l’orthographe a fait de tort à la gloire française.

Il s’agit bien d’être à la tâche : on se retrouve sur ses pieds de l’avant-veille. Guillot a pris le commandement de la compagnie ; Erkens nous arrive aussi. Voilà des figures nouvelles. L’armée nous oblige sans cesse à changer d’habitudes. Rien n’est plus terre à terre ni plus routinier que cette vie qu’on y mène, et pourtant nous sommes déroutés continûment ; sans cesse obligés à l’adaptation, ce nous est une rareté, aux armées, que six mois de repos dans le sein d’une amitié. Faut-il s’en plaindre ? Tant de mutations obligent à la pensée ; il n’y a meilleure école de l’âme humaine.

Peu de souvenirs marquent pour moi dans cette période où nous prîmes vingt jours de repos. Nous fûmes de Sandrupt à Haironville ; nous y péchions la truite dès que venait la nuit. Le bataillon fut, je crois, regretté des filles du village. Nous tâchions alors de nous distraire par de fréquentes promenades à Bar-le-Duc et à Brillon où nous avions des amis.

J’ai dans la mémoire deux tableaux de la guerre qui se situent à cette époque et qui, bien que de nature différente, ajoutent tous les deux à cette amertume et à cette âpreté de fond qui, malgré le masque que nous nous mettons par moments, constituent les assises les plus solides de notre caractère. Ce qui fait la tristesse de cette guerre, c’est moins elle-même que les tableaux qui l’encadrent. On s’habituerait à sa vie si l’on perdait tout contact avec la vie ; on se rirait de la mort si elle respectait les conditions où nous engageons notre sang. Ce n’est pas d’elle-même, mais de ses à-côtés que la guerre tire la plus grande part de sa tristesse.

Gund et moi, nous fûmes à Bar-le-Duc. Au sortir des combats, nous sentîmes là combien nous avions perdu le pied ordinaire du monde ; les choses et les êtres prenaient un aspect étrange et nouveau à nos yeux ; nous étions des Iroquois. Nous croisions avec stupéfaction de brillants militaires dont les costumes nous constituaient aux yeux une fête où nous nous sentions étrangers. Nos capotes fanées, des chaussures grasses de cirage, notre aspect piteux que nous renvoyaient sans cesse les glaces des vitrines nous faisaient prendre, par nous-mêmes, en pitié ; la hauteur du coup d’œil de ces distants seigneurs nous montrait tout l’espace qui nous séparait d’eux. Il y a chez le soldat un esprit d’humilité que développe le combat ; il souffre vite d’être différent ; il regrette le danger ; il sent alors qu’il n’est à l’aise que pour mourir.

Instinctivement, nous comprenions, sans nous l’avouer, qu’il en est dont cette guerre sera le meilleur souvenir de leur existence ; célibataires ici, c’est pour eux une partie de chasse et qui se continue. Elle donne à tel une situation inespérée, une autorité d’arbitraire, mais surtout elle donne à certains l’occasion, la facilité et l’aisance du plaisir. Le revers sera sensible pour ceux-là ; il y aura plus tard des nostalgiques de la guerre, du jour que leur manquera le sentiment continu et parallèle de cette indépendance dans le plaisir et de cette autorité parfois absolue qui en fait les émules et les successeurs des pachas.

En revanche, pour nous, il est curieux comme l’on désapprend le monde ; nous sommes redevenus enfants. Nous entrons dans un restaurant. Autour de nous la fantaisie dans l’uniforme, la vie animée de l’élégance souriante et qui se plaît en elle ; comme comparses, des femmes d’un âge certain avec, aux lèvres, le sourire béat de la maturité rayonnante et qui se sent soutenue. Il fallait estimer l’hôtel non à la pauvreté de son menu, mais a l’exagération de ses prix et à son souci de tenue ; nous en eûmes un exemple. Dans mon oreille, derrière moi, je saisis quelques mots : « Peut-on les recevoir ?… — Mais, madame, ils sont si sales ! — Pardon, madame, fait poliment un chasseur s’avançant, et interrompant le dialogue, cette table est-elle consignée aux militaires ? » Et j’aperçus sur sa manche quatre galons noyés de boue ; derrière lui, trois officiers dont un, la tête terreuse sous, un bandage blanc. Ils ne furent acceptés qu’à regret. Dès qu’ils furent là, nous nous sentîmes plus à l’aise ; nous comprimes que la beauté avait changé de côté ; ils la portaient en eux ; elle transparaissait sous leur boue ; l’équilibre était rétabli. Je cherchai la croix de guerre sur leur poitrine ; j’en fis la réflexion à Gund. « Sans doute sont-ils les seuls à l’avoir méritée, puisqu’ils sont ici les seuls à ne la point porter. »

Je sortis réconforté, mais ces masses de chair poudrées, ces toilettes pâles, comme exotiques, ces joyaux de toc, ces sourires au carmin, ces langueurs de regard au khôl me soulevaient encore le cœur. J’ai, depuis la guerre, trop compris l’infériorité de l’argent et du luxe, la duperie du postiche, le néant des vanités et des voluptés artificielles ; il est, dès qu’on joue avec la mort, des voluptés plus saines et des joies plus viriles. Ce sera peut-être le plus grand bénéfice moral de cette guerre de nous avoir rendus à l’humilité féconde des choses simples.

Quand je rentrai par Brillon, c’était une autre nouvelle ; je croisai dans les rues un brancard, un drap sur un corps, une face blanche, un mort. « Plusieurs soldats tués, me crie un homme en courant, le commandant aussi. »

Je me rends au champ de tir où, la bouche ouverte, les yeux révulsés, le ventre en boucherie, le commandant Chamoussé git mort, tué au cours d’un exercice de grenades. J’ai senti là combien la mort est cruelle dans ses jeux ; elle serait humaine, si elle ne tuait le soldat qu’au combat. Cet homme aux gloires nombreuses, au passé magnifique, victime d’une maladresse ! Nous verrons, le jour de la fin de la guerre, des soldats épargnés par trois ans de campagnes, broyés sur la voie du chemin de fer en sautant avant l’arrêt pour embrasser leur femme.

On fit à Brillon des obsèques militaires au commandant Chamoussé. Rien d’impressionnant comme cette fin de faits divers et ces honneurs rendus par ceux qui allaient mourir !

Nous partîmes le surlendemain après une prise d’armes où je vis, en souriant, la stupéfaction des jeunes de la classe 16 devant leurs camarades nouvellement décorés de la Croix de Guerre. Ils les avaient à peine quittés de huit jours ; ils les retrouvaient héros. Nous campâmes au bois des Clairs-Chênes, puis à Jouy-en-Argonne ; nous y vîmes, traînant encore sur le sol, la veste sanglante d’un colonel de spahis, tué par un obus. À deux lieues du combat, les crêtes successives de la Woëvre ne nous laissaient point parvenir aux oreilles le bruit des canons du Mort-Homme. Nous logions dans une baraque de terre ; j’étais couché sur la paille, Goëb auprès de moi, les sergents à nos côtés. L’ennui fait qu’on s’emploie à tout. Dans les buissons humides, nous allions, cueillant des escargots. Et le soir, sur les coteaux dénudés, se couvrant de gros cailloux au risque de se blesser, veste bas, déployant leurs muscles de grenadiers, mes soldats, égayés, jouaient à la bataille.


