Vasiliky, souvenirs d’une croisière dans les Cyclades

Vasiliky, souvenirs d’une croisière dans les Cyclades
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 438-465).

VASILIKY


SOUVENIRS D'UNE CROISIERE DANS LES CYCLADES.




Pour les touristes de profession, un voyage en Grèce a d’ordinaire son programme tracé ; la plupart séjournent de préférence sur les points célèbres, dans telle ville fameuse, et ne s’extasient qu’en face des monumens consacrés par une gloire séculaire. Je me trompe fort, ou parcourir ainsi le Levant, ce n’est le voir qu’à demi. L’aspirant de vaisseau que les hasards d’une campagne dans l’Archipel auront promené d’île en île, des côtes d’Europe aux rives d’Asie, en sait plus long sur l’Hellade que beaucoup de ces visiteurs, qui se conforment aux prescriptions d’un méthodique itinéraire. Les scènes que j’essaie de retracer montreront peut-être combien la vie de marin ajoute de charme et d’imprévu à l’existence du voyageur, et ce que les beaux sites de la Grèce gagnent à apparaître ainsi brusquement, un peu sans ordre, au milieu des naïves admirations de la jeunesse et du premier éveil de la pensée.

Peu de mois après la bataille de Navarin, la frégate la Fleur de Lis, où j’avais embarqué en qualité d’aspirant, quittait Toulon pour rallier l’escadre de M. l’amiral de Rigny dans les mers de la Grèce. Quelques jours s’étaient passés à peine, et nous étions en vue du Péloponèse. Devant nous s’étendaient les champs de la Messénie, bornés par le mont Ithome ; dans le lointain fuyaient les côtes de la Laconie, la chaîne du Taygète et les blocs de rochers rouges que creuse l’Eurotas. Les calmes nous retinrent un moment entre les écueils du Ténare et l’île de Cythère, à l’entrée de l’Archipel. Un grain qui éclata de nuit nous fit enfin doubler le cap Halée, si redouté des anciens, et nous atteignîmes bientôt Vourlah, l’antique Clazomènes, où nous trouvâmes l’amiral installé dans un des meilleurs mouillages de l’Asie Mineure.

Les touristes que le bateau à vapeur emporte d’Athènes vers Smyrne traversent la baie de Vourlah sans s’arrêter, et ne se doutent pas des richesses enfouies dans les montagnes qui la dominent. À Vourlah, ainsi que sur beaucoup d’autres points négligés de l’Ionie, se trouvent réunis à souhait ces étonnans contrastes de grandeurs évanouies et de magnificences naturelles, de ruines et de noms sonores qui font l’attrait particulier des pays orientaux. Malheureusement nous ne pouvions admirer qu’à la hâte les splendides paysages de Vourlah. L’amiral n’avait accordé à la frégate que trois jours de repos, et, ces trois jours écoulés, il fallut nous mettre en route pour Naxos, où les intérêts de religieux français établis dans cette île appelaient notre pavillon. À Naxos commençait, vraiment notre campagne, et c’est là aussi que m’attendait une rencontre qui devait répandre une sorte de charme romanesque sur tous les incidens de mon premier voyage en Grèce.


I – NAXOS

L’Archipel grec est partagé en deux groupes : les Sporades, coteaux de verdure arrachés tout en fleurs des flancs de l’Ionie lors des ébranlemens qui précédèrent la formation du globe, et les Cyclades, stériles rochers détachés de l’aride continent d’Europe. Parmi ces dernières, deux îles ravissantes, Candie et Naxos, étalent seules à profusion le luxe d’une végétation inconnue aux rivages voisins. Seules fertiles entre des blocs nus, couvertes de lentisques, de fraisiers, de bois d’orangers et de citronniers, elles semblent deux Sporades capricieuses égarées loin de leurs sœurs d’Asie, et ne sachant plus retrouver leur route.

Naxos surtout, la Dyonisia chérie de Bacchus, Naxos surnommée la ligne, n’a rien à envier à ses rivales d’Orient. Sous nos tristes climats, sur nos côtes grisâtres que bat sans relâche l’Océan brumeux, dont les marées déposent, en se retirant, des vases infectes, on ne saurait concevoir l’enchantement de ces lieux privilégiés, où la mer, dans son repos comme dans ses fureurs, ne souille jamais ses bords, où la montagne, le rocher, la pierre la plus sèche, se colorent de mille teintes et palpitent sous la lumière. Là, le regard se perd dans des abîmes d’azur que l’ame voudrait franchir ; le jour, d’une pureté inaltérable et rafraîchi par les brises marines ; n’a pas les chaleurs écrasantes de nos heures d’été ; la nuit n’est qu’un long crépuscule que n’épouvanter jamais ni bruits lugubres, ni ces pâles visions qui ont pris naissant dans l’horreur de nos ténèbres du Nord. Le calme, la beauté, la grace plus séduisante encore, répandent sur l’ensemble ces frais épanouissemens, cet air de candide jeunesse dont le printemps nouveau-né enveloppe quelquefois nos campagnes. Ainsi s’offre Naxos. Ronde de forme, comparée souvent par les poètes à la coupe du buveur où pétille le jus de la grappe, le vin doré y coule à pleins bords ; elle est entourée de vignes qui rampent en liberté, et mêlent aux branches et aux fruits des arbres leurs rameaux chargés de raisins. L’orange, la figue, la grenade, la poire, la pêche, l’abricot, l’olive, mûrissent dans les vallées de Melanez ; le blé, l’orge, le coton, le lin, se cultivent dans les champs de Perato. Des forêts couronnent les montagnes de Zia et de Coronis, qui conservent encore le nom des nymphes nourrices du fils de Sémélé. Solitaire avec ses ombrages au milieu de ses mornes compagnes, Naxos est un de ces asiles faits exprès pour les cœurs blessés, pour les amours trahis, qui, sans l’avouer, se nourrissent toujours d’espoir, et se plaisent à prendre à témoin de leurs maux la belle nature, les astres rayonnans, l’écho infatigable et les flots grondeurs, moins tumultueux que leurs rêves. Aussi fut-ce certainement par un reste de pitié que Thésée choisit ce nid pour y abandonner Ariane. Si l’on s’en rapporte d’ailleurs à certaine tradition, la Crétoise méritait son sort, et Thésée ne fit que prévenir son infidélité, puisque le lendemain la fille de Pasiphaë suivit Bacchus, qui la ramassa sur sa route.

Outre ces fables du paganisme, des souvenirs historiques se conservent à Naxos, et semblent la suite de ces fictions. En 1207, trois ans après la prise de Constantinople par les croisés, au moment où des chevaliers français devenaient princes d’Achaïe, ducs d’Athènes et de Modon, Venise permit à ses sujets de conquérir à leur profit les îles des Cyclades, que la république avait reçues en lot dans le morcellement de l’empire grec. Marc Sanudo, rude batailleur qui revenait de la croisade, ruiné par le jeu et les courtisanes, rassembla ses compagnons de débauche, emprunta à des Juifs deux mauvaises galères, et, par une nuit de carnaval, partit du quai des Esclavons. Il débarqua à Naxos et s’en rendit maître sans coup férir ; puis il bâtit le castel qui domine la ville et se créa de son chef duc de l’Archipel. Des cadets de la famille Grimaldi, acceptant des fiefs de Sanudo, l’aidèrent à défendre et à arrondir son domaine, sans s’oublier dans le partage. Ils élevèrent entre les murailles du château des manoirs crénelés pour la guerre ; au fond des baies et des vallées, des villas à la mode italienne pour le plaisir. Les nouveaux maîtres menèrent long-temps joyeuse vie, le lieu y conviait, et, quant au pillage, ils avaient le choix entre les campagnes sarrasines et les possessions conservées par les Byzantins. Les Grimaldi oublièrent bientôt les lagunes et le Rialto dans leur repaire de Naxos, qui devint l’entrepôt des richesses, des captifs et des filles d’Orient. Toutefois, en souvenir de leur origine et pour établir une démarcation entre les vassaux grecs et les seigneurs de pur sang latin, ils conservèrent l’habit vénitien, la soie et le manteau écourté, la toque de velours et le stylet. Pour leurs femmes, épouses ou concubines, Italiennes, Grecques et Arabes, chacune prit ce qui lui convint du costume des autres, et les Naxiennes inventèrent un vêtement provocateur, mélange des robes d’Europe et des voiles d’Asie. Durant plus de deux siècles, les patriciens de Naxos ne furent inquiétés par personne, et molestèrent impunément leurs voisins. À partir de l’année 1453, lorsque Mahomet II eut enfin anéanti ce misérable empire d’Orient, qui n’était plus composé que de Constantinople, espèce de club bavard, ergoteur, lâche et cruel, les descendans de Sanudo comprirent que la partie n’était plus égale ; ils cessèrent leurs brigandages et se tinrent hors de la portée du lion. Cette sage conduite ne les sauva pas. À côté de l’altière noblesse conquérante vivait à Naxos une autre aristocratie, non moins fière de ses parchemins, et qui prétendait descendre des Paléologues. C’était l’aristocratie grecque. Les Latins avaient laissé les Grecs libres, se contentant de les expulser de la forteresse de l’île ; mais le schisme qui divise les églises des deux nations, schisme que les Latins attribuaient à la vanité grecque, et dont les Grecs accusaient l’ambition de Rome, devint l’obstacle insurmontable contre lequel se brisa toute tentative de fusion des races. Les Grecs, froissés par le dédain des vainqueurs pour leurs habitudes et leurs prétentions à la science théologique et littéraire, attendirent en silence et sous les dehors d’une humble soumission l’heure de secouer le joug. La chute de leur patrie satisfit en ce point leurs rancunes. Préférant dès-lors le muphti au pape, aimant mieux obéir à des ennemis déclarés qu’à des frères dissidens, ils députèrent leur évêque au sultan. Les Turcs, reçus dans l’île, y établirent un pacha, qui permit aux habitans de se gouverner à leur fantaisie. Chaque peuple garda la position acquise : les Grimaldi continuèrent à dire la messe en latin, narguant les papas et les caloyers ; les Paléologues chantèrent plus haut que jamais l’office en grec, s’intitulant à leur aise les premiers-nés de l’église et les pédagogues du monde. Les deux races rivales vécurent ainsi l’une près de l’autre, contenues par la pipe du pacha, que celui-ci étendait pacifiquement entre elles dans les circonstances difficiles. Les troubles de Morée ne changèrent rien à la situation. Le pacha retourna à Constantinople. Grecs et Latins firent le commerce et la course, attendant que les succès ou les revers de la cause hellénique rendissent à Naxos, soit le croissant, soit un gouvernement national.

