Vengeance fatale/II — Oreste et Pylade
II
Oreste et Pylade
À la sortie du théâtre, Hervart reconduisit en voiture M. Darcy et sa fille, mais malgré leurs invitations empressées, il refusa d’entrer vu l’heure avancée de la soirée, et il se rendit immédiatement à son domicile sur la rue St-Hubert.
Une agréable surprise l’attendait à son arrivée.
À peine avait-il posé le pied sur la première marche de l’escalier, qu’il entendit une voix bien connue lui criant de l’étage supérieur sur un ton jovial : « viens donc vite, déserteur, que je te serre la main. »
En trois bonds Hervart se trouvait auprès de son visiteur.
— Ernest, toi ici ! fit-il d’une voix qui reflétait encore plus de joie que d’étonnement.
— Comme tu vois, mon cher Louis, et parfaitement installé chez toi pour huit jours. Mais d’où viens-tu donc ? Voilà près d’une heure que je t’attends.
— Tu verras qu’il n’y a pas de ma faute ; en effet j’arrive du théâtre. Mais dis-moi donc comment tu as fait pour entrer, la concierge ne demeure jamais après neuf heures et demie.
— Quand j’ai frappé à sa porte, il était à peine neuf heures. Je te demande ; on me dit que tu es sorti et que tu ne rentreras probablement pas avant minuit. Je ne tenais aucunement à attendre seul pendant trois heures. « Je reviendrai tantôt, dis-je à la concierge. »
— Mais il n’y aura personne pour vous ouvrir la porte, car je m’en vais à l’instant même.
— Il y va d’un écu pour vous si vous m’attendez jusqu’à ce que je revienne.
— Très bien, alors, j’attendrai.
Je sors donc. À peine dehors je fais la rencontre de quelques amis et sans m’en apercevoir, voilà bientôt deux bonnes heures que nous flânons ensemble. Je suppose qu’il est temps pour moi de rentrer au logis ; j’y retrouve la concierge qui m’ouvre la porte et que je renvoie très satisfaite, après lui avoir donné la récompense promise. Voilà, mon cher, comment je suis installé chez toi sans plus de façon.
— Tu ne pouvais mieux faire. Depuis quand es-tu à Montréal ?
— Je suis arrivé ce soir à sept heures et demie.
Pierre apporta du tabac et, tous deux, ayant allumé une pipe, causèrent encore quelques instants, après quoi Louis invita Ernest à prendre du repos.
— Mais es-tu fatigué ? demanda ce dernier à son ami. Quant à moi, tu sais que je n’ai point pour habitude de me coucher de bien bonne heure.
— Oh ! je n’ai pas oublié nos veillées de Québec, mais je pensais qu’après ton voyage tu aurais peut-être besoin de sommeil.
— Mais pas le moins du monde, et d’ailleurs tu sais que pour peu que la lassitude me gagne, je me retire sans attendre de permission.
Et ils causèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Par ce que nous venons de raconter, le lecteur a pu voir qu’une grande intimité existait entre Louis et son ami Ernest.
Cette amitié datait de plusieurs années et elle avait pris racine dans le cœur des jeunes gens, alors qu’ils étaient au Séminaire de Québec, où tous deux avaient fait leur cours d’études. Ils étaient dans la même classe et devaient ainsi se trouver, en même temps, prêts à faire le choix d’une profession après leur sortie du collège. Louis se décida pour l’étude du droit, et Ernest pour la médecine. Ils demeurèrent une couple d’années à Québec, toujours unis par leur ancienne amitié qui ne faisait que s’accroître, quoique d’un caractère assez opposé. Ernest aimait beaucoup plus les plaisirs que son ami et était plus léger que lui ; Louis, au contraire, était plus sérieux qu’Ernest et apportait plus d’ardeur au travail que ce dernier. Quelquefois s’il voyait son compagnon de chambre trop adonné à la paresse, il lui faisait des remontrances plus ou moins sérieuses. Celui-ci l’écoutait, puis après la semonce finie : je travaillerai mieux à l’avenir, répondait-il. Mais alors le sévère étudiant ne devait pas regarder Ernest bien en face, car ce dernier ne pouvait plus garder la figure sérieuse qu’il s’était composée pour écouter son ami. Aussi la remontrance se terminait-elle toujours par un franc éclat de rire de la part des deux jeunes gens.
Cela fit qu’au bout de deux ans Ernest n’était guère plus avancé dans l’étude de sa profession qu’au début. Quand Louis vint résider à Montréal, Ernest retourna alors chez sa mère, à la campagne, et dit à la médecine un éternel adieu. Cependant son caractère gai s’accommodait difficilement d’une vie trop sédentaire et il arrivait parfois que l’ennui le gagnait dans sa retraite. Alors il prenait le chemin de Montréal, ou il invitait quelques amis chez lui. Nous ne terminerions pas cette esquisse avec justice si nous n’ajoutions que, comptant sur la fortune dont il devait hériter plus tard, il n’avait jamais su calculer.
Après une bonne nuit, Ernest se leva de très bonne heure, ce qui était une dérogation à ses habitudes.
Louis dormait encore.
Ne voulant point le déranger, Ernest s’habilla sans bruit et sortit.
Il était environ six heures.
Le soleil, qui était très ardent, couvrait déjà la plus grande partie de la ville. La nature semblait vouloir sourire aux yeux d’Ernest ; déjà les oiseaux faisaient entendre au loin leur doux ramage, pendant qu’un rossignol gazouillait paisiblement dans un arbre à la porte du domicile de Louis, tout en sautant de branche en branche. Ernest se sentit radieux à cette vue, puis après s’être arrêté quelques instants, il se dirigea vers le fleuve.
Il venait de s’appuyer sur la balustrade du quai, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule. Il se retourna aussitôt.
— Depuis quand êtes-vous en ville ? lui demanda celui qui s’était permis cette accolade amicale ?
— Depuis hier soir. Vous êtes matineux, M. Marceau ; je vous avouerai que je ne comptais rencontrer guère que les gens qui se rendent au marché ou à leur travail.
— Je me lève toujours vers cette heure ; mais je ne crois pas que ce soit une coutume chez vous, n’est-ce pas ?
— Vous, avez raison, ce matin j’ai dérogé à mes habitudes.
— Quel bon vent vous a poussé du côté de Montréal ? serait-ce par hasard, comme je le suppose, le bal de mademoiselle Darcy ?
— Non, je n’en savais absolument rien et vous êtes le premier à m’en parler. À propos, on dit que vous vous mariez ?
— Et avec qui donc ?
— Avec l’aînée des demoiselles Darcy, je crois.
— On l’a dit, mais on ne le dira plus.
— Mais dites donc, Edmond, ne pourriez-vous pas me procurer une invitation à ce bal ?
— Oui, je le pourrais, sans doute, mais dans le moment, vous comprendrez que je préfère ne pas être chargé de demandes semblables, et cela justement parce que je n’épouse plus Mademoiselle Darcy. Si vous vous adressiez à M. Hervart…
— En effet, vous avez raison. Salut donc, je m’en vais réveiller ce paresseux de Louis, qui doit dormir encore. Et tous deux se séparèrent.