XII. — UN DEUXIÈME ASPECT DU MORT-HOMME

Serait-ce que les hannetons sont friands de cadavres ? Aux premières lignes du Mort-Homme, après la relève, j’ai passé toute la nuit enveloppé par le bombardement, sans cesse frôlé par leurs tourbillons.

Nous avions pris les tranchées à minuit, par une nuit d’encre qui en absorbait le relief. Où étions-nous ? Je n’aurais su le dire ; la nuit s’opposait aux investigations. Les fusées elles-mêmes ne laissaient dans le ciel qu’une sorte de lumière trouble, un halo noyé dans le lointain. Nous n’avions que les tâtonnements de la main pour suppléer à l’insuffisance du regard et à l’ignorance de la situation. Dans sa hâte, mon prédécesseur s’était borné à m’indiquer d’un mot la direction de l’ennemi. « La ! » En vain avais-je tenté de l’interroger ; j’engageais à peine une première question qu’il avait déjà fait de la nuit sa complice ; il avait fui, laissant à mon ignorance le souci de résoudre le problème.

Mes hommes en place, au choix du hasard, mes consignes données, mes recommandations faites, j’étais resté seul, isolé par un pare-éclats des derniers éléments de ma section. Point de niche où m’abriter ; point de banquette où m’asseoir. De guerre lasse, et l’esprit occupé de ce secteur inconnu, j’étais resté à veiller, debout, le dos au parapet, ma couverture nouée aux genoux, les pieds enfoncés dans la boue du Mort-Homme. Des hommes me heurtaient en passant ; ils s’étaient perdus et m’injuriaient de n’avoir pas une direction à leur donner. D’autres, par groupes, me bousculaient, m’écrasaient ; ils portaient des charges lourdes qui me frôlaient le visage ; à l’odeur dont ils me suffoquaient au passage et dont, pour huit jours, ils imprégnèrent mes vêtements, je reconnus qu’ils portaient des cadavres…

Dès l’aube, je mis la tête hors du parapet. Alors m’apparut dans la tristesse grise du matin, et sous un nouvel angle, le vaste champ de bataille que je connaissais déjà. Nous sommes à vingt mètres, en deçà de la crête mère du Mort-Homme ; et, vers l’Est, voici, sur près de deux kilomètres, les organisations allemandes, ses réduits du bois des Corbeaux ; sur notre ligne, et leur faisant face jusqu’au bois des Caurettes, voici nos gains du 9 avril. Et voici, atteignant jusqu’au point où nous sommes, la tranchée continue, travail formidable d’une nuit, telle que, le 11, nous l’avions trouvée, et restée ce jour encore entre nos mains.

Quel aspect que ce champ de bataille ! Depuis deux mois, il n’eut pas de repos. Cette tranchée où nous sommes, n’est-elle pas la plus disputée ? Dix fois, vingt fois peut-être, elle a changé de mains. Et dans ce vaste champ de mort, creusé de cratères comme un paysage lunaire, voici sous mes yeux, sortant partout du sol, les cadavres de l’ennemi. Un casque brille à trente pas ; je jurerais qu’il est d’un officier ; je m’élance pour le ravir. C’est l’instant qu’une mitrailleuse me découvre ; par dizaines, les balles m’assourdissent chacune d’un coup de fouet. Je m’aplatis ; me voici au cadavre. Je m’accote à lui au fond d’un entonnoir ; singulier voisinage dessous la mort qui frappe. Une cuisse sort de terre, élastique, sur quoi, pour m’étendre, j’ai appuyé ma main. Le dégoût me prend de cette masse, noir de jais, d’où monte l’odeur immonde ; je me révolte de la laideur obscène. Il n’est meilleur instinct que le dégoût ; mon casque au bras, je me suis dressé d’un bond ; par les fondrières, j’ai pris mon élan ; me voici ployé sous les balles, le pied incertain, butant sur des cadavres. La tranchée m’apparaît ; deux pas, je suis sauvé. Mais qu’est cette trappe soudaine ? Le sol fonce sous mes pas. Me voici déposé au fond de la tranchée, entendant comme en rêve les cris de frayeur de plusieurs hommes que l’affaissement de leur abri, sa chute sous mon poids couvrent de planches, de boue, de sacs et de gravats.

J’ai désenseveli mes victimes, trois sergents surpris dans leur sommeil ; ils n’en revenaient pas de ce projectile d’un nouveau genre ; je les laisse à la peine de comprendre qu’on puisse ainsi tomber du ciel. Ils se regardent, se tâtent, me voient avec stupeur ; toute la journée, je les entendrai à quelques pas de moi, encore frémissants de l’aventure. Un verre de rhum vidé, nous nous réconcilions d’un éclat de rire.

— Mon lieutenant, on vous demande.

C’est Guillot, inquiet de moi, qui m’appelle de son abri. Erkens est avec lui ; on nous sert le repas. Mon casque à la main, je narre mon aventure ; elle m’ouvre l’appétit.

— Le coin est mauvais, dit Guillot : on peut s’attendre à ce qu’il le devienne plus encore. Cet abri n’est pas sûr ! c’est une cible de longtemps repérée par l’ennemi ; Sainte-Croix y a eu quatre hommes tués à ses côtés. Au reste, ce n’est pas la seule légende de cet abri : Couplet y fut fait prisonnier ; on y a engagé des corps à corps sanglants ; voyez ces mille traces qu’en portent les parois.

— Vous m’enlevez l’appétit, dis-je ; je regagne ma tranchée.

— Bah ! vous aurez assez de cœur pour déjeuner. Le bombardement ne commence qu’à onze heures.

A l’heure dite, un premier obus nous ébranle si fort que la chandelle s’éteignit ; il en fut ainsi plusieurs fois par heure, durant l’après-midi. Amusés du jeu, inlassablement, nous frottions des allumettes. Avec régularité, la mort frappait à notre porte ; nous trouvions, a causer, un peu de distraction.

— Chose singulière que cette guerre de tranchées, disions-nous entre nous. Nous vivons dans des trous, réduits à notre solitude, les yeux sur des charniers ; et le danger nous rend la mort plus présente qu’aucune imagination. Ne nous amène-t-elle pas, en le surpassant, à cet état d’âme jusqu’où n’ont pas atteint les trappistes ? Ne se réduit-elle pas à cette impression qui m’obsède depuis vingt mois ? On a creusé sa tombe, et l’on veille en attendant la mort qui la fera se refermer sur vous.

— Oui, chose singulière que cette guerre que nous vivons, répètent mes camarades. Qu’en pensez-vous ?

— Elle m’a déçu dès le premier jour. Je l’imaginais sous un autre aspect, et comme la pensée populaire la voit peut-être encore aujourd’hui, et comme les images d’Epinal prétendront sans doute nous la faire reconnaître plus tard. J’imaginais le rôle magnifique du fantassin, l’héroïsme en action tous les jours, l’âpre joie du combat, le risque auquel on se prétend supérieur et qu’on veut maîtriser, le premier rôle brillant de celui qui lance sa poitrine contre les balles, les charges héroïques, la vie colorée des uniformes dans le champ de la mort, et dans ce mouvement immense sous la lumière, de petites scènes où s’exaltent et s’achèvent des vies d’hommes, le sang éclos sous le soleil, la Meuse rouge et charriant des cadavres, et le soir, par milliers, sous la lune qui se lève, les faces blanches des morts qui couvrent le terrain… J’ai bien changé d’esprit.