Ainsi qu’à Rhodes, lorsqu’on pénètre dans la ville de Naxos ou dans l’intérieur des terres, l’on est étonné de rencontrer des constructions dont l’architecture vous rejette en plein moyen-âge ; mais à Naxos l’élégance italienne a déjà corrigé le dessin, arrondi les formes, et les habitations, quoique nous ramenant à cinq cents ans en arrière, signalent le goût d’un peuple plus avancé en civilisation que les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ces maisons à ogives, aux portes cintrées, sont meublées de bahuts en chêne, de lits à colonnes, de sièges sculptés ; les glaces, les miroirs, les pendeloques de Venise ornent les appartemens et les poutres ; l’es verreries, la poterie italienne du XIVe siècle, garnissent les gradins des buffets. Une rampe étroite et raide conduit du rivage au rocher sur lequel la ville est bâtie. Quand on a parcouru le dédale de rues sombres et tortueuses qui contournent le pâté de la citadelle gothique, et que du parapet l’on aperçoit à la plage les colonnes du temple de Bacchus, le contraste est saisissant ; ces ruines de l’art grec, ces décombres des temps féodaux confondus dans le même éboulement et contemplés par un homme de notre âge, donnent à l’ame une leçon directe, un avertissement bien autrement sévère que toutes les phrases philosophiques des livres. Là encore, comme partout dans ces contrées, le voyageur rencontre avec émotion des restes du puissant établissement de la France en Orient. Cette fois, ce n’est ni un comptoir pour le commerce, ni quelque vieille tourelle de guerre, mais un édifice religieux qui rendit des services plus durables et plus sûrs à la mère-patrie. Nous voulons parler du collège fondé à Naxos par les jésuites, dont les bâtimens servent actuellement d’asile aux lazaristes. Dans ces grandes salles vides, sur ce préau désert, dans la chapelle avec ses fleurs de lis, devant les écussons aux devises françaises, on se souvient amèrement de la haute position que la France, grace à ses missionnaires, avait acquise dans le Levant avant la révolution.

Quand nous eûmes, durant huit jours, parcouru Naxos en tous sens, visité ses manoirs et ses jardins, gravi ses montagnes et chassé dans ses plaines, nous commençâmes à soupirer après le départ. Ne sachant plus où aller et le séjour de la frégate se prolongeant, nous prîmes l’habitude de nous rendre à une demi-lieue de la ville, dans une maison occupée par un Maltais. Cet homme, à notre arrivée, avait établi une mauvaise auberge où nous trouvions des limonades, du vin, du café, des pipes et du tabac parfumé. La situation de cette échoppe nous plut ; placée auprès des ruines d’un castel, au bord de la mer, à l’issue d’un ravin boisé, elle servit de rendez-vous aux chasseurs, aux touristes et aux collectionneurs, qui venaient y attendre les canots de la Fleur de Lis. De la terrasse, nous assistions en fumant à l’arrivage ou au départ des sacolèves qui allaient d’une île à l’autre faire l’échange des denrées. Les femmes, les enfans embarquaient avec les hommes armés jusqu’aux dents ; des galettes, des fruits, des oignons, des figues, des raisins secs, deux ou trois barils d’eau, composaient la cargaison, et la barque poussait au large. Ces gens, qui appareillaient presque toujours à vide et revenaient chargés, nous paraissaient, il est vrai, de singuliers négocians ; les allées et venues des équipages chez le Maltais nous donnaient bien quelquefois à penser, mais en définitive personne ne se plaignait, et notre mission avait un autre but que de veiller à la police des environs.

Un jour, un aspirant mangea à l’auberge du miel du mont Hymette que le Maltais venait de recevoir : il fit grand bruit de sa trouvaille, d’autres voulurent en goûter ; le miel était exquis, et bientôt il devint de mode à bord d’aller chez le Maltais se faire servir sous une treille, par une maritorne aux grosses mains, une assiette de miel. Nous venions tous ensemble à la même heure : l’hôte sortait aussitôt et nous rapportait une assiette de miel qu’il avait dû remplir dans un magasin éloigné, car son absence se prolongeait toujours plusieurs minutes.

Une après-midi, au retour d’une chasse et pressé de me rafraîchir, je me dirigeai vers la masure avant l’heure habituelle. L’hôte était absent, et la servante seule filait sur la porte. À ma vue, elle arrêta son rouet et me demanda par signes ce que je désirais. Je lui répondis par signes aussi d’aller quérir une portion de miel. Elle sortit, et je m’assis à une table pour préparer d’avance la somme de paras qui composait mon écot. Tout le monde sait que le para est une monnaie turque si mince et si légère, que le moindre souffle l’emporte. Les Orientaux, les Juifs, la comptent avec une rapidité surprenante ; mais l’opération est plus difficile pour l’Européen, qui ne s’en tire qu’en se mouillant le doigt et en saisissant une à une ces pièces, ainsi qu’un pain à cacheter, dont elles ont l’épaisseur et le poids. J’étais absorbé dans mon calcul ; je crus entendre des chuchotemens derrière la porte ; je n’y fis pas attention et m’acharnai à rassembler mes maudits paras. Alors je vis une assiette de miel que deux petites mains blanches, mignonnes, aux doigts fins et roses, glissaient en tremblant sous mon nez. D’abord, sans savoir pourquoi, je saisis une de ces jolies mains en levant la tête, et j’eus un éblouissement. Une jeune beauté semblable à une immortelle se tenait interdite devant moi. C’était vraiment une créature enchanteresse. Vêtue d’une pelisse garnie de fourrures, serrée par un châle autour de la taille, la gorge libre sous sa tunique entr’ouverte, une étoffe de pourpre sur le front en guise de turban, son cou de cygne inondé de nattes brunes remplies de sequins d’or, les pieds nus dans des pantoufles de fée, elle possédait ce genre d’attraits que l’on ne rencontre qu’en Grèce et plus particulièrement dans les îles une chevelure d’un noir d’ébène et des yeux bleus, fendus, limpides, à fleur de tête, ombragés de longs cils, ces yeux de génisse avec lesquels le divin rapsode dépeint l’altière Junon. Je ne pus parler, mais mon ame, exaltée par la poésie d’Homère, murmura les supplication d’Ulysse à Nausicaa : « Je me jette à tes pieds si tu es une divinité de l’Olympe. Si tu habites le terrestre séjour, ô heureux et trois fois heureux ton père et ta mère ! mille fois plus heureux celui qui, au prix de tout son bien, obtiendra que sa main soit unie à la tienne ! »

Sans doute mon regard exprima cette pensée, car l’inconnue, confuse, posant l’assiette avec précipitation, fit de timides efforts pour retirer le bras que je tenais captif. Je ne lâchai pas ; la maritorne qui guettait près de la cour, et dont la mine tantôt joyeuse, tantôt inquiète, paraissait jouir de ma stupéfaction et craindre une surprise du dehors, adressa une phrase rapide à sa compagne. Celle-ci prit courage, et, plus rouge qu’une grenade mûre, elle me dit ce seul mot : Vasiliky ! qu’elle accentua de façon à me convaincre qu’il signifiait plus qu’il n’était gros. Je répétai tout haut : Vasiliky, cherchant en l’air le don des langues ; puis elle me montra le ciel, le soleil, l’horizon, la mer, la frégate, que sais-je ? toute la nature, — imita le geste du rameur qui fend l’onde avec l’aviron, et prononça d’autres paroles aussi incompréhensibles que la première. J’étais désolé de ne pas savoir le grec ; j’essayai du français. À son tour, je la vis désappointée ; elle ne répondit rien, et son visage s’assombrit. À bout de moyens, je l’attirai en souriant sur mon banc ; mais elle résista et voulut une seconde fois dégager sa main des miennes. Je serrai plus fort ; aussitôt elle courba la tête, l’animation de ses joues disparut, et la servante, à qui ce manége n’avait pas échappé, m’interpella avec fureur. Mon jeune cœur se soulevant comme la houle d’orage, j’approchai de mes lèvres la petite main et y imprimai un baiser. La pauvre fille se redressa indigne, une vive rougeur couvrit sa figure, un cri sortit de sa poitrine, et, me lançant un coup d’œil dédaigneux, elle gagna la porte à pas lents et comme à regret. Je poussai la table sans intention précise et fis un mouvement en avant. L’inconnue se retourna au bruit, me vit marcher, crut que je la poursuivais et se sauva vers les ruines, tandis que la servante cherchait à me barrer le passage. Sans m’inquiéter des cris de la maritorne, j’escaladai les pierres renversées, et je m’enfonçai dans une galerie obscure où s’engouffraient le vent de mer et la plainte des vagues ; je rattrapai la fugitive au moment où elle ouvrait une porte à l’extrémité du corridor. Ainsi que Cendrillon, elle avait perdu une pantoufle dans sa course précipitée ; je la lui tendis. Sa frayeur était si grande, qu’elle se méprit à mon geste et me repoussa, mais sans colère. L’irritation avait fait place à une douleur muette et résignée qui implorait ma pitié. Son désordre, son front chargé d’ennuis, l’affaissement de son corps dans une pose suppliante, me firent honte d’être la cause du chagrin, du premier chagrin peut-être d’une si charmante enfant. J’allais m’excuser ; elle me prévint, posa son doigt sur sa bouche en signe de silence et d’avertissement, puis ouvrit résolûment la porte.

