Vauquelin - L’Art poétique - Genty/Livre 1






L'ART


POETIQVE


FRANÇOIS
ou l'on peut remarquer la perfection et le defavt des anciennes
et des modernes poesies


AV ROY


Par le sieur de la Fresnaie Vavqvelin
L'ART


POETIQVE


FRANÇOIS
ou l'on peut remarquer la perfection et le defavt des anciennes
et des modernes poesies


AV ROY


Par le sieur de la Fresnaie Vavqvelin
____
LIVRE PREMIER


SIRE, ie conte ici les beaus enseignemens
De l’art de Poésie, et quels commencemens
Les Poèmes ont eu ; quels auteurs, quelle trace
Il faut suiure, qui veut grimper dessus Parnasse.
Muses, s’il est permis d’enseigner l’Art des vers,
Et montrer d’Helicon les saints écrins ouuers,

Que chacune de vous me montre sa cachette ;
Permettez que les huis de Cirrhe ie crochette,
Que ie monte en Parnasse ouurant vos cabinets,
Que ie cueille les fleurs des féconds iardinets
De Pimple et de Permesse : et que l’eau de Pirene
Ruisselle dans mes vers sur la francoise arène.
Apollon, pren pour moy ton Luth harmonieux,
Etoufe d’vn son doux le bruit calomnieux
De ceux qui blâmeront cette mode enseignante
Pour ne sentir assez sa façon élégante.
Et vous, ô mon grand Roy, soyez le deffendeur
De l’ouurage, duquel vous estes commandeur.
Comme Dieu, grand ouurier, fist de rien toute chose.
Son œuure aussi de peu le Poète compose :
Mais quand vn homme va pour vn plaisant soûlas,
Dans quelque beau iardin, dressé par entrelas
D’aires, de pourmenoirs et de longues allées.
Partis diuersement en sentes egallees ;
S’il marche dédaigneux par dessus les plançons
Des aires, compartis en diuerses façons,
El qu’il rompe en passant les bordures tondues.
Et d’vn gentil dedal les hayetles fendues.
Au lieu d’aller ioyeux par les petits sentiers,
Diuisant le parterre en ses diuers quartiers,
Le iardinier fasché de voir les pieds superbes
De ce hautain gaster son iardin et ses herbes.
De mots iniurieux à luy s’adressera,

Et hors de son iardin, dépit le chassera.
Ainsi quand le grand Dieu, iardinier de la terre,
Nous void marcher hautains au monde son parterre,
Hors de ses chemins droits, les espalliers brisant.
Les berceaus et les fleurs de son iardin plaisant.
Il nous chasse dehors : il luy déplaist que l’homme
Retenté de nouueau regouste de la pomme :
Sa loy, ses mandemens, sentiers de la cité.
Sont chemins où l’on peut marcher en seureté.
SIRE, pareillement si quelcun plein d’audace.
Malin, outrecuidé, vos Edicts outrepasse.
De vos grands Parlemens le seuere pouuoir
Le fait bien tost ranger à son humble deuoir.
Vostre image parlant en vos licts de iustice,
Fait de vostre Royaume obseruer la police.
Et vostre bras vangeur poursuit de toutes pars
Ceux qui vous irritant veulent irriter Mars.
Les Edicts de nos Roys, vos iustes ordonnances,
Doiuent à vos suiets seruir de souuenances
Du trac, dont on ne doit iamais se détraquer,
Qui ne veut le couroux du prince prouoquer.
De mesme en tous les arts formez par la Nature,
Sans art il ne faut point marcher à l’auenture :
Autrement Apollon ne guidant point nos pas ;
Monter au double mont ne nous souffriroit pas ;
Les chemins sont tracez ; qui veut par autre voye
Regaigner les douants, bien souuent se fouruoye :

Car nos sçauans maieurs nous ont desia tracé
Vn sentier qui de nous ne doit estre laissé.
Pour ce ensuiuant les pas du fils de Nicomache,
Du liarpeur de Calabre, et tout ce qui remâche
Vide, et Minturne après, i’ay cet ceuure apresté,
Sire, l’accommodant au langage vsité
De vostre France, afin que la francoise Muse
Sans Art à l’auenir ne demeure confuse.
Mais qui selon cet Art du tout se formera
Hardiment peut oser tout ce qui luy plaira
Escriuant en francois ; ainsi vostre langage
Par ces vers ne reçoit vn léger auantage
Veu qu’il se trouue plus de comments mille fois
Au latin, que de vers en l’Art du Calabrois :
Et puis ce n’est pas peu de ioindre à vos domaines,
Sans dépence ou hasard, les dépouilles Romaines.
Mais tout par art se fait, tout par art se construit,
Par art guide les Naux le Nautonnier instruit,
Et sur tous le Poète en son dous exercice
Mesle auec la nature vn plaisant artifice ;
Tesmoin en est cet Art, qui par les vers conté,
A tous les autres arts aisément surmonté.
Comme on void que les voix fortement entonnées
Dans le cuyure étrecy des trompettes sonnées,
Iettent vn son plus clair, plus haut, plus souuerain,
Pour estre l’air contraint dans les canaux d’erain :
Ainsi les beaus desseins, plus clairs on fait entendre,