« Le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin : S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ; il donne son sang pour l’honneur d’une caste qui pour lui n’a pas assez de dédain. La vue du sang est moins impressionnante qu’on ne l’imaginait ; depuis que pour nous il a perdu son mystère, on s’étonne que ce soit si peu, et l’on sourit de ses vertiges anciens. La Meuse passe indifférente, verte ou glauque. Suivant les jours, au milieu des massacres, le sang qui coule ne la rend ni plus grosse, ni plus tragique aux yeux. Un champ de bataille aujourd’hui n’est qu’un champ comme un autre ; il n’a pour lui que d’être retourné. C’est une terre labourée plus profondément que les autres ; ses sillons seulement y manquent d’alignement ; il faut regarder de bien près pour y soupçonner des cadavres. Après vingt mois d’une lutte où vingt fois j’ai failli mourir, je n’ai pas vu la guerre comme on l’imagine. Non ; pas de ces grands tableaux tragiques, aux coupes larges, aux couleurs vives, où la mort serait une touche, mais de petites scènes douloureuses et, dans des coins obscurs, de petits amas où l’on ne distinguait point si la boue était chair ou si la chair était boue.

« C’est la plus grande tristesse de cette guerre qu’elle ne parle pas à l’imagination ; elle ne s’aide point des élans du cœur, elle nous réduit aux frissons de la chair. L’honneur, cette exaltation hautaine de soi, et qui s’imposait aux autres, n’entre point dans son cadre ; dès lors, réalité d’idéal, l’esprit peut-il se distraire de la mort ? Celle-ci n’est plus, comme autrefois, un accident heureux, un coup de théâtre ajoutant au succès du rôle de celui qu’elle touchait, le suprême effet d’un acteur applaudi ; alors il chantait en tombant ; ses souffrances lui faisaient une beauté. C’est une foudre soudaine et qui frappe dans la nuit : et son fracas vous étouffe tout cri.

« L’honneur se réduit aujourd’hui à ne faire que son devoir ; encore n’est-il pas d’envergure. Notre rôle est borne ; c’est un effort mesquin, régulier, continu, obligeant à l’humilité ; il n’exige de nous que nos vertus médiocres. C’est devenu une faute militaire de le dépasser.

« La grandeur de cette guerre, si mesquine dans notre action, n’est plus dans la beauté d’un rôle, mais dans la durée d’un effort à soutenir. Il est plus beau d’avoir duré que d’avoir survécu ; il n’y a que le soldat pour le savoir.

« Cette conception si nouvelle était contre l’âme, française. Nous avons la parade dans le sang ; nous n’avons si grande joie que d’être différents ; ces principes, jusqu’alors, suffirent à notre action. Combien d’erreurs, de fautes du début s’excusent de cette façon ! Notre cœur suivit ses traditions ; nous faillîmes en mourir. Toute la difficulté ensuite fut de changer de vertus.

« La guerre, aujourd’hui, c’est un effort dans le temps, non un effort dans l’espace ; il s’agit moins de gagner du terrain que de durer sur place. N’est-il pas un critérium absolu de toute s beauté qui nous fait toucher du doigt la cause de notre tristesse : « En toutes choses, la vie étant le mouvement, la mort « dans le mouvement a plus de sublime que la mort dans l’immobilité ? »

« Si grandiose que soit le but, la tristesse de cette guerre, c’est la médiocrité des actes qu’elle exige. Il y faut servir non avec des mains nobles, mais avec des mains plébéiennes ; on y est le serf d’un outil, non le maître d’une épée. Quel panache mettre quand le premier acte est de se tremper dans la boue et de s’y uniformiser ? Quel cœur lui donner lorsqu’elle n’exige de nous que nos vertus médiocres et nous fait tenir en mépris celles sur quoi nous trouvions jadis quelque prix à nous estimer ?

« Heureux le temps où, dans la pluie et la boue, les adversaires ne voyaient qu’un ennemi commun qui les réconciliait pour un jour et suspendait les hostilités ! La guerre, alors était un jeu ; c’eût été contre ses règles de profiter d’un hasard aussi mercenaire ; il eût fallu des mains et des bottes plébéiennes. La guerre était une parade, et l’on voulait à la mort une noblesse. Heureux jours où les jeux de la mort n’éclosaient que sous le soleil, où les adversaires opposaient aux temps roturiers le mépris des hostilités ! Car, comme ils se paraient pour le combat, ils voulaient aux épées le reflet du soleil. Mais alors ce pouvait être ainsi. Une force guerrière était une force limitée, sans rapports avec le reste du pays, et les privilèges d’une noblesse unique qui, seule, avait des armes, dominaient encore les prétentions des combattants ; nourris du même esprit, avant de se détruire ils se soutenaient d’un mutuel respect. Et dès lors, toute la guerre consistait à mettre en présence les deux forces guerrières adverses pour connaître celle qui, enfin, l’emporterait sur l’autre ; mais la gloire mutuelle des combattants exigeait des conditions préalables, une tradition commune de longtemps établie. Le reste du pays était spectateur, attendant d’être vainqueur ou vaincu, mais il n’avait point l’accès du champ clos ; l’honneur d’une caste unique, et qui s’allait tuer, y régnait tout entier.

« Aujourd’hui, c’est le caractère de cette guerre d’exiger autre chose que des vertus guerrières. Tout le pays y participe ; rien n’est plus humble désormais que la tâche du soldat. La puissance guerrière est moins dans le combattant que dans la nation, et l’armée n’est que le butoir où manœuvre sans répit toute la force du pays.

« Oui, heureux temps où l’on exigeait le soleil pour témoin de ses combats. La guerre alors était un jeu où l’on faisait la grandeur et la beauté de la mort en lui donnant une parure. En ces temps ; le courage personnel et le respect des conventions constituaient une noblesse ; la galanterie en était le complément, car souvent les femmes en étaient les témoins. Le combat était une attitude, une tenue où l’on jugeait, par l’intervention d’un risque, de la force de l’âme, de l’éducation chevalière, de l’honneur aux dames et du mépris souriant de la mort.

« L’armée, aujourd’hui, est une boue, mais une boue vivante et qu’animent des yeux ; ceci n’est pas moins grand. Jadis, on ne se battait qu’en forme, et suivant les meilleures conditions ; ces conditions, choisies, arrêtées de tradition entre adversaires, se réputaient héroïques ; elles engageaient au succès d’une caste l’imagination du serf qu’elle méprisait. Aujourd’hui, sans conditions, à n’importe quel moment, dans une nuit sans témoins. Cette guerre est ceci : plongez-vous dans la boue, puis trouvez-vous dans l’ombre ; la consigne est de tuer.

« Autrefois, le métier de guerre était une fonction ; on ne se battait qu’avec des armes professionnelles, suivant les règles de la profession.

« La guerre autrefois était noble, brillante ; elle engendrait la vanité. La nôtre, l’humilité. La vertu n’y est pas l’héroïsme mais la patience. Aussi souffrons-nous qu’on nous fasse des éloges sur un rôle que nous n’avons point ; nous sentons trop bien que ce n’est pas nous qu’on loue, et, si glorieux que soit le mérite qu’on nous attribue, nous le refusons parce que nous avons, par sa durée et ses minuties, pris assez conscience de notre effort, si médiocre soit-il, pour que nous trouvions qu’il y a quelque prix à l’estimer aussi et pour prétendre être jugé sur lui et non sur un rôle brillant, éclatant d’honneur et dont nous sentons trop la vanité. Si parfois, avec tristesse, nous rêvons des héroïsmes anciens, un long effort, par contre, nous a fait perdre conscience de nos mérites plus humbles.