Je la suivis dans une salle où elle entra et restai aussitôt immobile, hésitant sur le seuil, devant le tableau qui s’offrit à moi. Au bord d’une table, un homme était assis sur une outre en peau de chèvre encore garnie de ses poils rougeâtres ; des flancs pressés de l’outre découlait un rayon de miel qu’un garçon à genoux recevait dans une assiette ; un troisième s’apprêtait à fermer l’orifice au moyen d’une courroie dont il tenait les deux bouts. Près de la fenêtre donnant sur la mer, cinq joueurs étendus autour d’un caban jouaient aux dés. Ces personnages à figure rébarbative, aux épaisses moustaches, au nez aquilin, portaient le costume hellénique : la fustanelle blanche, la veste et les guêtres brodées, la calotte rouge et la ceinture bourrée de pistolets et de poignards. Contre la muraille étaient appuyés des sabres, des tromblons, des fusils échancrés à la crosse, des haches d’abordage ; dans un coin, des mâts, des voiles enverguées, un gouvernail de barque ; enfin plusieurs assiettes remplies de miel et alignées sur une planche attendaient visiblement la venue des pratiques de l’auberge. Ma brusque entrée, une babouche à la main, à la piste d’une femme, ne produisit aucun trouble apparent ; nul ne bougea, et je me vis, au milieu d’un silence assez embarrassant, le point de mire de tous les regards interrogateurs. L’inconnue s’assit sur un coffre en cachant du mieux qu’elle put son pied nu sous sa tunique. Ses traits avaient repris l’impassibilité d’une statue, et un certain ton impérieux se trahit dans le timbre de sa voix quand la première elle adressa la parole en grec, en turc ou en arabe à l’homme accroupi sur l’outre. Celui-ci accueillit favorablement ce que je supposais être des explications, et de nouveau j’eus à essuyer le feu des regards qui s’étaient un instant dirigés du côté de la belle enfant. Ma position devint insoutenable, et, pour me donner une attitude, je m’approchai de l’outre ; puis, plaçant mon doigt sous le filet de miel qui filtrait, je le goûtai après en avoir respiré l’odeur. Bono ! dis-je ensuite en amateur satisfait ; — bono, répondit laconiquement le drôle qui, perché sur la table, paraissait le chef de la troupe. Il se tut ; je toussai ne sachant plus que faire. J’avais la conviction intime que ma tournure était celle d’un sot ; il fallait cependant trouver une transition plus ou moins naturelle entre ma venue et ma sortie. Quitter ainsi la place où j’étais entré tambour battant me semblait une démarche ridicule, et, qui pis est, une lâcheté, quoique je n’eusse pas précisément l’idée qu’un danger me menaçait. Une rage sourde grondait dans mon cœur ; la maligne joie qui perçait dans la contenance hypocrite de celle qui m’avait conduit au piège, l’honneur de l’uniforme et de mon pavillon exigeaient que je ne battisse pas piteusement en retraite. Cependant personne ne disait mot ; j’allais indubitablement commettre quelque folie, quand je me souvins de la sandale que j’avais en ma possession. Je pris bravement mon parti, marchai droit au coffre, et, m’agenouillant vis-à-vis de la moqueuse, je lui tendis la babouche perdue, qu’elle accepta en se couvrant le front de la main, comme révoltée de mon audace ; puis je sortis, fort mécontent de moi.

De retour à bord, durant le quart de huit heures à minuit, j’eus le temps de songer à mon aventure. En un point, je l’envisageais trop à mon avantage pour oser la confier à d’autres, et cependant j’avais beau m’interroger, la démarche de cette femme ne me semblait pas moins inexplicable. Ce mot Vasiliky me revenait surtout à la mémoire ; il étincelait parmi les étoiles, je l’entendais bruire dans le sifflement des manœuvres. Puisque l’étrangère n’avait prononcé que celui-là, c’est qu’à lui tout seul il était la clé du mystère comme le sésame d’Ali-Baba. En vain je passais en revue les quelques mots grecs qui étaient restés dans ma mémoire depuis le collège, je n’y trouvai rien qui pût m’expliquer ces quatre syllabes Va-si-li-ky. La nuit était avancée, quand le commissaire du bâtiment monta sur le pont pour fumer une cigarette. Le comptable jouissait au poste des aspirans de la réputation d’un très fort politique et d’un cicerone accompli dans ce pays d’Orient, où il avait fait plusieurs campagnes. Incompris des officiers, cet excellent homme honorait les élèves d’une indulgente familiarité. Ceux-ci, tenus à distance du commandant et de l’état-major, écoutaient le commissaire d’autant plus volontiers, qu’ils attrapaient dans ses conversations quelques bribes des nouvelles et des causeries diplomatiques du gaillard d’arrière. Je résolus donc de consulter l’oracle, mais avec finesse et sans lui laisser rien soupçonner. Je lui présentai du feu pour allumer sa cigarette, et je lui demandai d’un ton indifférent s’il n’avait pas oublié le grec.

— Non certainement, répondit-il, et il me récita avec volubilité, pour me convaincre, quelques vers des Racines de Port-Royal.

— Oh ! oh ! commissaire, interrompis-je, ce n’est pas de ce grec-là que j’ai besoin, mais du patois de la Grèce moderne : vous l’entendez, si je ne me trompe ?

— Un vieux marsouin comme moi, qui trotte depuis vingt ans, finit toujours par voir, entendre et savoir. J’ai appris l’espagnol en trois mois ; à la vérité, il est plus facile que le grec : il ne m’a pas fallu moins d’un an pour venir à bout de ce dernier idiome.

— Vous me direz donc ce que veut dire Vasiliky ? J’ai entendu un pécheur insister sur ce mot.

Vasiliky ? un pêcheur, dites-vous ?… Vasiliky est le nom d’un engin de pèche, le filet, si j’ai bonne mémoire.

— Un engin de pêche, un filet ! pensai-je. Que diable cette femme, avec sa robe de soie, ses cheveux perlés, ses babouches roses et ses mains blanches, voulait-elle faine d’un filet ?

En ce moment, le pilotin piqua à la cloche les huit coups de minuit, et le commissaire me souhaita le bonsoir. Le lendemain matin, je réfléchis que notre pilote grec devait savoir sa langue, et je l’interrogeai sur la signification du mot Vasiliky. Il répondit que c’était le nom de la favorite du fameux Ali, pacha de Janina. Après l’inspection, le commissaire vint à moi.

— Je me suis trompé hier, me dit-il : Vasiliky est le nom de la favorite du fameux Ali, pacha de Janina.

Je me doutais que le commissaire avait eu recours, ainsi que moi, à la science du pilote ; mais cette nouvelle explication ne m’en apprenait pas davantage. Dès que je pus descendre, je courus à l’auberge je n’y trouvai personne. J’appelai, je parcourus les ruines, la galerie, les chambres : la maison était vide. Les jours suivans, même silence aucun des hôtes ne parut au logis, et je finis par douter moi-même de ce que j’avais vu, et par croire que l’esprit de l’homme rêve éveillé aussi bien qu’endormi.

Sur ces entrefaites, la Fleur de Lis, dont la mission à Naxos était terminée, rejoignit l’amiral aux îles d’Ourlac ; d’autres soins chassèrent ces idées, et l’annonce d’une expédition prochaine en Morée, les exercices auxquels les équipages étaient astreints, reportèrent mes pensées vers les coups de fusil que chacun s’apprêta à tirer de son mieux.


II – TCHESME. – CHIO.

Un soir, le commandant, qui était allé dîner chez l’amiral, échangea en rentrant à bord deux mots avec le lieutenant ; celui-ci se tourna vers l’officier de quart, qui demanda le capitaine d’armes. Ordre fut donné de battre le branle-bas. Les roulemens du tambour réveillèrent les matelots. Que se passait-il donc ? On parlait d’une entreprise audacieuse, d’un coup de plain tenté par des pirates. Bientôt on commanda l’appareillage ; nous partîmes, et le jour suivant la Fleur de Lis atteignit le mouillage de Tchesnié, sur la côte d’Asie. Dès que l’ancre fut tombée, un officier reçut l’ordre de se tenir prêt à partir le lendemain pour aller remplir une mission auprès du gouverneur de Chio.

Le commandant de la frégate avait prévenu les officiers qu’il leur laissait vingt-quatre heures pour visiter la côte d’Asie. Une excursion aux environs de Tchesnié fut bien vite organisée. Le fils d’un vieux Juif, qui s’était glissé à notre bord dès l’arrivée, avec des flacons d’eau de senteur, des pipes, des bouts d’ambre, des étoffes de Brousse et des légumes frais, nous servit de guide. Arrivés à terre, nous montâmes de bons chevaux, et Ruben enfourcha modestement un âne qu’il fallut rouer de coups pour le décider à prendre le pas. Nous fûmes bientôt à Tchesmé. Construite en bois, perchée sur une hauteur avec un excellent port dont elle ne se sert pas, cette ville sans mouvement est la cité musulmane par excellence. Il n’y a rien à y voir, et pourtant on ne se lasse pas de regarder les boutiques avec leurs marchands rêvant sur des nattes la pipe aux lèvres, les bazars d’où s’exhale une odeur d’encens, la file de chameaux balançant leur long cou, le santon vénéré accroupi au centre du carrefour, et le majestueux cadi traînant son ventre, sa robe et ses babouches. Durant le trajet dans la ville, notre guide israélite se montra réservé et se tint à distance de notre bruyante cavalcade ; mais à peine fûmes-nous sortis par une porte conduisant au port, qu’il se rapprocha familièrement. Sur la grève, il nous fit remarquer de gros canons de bronze rongés par la mer. Ces canons proviennent de la flotte mahométane détruite à Tchesmé dans la guerre de 1770 par les Orloff et l’Anglais Elphinston. À cette bataille, bon nombre de vaisseaux ottomans, ne sachant plus où donner de la tête, prirent, selon leur habitude, le parti de sauter en l’air ; les canons furent lancés de tous côtés, quelques-uns sur la plage, où ils sont encore sans que personne songe à les ramasser.

Quand nous eûmes quitté la grève, Ruben nous fit tourner entre des clôtures de jardins, et s’arrêta près d’une porte en donnant un signal. Un guichet fut alors poussé avec précaution, et une vieille à face ridée, aux dents aiguës, à la prunelle de chat, nous fit subir un examen rapide ; la porte s’ouvrit, et laissa voir un jardin de roses, d’orangers et de citronniers. Du milieu des fleurs, une belle fille brune, couverte de satin et de breloques, nous lança un coup d’œil curieux, et s’enfuit précipitamment aux cris aigres de la matrone, qui reparut conduisant un cheval dont les crins négligés, les harnais en cordes, excitèrent nos railleries. Le Juif descendit de sa monture et sauta lestement en selle, tandis que l’âne sournoisement et au trot enfilait la porte.

