Vengeance fatale/IV — Voyage à N.

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 47-57).

IV

VOYAGE À N.


Mathilde était restée toute abasourdie de la déclaration que lui avait faite Ernest. La surprise qu’elle en ressentit l’empêcha de lui répondre ; mais comme ce dernier l’avait dit à l’étudiant en droit, elle n’avait pas paru mal accueillir cet étrange aveu d’un amour né depuis quelques instants à peine. En l’apercevant pour la première fois, elle avait surtout remarqué la beauté et les manières distinguées du jeune homme. La politesse qu’il lui avait témoignée dès le commencement de la soirée lui faisait plaisir, tandis que l’éloignement qu’Edmond Marceau manifestait depuis quelque temps pour elle, surtout pendant ce bal où, se contentant de la saluer, il ne l’avait pas fait danser une seule fois, avait fort blessé la jeune fille et commençait à l’arracher à un amour trop tôt contracté et que quelques jours de plus devaient faire évanouir à jamais.

Après le départ des convives, avant de se mettre au lit, Mathilde raconta à sa sœur l’étrange propos que lui avait tenu Ernest. Celle-ci ne voyait dans Ernest que l’ami de son fiancé. Cette nouvelle ne pouvait que lui causer un vif plaisir.

— Qu’as-tu répondu ? demanda-t-elle à Mathilde.

— Je n’ai rien répondu du tout, tant une semblable déclaration m’a frappée sur le moment.

— Mais pourrais-tu l’aimer ? D’abord il faudrait oublier Edmond ?

— Il est à peu près oublié, fit Mathilde tout bas et comme si elle eût eu peur d’être entendue même d’Hortense.

— Monsieur Lesieur a été très poli pour toi, ce soir, et ses manières, en nous révélant le côté du gentilhomme, laissent loin derrière lui M. Marceau, qui pourrait être souvent repris pour manque de bonne éducation.

— Cela est très vrai, il ne m’a pas même offert une danse.

— Tu vois bien…

Hortense n’acheva pas la phrase qu’elle venait de commencer.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, je n’ai jamais aimé la figure de cet homme.

Les jeunes filles causèrent encore longtemps.

Dormons, dit enfin Hortense, nous verrons plus tard.

Le lendemain soir, Louis, comme il le lui avait promis la veille, ne manqua pas de demander à Hortense sa première danse chez Madame Larveau.

Cette dame Larveau était une femme de haute taille, sèche et mince et à qui Vénus n’avait rien accordé dans la distribution de ses grâces. Il en était de même de ses deux filles dont l’une était âgée d’une trentaine d’année et l’autre de quelques années de moins. La mère racontait partout, à qui voulait l’entendre, que ses deux filles ne se mariaient pas parce qu’elles redoutaient trop de ne pas trouver le bonheur dans le mariage ; malheureusement les histoires de la mère n’étaient pas toujours prises à la lettre.

Ernest, qui espérait recevoir une invitation de la mère, s’était montré très attentif auprès de ses filles, chez Mr  Darcy, et en effet nous pouvions le voir encore auprès de Mathilde à la réception de Mme  Larveau.

On dansait une valse. Ernest emmena la jeune fille à l’écart.

— Mademoiselle, dit-il, avez-vous songé à ce que je vous ai dit hier ?

— Je vous avouerai, répondit Mathilde, que j’ai été si surprise, quand je vous ai entendu me tenir un pareil langage la première fois que je vous voyais, que je n’ai pu m’empêcher d’y penser un peu.

— Vous avez dû en effet trouver mes paroles hors de propos, mais quand je ressens quelqu’émotion, il m’est impossible de la contenir. Ainsi puisque je n’ai pu vous cacher mes sentiments plus longtemps, voudriez-vous me faire connaître les vôtres à mon égard ? Voyez bien, et Ernest s’animait de peur de recevoir une réponse qui détruirait ses illusions, quoique je ne vous connaisse que d’hier, je vous aime à la folie et je ferais tout pour vous prouver mon dévouement et mon amour, si je pouvais faire quelque chose en ce sens.

— Mais, monsieur, il y a si peu de temps que je vous connais…

— Une simple réponse, mais tout de suite cependant, je ne veux pas attendre.

Mais Mathilde se taisait.

— Vous ne me répondez pas, reprit Ernest.

— C’est que ma réponse vous serait, peut-être trop favorable.

Ernest ne se possédait plus.

— Je t’aime, murmura-t-il tout bas.

Et saisissant la jeune fille par la taille il l’entraîna dans le tourbillon des valseurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Louis et Ernest retournaient à leur logis de la rue St-Hubert.

— J’ai revu mademoiselle Darcy ce soir.

— Eh bien ?

— Je lui ai renouvelé ma déclaration d’hier.

— Comment l’a-t-elle accueillie ?

— Comme je la pressais de me laisser connaître sa réponse : « La seule que je puisse vous faire, a-t-elle dit, vous sera toujours favorable. »

— Reçois donc mes cordiales félicitations, car tu ne pouvais faire un meilleur choix.