De les soumettre aux loix qu’eu prose les étendre.
Premier cette raison fist asseruir les voix,
Soubs l’air de la syllabe à conter par ses doigs.
L’inuention des vers estre des cieux venue, —
Est vne opinion des plus sçauans tenue,
Et le fils de Latone ils y font présider
Et les vierges qu’on fait en Pinde résider,
Pour monstrer que la source en est toute céleste ;
Ce qu’vn rauissement à plusieurs manifeste.
Car, estants idiots, de fureur sainte épris,
Ils sentent tellement eleuer leurs espris.
Et de Phœbus si fort échauffer leurs poitrines,
Que, comme s’ils auoient apris toutes doctrines,
Ils chantent mille vers qu’on pourroit égaller
A ceux qui font la Muse en Homère parler :
Puis quand cet éguillon plus ne les epoinçonne,
Ils remâchent leurs vers, leur Muse plus ne sonne :
Et demeurants muets ils sont émerueillez
Quel Ange auoit ainsi tous leurs sens reueillez.
Quel Bacchus leur auoit l’ame tant éleuee,
Et du Nectar des dieux tellement abreuuee,
Que sans corps ils estoient en tel rauissement
Tirez iusques au Ciel, où le saint souflenient
De la bouche de Dieu leur halenoit en l’ame
Vne fureur diuine, vn rayon, vne flame.
Qui sans art, sans sçauoir, les faisoit tant oser,
Qu’en tous arts ils vouloient et sçauoient composer ;

Cela fist que l’on vid maints doctes recognoistre
Les Orateurs se faire, et les Poètes naistre.
Et truchemens des dieux beaucoup les appeloient,
Croyans que par leur bouche aux humains ils parloient.
On void aussi que l’homme ayant dés la naissance
Le Nombre, l’Armonie et la Contrefaisance,
Trois points que le Poète obserue en tous ses vers,
Que de là sont venus tous les genres diuers
Qu’on a de Poésie : à raison que naissante
Premier cette Nature en nous contrefaisante,
Fist que celuy qui fut enclin pour imiter,
S’enhardit peu à peu de nous représenter
Tous les gestes d’autruy, chanter à l’auenture,
Rapportant à la voix l’accort et la mesure :
Depuis il s’ensuiuit qu’en beaucoip de façons
Elle fut diuisee en l’esprit des garçons.
Selon que de leurs meurs la coustume diuerse
A faire les poussoit des vers à la trauerse.
Delà vint qu’on voyoit les sages généreux
Les gestes imiter des hommes valeureux :
Les prudens contrefaire vne vieille prudence,
Et mettre d’vn Nestor l’esprit en euidence.
En imitant leurs meurs, leurs belles actions,
Comme elles ressembloient à leurs intentions :
Les autres plus légers les actions légères
Imitoient des mauuais : et comme harengeres
Touchoient l’honneur de tous, vsant de mots picquants.

Au contraire de ceux qui les dieux inuoquants,
Faisoienl à leur honneur des Hymnes vénérables,
Ou celebroient des bons les bontez fauorables :
De Nature ils estoient poussez à cet effet :
Nul ne pensoit à l’Art qui depuis s’en est fait :
Mais l’vsage fist l’Art ; l’Art par apprentissage
Renouuelle, embellit, règle et maintient l’vsage ;
Et ce bel Art nous sert d’escalier pour monter
A Dieu, quand du nectar nous desirons gouster.
Le Nombre, et la Musique en leur douce Harmonie,
Sont quasi comme l’ame en la sainte manie
De tout genre de vers, de qui faut emprunter
Le sucre et la douceur pour les faire gouster.
Bien que la vigne soit aussi belle, aussi viue
Qu’aucun autre arbrisseau qu’vn laboureur cultiue.
Il la faut toutesfois appuyer d’échalas,
Ou quelque arbre à plaisir luy bailler pour soûlas :
Ainsi des autres Arts il faudra qu’on appuyé
La Poésie, afin qu’elle en bas ne s’ennuye :
Le Lierre en la sorte en forme de serpent.
Sans son grand artifice en bas iroit rampant :
Aux arbres il s’attache, industrieux il grimpe
Par son trauail, plus haut que le coupeau d’Olimpe :
H grauit conlremont sur les antiques murs,
Il s’eleue collé dessus les chesnes durs,
Et sa force si bien haussant il etançonne.
Que plus ferme est son pied qu’vne ferme coulonne.