Une fois à cheval, le Juif ne nous parut plus le même homme. Il se tenait droit et le port assuré. Nous indiquant du doigt de poudreuses montagnes qui barraient au loin un désert coupé de marécages, de bruyères fleuries et de joncs frémissans, il partit comme une flèche. Nous vîmes sa tunique bleue, son noir turban, tantôt se perdre dans les hautes herbes, dans les sables mouvans, tantôt escalader les dunes ou rouler sans broncher au plus fort des descentes. Notre poursuite fut obstinée, mais nous n’aurions pas atteint Ruben, s’il ne nous avait attendus. Un éclair d’indépendance, une expression altière, animèrent ce masque sordide, lorsqu’il nous aperçut admirant son cheval, dont la peau était aussi lisse, les naseaux aussi nets que s’il sortait du pâturage. Des voyageurs qui survinrent rendirent le pauvre homme à son rôle : le feu de son visage s’éteignit, ses épaules s’humilièrent, le cou s’allongea ; il n’y eut pas jusqu’au cheval qui, semblant se conformer à ses tristes pensées, ne prît pour la circonstance l’allure d’une bourrique. Les Juifs, en Orient, changent ainsi d’attitude suivant le lieu où ils passent et les hommes qu’ils rencontrent. Dans les rues de Tchesmé, Ruben n’était qu’un pauvre mendiant accroupi sur un âne ; hors de la ville, c’était un intrépide et brillant cavalier rendu, comme par miracle, à l’ancien orgueil de sa race.

Au bout de la plaine qui avoisine Tchesmé, nous trouvâmes les hauteurs que nous nous proposions de visiter. En Orient, il faut se résigner à gravir sans cesse. Les montagnes renferment les villages et les cultures ; sur les pics se déploie souverainement et sans obstacles ce que l’on veut toujours voir : les cieux, la mer et les îles. Les chevaux, après avoir suivi pendant plusieurs heures une pente escarpée, se précipitèrent au galop à travers un défilé, et nous portèrent comme une trombe au fond d’un ravin où se trouvaient prodiguées toutes les richesses de végétation que livre une terre échauffée par un brûlant soleil et rafraîchie d’eaux vives. Nous suivîmes les détours de cette gorge, qui se divisait entre les escarpemens des rochers ainsi que les galeries d’une mine. Dans l’angle le plus sauvage, Ruben nous montra une caverne dont un amas de pierres taillées et de marbres épars obstruait l’ouverture. Qu’étaient ces ruines ? Paolo ! Paolo ! Ephesia ! hurlait le Juif, et il étendait ses bras vers l’autre et du côté de la route d’Éphèse. Ce fut un trait de lumière. — Saint Paul ? dit l’un de nous qui se souvint dans son enfance d’avoir psalmodié près de sa mère les épîtres de l’apôtre aux Éphésiens. — Si, si, s’écria le guide, Paolol Ephesia ! Nous comprîmes enfin que nous étions devant un monument du christianisme à sa naissance. Ce trou, l’une des cachettes où le fougueux Saul, contraint de fuir Éphèse, entrait en grondant, avait été plus tard érigé en chapelle. Quelles mains ont renversé le portail ? On ne le sait ; les parois du roc sous la voûte duquel germa l’idée de sacrifice et de charité qui allait régénérer le monde ont seules résisté aux efforts du temps et à ceux de l’homme, plus destructeur encore.

Au retour, le Juif nous engagea dans un sentier rocailleux qui aboutissait, après une pénible montée, à une esplanade suspendue sur les flots. Le premier qui atteignit le sommet poussa un cri d’admiration : Chio, la patrie d’Homère, le détroit parsemé d’îlots, les cimes du Karabournou, Tchesmé et ses plaines cultivées enceintes par les monts d’Ourlac, les Sporades alignées devant le rivage d’Asie, Samos où naquit Pythagore et qui récolte le malvoisie, Pathmos, le théâtre de l’horrible vision de l’Apocalypse, Leros, Calymnie, Cos, séjour d’Hippocrate ; enfin vers le sud, par-delà des vallées verdoyantes arrosées par le Caystre, les campagnes d’Éphèse et les ruines délaissées sur le sable tel était le coup d’œil. Partout dans le Levant il s’en présente de semblables qui paient pour le reste de vos jours les fatigues et les privations du voyage. L’Orient en effet est l’unique contrée de la terre qui satisfasse, aussi complètement qu’il est donné aux objets matériels de le faire, les insatiables aspirations de l’ame vers l’idéal. Sur cette terre déjà si belle par elle-même, le voyageur rencontre à chaque pas une source inépuisable d’enthousiasme. En Grèce, en Asie, en Syrie, en Palestine, il ne reste pas long-temps seul. Un invisible compagnon chemine bientôt côte à côte qui, comme l’antique rapsode, sème la route de fragmens de poèmes, de chansons et de ballades, répond aux questions et raconte à la table hospitalière quelque immortelle légende de gloire ou de douleur. Jamais d’ailleurs, en Orient, la méditation n’est troublée par les objets extérieurs, par ce tourbillon d’affaires et cette multiplicité de détails qui sont le propre de la vie européenne. Les habitudes calmes des populations, l’isolement des familles qui, dans leur pose nonchalante sous les hangars de maisons délabrées, ressemblent à des hôtes campés pour la halte à l’abri d’un caravansérail, l’absence complète de fabriques, de machines, de chariots et de voitures, tout sert à l’illusion, et si par hasard l’on se souvient que des étrangers occupent cette terre, c’est sans impatience, sans être froissé par ces violens contrastes des mœurs anciennes avec le prosaïsme des mœurs actuelles, dont l’entrain fatigant importune partout ailleurs.

Nous ralliâmes le bord au milieu de la nuit ; j’étais harassé ; de plus, j’étais de corvée pour le lendemain matin : c’était à mon tour d’aller aux approvisionnemens, de faire, en termes de matelot, ce qu’on appelle la poste aux choux. Je gagnai donc lestement mon hamac. Pendant que j’en dénouais les garcettes, l’aspirant de quart m’apprit que l’officier expédié à Chio était de retour, et que le commandant, après avoir ouï son rapport, avait ordonné de tenir son canot armé à la pointe du jour.

— Et où va le commandant ? demanda le commissaire, qui, rentré avec nous, descendait dans sa chambre.

— Je l’ignore, répondit l’élève.

— Il y a quelque anguille sous roche, observa le comptable.

Pour moi, préférant le sommeil aux ingénieux commentaires des deux diplomates, je me hissai sur mon matelas. Je commençais à m’endormir, quand un pilotin me secouant me cria : Vous êtes de corvée ; il est quatre heures, le commandant vous attend. — Je montai sur le pont, tenant mes hardes en paquet. — Tu es éreinté, me souffla à l’oreille l’aspirant qui m’avait annoncé le départ du commandant, cède-moi ta corvée, elle est de longueur. – Où allons-nous donc ? — A Chio ; tu en as jusqu’à demain. — Ma foi, Chio vaut bien une courbature ; je dormirai à la belle étoile. — Et j’embarquai.

Ainsi vit le marin ; son métier lui a fait contracter les habitudes du chameau. Tel que ce prudent voyageur du désert qui, après ses haltes arides, s’il flaire un puits, songeant aux journées sans eaux, aux privations prochaines, s’abreuve pour hier, pour aujourd’hui et pour demain, — tel le navigateur errant au milieu des solitudes de l’océan où les journées de fête sont si rares, dès qu’il rencontre une source de plaisir, y puise à longs traits. Plus tard, aux heures mélancoliques, il ouvrira le trésor de tendres pensées, d’heureuses émotions qu’il garde dans son cœur. Qui n’a aperçu ces figures pensives aux sabords des vaisseaux ? C’est le marin au repos qui se recueille et se souvient.

Le commissaire nous accompagnait sous prétexte de se procurer au bazar de Chio des pastilles et des colliers promis aux belles dames de la Provence, en réalité afin d’étudier de plus près les démarches du commandant. Le secret gardé sur la mission de la Fleur de Lis donnait la fièvre au comptable, qui depuis le départ avait mis en jeu toutes ses batteries pour provoquer les confidences : évolutions autour des chefs, causeries insinuantes avec l’officier des montres et avec le pilote, échec et mat accepté sans conteste à la partie du lieutenant ; mais, soit que chacun se tînt sur ses gardes ou n’en sût pas plus que lui, il n’apprit rien. Ayant vidé son sac de ruses, il espéra que, s’il s’attachait aux pas du commandant, le hasard, ce dieu des joueurs obstinés, lui livrerait enfin quelque indice sur lequel il pourrait baser ses conjectures. Nous mîmes à la voile ; les embruns des vagues, l’air matinal, me réveillèrent, et, après une traversée de trois heures, l’embarcation entra dans le port de Chio.

Le consul de France nous reçut au débarcadère. Le commandant m’engagea à l’escorter, et, s’adressant au commissaire, il lui montra le quai encombré de marchands : — A votre aise, lui dit-il, et bonne chance ! Vous êtes libre jusqu’au coucher du soleil. — Le commissaire, rouge comme la pleine lune au sortir de l’onde, salua en silence, mordit sa lèvre, et, accostant un vendeur de citrouilles, parut fort occupé d’emplettes. Bientôt je le vis s’éloigner, puis s’engager derrière nous dans la voie que j’avais prise avec le commandant. Le consul nous conduisait chez le pacha. Durant le trajet, il nous fallut repousser une nuée de vendeurs juifs, grecs, qui obstruaient le passage ; la canne d’un cavas vint à notre aide et nous fraya un sillon jusqu’au logis du gouverneur. Nous montâmes les marches usées d’une galerie ; le consul fit signe à un factionnaire assis devant une porte les pieds dans ses mains, qui nous introduisit dans un divan dont la saillie vitrée avançait sur le port. Le pacha se leva de ses coussins pour nous faire honneur : c’était un jeune homme d’une figure douce et enfantine ; ses moustaches pointaient à peine ; ses mouvemens mesurés, ses paroles brèves affectaient le calme de la vieillesse. Des conseillers à barbe blanche, un secrétaire, l’écritoire de métal à la ceinture, se tenaient debout, les mains dans les manches de leur pelisse. Nous nous assîmes sur le canapé. Après le café, des pipes nous furent offertes, et l’entretien commença. Quoique j’eusse grande envie d’écouter, je m’étais placé à l’écart par discrétion, et les bruits du quai, le clapotement des flots, qui remplissaient la salle, m’empêchèrent d’entendre. Je saisis cependant un nom d’homme, Démétrius, souvent prononcé, et je crus comprendre que la fille de ce Démétrius avait été enlevée de Chio par des pirates.

— J’irai chez Dimitri, dit enfin le commandant ; il me donnera les renseignemens qui me manquent, et ma visite lui prouvera l’intérêt que l’amiral prend à son malheur.