« Les réalités de cette guerre, une longue pratique de minuties et de médiocrités, ont, trop pénétré le soldat dans les moindres recoins pour qu’il aime, lorsqu’on lui en parle, à ce qu’on ne les ignore point. Dans l’esprit, et jusque dans les attitudes du corps, nous avons trop pris les habitudes de cette guerre pour songer à les oublier un moment ; ce n’est pas à nous qu’on la fera prendre sous un autre jour ; ce serait méconnaître le prix de notre effort. Il n’y aura pour y tenir que ceux-là qui ne les auront pas vécues et à qui des hasards heureux, des complaisances inavouées auront, par écrit, fait un rôle de convention auquel ils prétendront se reconnaître. Le vrai soldat tirera toujours plus de mérite d’avoir duré que d’être un héros ; il sent trop la vanité des mots, et comment ils s’adaptent mal aux choses ; il ne se soucie d’être jugé que sur lui-même. Quand on parle de lui, il prétend à ce qu’on le connaisse, et, dès lors, il écartera avec malice ou amertume, selon son caractère, tous ceux qui, sans avoir partagé ses souffrances, auront pourtant sur lui une opinion à placer.

« Il a trop vécu dans les réalités et les médiocrités pour ne s’être pas affranchi des illusions de l’école ; il a trop longtemps vécu les choses pour s’abuser sur les mots ; il a trop lutté, il a trop souffert pour accepter d’être jugé sur autre chose que sur lui ; il a trop pris conscience de ses fatigues et de ses souffrances pour croire gagner quelque chose en laissant fleurir des illusions dont il serait le centre. Un long effort lui tient plus qu’une spéculation heureuse ; un jour de fièvre ne vaut pas cent nuits d’insomnie. Il sait le prix de la fatigue, et qu’il a souvent plus de mérite à stationner qu’à aller de l’avant ; à se faire écraser qu’à briser une barrière. Interrogez-le, vous verrez, même dans les rares minutes de fièvre où se retrouve pour lui un peu de l’héroïsme ancien, combien peu il s’abuse sur lui-même. » « Quel sentiment sublime vous agitait en montant à l’assaut ? — Je ne songeais qu’à me tirer les pattes de cette boue où elles enfonçaient. — Quel cri héroïque n’avez-vous pas poussé quand vous eûtes regagné la crête ? — On ressuscite Cambronne parce qu’on se croit fichu. — Quelle impression de puissance n’avez-vous pas ressentie après avoir maitrisé l’ennemi ? — On râle, parce que la becquetance ne montera pas et qu’on va rester plusieurs jours sans pinard. »

… Après trois jours de veille, la compagnie voisine surprit des préparatifs de l’ennemi ; à peine engagée, l’attaque fut déjouée. Mais avec le bombardement continu, des indices nouveaux nous engagèrent à nous tenir sur nos gardes.

Nous faisions chaque jour des reconnaissances ; dès le premier soir, nous avions, à la nuit, dépassé la crête et mis le pied dans une tranchée abandonnée, tout entière comblée de cadavres ; deux jours après, Vandervoorde y retournant distingua à cinq pas de lui une forme vivante ; il hésitait, lorsqu’il eut le visage frôlé d’un coup de feu. Erkens y alla ensuite ; l’ennemi la déblayait des cadavres. Lanckmans et moi, nous entreprîmes d’y pénétrer ; notre silhouette à peine détachée sur la crête, deux mitrailleuses, croisant leurs feux, entrèrent en action contre nous ; terrés jusqu’au petit jour dans un entonnoir, nous entrevîmes des travailleurs. Ce fut l’opinion d’Erkens à quoi nous nous ralliâmes ; l’ennemi déblayait d’anciens emplacements pour faire une tranchée de départ.

Sous le bombardement continu, nous n’eûmes que peu de pertes ; les compagnies de réserve furent les seules à souffrir. Nos petits postes, nos tranchées, étaient trop près de l’ennemi ; un obus à vingt mètres en arrière de nos lignes, des fusées vertes, par dizaines, partaient aussitôt des siennes, demandant l’allongement du tir. Ceci encore ajoute à notre conviction ; l’ennemi apprêtait son effort : barrage dans notre dos avant l’attaque sur notre front. Il nous fermait les issues par un rideau d’acier ; nous étions dans la souricière ; il se sentait si maître de nous qu’il négligeait de nous frapper ; il cassait la branche pour cueillir les fruits ; nous serions dans ses mains dès qu’il en voudrait l’occasion.

Nous nous rassurâmes intérieurement en doublant la vigilance de nos hommes ; nos reconnaissances nous prouvèrent que nous aurions encore un ou deux jours de répit ; notre artillerie frappait maintenant sur les travaux qui nous constituaient une menace. Nous sentions venir le coup quand la relève s’annonça. C’était le 18 mai. Ce fut la dernière fois où je vis plusieurs de mes amis. Nous nous serrâmes la main, Castelbaron et moi ; le petit Bouchery vint me montrer ses galons de caporal, neufs de la veille. Je partis, le cœur serré. Le danger tenait les deux tiers du régiment dans un cercle d’acier ; il ne s’en faudrait pas de deux jours que, se resserrant sur eux, il ne m’écrasât des amis.


XIII. — LA TRANCHÉE DE LA MORT.

Nous nous flattons aisément d’être quittes avec le péril. Le malheur est usurier ; s’il desserre sa main, c’est qu’il y trouve à gagner ; ce n’est qu’un moment de répit ; il ne vous broie ensuite qu’avec plus de force.

Le 19 mai, quand j’ouvris les yeux, j’eus l’impression qu’autour de moi le sol avait tremblé. Je me dressai ; je regardai mes compagnons ; leur calme dans le sommeil me surprit, auprès de la fièvre qui m’étranglait. Je n’eusse point juré de n’avoir point rêvé, mais une bousculade à la porte m’instruisit qu’il y avait des nouvelles. Des obus étaient tombés sur nos abris : Dupont, Perrin, Godard étaient tués.

« Ma section, » ai-je crié. Ceci m’a mis sur pied. De nouveaux ébranlements tourmentaient le sol ; rejetée à tout moment, la terre, comme une pluie intermittente, tombait à notre porte. Les hommes, affolés, se jetant, poussés, dans le couloir, se pressaient sur moi, menaçaient de m’écraser.

— Place ! place ! Et du poing, des coudes m’aidant, je traverse la cohue. A peine dehors, mes yeux aussitôt s’ouvrent sur le danger. En une chaîne continue, venant des lignes ennemies, plusieurs taubes stationnent au-dessus de nos têtes ; et, tirant à mitrailleuses, par des signaux convenus qui se transmettent de proche en proche, ils rectifient le tir de leurs batteries dont les projectiles, de gros calibres, et par quatre à la fois, écrasent à plein la ligne d’abris où nous sommes, localisant à cette minute leur tir sur l’extrémité Sud où se trouve ma section.