De mesme la Nature aux Arts a son recours,
Pour auoir vn souslien, pour auoir vn secours,
Qui ferme rend sa peine en plaisir égayée
De se voir par les fleurs de science étayee.
C’est pourquoy quand on fait, par vn prix droicturier,
La couronne aux sçauans de verdoyant laurier,
(Signe que la verdeur d’immortelle durée
Aura contre le temps vne force asseuree)
On y met du lierre ensemble entrelassé.
Pour montrer que sans l’Art l’esprit est tost lassé :
Ainsi representoit l’Egiptienne écolle
Le Poëte parfait, par ce gentil symbolle.
Comme vn autre disoit, que de laict doucereux.
Pour montrer la Nature, et de miel sauoureux
Peur marquer l’artifice, on debueroit repaistre
Celuy qui veut aux vers se faire appeler maistre.
Personne ne pouuant sans leur conionclion
lamais toucher au but de la perfection.
C’est vn Art d’imiter, vn Art de contrefaire
j Que toute Poésie, ainsi que de pourtraire,
’Et l’imitation est naturelle en nous :
Vn autre contrefaire il est facile à tous ;
Et nous plaist en peinture vne chose hideuse,
Qui seroit à la voir en essence fâcheuse.
Comme il fait plus beau voir vn singe bien pourtrail,
Vn dragon écaillé proprement contrefait,
Vn visage hideux de quelque laid Thersite,

Que le vray naturel, qu’vn sçauant peintre imite :
Il est aussi plus beau voir d’vn pinceau parlant,
Dépeinte dans les vers la fureur de Roland,
Et l’amour forcené de la panure Climene,
Que de voir tout au vray la rage qui les mené.
Tant s’en faut que le beau, contrefait, ne soit beau,
Que du laid n’est point laid vn imité tableau :
Car tant de grâce auient par celle vray-semblance,
Que surtout agréable est la contrefaisance.
Donc s’vn peintre auoit peint vn beau visage humain,
Y ioignantpujs après, d’vn trait de mesme main,
Vn haut col de cheual dont l’estrange figure
D’vn plumage diuers bigarrast la nature.
Et qu’ores d’vne beste, et qu’ores d’vn oyseau
Il adioutast vn membre à ce monstre nouueau,
Ses membres assemblant d’vne telle ordonnance,
Que le bas d’vn poisson eust du tout la semblance,
Et le haut d’vne femme, ainsi qu’on dit qu’estoient
Celles qui de leurs voix les nochers arrestoient :
Sire, venant à voir ce monstre de Sirène,
De rire, que ie croy, vous vous tiendriez à peine.
Croyez, ô mon grand Roy, qu’en ce tableau diuers,
Semblable vous verrez vn beau liure en ces vers,
Auquel feintes seront diuerses Poésies,
Comme au chef d’vn fieureux sont mille fantasies :
De sorte que le bas ni le sommet aussi
Ne se rapporte point à mesme sorte icy :

Toutesfois tout le corps des figures dépeintes
Donnent vn grand plaisir ainsi qu’elles sont feintes :
Ce sont des vers muets que les tableaux de prix,
Ce sont tableaux parlants que les vers bien écris.
Le Peintre et le Poëte ont gaigné la puissance
D’oser ce qu’il leur plaist, sans faire à l’Art nuisance :
Au moins nous receuons cette excuse en payraent,
Et la mesme donnons aux autres mesmement.
Mais non pas toutesfois que les choses terribles,
Se ioignent sans propos auecques les paisibles :
Comme de voir couplez les serpens aux oyseaux,
Aux tigres furieux les dous bellants agneaux.
Tout se doit rapporter par quelque apartenance,
Tant qu’vn fait ioint à l’autre ait de la conuenance,
Comme en Crotesque on voit par entremeslemens
De bestes et d’oyseaux diuers accouplemens.
Bien souuent bastissant d’vn hautain artifice
Quelque ouurage superbe, on met au frontispice
Et de pourpre et d’azur maint braue parement,
Pour enrichir le front d’vn tel commencement.
Tout de mesme on descrit la forest honorée.
Et l’autel où iadis fut Diane adorée,
Ou le bel arc en ciel bigarré de couleurs.
Ou le pré s’émaillant de différentes fleurs,
Ou le Rhin Germanique, ou la Françoise Seine,
Qui par tant de beaus champs en serpent se pourmeine.
Puis embrasse en passant de ses bras tortueux

