Vengeance fatale/I — Les angoisses de Louis

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 113-118).

TROISIÈME PARTIE


I

LES ANGOISSES DE LOUIS


Après avoir rendu à Puivert sa liberté, Louis se remit à marcher lentement, en suivant la route de son domicile. Les terribles révélations qu’il venait d’entendre l’avaient complètement atterré. Mais une pensée le travaillait davantage. C’est qu’il aimait avec passion, avec idolâtrie, la fille du meurtrier de son père, de l’assassin de sa mère. Cette Hortense qu’il aimait tant, qui était innocente du crime de Darcy, devait-elle souffrir pour l’ancienne passion de ce misérable ?

— Je ne puis, s’écriait-il dans son délire, car le délire s’emparait de lui peu à peu, laisser ma mère sans vengeance, et encore moins, épouser la fille de celui qui m’a rendu orphelin de si bas âge, en se constituant le bourreau de mes parents ! Une pareille alliance serait indigne de moi ! Ce serait un mensonge, une trahison ! Il faudrait laisser impuni l’auteur de crimes horribles pour n’être pas dérangé dans mon petit bonheur ! Ce serait sacrifier mon devoir à mon égoïsme ! Je ne le ferai point. Non, non, vengeance ! Il faut qu’elle soit éclatante ! Le sang de mon père traîtreusement assassiné, de ma mère lâchement égorgée, crie vengeance jusqu’au fond de mon cœur !

Puis passant d’une pensée à une autre, il se frappait le front et se demandait si les mânes de ses auteurs pouvaient réclamer le sacrifice de son bonheur, de toute sa vie, car sans Hortense, la vie n’était plus pour lui qu’un fardeau. Fallait-il donc faire une destinée lamentable à une femme dont le seul tort était d’être la fille de cet homme maudit ? Car elle m’aime, je le sais, et en me rendant à jamais malheureux, je détruirais en même temps le bonheur d’Hortense, d’Hortense que j’adore avec passion !

Puis le fil de ses idées le faisait penser à Mathilde. Celle-là non plus ne lui avait fait aucun mal. Fallait-il condamner ces deux sœurs à rougir de celui qui leur avait donné le jour ? Avait-il le droit de changer leur existence, dont le début ne promettait que joie et richesse, en un avenir de misère et de larmes ? Et cela pour sa vengeance personnelle, à lui ! Assurément, ce n’était pas le désir de sa mère de lui imposer un pareil sacrifice, ni à ces deux jeunes filles une aussi lamentable destinée. La justice ne serait plus qu’un vain mot. Il n’y aurait pas de Dieu !

Cependant, après avoir marché longtemps, toujours très lentement, s’arrêtant souvent, revenant quelquefois sur ses pas, Louis sortait de cette étrange hallucination qui avait pris chez lui les proportions d’un nuage. Arrivé devant un reverbère, il regarda à sa montre ; elle marquait deux heures et cinq minutes. Il fut lui-même étonné de la rapidité avec laquelle l’heure avait marché et résolut de reprendre le chemin du logis.

— Ce qu’il me faudrait, se disait-il, c’est un ami que je pourrais faire le confident sincère et fidèle de toutes mes afflictions. Je vais tout dire à Ernest, il a toujours agi envers moi comme un frère. Je ne saurais m’ouvrir à un meilleur cœur.

Tout en faisant ces réflexions, Louis était arrivé chez lui. Il croyait trouver Ernest endormi et il espérait, lui-même, trouver dans le repos un apaisement à ses douleurs.

Je vais me mettre au lit, disait-il en ouvrant la porte, demain j’exposerai à Ernest tout ce que je viens d’apprendre sur cette ténébreuse affaire et il me dira, j’en suis sûr, ce qu’il ferait dans une semblable situation. Sa loyauté est hors d’épreuve.

Il trouva Ernest qui fumait en l’attendant. En voyant les yeux hagards de son ami, son air fatigué, sa mine abattue, Ernest se sentit inquiet ; il comprit sur le champ qu’un événement d’une nature très grave avait dû marquer l’intervalle écoulé depuis qu’il avait quitté Louis pour entrer au club.

Ce dernier ne s’était pas aperçu d’abord de la présence d’Ernest dans le boudoir, où tous deux achevaient généralement leur soirée. Il se laissa choir sur un fauteuil et se prit la tête à deux mains.