L’épouvante sur la face, les yeux blancs, la bouche ouverte, sans cri, devant le danger, la compagnie reflue vers le centre, encore net de péril. Et des mots m’arrivent qui m’instruisent du désastre : Pascal, Vandervoorde disparus. Je crispe les poings : les noms de mes sergents !

Il n’y a point à déborder le reflux. Au reste, quel secours porter sur ces quarante mètres d’espace où, d’affilée et par quatre à la fois, se recueillent les obus ? Je me glisse dans mon abri ; j’en souris de pitié : vingt centimètres de terre sur une tôle ondulée, rideau dérisoire contre la mort. Guillot, Erkens sont réveillés, dressés sur le séant, instruits de notre sort, anxieux, avides de tout savoir.

— C’est l’écrasement ? me demandent-ils.

— Quelques minutes, leur dis-je ; puis, c’est la mort qui vient. Il y a une revanche de vivre dans ces minutes ultimes. Une frénésie d’appétit nous prend ; nous nous jetons sur nos conserves. Dans l’ébranlement sourd des coups qui se rapprochent et nous encadrent maintenant, claque net, obsédant, contagieux, le bruit de nos mâchoires avides.

— La dent creuse, dit quelqu’un.

— Oui, la dent de la mort.

Onze heures à ma montre ; un faix de moins, les minutes qui s’écoulent nous donnent du répit. Nous attendions la mort ; ne veut-elle plus de nous ? Les obus s’éloignent ; ils se perdent. Muets, n’osant y croire, nous tondons, l’oreille au miracle. Le bombardement s’est ralenti ; il cesse. « Les taubes sont partis, » dit une voix.

D’une haleine, suivi de plusieurs hommes, j’ai couru aux cadavres : des vivants d’abord, au fond de la tranchée, aplatis, le dos rond et la face à la terre ; puis, la tête en sang, les mains rouges, les blessés, les yeux blancs, en effroi, oubliant de geindre, attendant l’accalmie pour souffrir. Un éboulis : une face blanche en sort, renversée, les yeux clos, bouche ouverte vers le ciel et à même hauteur, tendues, rigides, exposant leur paume, deux mains blanches, hors de terre, découvertes jusqu’au poignet ; voici le premier mort. D’autres suivent ; par groupes maintenant dans l’espace bouleversé, comblé, effacé qu’occupaient mes deux sections. A mes yeux, point de sang, nul cadavre découvert en entier ; mais d’énormes masses de terre meuble, en pyramides, d’où sortent, nus, sans blessures, mais blancs et comme verdis, des bras, des faces, des mains de marbre.

Un cri : c’est Keffmann. Il est à terre, jeté sur le dos, les reins sous l’éboulis, le buste dehors, la tête au sol, les bras en croix. Il m’a vu ; dans un seul cri toute sa force. Il ne cause pas ; mais ses yeux s’ouvrent ; ils pleurent. Mon aspect l’a rassuré sur lui, l’a rendu à la vie ; ainsi du premier visage humain pour celui qui s’est cru mourir.

Des hommes m’ont suivi ; ils s’empressent à le dégager ; sous la pression des outils qui le sauvent, le malheureux recouvre la souffrance et le cri. Je poursuis. Au dernier abri effondré d’où sort, repliée sur la poitrine, touchant du front au sol, une tête d’homme où je reconnais Valy, je m’arrête longuement. En vain, j’appelle ; sans trace visible, là gisent mes deux sergents.

De retour à l’abri. Midi ; les heures sont longues. Au milieu des formes humaines, brunes dans les couvertures, veste bas, la gorge nue sous la chemise découverte, une chandelle balayant de reflets étranges leur visage en sueur, Guillot, Erkens se sont rendormis.

— Ils reviennent, gémit une voix.

— Qui donc ?

— Les taubes.

Leur repas pris, carnassiers à deux natures, les aigles vermeils reviennent chasser au sang. Et, dans nos tranchées, au-dessous de leurs ailes, voici revenue la panique aux yeux blancs. C’est l’instant qu’y ajoutant par ses fracas soudains, reprend le bombardement.

Par quatre à la fois, les obus tombent maintenant à l’aile Nord de la compagnie, sur la ligne d’abris épargnés ce matin. Mais, instruits par l’expérience, les hommes de mort ordonnent d’autres tirs ; au tir localisé sur une zone réduite, ils adjoignent le tir progressif. Des pièces nouvelles s’ajoutent de la voix ; elles sillonnent toute la ligne arrière de la compagnie où s’entasse le reflux de la panique.

J’étais à cet instant sur la porte de l’abri. A quinze pas, sans autre protection sur leurs têtes qu’une tôle ondulée jetée à même sur la tranchée, douze, quinze hommes sont groupés, debout, l’un à l’autre s’accolant, les bras ceignant les torses, le dos offert, en un bloc contre le péril : des hommes de la compagnie, les agents de liaison du colonel commandant le secteur, ceux des trois régiments dont, à ce moment, des éléments lui sont subordonnés. Un obus éclatant au milieu, sous l’explosion formidable qui nous cache une seconde le spectacle, fait d’un seul coup masse morte de toute cette chair vivante.

Pas un cri. La terre retombée, je m’élance, les yeux agrandis, vers l’horreur. Mais soudain dans mon des : — Le vois-tu ? le vois-tu ? Il gagne ; vois donc, il gagne. L’autre se sauve, mais il le gagne, il le gagne, le taube va se faire rejoindre.

— Où donc ? Je ne vois rien.

— Là-bas, mon lieutenant, dans le blanc du nuage.

— Je n’y vois rien.

— Il tombe, mon lieutenant, il tombe. Bravo, les as, bravo ! » Après l’angoisse réfrigérante de la mort, les péripéties du combat ont mis une flamme aux joues des hommes. Déliés du mutisme, ils crient, ils applaudissent.

« Heureux pilotes ! ai-je dit tout haut ; leur victoire ou leur chute gagne également les applaudissements de ceux-là mêmes qui meurent hors de toute gloire. Il n’y a plus qu’eux, dans cette guerre, pour avoir la vie et la mort dont on rêve. »

Devant le danger subitement changé de camp, la chaîne des taubes s’est rompue ; ils fuient, cependant qu’au-dessus de l’appareil écrasé sur le sol, Navarre couronne d’une cabriole audacieuse la chute de sa nouvelle victime.

— Le colonel de Matharel vous fait signe, mon lieutenant. Pour l’atteindre, je dois enjamber par-dessus les victimes dernières, fumantes encore de sang, agitées des derniers réflexes ; deux corps écartelés, toutes entrailles dehors ; puis une masse énorme de terre, ronde, pyramidale et faisant le vide autour d’elle d’où à même hauteur, à quarante centimètres environ du sol, sortent tout autour et comme symétriques des jambes, des bras, des mains, des têtes, comme les dents sanglantes d’un cabestan monstrueux.

Le colonel de Matharel est à cinq pas, devant sa porte, triste, la pâleur aux joues, le sang aux yeux, s’attardant d’horreur devant les victimes qui, tantôt, formaient son entour. Il me tend la main :

— Vous êtes très éprouvés, n’est-ce pas ?

— Ma section est réduite au tiers ; les autres sont également très diminuées.

— Je vais vous renvoyer à votre commandant. Je ne puis plus compter sur vous pour une contre-attaque ; vous êtes trop réduits ou trop ébranlés. Appelez-moi votre capitaine.