Paris le beau seiour des libres vertueux.
Mais de ne mettre point chose qui ne conuienne
Au suiet entrepris, tousiours il te souuienne :
Et ne fay pas ainsi que ce peintre ignorant,
Qui peindre ne sçauoit qu’vn Ciprez odorant ;
Et désirant de luy tirer quelque peinture,
Tousiours de ce Ciprez il bailloit la figure.
A quel propos cela ? quand pour argent donné
Veut estre peint celuy qui, sur mer fortuné,
Le nauffrage a souffert, te chargeant de pourtraire
Vn Satire cornu, ne fay rien au contraire.
Parquoy doncques au lieu d’vn Satire paillard,
Nous viens tu figurer Silène le vieillard ?
Si tu fais vn Sonnet ou si tu fais vne Ode,
Il faut qu’vn mesme fil au suiet s’accommode :
Et plein de iugement vn tel ordre tenir,
Que hautain commençant haut tu puisses finir.
Pour dire en bref il faut qu’à toy mesme semblable,
Ton vers soit tousiours mesme en soymesme agréable,
Si bien que ton Poème égal et pareil soit.
Soubs l’espèce du bien souuent on se déçoit :
Qui fait que la pluspart des Poètes s’abuse.
Car l’vn pour estre bref importunant la Muse,
Trop obscur il dénient : à l’autre le cœur faut,
Suiuant vn suiet bas : trop s’enflant s’il est haut :
Qui trop veut estre seur, et qui trop craint l’orage,
11 demeure rampant à terre sans courage.

Qui veut d’vne autre part, prodigue de ses vers,
Vn mesme fait changer par vn parler diuers,
Il conduit aux forets les Dauphins hors des ondes,
Les Sangliers hors des bois dedans les eaux profondes,
Et les Cerfs il veut faire en hardes abbander,
Pour aller hors la terre en la mer viander :
Au vice nous conduit la faute qu’on euite,
Si par Art elle n’est du iugement conduite.
A Paris, Renaudin, Imager diligent,
Sçait bien représenter en bronze et en argent
Les ongles et la main : et de douce enlailleure
Imiter gentiment la crêpe cheueleure ;
Mais le chetif ne peut d’vne dernière main
Parfaire son ouurage : Ainsi ie fais en vain
Mille vers, quand ie veux composer vn Poëme,
Qu’imparfait, ie ne puis paracheuer de mesme
Que ie l’ay commencé : comme si mal en point
l’auois la chausse neufue, et quelque vieux pourpoint.
vous qui composez, que prudens on s’efforce
De prendre vn argument qui soit de vostre force :
Pensez long temps au fais que vous pourrez porter :
Car s’il est trop pesant, il s’en faut déporter.
Qui sçait bien vn suiet selon sa force élire,
Point ne luy manquera l’ordre ni le bien dire.
La grâce et la beauté de cet ordre sera,
Si ie ne me deçoy, quand bien on dressera
Ce qui dire se doit, et non se dire à l’heure,

Reseruant plusieurs points en leur saison meilleure,
Et quand bien à propos on sçaura prendre vn point,
Et quand hors de propos on ne le prendra point.
Sur tout bien inuenter, bien disposer, bien dire,
Fait l’ouurage des vers comme vn Soleil reluire.
Comme sur tous louable est l’édifice, où l’art
Fait priser la matière, auquel d’vne autre part
La matière fait l’art estimer dauanlage :
Tout ainsi le Poëme a l’honneur en partage,
Quand vn digne suiet fait les vers eslimer,
Et quand les vers bien faits font le suiet aimer.
Si quelques mots nouueaux tu veux mettre en vsage,
Montre toy chiche et caut à leur donner passage :
Ce que bien lu feras les ioignant finement
Auec ceux dont la France vse communément.
Si mesme le premier il le faut d’auenlure,
Découurir en françois des secrets de nature
Non encor exprimez, lors prudent et rusé.
Tu peux feindre des mots dont on n’a point vsé :
Et puis les mots nouueaux que les nostres inuentent,
Qui de l’Italien la langue représentent,
Ou qui sont du Latin quelque peu détournez,
Ou qui sont du milieu de la Grèce amenez,
Seront receus, pourueu qu’auec propre matière
La France rarement en soit faite héritière :
Et tous les mots qui sont proprement françoisez,
Et tous ceux qui ne sont du françois déguisez,