Le pacha fit un signe d’acquiescement, et ajouta quelques paroles que le trucheman traduisit ainsi : « La demeure du raya Dimitri est éloignée, sa hautesse verra avec plaisir les Francs se servir de ses chevaux. » Le commandant ayant accepté l’offre ; le secrétaire sortit et revint bientôt nous avertir que nos montures étaient prêtes. Nous descendîmes : trois fiers chevaux piaffaient dans la cour, chacun de nous se hissa sur le sien ; un cavalier de la garde du pacha prit la tête, et la ville fut traversée au galop. Sur un signe du guide, les Juifs se collaient aux murailles, les âniers rangeaient leurs bourriques, les Turcs cédaient poliment le pas, et en quelques minutes nous avions atteint la campagne.

L’aspect de l’île témoignait tristement des rudes épreuves qu’elle avait traversées durant la guerre de l’indépendance : partout des vergers ravagés, des propriétés dévastées, des pavillons détruits par le feu ou la pioche ; le long de la route, les ruines succédaient aux ruines ; les enclos, les barrières, les murs s’écroulaient ; des bouquets d’arbres, des bois d’oliviers avaient été coupés au pied, des forêts entières sciées au milieu du tronc ; de tous côtés, les traces de l’incendie, l’empreinte de la violence ; les toitures des maisons, les terrasses des jardins effondrées ; les portes, les châssis, les volets pendant aux gonds ; les digues, les aqueducs rompus ; les eaux épanchées au hasard ; pas un travailleur, nul habitant : c’était le chaos, une désolation sans nom. Et cependant, malgré cet effroyable bouleversement, Chio méritait toujours l’épithète de fortunée que lui a léguée le poète. La rage de ses bourreaux n’avait pu lui enlever ce qui, dans ce pays, rend encore belle, entre toutes, la terre dépouillée : la grace de la forme, la suavité des contours, l’exquise proportion des lignes environnantes, et la lumière qui épanouit la physionomie générale, ainsi que le sourire éclaire un charmant visage. Déjà, du reste, la nature reprenait partout ses droits. Chio n’est qu’une immense montagne, qui, vue de loin, présente un bloc arrondi, dont les falaises tombent à pic dans la mer ; mais, lorsque l’on foule le sol, l’aspect change : le mur de rochers, fendu par les convulsions volcaniques qui ont fracassé toute cette côte, renferme dans chaque crevasse une vallée ; là, sous les ombres qui tombent des montagnes, la fécondité inépuisable de la terre avait déjà recouvert la trace des pas du barbare. Les rameaux, les arbustes, les plantations épargnées, la vigne nouvelle, les moissons poussaient à l’envi ; des canaux restaurés couraient dans les prairies, et des maisons neuves apparaissaient au détour des sentiers.

Nous trottions depuis quelque temps sur une rampe qui côtoyait un ravin débouchant dans la mer, quand nous parvînmes à une descente ou plutôt à un escalier de roches.

— Voilà la maison de Dimitri, dit le consul. — Je vis à quatre cents pieds de profondeur un jardin, une habitation élégante au bord d’une anse. En ce moment, le Turc s’étant lancé au galop dans le précipice, nos chevaux roulèrent à sa suite, et j’étais encore tout étourdi de cette folle course, quand je mis pied à terre sur un perron de marbre, au milieu d’une cour, dans la maison de Dimitri. Notre brusque arrivée causa un grand tumulte ; le Turc messager de malheur, nos uniformes inconnus, le consul, dont la présence présage si souvent les investigations de la justice, effrayèrent les serviteurs. Les menaces du spahi, les exhortations amicales du consul, les ramenèrent, et en rechignant ces hommes revinrent garder les chevaux. Attiré par le bruit, un vieux moine se présenta à la porte de la maison, l’inquiétude peinte sur son visage amaigri ; il nous reçut en croisant les bras sur sa poitrine, et nous introduisit dans un kiosque entouré de jasmins. Rassuré par quelques mots échangés avec le consul, il se retira après nous avoir fait servir des rafraîchissemens et des pipes. J’étais brisé de fatigue. À peine m’étais-je assis que mes paupières s’alourdirent ; je voulus en fumant lutter contre la langueur qui me dominait, mais le tabac, mêlé à l’âcre senteur des fleurs et des parfums de l’Asie, m’engourdit encore mieux ; je sentis peu à peu mes idées s’abîmer dans le vague. Je regardais immobile et muet ce qui se passait autour de moi. Je vis le moine ouvrir une porte par laquelle s’avança en pleurant un vieillard vénérable. Ses vêtemens étaient en lambeaux, et il chancelait comme un homme ivre. Malgré les efforts du commandant, il se prosterna à ses pieds qu’il baisa, balayant de sa barbe blanche la poussière de ses bottes ; puis, relevant sa face désolée, ses deux mains tremblantes tendues vers l’officier, il ne put prononcer qu’une seule parole, répétée avec amour, avec désespoir, au milieu des sanglots : Vasiliky ! Vasiliky !

À ce nom, je ressentis comme un choc électrique ; j’essayais de remuer, mais en vain ; une torpeur invincible me retenait enchaîné. Le moine s’était approché de Démétrius. Debout près du vieillard, son crâne chauve enfoui sous un noir capuce, ses mains enfoncées dans les manches de son froc, ne laissant voir aucune émotion sur sa figure osseuse, il personnifiait le Malheur assistant insensible aux angoisses de l’homme. J’entendis sa voix creuse répondre au consul : il raconta qu’une nuit, il y avait deux mois, des pirates s’étaient introduits dans la maison de Démétrius et avaient enlevé sa fille, la plus belle vierge du pays, si belle que l’orgueilleuse, sûre de son triomphe, n’avait pas craint d’accepter une confrontation avec des femmes destinées au harem du sultan, afin de jouir de leur humiliation. ; Ce rapt était-il une vengeance des femmes du sérail ou simplement une entreprise de forbans excités par l’espoir d’une rançon ? Le moine ne savait ; hélas ! c’était toujours certainement une punition de Dieu. Les brigands avaient pénétré sans bruit, et soit qu’ils redoutassent les nombreux domestiques de Démétrius, soit que cette proie satisfit leur cupidité, ils s’abstinrent d’autres violences. Lui, le moine, en se rendant, selon l’usage, à la prière, vit de sa terrasse fuir les ravisseurs ; ses cris, un coup de feu qu’il tira sur la barque, donnèrent l’alarme ; des chaloupes, des gens à cheval coururent le long de la côte sans pouvoir joindre les forbans. On sut que leur bâtiment se dirigeait vers les Cyclades ; mais comment les y poursuivre ? Démétrius porta plainte au pacha, qui réclama le secours du gouverneur de Smyrne. Alors le raya, que son commerce dans les échelles du Levant avait mis autrefois en rapports avec, la station française, envoya un messager à l’amiral, sur lequel toutes les bénédictions de la très sainte Trinité étaient appelées pour la commisération et la protection qu’il accordait aux malheureux.

Le moine se tut. Le vieillard avait écouté ce récit dans l’hébétement de la douleur ; il se roula sur le parquet, déchirant ses babils et n’articulant que le mot Vasiliky. Ce nom, répété plusieurs fois, finit par me réveiller tout-à-fait. Le commandant vint en ce moment me secouer d’un air moqueur, et le moine, avec un sourire compatissant, me tendit une coupe de vin de Chypre. — Ceci réconfortera, dit-il, le pauvre enfant fatigué. Après avoir bu, je me sentis un autre homme ; mais ce que je venais d’entendre et de voir, était-ce ou non un rêve ? Je l’ignorais encore ; aussi écoutai-je attentivement la conversation du commandant et du consul, qui, après avoir interrogé Dimitri, se communiquèrent leurs impressions.

— Et on ne sait rien de plus ? demanda le commandant. Il n’y a aucun indice de la direction prise par les forbans ?

— On parle de Paros, de Santorin, répondit le consul ; qui peut compter les criques à leur convenance ?

— J’ai l’ordre de l’amiral de fouiller les Cyclades. Je vais y aller ; mais où dénicher un bateau gros comme une coque de noix ?

— Ce n’est pas aisé, à moins que quelque compère ne les trahisse. Depuis la prise de Constantinople par les Turcs, l’Archipel est la proie des forbans de toute espèce. C’étaient bien d’autres fêtes encore du temps des hospitaliers de Rhodes, aux premiers jours de leur établissement à Malte, à l’époque de la puissance de Venise, lorsque les galères de la religion et celles de Saint-Marc faisaient la course en Orient, tandis que les musulmans d’Asie et d’Afrique descendaient sur les côtes dalmates, en Italie, en Espagne et dans notre Provence. Les harems n’étaient peuplés que de femmes chrétiennes qui prenaient leur mal en patience ; par contre-coup, les filles de Mahomet s’en allaient à leur tour et sans trop de répugnance habiter les palais du Lido et les maisons fortes des chevaliers ; c’était un échange, et à ce sujet les romans ont été plus près de la réalité qu’on ne l’imagine. Ce que je puis affirmer, c’est que beaucoup de gens regrettent ce temps-là.

— Allons !… Espérons que Vasiliky…

Pour le coup, je n’y tins plus, et j’interrompis le commandant

— Pardon, commandant ; mais, au nom du ciel, que veut donc dire, je vous prie, ce mot Vasiliky que j’entends prononcer partout où je vais ?

— Partout où vous allez ? répéta le commandant ; je crois que notre aspirant, dort encore ! Et où avez-vous déjà entendu ce nom ?

— A Naxos, commandant, dans l’auberge du Maltais.

À peine avais-je prononcé ces mots de Naxos et d’auberge, que je fus assailli de questions. Je racontai bravement mon aventure, sans rien omettre, pas même mes sottises. Cette révélation fit l’effet de la foudre sur le vieux Démétrius, qui m’avait écouté les yeux fixes, la bouche ouverte, tout le corps suspendu à mes paroles. Quand je cessai de parler, il tomba de son haut sans mouvement. À l’appel du moine, les serviteurs accoururent avec de grands cris, et transportèrent leur maître hors de la salle. Le moine les suivit pour donner les premiers soins au malade, et nous restâmes seuls.

— Je vous avais bien dit, reprit le consul, que vous les auriez peut-être sous la main sans vous en douter.

— Eh ! malheureux enfant, s’écria le commandant, pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela ? Vasiliky est le nom de la fille de Démétrius, c’est Vasiliky que nous cherchons.