Guillot mis au fait, je dirige le déblaiement des victimes. Un trou m’arrête, dans le toit d’un abri, à l’ouverture obstruée. A peine j’y jette les yeux que je m’écarte d’horreur ; puis j’y reviens, fasciné comme l’on vient au serpent. Le torse nu, décharné, squelettique, se détachant en relief cru de l’ombre de l’abri, tous muscles tendus de marbre, Keffmann, ce blessé qu’ici j’ai fait transporter ce matin, de nouveau prisonnier de la terre et les deux jambes, cette fois, broyées par un obus ; dressé sur le séant, il agonise, farouche. A ma vue, à mon cri, il n’a point tressailli ; la mort dans les yeux, il ne voit plus les hommes.

Sur mon chemin, j’annonce la relève toute prochaine. L’indifférence de tous, à cet égard, me surprend ; je m’étonne.

— A quoi bon bouger, mon lieutenant ? dit quelqu’un. Ici ou ailleurs : nous sommes dans la main du malheur.

Toute la journée, ce mot me poursuit ; il me tourmente, il m’enfièvre. Je le cache pourtant à mes camarades ; c’est trop déjà d’être moi-même obsédé. A la nuit, par la brume où, dans les lointains, se succèdent les flammes brèves, seul, en tête du cortège de leurs ombres, j’emmène mes hommes dociles, muets, l’œil vide, fasciné, la tête basse, comme des gens qui n’ont pas achevé leur destinée. Je me fais l’effet d’un berger fantomatique, errant dans la nuit des âges, guide aveugle des destins, menant vers leur nouvelle étape de mort le troupeau silencieux des victimes.


XIV. — LA JOURNÉE DU 20 MAI

L’aube nous trouva, Erkens et moi, les yeux au ciel, la tête hors du parapet, les coudes appuyés sur une banquette de tilde cette même position d’où j’étais parti pour l’assaut du 9 avril. Luttant avec le jour, les étoiles, éclipsées, s’enfonçaient dans leur nuit ; le matin, enveloppant toutes choses de son aube violette, faisait du Mont de Mort une gigantesque émeraude.

— Je ne pouvais dormir, me dit Erkens.

— Moi non plus. Tous mes morts me travaillaient l’esprit ; je ne me suis jamais senti plus frôlé par des spectres.

A six heures, sur la crête du Mort-Homme, le bombardement commença ; c’était l’instant que Guillot nous conviait à déjeuner. Dans la monotonie violette, la tristesse comme orientale du matin, les lourds shrapnells aux nuages d’ocre, les marmites aux lourdes fumées d’encens renouvelaient à mes yeux moins surpris la lutte des couleurs violentes sur la palette aux tons doux, le charme souillé du matin du 9 avril.

Le repas fini, cependant qu’aux lointains s’épaissit, s’alourdit jusqu’à rouler vers les ravins, la fumée du bombardement, nous sommeillons les poings fermés, séant sur des sacs à cartouches, affaissés, écrasés, l’un en face de l’autre, bras croisés, la tête cahotant au rythme de nos souffles. Minutes de grâce d’où la fatigue nous chasse toute pensée ; un importun les trouble.

— Mon lieutenant, dit-il à Guillot, on vous demande de suite au bataillon.

— Voilà, nous dit Guillot à son retour, on craint du mauvais. Les tranchées ennemies grouillent de monde ; on attend d’un instant à l’autre l’allongement du tir. Tenez-vous dans vos sections en attendant l’attaque.

L’équipement chargé, le revolver vérifié, casque en tête, les yeux troubles, fuyant sous les paupières, à grand’peine, par les boyaux encombrés de dormeurs, je rejoins ma section, huit hommes aux barbes drues dans la face de glaise dont les mains calleuses s’appliquent largement sur la mienne. Pauvres Jacques Bonhommes, tous hommes de terre et de charrue ; au combat, il n’y a que le paysan qui lutte.

— On vous attendait, mon lieutenant. Un officier du 267 a demandé à vous voir.

— Où est-il ?

— Le voici.

— Monsieur, me dit l’officier en se présentant, c’est par vous que je suis en liaison avec la 42e division. Agissons d’intelligence, s’il vous plaît ; communiquons-nous nos renseignements respectifs.

— Je vous serai bien obligé, dis-je, car j’ignore tout de la situation.

— Moi, j’ai l’avis que les Boches vont attaquer, — et même, ajouta-t-il, en me présentant, après l’avoir lu, un papier qu’on lui tendait, — qu’ils attaquent.

— Dans quelle direction ?

— Nord, Nord-Ouest, par le ravin de la Hayette et vers la crête du Mort-Homme.

« Merci, » ai-je crié, et je n’ai fait qu’un saut jusqu’au commandant Malochet. Au bataillon, l’alerte se donne déjà ; mon renseignement y ajoute.

— Voici mes ordres, me dit le commandant. Les 9e et 12e vont, en rase campagne, se porter en avant de la position jusqu’à hauteur du P. C. du colonel de Matharel ; elles se déploieront vers l’Ouest, formant ainsi un rideau défensif devant nous. La 11e compagnie reste à mes ordres pour défendre l’ouvrage La’orderie et ses ailes, en connexion avec la compagnie de pionniers et deux groupes de mitrailleuses.

— Dans ce cas, je rejoins mon capitaine avec ma section.

— C’est inutile ; vous n’avez plus d’hommes. Je vous détache de votre compagnie ; assurez la défense sur l’aile gauche de la position.

Au retour, je croise Aulier, Bouchot, Savary, la 9e. Sous mes yeux, ils franchissent le parapet, se déploient, ils entrent dans la zone des obus. « A vous revoir, » ai-je crié. Avec Le Gallo, Mondion, Dresseyre, la 12e est déjà en position. Les mitrailleuses en place, les hommes debout, tous la tête hors du parapet, anxieux sous le calme apparent, nous attendons l’ennemi ; il ne tarde. Un mouvement se produit sur la crête du Mort-Homme ; un afflux dans un brouillard de poussière et de poudre ; à la jumelle, on distingue le gris des uniformes.

Étages derrière les éléments qui nous couvrent et ont ouvert le feu, nous agissons de même. L’ennemi hésite ; il se distend, il se rompt ; puis, sur un autre mode, il reprend son avance. Le voici, par isolés, progressant de trou d’obus à trou d’obus. Mais noire feu crépite ; les mitrailleuses s’y ajoutent de la voix ; l’acier s’échauffe entre nos mains ; sa brûlure nous enfièvre ; nous sommes à cette heure les maîtres de la mort. L’ennemi s’arrête ; il recule ; il se couche. Nos feux le cherchent ; il régresse ; le voici derrière la crête.

« A notre tour maintenant ; nous voilà repérés, » me dit un mitrailleur. Deux taubes au-dessus de nos têtes jettent sur nous des fusées. Il ne s’en faut pas d’une minute ; un bombardement furieux nous secoue, nous enveloppe. Sous le martèlement incessant, la tranchée s’élargit, elle s’écrase, elle se referme sur les explosions. Sans abris, le nez en l’air et tenant toujours sous nos fusils crépitants la crête du Mort-Homme, nous sentons sous nos pieds les ébranlements continus, sur nos têtes les éclatements assourdissants qui nous attestent les vibrations de plus en plus rapprochées, de plus en plus furieuses de la main de la mort.