Et les vieux composez desquels tousiours en France
On vsoit à l’égal de la Grecque éloquence.
Mais ne seroit raison qu’à Thiard fust permis,
Comme à Sceue, d’auoir tant de mots nouueaux mis
En France, dont il a nostre langue embellie
Par les vers éleuez de sa haute Délie,
Et que Bellay, Ronsard et Baïf, inuentant
Mile propres beaus mots, n’en poussent faire autant.
Si l’en inuente aussi, par la trace suiuie
Des plus doctes, pourquoy m’en porte l’on enuie ?
Puis que tant ont ainsi nostre langage orné,
Quand à nouuelle chose ils ont vn nom donné ;
Comme ont fait nos Hérauts, en beaucoup de manières
Blasonnant les escus armoyés aux banieres :
Comme en la chasse ont fait nos antiques chasseurs,
Comme ore font aussi nos recens bastisseurs :
Tesmoin vn lean Martin qui nostre langue a faite
Propre pour exprimer Vitruue l’architecte.
En la chasse il y a pour les champs et les bois.
Du Fouilloux et Modus, et le prince de Foix,
Dont puiser tu pourras les mots de vénerie ;
Et puis lean de Franciere en la fauconnerie.
Voilant t’enseignera les traits et les façons
D’affaitter et leurrer les Gerfauts et Faucons.
Et du braue cheual cauacadour agile
Le parler tu sçauras d’vn escuyer habile.
Et voirras le Grisou (bien qu’à le manier

Il ne soit à la fin qu’vn françois escuier)
Et d’autre part Nicot, qui de plume diuine
Voyageant t’assembla des termes de marine.
L’idiome Norman, l’Angeuin, leManceau,
Le François, le Picard, le poli Tourangeau
Aprens, comme les mots de tous arts mécaniques,
Pour en orner après tes phrases Poétiques.
’Si tu veux vn dessein ou d’armes ou d’amour,
Ou de lettres montrer qui soit digne du iour,
Que tu saches la règle au vray des Entreprises,
Cris-de-bataille, Mots, Ordres, Chiffres, Deuises,
Brisures et Couleurs, les Armes des maisons.
Anagrammes, Rébus, Emblesmes et Blasons,
Et des Egiptiens des choses les images
Soubs lesquels ils couuroient leurs doctrines plus sages.
Aux festins solennels, aux ioustes, aux tournois
Tu rempliras ainsi les Oualles des Rois
D’ames et de beaus corps : ce sont Mots et Figures
Qui de guerre et d’amour cachent les auantures.
Alors il te sera permis de mots vser
Que la nécessité ne pourroit refuser :
(le ne veux toutesfois qu’vn bon esprit se fiche
A faire vn Anagramme, à faire vne Accrostiche
D’vn trauail obstiné : ce sont fruicts abortifs
Dont la semence vient de poures apprentifs) ;
Lors en renouuelant vne vieille empirance
Changer tu peux des mots par quelque tolérance.

On a tousiours permis, est, et permis sera
Faire naislre vn beau mot, qui représentera
Vne chose à propos, pourueu que sans contrainte
Au coin du temps présent la marque y soit emprainte.
Comme on void tous les ans les fueilles s’en aller,
Au bois naistre et mourir, et puis renouueler,
Ainsi le vieux langage et les vieuls mots périssent,
Et comme ieunes gens les nouueaux refleurissent.
Tout ce que nous ferons est suiet à la mort :
Ce qui fut terre ferme à cette heure est vn port,
Œuure haute et royalle : et maintenant la Seine
Pour enceindre la ville abandonne la pleine :
Et ce qui d’vn costé n’estoit rien que marests.
Et qui d’vn autre endroit n’estoit rien que forests
Est, fendu soubs le soc, deuenu champ fertille
Des blonds cheueux que tond la dent de la faucille.
Comme ore en mainte part Loire a changé son cours.
Et sans plus nuire aux bleds, des prez est le secours :
La mer en maint endroit de nos costes Normandes
A pris, sans partager, des campagnes trop grandes ;
Ailleurs se reculant de ses bords sablonneux,
Elle a fait des pastils de marests limonneux.
A la fin périront toutes choses mortelles ;
Aussi fera l’honneur des paroles plus belles :
Car si l’vsage veut, plusieurs mots reuiendront
Après vn long exil, et les autres perdront
Leur honneur et leur prix, sortant hors de l’vsage