Je fus atterré ; toutefois je fis observer qu’à l’époque du départ de la Fleur de Lis d’Ourlac pour Naxos, il n’était nullement question de cette histoire dans l’escadre, et que, durant notre séjour dans l’île, personne à bord n’avait eu vent de l’enlèvement de Vasiliky. J’étais donc excusable de n’avoir pas compris la démarche de la jeune fille, qui, en m’apprenant son nom, faisait appel à la protection de la France ; à moins d’être sorcier, il était impossible, en effet, de découvrir le sens caché sous la pantomime de la jeune Grecque. Le commandant observa en riant que j’avais raison, et avoua qu’à mon âge il n’aurait pas été plus fin que moi. Il ne s’agissait plus que de savoir si nous retrouverions Vasiliky. Après ma révélation, qui complétait si bien le récit du moine, rien ne nous retenait plus dans la maison de Démétrius ; il nous fallut cependant manger des gâteaux et boire du vin de Samos, puis nous retournâmes à la ville, et le soir nous regagnâmes le bord.


III. – MONDON. – LE CAMP D’IBRAHIM-PACHA.

Le lendemain, la Fleur de Lis appareilla de Tchesmé pour fouiller l’Archipel. Le commandant mouilla d’abord à Naxos. La masure du Maltais était abandonnée. Les Grecs et les Latins consultés affirmèrent n’avoir jamais entendu parler de pirates, ni de Démétrius, ni de Vasiliky. Leur île n’offrait aucune ressource à des bandits. Ils n’en pouvaient dire autant des terres d’alentour, peuplées de coquins, à les en croire, et c’est là qu’ils nous engagèrent à chercher. Durant deux mois, terme assigné à notre croisière, la frégate courut ainsi dans les îles et visita successivement Nycères et ses cavernes ; Pathmos, célèbre par la grotte de l’extase de saint Jean et par un monastère fondé par Alexis Comnène ; Amorgos, dont les rochers sont remplis de colombes ; Santorin, terre volcanique qui produit un vin renommé ; Paros et ses carrières de marbre, d’où sortirent les chefs-d’œuvre de la statuaire grecque ; Delos, berceau d’Apollon ; Myconi, Tyne, Andros, Zea, repaires de barques suspectes. Nulle part, les consuls, les autorités, les notables ne purent nous donner de renseignemens ; chacun, après avoir fait l’éloge de son pays, de sa vieille réputation d’honnêteté, nous renvoyait à l’île voisine, accusée de brigandages. Nous mettions à la voile pour l’endroit indiqué : là, même étonnement de notre visite, tandis que la côte vis-à-vis, l’îlot à côté, étaient si mal famés ! — Mais nous en venons, disait le commandant, et ce sont les indications des habitans qui nous amènent ici. — Les misérables ! criaient les papas, les caloyers, les négocians, les femmes et les serviteurs ; nous les reconnaissons bien là !

Toutes nos courses avaient été inutiles ; l’ennui, le désappointement, engendrèrent peu à peu le doute et les railleries sur cette histoire, et à la fin de la campagne Vasiliky était oubliée. Alors la frégate se dirigea vers l’Attique, afin de pouvoir mouiller à jour fixe dans la baie de Salamine, que l’amiral avait marquée comme un point de ralliement où nous trouverions de nouveaux ordres.

Tout a été dit sur Athènes ; je ne raconterai donc point une excursion de quelques jours dans l’Attique, qui n’avait rien à démêler avec le but de notre campagne. Ce qui surtout me frappa sur cette terre de Grèce que je foulais pour la première fois avec un religieux enthousiasme, c’était le contraste éloquent de la mort et de la vie, ce mélange de pensées pénibles et d’aspirations poétiques qui se contrarient sans cesse sous un ciel admirable et devant les monumens d’un art immortel. Il en naît une tristesse sans amertume, dernière émanation de cette terre païenne qui se fiait à des dieux indulgens. Le cœur ne puise à cette source poétique qu’une soif plus ardente des voluptés de l’esprit ; les tombeaux d’Aspasie et d’Alcibiade n’excitent qu’à user plus vite des jours accordés, et l’on assiste à ce spectacle comme au festin antique, où les convives, pour ne pas oublier que la rapidité de la vie et l’incertitude du lendemain avertissent l’homme de vider sa coupe, couronnaient un crâne de fleurs et cachaient sous les pampres l’urne funéraire.

Le commandant trouva au Pirée l’ordre de rejoindre immédiatement la croisière établie à Navarin ; nous appareillâmes aussitôt, et, après une traversée de trois jours, la Fleur de Lis rallia l’amiral, qui louvoyait avec l’escadre sous les îles Sapienza, devant Ibrahim, campé à Modon avec son armée. Des dépêches de France annonçaient qu’une expédition réunie à Toulon s’embarquait pour la Morée, afin de contraindre les Turcs à vider le pays. À cette nouvelle, le pacha avait rappelé les cavaliers qui ravageaient le Péloponèse et concentré ses forces entre Navarin et Modon. Voulait-il disputer la Grèce aux bataillons français et s’opposer à leur débarquement, ou bien exécuter un dessein long-temps caressé, qui consistait à transporter ses troupes à Nauplie, sur une flotte attendue d’Égypte, pour s’emparer du siège du gouvernement hellénique ? Tout était à craindre de la rage de ce vainqueur farouche, qui sentait sa proie lui échapper. Ce fut alors que l’amiral vint bloquer le golfe de Kalamatha. L’armée ottomane bivouaquait sur le rivage ; du pont des navires, nous entendions ses feux d’exercice répercutés par les échos du Taygète. Nos équipages, dans l’espoir de quelque entreprise désespérée d’Ibrahim, se préparèrent à un combat suprême, et, tandis que les vaisseaux et les frégates défilaient en ligne le long de la côte, les bricks et les corvettes cherchaient au large la flotte ennemie pour la signaler au corps de bataille.

Cependant, tout en s’observant, les Français et les Turcs, qui, sans haine dans le cœur, ne braquaient qu’à regret leurs canons les uns contre les autres, entretinrent des relations amicales, pareils à ces preux de la chevalerie qui, avant de se couper la gorge, devisaient galamment à l’ombre de la forêt. Selon l’habitude prise dès le commencement de cette singulière guerre, l’amiral se rendit souvent auprès d’Ibrahim pour le conseiller, l’adoucir et tâcher de lui faire comprendre la situation exacte des choses et les dispositions arrêtées des puissances. Les frégates mouillaient dans les eaux de Modon, les aides-de-camp portaient des lettres, et, la diplomatie aidant, les difficultés s’aplanirent peu à peu.

Un matin, l’amiral signala à la Fleur de Lis d’aller réclamer du pacha trois philhellènes faits prisonniers la veille par les Turcs. La frégate, le pavillon de parlementaire au mât, vint mouiller sous le château de Modon, et plusieurs d’entre nous accompagnèrent le commandant. Modon, avec ses fortifications gothiques reblanchies à la chaux par les ingénieurs turcs, retentissait alors des hurlemens d’un camp barbare. Des soldats déguenillés, des paysans grecs menacés du bâton et courbés sous des fardeaux, montaient du rivage à la forteresse ; le long du quai, des fumeurs assis sur des nattes regardaient les Mainottes décharger leurs barques remplies de volailles, de moutons, de fruits et de légumes. À l’approche du canot, les travaux furent suspendus, les yeux se dirigèrent vers nous ; les portefaix, les enfans, les vendeurs, les oisifs, affluèrent à la cale ; les Turcs seuls ne bougèrent pas. Des officiers accourus à notre rencontre repoussèrent la foule en nous souhaitant en français la bienvenue ; c’étaient des compatriotes, d’anciens militaires français que le licenciement de 1815 avait forcés de tenter la fortune en Égypte. Tandis que le commandant se rendait chez le pacha, nous leur demandâmes de nous montrer le camp, que nous n’avions pas eu le loisir de visiter dans nos excursions précédentes. Ce camp, composé de tentes de toutes couleurs et de toutes dimensions, de huttes de branchages, de parcs, de clôtures, de chenils en terre et en pierres sèches, s’étendait des murailles de la forteresse aux bastions de Navarin. Des milliers d’hommes et d’animaux se vautraient au soleil, allaient et venaient parmi les caissons d’artillerie, les canons, les roues, les attelages, les faisceaux d’armes, mêlés dans un désordre inextricable. Les rues, les séparations des corps de troupes à peine indiquées, aboutissaient au grand chemin de Modon à Neo-Castro, qui partageait l’enceinte par le milieu. De distance en distance se dressait une tente à boule de cuivre, surmontée de queues de chevaux et de bannières. La confusion était extrême autour de ces demeures des chefs elle long de la route, seule voie de communication entre la campagne et le port. Là débordaient la vie et le mouvement, tandis que les bas côtés restaient plongés dans le silence et l’inaction. Des soldats de toute taille et en haillons faisaient l’exercice avec des fusils dépareillés ; des scribes paraphaient des hiéroglyphes sur des feuilles de parchemins scellées de cire rouge ; des payeurs soldaient sur des tables ; des marchands dépliaient leurs ballots ou chargeaient leurs montures ; des barbiers rasaient des têtes sur leurs genoux ; un santon égrenait son chapelet devant un café ; des derviches tourneurs pirouettaient, des derviches hurleurs écumaient, jusqu’à ce qu’ils tombassent épuisés. C’étaient des cavaliers aux vestes éclatantes fumant à l’ombre, leurs chevaux harnachés tenus par des enfans ; un Albanais raclant une guitare à l’entrée d’un corps-de-garde ; des galériens, une chaîne au cou et à la cheville, vidant les écuries ; puis des bataillons qui paradaient tambour en tête, essayant, sans y réussir, de s’aligner en marquant le pas des fantassins d’Europe ; des cavaliers qui sortaient pour une expédition, d’autres qui rentraient du pillage en poussant des clameurs et brandissant les sabres. Ici un marché d’esclaves, là une tuerie ; des bouchers abattaient des taureaux, égorgeaient des moutons ; des chairs écorchées, des peaux ruisselantes pendaient aux crocs ; des hures, des mâchoires, des têtes armées de cornes garnissaient l’étal ; des bandes de chiens voraces, au poil fauve, aux yeux féroces, se ruaient sous les tréteaux, léchaient la mare de sang et se disputaient les os de rebut. Près de ces cloaques, et sans aucune transition ménagée pour le goût, l’odorat et la vue, apparaissaient d’élégans pavillons avec des tapis, des châles, des étoffes de soie flottant aux fenêtres ; de frais visages d’enfans, aux bras nus et blancs, ornés de bracelets, se balançaient aux lucarnes ; des yeux furtifs regardaient à la hâte à travers les fentes de la toile, pendant que des esclaves farouches rôdaient aux environs. De tous côtés un tumulte étourdissant, des cris, des menaces, des prières, et planant sur l’arène une âpre poussière et une odeur nauséabonde, mêlée à d’indéfinissables parfums. Sous la protection de nos guides, nous pûmes nous mêler en sûreté à la foule et nous aventurer dans les ruelles et les lieux écartés, où nous surprenions les bizarreries de la vie orientale. Personne n’osa nous insulter, quoique souvent sur notre passage on ne cachât point un dédaigneux étonnement. Les femmes surtout se drapaient, les vieilles avec ostentation et comme souillées par la présence des giaours, les jeunes avec plus de lenteur, sans trop de colère et d’une main volontiers maladroite.