— Ce n’est pas tout. Demain, nous rendons nos visites chez les demoiselles Darcy et chez Madame Larveau, puis, nous partons pour N. où tu vas venir te reposer chez moi pendant une huitaine de jours. Dans deux mois, je reviens et nous épousons les deux sœurs le même jour.

Très bien, je souscris à la première partie de ton programme ; quand à la seconde, nous verrons plus tard.

— Hortense, disait Mathilde à sa sœur le même soir, il s’est encore montré très poli pour moi, et il m’a déclaré de nouveau qu’il m’aime.

— Et toi, fit Hortense ?

— Je l’ai revu avec le même plaisir ; ses manières et sa conversation toujours agréables font que, malgré moi, je le trouve sympathique, et je m’ennuie déjà presque de lui.

— Vois comme tout va bien, tu vas épouser M. Lesieur, l’ami intime de Louis, et les nouveaux liens qui les attacheront ne peuvent que resserrer davantage l’amitié qui les unit déjà. Pour nous ce sera le bonheur perpétuel.

Hélas ! les deux jeunes filles étaient loin de prévoir l’effroyable catastrophe, qui allait bientôt fondre sur elles.

Louis et Ernest firent leurs visites comme ils avaient dit et partirent bientôt pour N… Louis devait écrire à Hortense tous les jours.

À peine était-il arrivé chez Ernest que, fidèle à sa promesse, il adressa une première lettre à sa fiancée. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres. Nous détacherons les deux suivantes de sa correspondance.

N… 23 juin 1858.
Ma chère Hortense,

Je suis arrivé à N… hier soir à neuf heures ; j’étais quelque peu fatigué et la première veillée que je devais passer chez Ernest n’a pas été très longue. Je ne connais pas encore assez mon nouveau séjour pour vous le décrire, mais si vous le permettez je vous dirai quelques mots de notre trajet. À notre arrivée, un excellent souper préparé par madame Lesieur nous attendait. Tous les mets étaient d’une saveur exquise ; aussi y en a-t-il bien peu auxquels je n’ai pas fait honneur.

Madame Lesieur a causé longtemps avec nous et elle a été pour moi d’une politesse parfaite. Je ne savais comment la remercier des égards qu’elle me témoignait sans cesse ; mais elle m’imposait silence en disant qu’elle ne croyait jamais faire trop pour l’ami de son fils. Quant à Ernest, il prétendait recevoir son ami et son parent en même temps.

Comme je disais plus haut, je suis tout à fait étranger dans ma nouvelle résidence qui n’est rien moins qu’un splendide manoir, et je ne le connais pas assez pour vous en parler avec connaissance de cause. Je réserve donc plus de détails pour ma prochaine, car pour le moment je sors avec Ernest, qui veut absolument que je le suive à la chasse.

Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les plus tendres.

Louis Hervart.

Quelques jours après Louis répondait ainsi à une lettre de sa bien-aimée.

N… ce 1er juillet 1858.
Ma chère Hortense,

J’ai ressenti un vif plaisir hier en recevant votre lettre. Le fait est que la plus grande partie de la journée s’est écoulée, quant à moi, à lire et relire ces charmantes lignes que j’attendais avec impatience. Je suis très heureux que vous désiriez mon retour à Montréal. Aussi n’étaient-ce la cordialité avec laquelle j’ai été reçu ici par M. Lesieur et la beauté du site, il est probable que je ne serais plus à N…, d’où je compte partir demain. Tous les matins, quand je puis assister au lever du soleil, un tableau superbe se déroule à mes yeux.

Ce matin, par exemple, le soleil perçait de ses rayons dorés la haute cime des arbres et les eaux d’un gracieux petit étang, où l’on voit tous les jours se baigner une nuée de canards des couleurs les plus variées. Je ressentais cette douce fraîcheur du matin que laisse la brume en se dissipant en rosée. Ajoutons à cela le chant des oiseaux, la vue au loin des gracieuses montagnes de notre pays, du grand fleuve, dont les eaux calmes toute la nuit commencent à bouillonner en flots que l’on peut entendre très loin ; tout cela me réjouit, me charme, m’enivre !

Si Hortense était ici, me dis-je, dans ce temps-là, qu’elle trouverait cela beau, qu’elle aimerait à confier ses secrets à la solitude de ces bois, qui nous porte sans cesse à une poétique rêverie.

Ernest se joint à moi pour vous saluer ; il n’a pas oublié mademoiselle Mathilde à la campagne, il ne cesse de m’en parler. Veuillez me rappeler à son souvenir. J’espère avoir le bonheur de vous presser les mains demain.

Veuillez accepter les meilleurs souhaits de

Votre très affectueux Louis.

Nous avons pu voir par les lettres qu’Hortense avait reçues de Louis, que celui-ci avait été accueilli chez madame Lesieur, avec la déférence de la plus gracieuse hospitalité, tandis qu’Ernest lui témoignait tous les égards d’une vive amitié. Aussi la pensée de quitter ce superbe endroit ne serait probablement pas venue à Louis sans le souvenir d’Hortense, qui le poursuivait continuellement.