Soubs le plaisir duquel se régie tout langage.
De quel air, en quels vers on doit des Empereurs,
Des Princes et des Rois descrire les erreurs.
Les voyages, les faits, les guerres entreprises,
D’vn siège de dix ans les grandes villes prises.
L’enseigne Homère grec, et Virgile Romain :
Autre exemple choisir ne te trauaille en vain.
Comme Appelle en peinture estoit inimitable,
En ses traits, en ses vers Virgile est tout semblable.
En l’Epique tu peux suiure ce braue autheur :
Nul ne peut en sa langue attaindre à sa hauteur.
Pour t’aider tu pourras bien remarquer tes fautes
Dedans la Thebaïde et dans les Argonautes,
Suiure vn coulant Ouide, et cet Italien,
Qui ne les suit de loin, bien que d’vn seul lien.
Dans vn mesme suiet de trois digne, il assemble
Vn long siège, vn voyage et maint amour ensemble.
Et d’autant qu’il ne sied au Poète fameux
De prendre rien des siens quand il écrit comme eux,
Estant né de bon siècle auec la véhémence
Qu’en la France a produit la première semence)
Sans rien luy dérober honore ce bel art
En Francus voyageant soubs nostre grand Ronsard.
Si, né soubs bon aspect, tu auois le génie
Qui d’Apollon attire à soy la compagnie,
Pour d’vn ton assez fort l’Héroïque entonner,
Les siècles auenir tu pourrois étonner ;

Mais il faut de cet Art tous les préceptes prendre,
Quand tu voudras parfait vn tel ouurage rendre :
Par ci par là meslé, rien ici tu ne lis,
Qui ne rende les vers d’vn tel œuure embellis.
Tel ouurage est semblable à ces fecons herbages.
Qui sont fournis de prez et de gras pastu rages,
D’vne haute futaye, et d’vn bocage épais,
Où courent les ruisseaux, où sont les ombres frais,
Où l’on void des estangs, des vallons, des montagnes,
Des vignes, des fruictiers, des forests, des campagnes :
Vn Prince en fait son parc, y fait des baslimens,
Et le fait diuiser en beaus appartemens ;
Les cerfs, soit en la taille, ou soit dans les gaignages,
Y font leurs viandis, leurs buissons, leurs ombrages ;
Les abeilles y vont par esquadrons bruyants
Chercher parmi les fleurs leurs viures rousoyants ;
Le bœuf laborieux, le mouton y pasture,
Et tout autre animal y prend sa nourriture.
En l’ouurage Héroïque ainsi chacun se plaist,
Mesme y trouue dequoy son esprit il repaist :
L’vn y tondra la fleur seulement de l’Histoire,
Et l’autre à la beauté du langage prend gloire ;
Vn autre aux riches mots des propoz figurez.
Aux enrichissemens qui sont elabourez ;
Vn autre aux fictions, aux contes délectables
Qui semblent plus au vray qu’ils ne sont véritables.
Bref, tous y vont cherchant, comme sont leurs humeurs,

Des raisons, des discours, pour y former leurs mœurs ;
Vn autre plus sublim à trauers le nuage
Des sentiers obscurcis, auise le passage
Qui conduit les humains à leur bien-heureté
Tenant autant qu’on peut l’esprit en seureté.
C’est vn tableau du monde, vn miroir qui raporte
Les gestes des mortels en différente sorte.
On y void peint au vray le gendarme vaillant,
Le sage capitaine vne ville assaillant,
Les conseils d’vn vieil homme, ecarmouches, batailles,
Les ruses qu’on pratique au siège des murailles.
Les iousles, les tournois, les festins et les ieux,
Qu’vne grand’Royne fait au Prince courageux,
Que la mer a ielté par vn piteux naufrage.
Apres mille dangers, à bord à son riuage.
On y void les combats, les harengues des chefs.
L’heur après le malheur, et les tristes méchefs
Qui tallonnent les Roys : les erreurs, les tempestes
Qui des Troyens errants pendent dessus les testes,
Les sectes, les discords, les points religieux.
Qui brouillent les humains entre eux litigieux :
Les astres on y void et la terre descrite.
L’océan merueilleux quand Aquilon l’irrite :
Les amours, les duels, les superbes dédains,
Où l’ambition mist les deux frères Thebains :
Les enfers ténébreux, les secrettes magies.
Les augures par qui les citez sont régies :