Cet abattement moral chez Louis ne dura d’ailleurs que peu d’instants. Il releva bientôt la tête.

— Te serait-il arrivé quelque chose de désagréable ? demanda faiblement Ernest. Je ne te reconnais plus depuis tantôt. Pourquoi reviens-tu si tard à la maison ?

— Je vais te raconter ce qui m’est arrivé, dit Louis. Écoute bien.

Après s’être recueilli un instant, il commença d’un ton lugubre et douloureux le récit des aventures que nous connaissons déjà.

Lorsqu’il eut terminé : Ernest, dit-il, ce que je veux de toi, c’est le conseil d’un ami, je veux savoir de toi ce que tu ferais si tu te trouvais dans le cas où je suis moi-même. Il est probable que la résolution que je prendrai dépendra de l’avis que je te demande en ce moment.

Ernest ne répondit pas tout de suite.

— Mon cher Louis, dit-il enfin, et sa voix n’avait rien de sa légèreté habituelle, tu me demandes un conseil très sérieux ; je vais tout de même t’exprimer ma pensée aussi sincèrement que possible. Je ne prétends pas que mon avis soit le meilleur, mais c’est celui que je suivrais dans une position semblable. Tu aimes Hortense et elle te rend amour pour amour. Ta conscience ne t’ordonne pas une vengeance implacable et tu ne peux, sans rompre avec tous les sentiments de la nature, punir cette jeune fille d’un crime qu’à commis son père, il y a plus de vingt ans, alors qu’elle n’était pas de ce monde. Comment aurais-tu le courage de jeter dans un morne désespoir deux enfants innocentes qui, comme je le répète, n’étaient pas encore nées quand leur père, pour satisfaire des penchants luxurieux, se rendait coupable d’un meurtre aussi atroce ? Ce ne serait pas juste et Dieu lui-même désapprouverait ta conduite. Je conçois que ton cœur s’émeuve et qu’il crie vengeance au souvenir navrant des événements qui ont frappé tes malheureux parents, mais sois certain qu’eux-mêmes n’exigent pas que tu sacrifies à une vengeance, légitime, sans doute, mais inutile, ton bonheur tout entier et celui de deux êtres innocents ! Ce sang figé sous terre depuis plus de vingt ans ne réclame pas un pareil sacrifice de ta part et Dieu te défend de briser l’avenir de Mathilde et d’Hortense. Car en frappant le père, tu frappes les enfants. Je te l’ai déjà dit : tu aimes Hortense et elle t’aime ; je te le répète encore. Mais tu comprends toi-même qu’elle n’aurait pour toi que de l’aversion, si tu teignais tes mains du sang de son père. Il est manifeste, qu’elle ne pourrait t’épouser sans se déshonorer elle-même. Épouse-la donc, qu’elle ignore à jamais les tristes événements qui ont eu lieu entre ta famille et la sienne, et éloigne-toi pour toujours de Montréal, du moins jusqu’à la mort de Darcy. Tu m’as demandé de te parler en ami, je l’ai fait. C’est à toi maintenant de décider ce que tu vas faire.

— J’y songerai, répondit Louis. En attendant, je te remercie de ton conseil.

— Mais tu n’as pas le temps de songer, car sois sûr que Darcy est déjà instruit de tout ce qui a eu lieu entre toi et Puivert. C’est un homme d’action ; il ne saurait donc manquer de se mettre à ta poursuite dès demain. Tu devrais aller le voir toi-même aussitôt que possible, lui annoncer que tu connais toute la série de ses crimes, et que si tu as abandonné toute idée de vengeance contre lui, c’est grâce aux sentiments que tu éprouves pour sa fille. Dis-lui aussi que tu veux épouser Hortense sur le champ et que tu comptes t’éloigner avec elle aussitôt après le mariage. À ce prix tu le laisses libre de sa destinée.

Le lecteur remarquera sans doute que, sans y penser peut-être, Ernest avait merveilleusement plaidé auprès de son ami sa propre cause vis-à-vis de Mathilde.

— Je crois que tu as raison, fit Louis, mais pour le moment il approche quatre heures et j’ai besoin de repos.

En ce moment, on frappa à la porte.

Louis alla ouvrir.