— Voici mes derniers renseignements, me dit mon camarade. Les Allemands progressent par la Hayette ; l’ouvrage Gers qui nous couvre à gauche est dans leurs mains ; notre position menace d’être encerclée.

— Merci. Je cours avertir mon commandant.

— Une seconde. Voici du nouveau. On me donne l’ordre de contre-attaquer sur l’ouvrage Gers avec ma compagnie. Je m’y attendais.

— Nous nous élargirons sur vos emplacements à mesure que vous les délaisserez. Bonne chance.

Sur la route du bataillon, des cadavres, une vingtaine chauds encore, des isolés, des groupes ; une mitrailleuse écrasée, ses quatre servants autour d’elle, comme en croix. En route, voici Erkens.

— Peux-tu me donner du renfort ?

— Pour quoi faire ?

— Je devais reprendre l’ouvrage Gers avec mes grenadiers ; j’ai dit au commandant qu’il ne m’en reste qu’un. Je dois me débrouiller quand même ; il faut que l’ouvrage soit repris.

— Rassure-toi, lui dis-je. Tu peux annoncer qu’à cette heure la division voisine engage le coup.

Le commandant vu, mes instructions reçues, j’ai retrouvé mes hommes.

— L’ouvrage Gers est repris, me disent-ils.

— Vrai !

— Cinquante Boches et deux officiers sont dans nos mains ; ils ont fait Kamarad ! sans combat.

— Bravo ! nous voici dégagés.

Toute la nuit, au fond d’un abri léger où, la tête sur ma poitrine, les pieds sur mes genoux, s’entassent des hommes, l’oreille tendue au moindre bruit, nous entendons dans nos entours le passage des éléments de la 69e division. « Par régiment, un bataillon va s’engager ; on attaque vers minuit. » Le bombardement s’est tu ; le coup serait-il par surprise ? La nuit alors était effrayante ; les fusées, par vingtaines, éclairaient fantastiquement les masses jaunes des nuages roulés par la colère du ciel. Tableau grandiose, d’un tragique à peindre dans son relief terrible, décor surhumain d’un de ces drames de nuit où le sang même perd sa couleur. A onze heures, Vandervoorde me revient.

— Je vous croyais mort.

— Je n’étais qu’enterré ; en dégageant les cadavres de deux hommes, Pascal et moi, nous avons pu sortir. Il m’amène un renfort.

— Combien d’hommes ?

— Huit.

— Des jeunes ?

— Classe 16, neufs au feu.

— Marrons bien crus pour une poêle si brûlante, dis-je. Je les verrai demain.

Un officier du 332e vint à moi ; sa compagnie m’encadre par les positions qu’elle doit prendre. « Serrez-vous à mon côté, lui dis-je ; mais délivrons-nous d’abord de ces cailloux qui m’entrent dans les chairs. »

Dès l’aube, des éclatements dans nos entours me rendent à l’angoisse.

— Ma compagnie est par terre, me dit mon compagnon. J’ai sept pièces hors de combat.

— Et vos hommes ?

— Mon fourrier en établit la liste ; il n’en reste pas trente.

Il se lève pour sortir ; il veut se rendre compte. Je me dresse pour l’accompagner ; mes hommes sortent pour nous laisser passage. Saisissant l’instant, un obus dans leur groupe en jette trois à terre ; voici Coutharel tué. Bloch, venu du bataillon pour me demander de l’eau, s’enfuit, hurlant, la fesse en sang. L’explosion m’a renversé ; suffoqué, toussant à en pleurer, j’entends une voix à mon côté.

— Vous n’avez rien ?

— Je ne crois pas. Et vous ?

— Moi non plus. Une veine. Mais voyez mon équipement. Coupé comme par un rasoir, le voici hors d’usage.

L’ordre me vient d’assurer, par-delà la 69e division, la liaison avec le 15e corps. Tâche ardue ; nous heurtant, nous pressant contre les éléments qui garnissent les tranchées, nous voici, sur plus d’un kilomètre, enjambant par centaines les cadavres. L’essai de massacre, localisé hier sur ma section, a pris ici toute son ampleur. Qu’importe à mes yeux ? On ne m’apprend plus l’horreur.

— Et si vous voyiez la Place d’Armes, mon lieutenant ! Le 2e bataillon y a trouvé sa tombe.

— A-t-on quelques nouvelles de l’affaire d’hier ?

— Le 1er bataillon n’existe plus ; on apprend seulement que le commandant Oblet n’est pas aux mains des Boches, mais on ne sait où le chercher sans tomber sur l’ennemi. Lanckmans va partir à sa recherche.

— Point de survivants ?

— Des isolés, si perdus d’esprit qu’on n’en tire pas un mot. Le capitaine Hitler, blessé, a disparu. Le capitaine Boissin, les lieutenants Castelbaron, Jubien ont disparu ; le capitaine Destrais est écrasé. Mais voici pour vous un avis, mon lieutenant : faites manger à vos hommes leurs boîtes de conserves ; il n’y a pas de ravitaillement ce soir.

— Quoi ? dis-je. Et moi qui ai une soif !

— C’est à cause de la relève.

« La relève ! » ai-je crié. Alors ma soif a passé. Les hommes se regardent avec stupeur, muets ; mais leurs yeux brillent. L’espoir de vivre les a repris. Une heure durant, sans répit, nous veillons en comptant les secondes, les minutes ; mais je m’endors à ce jeu qui m’a bientôt lassé. Quand je me réveille, l’aube se lève ; troublant leurs ronflements, je secoue mes voisins endormis.

— Alors la relève ?

— On l’attend toujours, mon lieutenant.

— Vite sur pied ! ai-je crié. Renseigne-toi. Va au P. C. du commandant, à l’abri du lieutenant. Serions-nous oubliés ?

— Il n’y a plus personne de chez nous, me dit l’homme a son retour. Au P. C. du commandant, un officier d’un autre régiment m’a mis à la porte. A celui du lieutenant, j’ai demandé le 151e ; on m’a dit : « Il est par terre. » J’ai allumé ma lampe ; j’en ai vu des tas. Je les croyais endormis ; j’en ai secoué plusieurs. Il n’y avait rien à faire ; pas un qui ne soit mort. »

— C’est évident, dis-je tout haut, nous sommes oubliés. Rassemblez la section.

Nos hommes groupés, je leur découvre l’aube :

— Dans une demi-heure le bombardement. Inutile de perdre du temps par les tranchées obstruées ; nous serions vite écrasés. Un peu de courage ; sautons sur le parapet. Les balles peuvent nous manquer ; tout à l’heure, les obus ne nous manqueront pas.

— Allons-y, mon lieutenant.

Par les trous, en courant, nous buttant, culbutant aux cratères, nous franchissons la vaste plaine. Une mitrailleuse seule nous a vus ; encore ne nous juge-t-elle pas de bonne prise ; plusieurs balles seulement sifflent dans nos entours. C’est contre toute attente ; nous voilà plus gaillards. Même à six kilomètres du Mort-Homme, les relèves ne se faisaient qu’à la nuit ; peuplé de fantômes, il semblait que le champ des morts ne laissât, par erreur, échopper que des ombres. — On n’en peut plus, mon lieutenant.

— Au pas, mes enfants, leur ai-je dit. Cent mètres encore ; puis, repos derrière la crête. Quelques minutes après, derrière une batterie, nous nous étendons, abrités dans un petit bois.