Nous parcourûmes de la sorte l’enceinte jusqu’aux barrières qui fermaient le camp vis-à-vis de Navarin. La tente d’un bey, un poste nombreux, des canons tournés sur la plaine, défendaient la porte. Sur cette limite, entrée et sortie unique du camp, régnait une effroyable tourmente de clameurs, de beuglemens, de troupes d’hommes et d’animaux qui se heurtaient en tous sens. Des cavas distribuaient des coups de bâton à droite et à gauche, des soldats le sabre dégainé se ruaient au plus épais des masses, des marchands au désespoir se laissaient fouler aux pieds pour recueillir les sacs, les étoffes, la quincaillerie, les fruits répandus à terre. Les cavaliers faisaient cabrer leurs chevaux sans souci des vieillards renversés ; les conducteurs de caravane, grimpés sur le dos des chameaux, resanglaient les cordes des paniers, sautaient de la tête à la queue pour défendre les ballots, excitant leurs bêtes, dont le long cou et le mufle placide se promenaient au-dessus de cette fourmilière que leurs larges pattes écrasaient. Nous restâmes déconcertés à la vue de ce tumulte ; nous pensions assister à l’un de ces massacres si communs en Orient, peut-être à une attaque du camp par les Hellènes. Nos guides nous rassurèrent. « C’est, nous dirent-ils, l’heure de la fermeture des portes ; la canaille, les vendeurs, les paysans, sont chassés du marché ; de leur côté, les soldats, les patrouilles, les promeneurs, la maraude, se hâtent de rentrer : de là un mouvement de marée, de flux et de reflux, qui occasionne un peu de désordre ; mais personne n’y prend garde. Voyez si le bey chargé de veiller sur ce quartier bouge de sa tente ; il ne s’inquiète pas de si peu, et fume tranquillement le narguilhé. »

Un nouvel incident vint compliquer la situation. Tout à coup le sol retentit sous le sabot de chevaux vivement pressés, les sentinelles donnèrent l’alarme, le poste sortit, se formant en bataille contre un escadron de spahis qui arrivait des montagnes. Celui-ci, après avoir parlementé, s’engagea au trot entre les palissades pour pénétrer dans le camp. Chacun de nous se cramponna aussitôt aux barrières, tandis que la colonne caracolait sur le pont-levis. Dès que le premier rang eut franchi la herse, il s’arrêta courroucé à la vue du mur vivant qui lui barrait la route. Les derniers, pressant toujours le pas, furent obligés de reculer ; les chevaux se dérobèrent, bondirent les uns sur les autres, et la colonne reflua en arrière, imitant les ondulations d’un serpent. Un instant s’écoula avant que l’ordre fût rétabli, et j’eus le loisir d’examiner cette troupe, qui venait de s’arrêter et qui semblait avoir fait une longue traite : hommes et montures ruisselaient de sueur. C’était un assemblage grotesque de visages blancs, jaunes, nègres, coiffés de turbans, de fez bariolés et de feutres en pain de sucre. Les Nubiens chevauchaient drapés de manteaux d’écarlate, les Turcs chamarrés de vestes et de pelisses, les Égyptiens gênés dans des uniformes modernes ; tous avaient à la ceinture un attirail de sabres, de yatagans, de marteaux et de pistolets. Examiné de près, ce ramas d’enfans perdus des peuplades du Nil, du Caucase et de l’Afrique inspirait le dégoût ; mais de loin, quand ces faces diaboliques penchées sur les étriers dévoraient l’espace, quand du milieu d’un tourbillon de poussière les armures résonnaient, lançant de sinistres lueurs sous les housses et les crinières au vent, il était impossible de résister à l’entraînement de cette charge sauvage : l’œil mesurait la carrière, et le cœur palpitait à l’idée d’une mêlée furieuse avec les mécréans.

J’étais occupé des évolutions des soldats qui reprenaient leurs lignes, lorsqu’un de mes camarades attira mon attention sur l’équipement de certains d’entre eux. Je vis des têtes d’hommes fraîchement coupées suspendues aux arçons par les cheveux, des prisonniers à pied menés en laisse et une femme attachée sur un âne dont deux cavaliers tenaient le licou de droite et de gauche, probablement afin de relever la chétive bête, si elle bronchait dans une marche si rapide. Cette femme ne portait pas le voile des musulmanes ; sa brune chevelure s’échappait en boucles, en tresses à moitié tordues, d’un turban couvert de poussière et dont les plis s’étaient relâchés à la longue. La pitié d’un soldat, peut-être un autre motif, avait fait jeter sur ses épaules une casaque qui, agrafée au cou, ne cachait qu’en partie sa tunique et ses pantalons de soie, où des vestiges de broderies d’argent brillaient encore sous une couche de boue. Épuisée de fatigue, affaissée ainsi qu’une fleur trop lourde pour sa tige, le corps vacillant à chaque secousse malgré ses liens et la crispation de ses doigts qui s’accrochaient au bât, l’infortunée offrait l’image de la douleur et de l’humiliation la plus abjecte. Durant le peu de répit que lui laissa la halte, elle regarda avec anxiété autour d’elle, troublée par les vociférations qu’elle entendait ; alors seulement je vis son profil, et je crus la reconnaître. Bientôt la prisonnière, qui promenait ses yeux de tous côtés, se posa de face et aperçut les officiers collés aux barrières. Elle resta immobile, puis tendit brusquement les bras vers nous en criant avec force : Vasiliky ! Je l’avais enfin reconnue, c’était elle, ma porteuse de miel de l’île de Naxos, l’enfant de Démétrius ! A sa voix, je m’élançai sottement pour lui porter secours : par bonheur mes compagnons me saisirent : il était temps, j’aurais été écrasé. Le chef des spahis, las d’attendre que la foule se fût écoulée, perdit patience au bout de deux minutes. Ordonnant à son état-major de prendre en main les bridons terminés par une lanière de cuir, lui-même il donna l’exemple, fit siffler en l’air sa courroie et piqua des deux sur le rassemblement. Au signal du chef, les lames acérées des étriers labourèrent le flanc des chevaux, l’escadron se lança ventre à terre avec des hourras frénétiques, ouvrit la masse du peuple comme une volée de boulets, culbutant bêtes et gens, et passa outre sans sourciller. Vendeurs, animaux, marchandises, litières, cacolets de voyage, tout fut renversé, et les spahis furent bientôt hors de notre vue.

Il me tardait d’instruire le commandant que la femme si long-temps cherchée par la frégate était retrouvée. Nous regagnâmes promptement le port ; le commandant venait d’y arriver avec les philhellènes prisonniers que le pacha avait rendus sans se faire prier. Le commandant hêlait déjà le canot mouillé au large, nous invitant à nous presser afin de rejoindre l’escadre avant la nuit. Nous accourûmes lui raconter ce dont nous venions d’être témoins. Aux premiers mots qu’il put comprendre, car nous parlions tous ensemble, le commandant dressa l’oreille. — Quel coup du ciel ! s’écria-t-il ; ma foi, hasard ou bien joué, peu importe ! je suis fort aise que la Fleur de Lis se tire à son honneur de cette ridicule affaire.

Mes camarades furent aussitôt congédiés, seul je reçus l’ordre d’accompagner le commandant à la forteresse où logeait Ibrahim ; mais, quand nous arrivâmes, sa hautesse n’était pas visible : elle était renfermée dans l’appartement de ses femmes, et on ne pouvait l’aborder que le lendemain. Le commandant, malgré son désir d’appareiller, — résolut alors de passer la nuit à l’ancre ; il annonça sa visite, et nous nous retirâmes. Le lendemain, nous étions de bonne heure devant la forteresse. Le château de Modon est d’architecture vénitienne, à l’exception d’une tour engagée dans les remparts, dont la construction remonte à Geoffroy de Villehardouin, prince d’Achaïe en 1205. Les murailles bordent la mer et tombent en ruines. Un bey nous fit entrer dans le divan, qui avait pour tous meubles un sofa avec une pile de coussins, pour ornemens des cordons de peinture bleue contre les murs et des rosaces badigeonnées. Au bruit, des pigeons s’envolèrent en bloc par les fenêtres et revinrent bientôt un à un roucouler sur la corniche. Après vingt minutes d’attente, des crosses, des éperons résonnèrent dans les escaliers ; des voix gutturales, les aboiemens d’une meute emplirent le corridor. La porte s’ouvrit ; cinq lévriers bondirent en arrêt, formant l’avant-garde d’un cortége de mollahs, d’officier s de dignitaires qui se rangèrent la face tournée vers le seuil, et le pacha parut ; il s’avança entre la haie des têtes prosternées, appliqua en passant des coups de cravache aux chiens, qui se blottirent en grognant sous les coussins, et lui-même s’assit sur le canapé.

À cette époque, Ibrahim n’était pas encore l’homme obèse, infirme, affaibli par les excès et les fatigues, que nous avons vu venir chercher la santé en France. Agé de trente-huit ans, trapu, ramassé, les membres nerveux, la barbe rousse, l’œil gris et d’une tranquillité sévère, il avait au repos quelque chose de la somnolence du lion repu. Sitôt que la passion l’animait, le froncement de ses sourcils, sa prunelle injectée de taches sanguines, son allure impétueuse, ses emportemens sans frein, trahissaient les pensées de vengeance, de combats et de domination couvées par le despote. Il était alors l’orgueil et l’espoir de l’Islam, le vainqueur des Wahabites, l’exterminateur des hellènes et le vassal soumis de son suzerain, dont il défendait impitoyablement les droits. Bientôt, trompé sans doute par la rigueur des puissances chrétiennes envers la porte, et croyant qu’elles abandonnaient à Mahmoud à sa ruine, il allait se révolter à son tour, disperser les armées du sultan, conquérir l’Asie Mineure, marcher sur Stamboul la sainte et comme en Grèce au moment du succès, entendre la voix de l’Europe lui ordonner la retraite.