Les fleuues serpentants, bruyants en leurs canaux ;
Les cercles de la Lune, où sont les gros iournaux
Des choses d’ici bas, prières, sacrifices,
Et des Empires grands les loix et les polices.
On y void discourir le plus souuent les Dieux,
Vn Terpandre chanter vn chant mélodieux
A l’exemple d’Orphée : et plus d’vne Medee
Accorder la toyson par lason demandée :
On y void le dépit où (1)[1] poussa Cupidon
La fille de Dicaee et la poure Didon :
Car toute Poésie il contient en soyméme
Soit tragique ou Comique, ou soit autre Poème.
Heureux celuy que Dieu d’esprit voudra remplir,
Pour vn si grand ouurage en françois acomplir l
En vers de dix ou douze après il le faut mètre :
Ces vers la nous prenons pour le graue Hexamètre,
Suiuant la rime plate, il faut que mariez
Par la Musique ils soient ensemble appariez,
Et tellement coulans que leur veine poUie
Coule aussi doucement que l’eau de Castallie.

Mais du vers Heroic ailleurs nous parlerons
Et tandis d’autres vers ici nous meslerons.
Les vers que les Latins d’inégale iointure
Nommoient vne Elégie, aigrete en sa pointure,
Seruoient tant seulement aux bons siècles passez,
Pour dire après la mort les faits des trépassez ;
Depuis à tous suiets : ces plaintes inuentees
Par nos Alexandrins sont bien représentées,
Et par les vers communs, soit que diuersement
En Stances ils soient mis, ou bien ioints autrement.
I Cette Elégie vn Lay nos François appelèrent,
BEt l’Epitete encor de triste luy baillèrent :
(Beaucoup en ont escrit ; tu les imiteras,
El le prix non gaigné peut estre emporteras.
Breue tu la feras, te réglant en partie
Sur le Patron poli de l’amant de Cinthie,
Les préceptes tousiours généraux obseruant,
Tels que nous les auons cottez par ci deuant.
Nos Poètes François, qui beaus Cignes se fient
A leur voler hautain, or’la diuersifient
En cent genres de vers ; si trop long est leur cours,
Ils couurent sa longueur du beau nom de discours.
Qui la triste Elégie a premier amenée,
Cette cause au Palais encor est démenée :
Car les Grammairiens entre eux en vont plaidant,
Et soubs le luge encor est le procez pendant.
Tibulle est le premier dont la Muse bien nette

A, romaine, imité Callimaque et Philœtte :
Puis Ouide et Properce, et Gallus le vieillart,
Dont tu peux emprunter les règles de cet Art.
Mais ta Muse ue soit iamais embesongnee
Qu’aux vers dont la façon ici t’est enseignée
Et des vieux chants Royaux décharge le fardeau ;
Oste moy la Ballade, oste moy le Rondeau.
Les Sonnets amoureux des Tançons Prouençalles
Succédèrent depuis aux marches inegalles
Dont marche l’Elégie : alors des Trobadours
Fut la Rime trouuee en chantant leurs amours :
Et quand leurs vers Rimez ils mirent en estime,
Ils sonnoient, ils chantoient, ils balloienl sous leur Rime ;
Du Son se fisl Sonnet, du Chant se fist Chanson,
Et du Bal la Ballade, en diuerse façon :
Ces Trouuerres alloient par toutes les Prouinces
Sonner, chanter, danser leurs Rimes chez les Princes.
Des Grecs et des Romains cet Art renouuelé.
Aux François les premiers ainsi fut reuelé.
A leur exemple prist le bien disant Pétrarque
De leurs graues Sotmets l’ancienne remarque :
En récompense il fait mémoire de Rembaud,
De Fouques, de Remon, de Hugues et d’Aarnaud.
Mais il marcha si bien par cette vieille trace,
Qu’il orna le Sonnet de sa première grâce :
Tant que l’Italien est estimé l’autheur
De ce dont le François est premier inuenteur.

Jusqu’à tant que Thiard (1)[2] épris de Pasithee
L’eut chanté d’vne mode alors inusitée,
Quand Scène par dixains en ses vers Deliens
Voulut auoir l’honneur sur les Italiens,
Quand desia Saingilais (2)[3], et doux et populaire
Refaisant des premiers le Sonnet tout vulgaire,
En Court en eut l’honneur : quand bien tost du Bellay
Son OUiue chantant l’eut du tout r’appelé :
Et que Ronsard bruslant de l’amour de Cassandre
Par dessus le Toscan se sceut bien faire entendre :
Et Baïf dudepuis (Meline en ses ébats
N’ayant gaigné le prix des amoureux combats)
Ces Sonnets repillant, d’vn plus hardi courage,
Et changeant son amour, et changeant son langage
Chanta de sa Francine au parangon de tous.
Faisant nostre vulgaire et plus bas et plus dous.
Puis Ronsard reprenant du Sonnet la mesure
Fist nostre langue aussi n’estre plus tant obscure
Et deslors à l’enui fut des François repris
L’interest du vieux sort, que l’Itale auoit pris.
Et du Bellay quitant cette amoureuse flame,
Premier fist le Sonnet sentir son Epigrame :