— Reposez-vous le temps que vous voudrez. Combien sommes-nous ?

— Neuf.

— Seulement ? Et le renfort ?

— Renfort compris. Des huit hommes arrivés hier, me dit un caporal se présentant à moi, nous restons deux.

Durant la pause, j’ai songé à cette tristesse de la guerre qui tue au hasard, dans la virginité aussi bien que dans la maturité du danger. Et voici que se détache dans ma mémoire un tableau de la veille : sur ma porte, un enfant étendu, ventre au sol, dans son sang ; son visage est pâle, ses yeux clairs ; ses lèvres seulement laissent filtrer une goutte rose. Je le soulève ; je l’étreins pour le mettre sur le dos ; au collet, le numéro du régiment. « Un de mos renforts, ai-je pensé. Que la mort est aveugle ! Il n’avait point servi. » Combien de son âge sont morts ainsi sans gloire, surpris dès le premier jour, sans un élan de ce cœur qu’ils étouffaient de larmes, de dépit, au dépôt, de n’être pas au feu. Ils ont donné leur vie, et nul n’a su leur nom. Les mères les pleureront, mais leur chef n’aura d’eux que le souvenir d’un cadavre qu’un soir d’assaut, peut-être, il a frôlé du pied… J’ai pensé à mon frère… Mes hommes cherchent leurs sacs.

— Si on y allait ? mon lieutenant.

— En route.

Passé les Bois Bourrus, jusqu’à Sivry-la-Perche, nos yeux s’ouvrent sur la nature verte.

— De l’herbe, dit quelqu’un. Je l’embrasserais.

A Jouy-en-Argonne, Minkozky, Micholut, des amis saluent notre retour.

— On ne comptait plus sur toi. Comment t’en es-tu sorti ?

— Par le parapet.

— Tu sais qu’au seul bataillon, Bouchot, Le Gallo, Destrais, Savary sont tués ?

— La guerre est triste, dis-je. Donnez-moi du pinard.

A mon exemple, les hommes boivent. Du vin à profusion. C’est le dernier bienfait des morts que leurs râlions ajoutent au bien-être des vivants.

Le lendemain, dirigés sur le cantonnement de Blercourl, nous y attendons le convoi. Voici Sainte-Croix ; voici Webanck, revenu de Salonique. Et voici, survivants du 1er bataillon, Adam, Carrère, Antoine, le commandant Oblet.

— Toute la ligne était prise ; nous étions encerclés par les Boches. Nous avions avec nous une mitrailleuse : Antoine, ma liaison et moi avons pris des fusils. L’ennemi s’avançait de confiance, il a fait demi-tour quand nous lui eûmes tiré dessus.

— Voici, à votre honneur, l’une des plus belles pages de l’histoire du régiment, mon commandant. »

Après le combat, il n’est sagesse que de dormir ; le sommeil jette un pont par-dessus les tristesses de la veille, il nous raccorde avec les douceurs du passé. Chargés de sommeil, nous tombons à terre, comme des portefaix.

« Ils sont trop fatigués, ne les réveillez pas, » dit une voix à côté de nous.

J’ouvre les yeux. Culotte rouge, képi rouge, taches vives, neuves à l’œil, le général Deville est devant nous ; le colonel l’accompagne. Mes camarades, moi, nous nous dressons titubants ; d’une main aveugle, nous cherchons nos vareuses.

— Je vous présente un de mes sous-lieutenants qui vient d’être cité à l’ordre de l’armée.

— Ah ! oui, je connais : 11e compagnie.

J’ignorais la nouvelle. Me voici tout saisi, balbutiant mon émotion.

— Cela s’arrose, dit derrière moi une voix à quoi je reconnais Autier.

— J’y cours, dis-je, attends que j’aie mis ma veste. Où est mon ordonnance ?

Des artilleurs me fournissent l’occasion de sceller d’accord ma joie et nos fringales.

« Du Champagne, cela va nous laver le sang, dit La Ferrière. — Cela ne lavera pas celui de nos amis, » ai-je pensé. Mais, dans ce cercle de bons vivants dont, à cette heure, l’un entonne une chanson, et pris aux phrases de cette rude gaieté que développe le combat, j’ai gardé mon sourire.

J’admire le soldat. Son insouciance est telle qu’après le combat il se hâte d’oublier. Il a vu tant de morts qu’il n’en est pas à un linceul près, il en jette bien vite un sur ses souvenirs. Il peut ainsi renaître à la gaieté, il s’y plonge, il s’y retrempe et, comme une épée, hors de son bain d’acier il battra neuf sous le prochain coup à porter. En temps de guerre, l’insouciance cesse d’être le défaut de la race : elle est pour le soldat un élément de vertu.


CONCLUSION.

Ces jours de Verdun furent sombres ; plusieurs fois, ils ont soulevé devant nos yeux le voile de l’enfer. Dante y eût trouvé plusieurs de ses plus pathétiques créations.

Nous avions mission de nous faire écraser. Les divisions se succédaient, retenant sur nos chairs l’acier de l’ennemi, elles n’avaient d’autre rôle que de dresser chaque jour devant lui un véritable mur de cadavres. Ce fut notre sort durant six mois : alors, tout le problème du commandement se réduisait à ne donner chaque jour que la part tout juste suffisante, la ration maigre au Minotaure.

L’histoire dira plus tard notre rôle et la tragique grandeur de notre sacrifice : nous pouvons déjà soupeser le poids qu’eut, dans la balance des armes, la consommation de notre chair et de notre sang.

S’il ne s’agissait que des maisons de Verdun, il n’en est pas une qui ne soit payée de la vie de cent hommes, il n’est pas dans Verdun une pierre qui ne puisse tout entière baigner dans le sang qui l’a laissée française.

Mais ce n’est pas cela. Les Alliés se préparaient, leur force avait encore besoin de grandir. Cette force, nous l’avons, six mois durant, nourrie de notre sang, de la moelle de nos os. En attirant sur nous et retenant, six mois durant, la foudre, nous rendions fertiles et brillants au soleil, l’épi des baïonnettes, la moisson des armées du Droit.

Avant la volonté de tous de vaincre, il fallut que la seule France affirmât sa volonté de n’être pas vaincue ; elle engagea sa parole comme prix de leur effort. Au regard du monde entier, Verdun fut pendant six mois l’enjeu de l’honneur français.

Que d’autres disent les gloires de novembre, leurs lauriers baignés de sang, la frénésie de revanche, les baïonnettes en action appuyant sur l’ennemi les avances de notre acier, la fuite comme extatique de l’Allemand sur le terrain même qu’il avait choisi. Avec ses deux tours intactes s’élevant de leur voile de brume, il me suffit aujourd’hui que Verdun se dresse, martyre, mais vierge, dans l’hémicycle de nos tombeaux.


RAYMOND JUBERT.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Ordre de la 11e armée, le 10 avril 1916 : « Le 9 avril est une journée glorieuse pour nos armes. Les assauts furieux des soldats du kronprinz ont été partout brisés. Fantassins, artilleurs, sapeurs et aviateurs de la 11e armée ont rivalisé d’héroïsme. Honneur à tous. Les Allemands attaqueront sans doute encore. Que chacun travaille et veille pour obtenir le même succès qu’hier. Courage, on les aura.
    Signé : PETAIN.