Toujours les repas étaient animés de propos amusants.

Un jour madame Lesieur, qui était d’un naturel assez gai, taquinait Louis à propos de mademoiselle Darcy.

— Maman, dit tout à coup Ernest, il me semble, depuis que M. Hervart est ici, que tu amènes souvent dans nos propos la question d’amour ou de mariage.

— Est-ce que ce sujet t’ennuierait par hasard, demanda Madame Lesieur ? Du reste peut-être es-tu injuste envers moi.

— Oh ! Ne va pas craindre que je m’ennuie jamais dans ta compagnie ; si j’ai parlé comme je viens de le faire, c’est que j’avais un secret à te confier. Je choisis donc cette occasion de t’apprendre que j’ai pris la résolution de me marier, et que mon mariage est irrévocablement fixé à deux mois.

En entendant ces paroles de son fils, la pauvre mère avait pâli.

— J’espère, dit-elle, que ce n’est pas avec Mademoiselle Montfermeuil.

Suzanne Montfermeuil était la fille du forgeron de N… Elle était très jolie et spirituelle, mais elle avait aussi la réputation d’une coquetterie outrée. Les jeunes gens du village étaient reçus très librement chez elle et elle avait réussi à y attirer Ernest, qui bientôt parut entièrement subjugué par les charmes de l’agréable villageoise.

Depuis son retour de Québec, Ernest ne faisait rien et paraissait n’avoir aucun goût pour le travail, sa mère le poussait au mariage, espérant qu’il deviendrait moins léger s’il prenait cette résolution. Or, ne voilà-t-il pas qu’un jour on vient annoncer à Madame Lesieur le mariage de son fils avec Suzanne Montfermeuil, et que tous les efforts pour le détourner d’un projet aussi insensé sont restés sans aucun succès. Madame Lesieur croyant ce rapport faux ou du moins sans fondement, commença par en rire, mais lorsqu’elle fut seule avec Ernest :

— Sais-tu ce que l’on dit de toi, Ernest ? lui demanda-t-elle.

— Non, répondit le jeune homme.

— Eh bien, on dit que tu dois épouser la fille du forgeron.

Ernest ne répondit rien.

— Eh bien ? fit la mère inquiète.

— Ma mère, on vous a dit la vérité, dit Ernest.

La foudre serait tombée à ses pieds dans la maison que Madame Lesieur n’eût pas été secouée davantage.

— Et moi, qui n’ai voulu ajouter aucune foi à cette nouvelle, quand tes amis sont venus m’en instruire !

Au fond Ernest avait un bon cœur et il aurait regretté la moindre peine qu’il eût pu causer à sa mère.

Calme-toi donc, ma bonne mère, lui dit-il, le mariage n’est pas encore fait ; je m’ennuie depuis quelques jours. Pour me distraire je vais partir pour Montréal.

Il se dirigea en effet du côté de la ville, et, on sait les nouveaux projets qu’il avait conçus pendant son séjour chez Louis.

Le lecteur n’en comprendra pas moins l’embarras de Madame Lesieur, lorsqu’elle disait à son fils : « j’espère que ce n’est avec mademoiselle Montfermeuil. »

Mais Ernest la rassura promptement.

— Oh, dit-il, ces amours sont oubliées, et comme Suzanne ne m’a jamais aimé sérieusement, elle se consolera facilement. Non, je vais épouser Mademoiselle Darcy, la sœur ainée de la fiancée de mon ami Louis qui est charmante. N’est-ce pas, Louis, fit-il en s’adressant à ce dernier, qu’elle est charmante ?

— Tout à fait charmante, répondit Louis.

Madame Lesieur avait eu le temps de se remettre, Elle fit entendre un grand éclat de rire.

Tu dis que tu vas épouser Mlle Darcy. Sais-tu au moins si elle a de l’affection pour toi ? L’as-tu vue assez souvent pour pouvoir juger de son caractère ? Car pour l’épouser dans deux mois…

— Si j’ai vu mademoiselle Darcy ? Deux fois, la première chez elle et l’autre chez Madame Larveau. Mais cela me suffit. Dès le premier soir, je l’ai aimée et je le lui ai dit. Le lendemain, je l’ai trouvée plus belle que la veille, et je sais qu’elle me porte autant d’affection que j’en ai pour elle. Rien n’empêche donc que je me marie dans deux mois.

Madame Lesieur et Louis souriaient malgré eux aux promptes décisions d’Ernest.

Quant à la mère de celui-ci, quoiqu’elle fût naturellement très surprise en apprenant cette nouvelle aussi brusquement, elle ne l’accueillait pas moins avec plaisir, car le mariage avec Suzanne Montfermeuil se trouvait ainsi brisé pour toujours.

— M. Hervart se marie-t-il dans deux mois, demanda-t-elle, en riant, car vous devriez épouser les deux sœurs le même jour ?

— Le temps n’est pas fixé, répondit Louis en souriant.

— Ma mère a raison, fit Ernest, en conséquence je donne quinze jours de grâce à Louis.

— Vraiment, dit celui-ci, je croirais presque que je suis ton obligé !