Capable le rendant, comme on void, de pouuoir
Tout plaisant argument en ses vers receuoir.
Desportes d’Apolon ayant l’ame remplie,
Alors que nostre langue estoit plus accomplie,
Reprenant les Sonnets, d’art et de iugement
Plus que deuant encor écriuit doucement.
De nostre Cathelane ou langue Prouençalle
La langue d’Italie et d’Espagne est vassalle :
Et ce qui fist priser Pétrarque le mignon,
Fust la grâce des vers qu’il prist en Auignon :
Et Bembe reconnoist qu’ils ont pris en Sicille
La première façon de la Rime gentille.
Que l’on y fut planter auecques nos Romanis,
Quand conquise elle fut par nos Gaulois Normands,
Qui faisoient de leurs faits inuenter aux Trouuerres
Les vers que leurs louglours, leurs Contours et Chanterres
Rechantoient par après : (Ainsi les Grecs auoient
Des Rapsodes, qui lors tous les carmes sçauoient
D’Homère et d’Hésiode, estant les secrétaires,
Interprètes, conteurs des fabuleux raisteres
De ces poètes vieux) lors Tristau de Cisteaux
En Pouille auec Guiscart plantoit ses panonceaux.
Puis en suite plus grand Tancred de Hauteuille
Conduisant douze fils de sa terre fertille,
Mist en Pouille et Calahre vn vulgaire François
Du Cathelan, Roman, Vualon et Thiois,
Langages tous formez sur la langue Gauloise,

Que corrompit ainsi la Latine et Thioise ;
Qui par les Cours des grands Romande se forma,
Et chacun à la fin ceste dernière aima.
Les Normands derechef, suiuant hors de leur terre
Guillaume leur grand duc, mirent en Angleterre
Leur coustume et leur langue, et delà d’autres lois,
Qu’en François bien long tems n’ont point eu les Anglois.
D’Archilocque premier la furieuse rage
De son ïambe propre arma le fier courage :
Ce pied du gros soulier des Comicques fut pris,
Et du beau brodequin des tragiques espris :
Outil propre à traiter des communes affaires,
Des propos mutuels et des bruits populaires.
Se pouuant comme on veut en François r’apporter,
Car il peut en tous vers l’oreille contenter :
Mais nostre vers d’huict sied bien aux comédies (1)[4],
Comme celuy de douze aux graues Tragédies.
Nos longs vers on appelle Alexandrins, d’autant
Que le Roman qui va les prouesses contant
D’Alexandre le grand, l’vn des neuf preux de l’aage
En ces vers fut escrit d’vn Romanze langage :
Héroïques ainsi les Carmes furent dits.
D’autant que des Héros les hauts gestes iadis

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  1. (1) Dans l’édition de Caen, Charles Macé, 1605, in-8, point d’accent grave sur l'u. Ou, conjonction, et où, adverba de lieu, s’écrivent absolument de la même manière. — Il y a, dans cette édition (la seule, car l’édition de 1612 n’est autre que celle-ci, sauf les titres), un certain nombre d’irrégularités orthographiques. Mais nous ne nous sommes permis de les corriger que lorsque le sens en souffrait trop gravement. Il était bon de respecter
    jusqu’à un certain point cette orthographe de transition comme la poésie de Vauquelin.
  2. (1) Ce poëte-mathématicien-philosophe-évèque du 16e siècle a son nom ainsi orthographié sur le titre des Discours philosophiques. Paris, 1587, in-8 : Pontus de Tyard. L’orthographe de sa signature est identique.
  3. (2) Mellin de Saint-Gelais. — Vauquelin aura écrit ce nom comme il le prononçait, en vrai Normand qu’il était. On dit encore en Normandie, liger pour léger, etc.
  4. (1) A la farce, oui ; mais non à la haute comédie. Le vers de huit syllabes est trop sautillant. L’Alexandrin, au contraire, avec quelques rejets, n’est ni trop lourd ni trop léger. C’est ainsi que Molière l’a compris, et l’on peut s’en rapporter à lui, — ce nous semble.