Sur l’invitation du pocha, nous prîmes place à ses côtés, et le café et les pipes furent servis par des enfans espiègles, qui étudièrent malicieusement notre manière de boire et de fumer. Après les politesses et les saluts d’usage, le trucheman demanda au commandant de faice connaître les motifs de sa visite, « aussi agréable à sa hautesse que l’apparence d’un pur matin aux yeux du voyageur. » Le récit du commandant n’avait rien de fort gai ; cependant les premiers détails amusèrent beaucoup Ibrahim, qui riait à gorge déployée, interrompait l’interprète par des observations et des propos malins adressés aux courtisans. La bonne humeur du pacha devint communicative ; toutes ces longues barbes, ces turbans, ces bonnets pointus, perdirent leur raideur, de larges grimaces déridèrent ces figures tout à l’heure immobiles ; mais chacun se tint sur ses gardes, les yeux sur le maître, la physionomie attentive, les muscles prêts à imiter les contractions de la face sacrée. Si je ne comprenais guère une si grosse gaieté, je ne pus mieux m’expliquer le sérieux subit avec lequel Ibrahimm écouta la fin de l’histoire et la demande du commandant, au nom de l’amiral : de rendre la liberté à Vasiliky, fille de Démétrius de Chio.

Le commandant ayant cessé de parler, le pacha resta quelque temps sans répondre ; sa main caressait les poils de sa barbe, tandis que soin pied agaçait machinalement un lévrier favori dont les dents aiguës mordaient le cuir de sa botte. Enfin il prononça quelques mots en arabe, et aussitôt les assistans, après un profond salut, évacuèrent la salle. Le pacha s’entretint longuement avec l’interprète, qui dit à l’officier français : « Sa hautesse prie le commandant de raconter encore une fois, sans rien omettre, l’histoire de la femme enlevée. » Ibrahim et le drogman prêtèrent l’oreille, et le commandant recommença son récit. Quand, arrivé à la démarche de Vasiliky dans l’auberge, il m’indiqua du doigt comme celui auquel la jeune fille avait présenté l’assiette de miel, le pacha sembla fort soucieux, et, oubliant que j’ignorais la langue turque, il m’adressa directement la parole avec vivacité. Je consultai le drogman, qui m’expliqua que sa hautesse désirait entendre de ma bouche la suite de cette aventure. Je frissonnais malgré moi ; la persistance inconcevable du pacha à connaître les plus petits détails d’un événement qui aurait dû lui être indifférent commençait à m’inquiéter. Il fallait répondre cependant ; je le fis sans ménager mon amour-propre, prenant plaisir à faire valoir à mes dépens la fierté et la pudeur de Vasiliky. J’entendis avec satisfaction un soupir de soulagement s’échapper de la poitrine du pacha. Il réfléchit quelques instans, et, se levant du canapé, il nous engagea à le suivre. Nous montâmes des escaliers de pierre qui nous conduisirent à des corridors, à des parapets crénelés, d’où la vue s’étendait sur le golfe et sur les campagnes. Ibrahim frappa à une porte, un homme armé l’ouvrit en dedans ; les yeux de l’esclave indiquèrent une surprise stupide, lorsqu’il ne put douter que nous aussi nous allions pénétrer au logis. Le pacha nous fit signe d’entrer, et nous marchâmes derrière lui.

Nous étions dans la partie la plus reculée du donjon ; des fenêtres à ogives, des machicoulis du moyen-âge, œuvres des chevaliers de la croisade, se montraient de toutes parts. Nous allâmes ainsi de chambre en chambre jusqu’à une dernière, pratiquée entre les épaisses murailles d’un pignon surplombant les flots. C’était une rotonde où l’art arabe avait épuisé ses caprices et ses moulures ; des vases ciselés remplis de fleurs, des tapis, des rideaux à franges d’or, des aiguières d’argent, de magnifiques armures damasquinées, des livres couverts de peintures et de caractères bizarres, des coussins, une mandoline oubliée sur le parquet, mille ornemens gracieux faisaient de cet asile la copie fidèle des retraites voluptueuses de l’Alhambra de Grenade ou du palais du commandeur des croyans à Bagdad dans les jours florissans du kalifat. Deux fenêtres à arc étroit et pointu éclairaient ce réduit. Par l’une apparaissaient la mer, les vallées du Magne, les sommets du Taygète, le groupe des îles Sapienza et la flotte française à la voile le long de la côte ; de l’autre, l’œil dominait le camp, ses tentes, sa fourmilière en travail, les monts OEgalées, Navarin et le golfe de Kalamatha jusqu’à l’embouchure du Pamisus.

Nous étions assis, cherchant à deviner pour quel motif Ibrahim nous donnait entrée dans son harem, quand, le bras nu d’un nègre soulevant une tapisserie, nous vîmes une femme voilée, conduite par un eunuque, s’avancer dans le rayon de lumière que le soleil dardait au travers de la croisée. Elle se tint droite sans bouger devant le pacha, qui, redevenu plaisant, jouissait de notre incertitude, et prolongeait à plaisir notre attente. Il excita si bien notre curiosité, nous provoquant de la voix et du geste à regarder par-dessous le voile, que je me précipitai pour le lever ; mais l’eunuque prévint cette violation des lois du sérail, et, me lançant un coup d’œil foudroyant, il écarta la gaze du front de la femme. C’était Vasiliky ; je le savais d’avance, quoique je ne pusse comprendre comment elle se trouvait en ce lieu, vêtue avec tant de splendeur, chargée de diamans et de colliers. Le commandant me demanda si cette belle fille était ma porteuse de miel de Naxos. Je répondis que c’était elle-même, et qu’il suffisait de l’envisager une fois pour ne plus l’oublier. Aussitôt il réclama officiellement la remise de la prisonnière ; le pacha, qui riait dans sa barbe, acquiesça d’un signe de tête, et le trucheman dit : « Sa hautesse ne s’oppose pas à la délivrance de Vasiliky ; interrogez-la donc et faites-lui connaître vos désirs. »

Le commandant expliqua alors à la jeune fille la mission de la Fleur de Lis expédiée à sa recherche, ses courses inutiles parmi les Cyclades et le hasard providentiel qui avait amené la veille sur son passage un officier du bâtiment, celui dont elle-même, à Naxos, était venue implorer l’appui. Vasiliky, les bras en croix, les yeux baissés, écouta la traduction que l’interprète, phrase par phrase, lui fit de ce discours. Dès le commencement, elle pâlit, et les palpitations de son sein, le tremblement de ses lèvres, dénotèrent une violente agitation ; mais elle ne répondit pas et s’inclina en signe de remerciement. Le commandant reprit la parole et annonça à Vasiliky que ses chagrins étaient terminés ; le pacha lui rendait la liberté, et les Francs allaient la ramener dans les bras de son père. Il y eut un moment de silence durant lequel nos regards inquiets, les regards avides du pacha, l’œil louche de l’eunuque, sollicitèrent une réponse de la femme. Son hésitation commençait à nous embarrasser, et le commandant contenait mal son impatience.

— Venez, mon enfant, ajouta-t-il, qui vous retient ? Toutes les portes sont ouvertes. Une bonne brise, et avant trois jours vous cueillerez les roses du jardin de Chio. — Vasiliky continua de se taire en s’abandonnant à cette pose souffrante, à cet affaissement du corps que j’avais déjà remarqué deux fois. — Le temps se passe, dit l’officier en se levant, remerciez sa hautesse de sa générosité, et partons. — Il lui prit le bras. Elle se redressa vivement comme sous un ressort, redevint calme, et articula d’un ton bref et sec une phrase qui fit éclater la joie de la victoire sur le visage d’Ibrahim : — Allah a décidé de mon destin ; il n’a pas permis que mes projets d’évasion réussissent, je resterai ici. – Le commandant voulut insister ; il parla du désespoir de Démétrius refusant la nourriture, appelant sa fille et ne devant pas survivre à son abandon volontaire. À ces paroles, Vasiliky laissa pencher sa tête de côté, et ses mains errantes semblèrent repousser une triste image. Le capitaine la crut touchée et saisit sa main, l’invitant au départ ; mais elle recula encore, ramena le voile qui pendait derrière ses reins, et s’en couvrit tout entière en serrant les plis de ses deux bras. Le commandant ne put se modérer. — Que signifie cette comédie ? s’écria-t-il ? Vous nous avez appelés deux fois à votre secours. À Naxos, n’êtes-vous pas venue vous réfugier près de ce jeune homme ? Hier soir, à votre arrivée au camp, ne lui avez-vous pas encore jeté votre nom, dès que avez aperçu les officiers français ?

— Oui, répondit-elle sous son voile, j’ai crié vers vous à Naxos, quand j’étais au pouvoir des pirates, et hier encore, ne sachant quel serait mon sort ; maintenant il est fixé, et je n’ai pas à me plaindre : j’ai dit adieu à la maison de mon père.

Je ne sus que penser ; était-elle sultane ? Sa merveilleuse beauté la rendait digne de ce titre. Servirait-elle de jouet à un amour passager, et son empire n’aurait-il que l’éphémère éclat d’une fleur dont un maître impudique respirerait un instant le parfum pour la briser ensuite ? — Et le bruit des vagues qui grondaient sous la tour me rappela la barque de mort allant de nuit, à la douce clarté des étoiles, lancer des sacs aux formes humaines dans le courant du golfe pour vider le trop plein du sérail. Le commandant, qui était pressé et mécontent, m’arracha à mes réflexions en prenant congé du pacha. Nous nous retirions, lorsque Vasiliky, s’avançant à notre rencontre, le visage découvert et les yeux humides, prit la main de l’officier qu’elle porta à son cœur et murmura comme une prière que le trucheman nous traduisit en ces termes : « Qu’Allah fasse miséricorde, au jour du jugement, à vous et aux vôtres à cause des fatigues que les Francs se sont données pour Vasiliky ! » Avant que le commandant pût répondre, elle regagna la porte par où elle était entrée ; l’eunuque frappa des mains, le bras d’un noir souleva la tapisserie, et la jeune fille, se retournant, nous salua d’un charmant sourire, puis disparut.

Après cette visite à Ibrahim-Pacha, l’amiral nous donna l’ordre d’aller prendre la station de Salonique. Notre campagne dans les Cyclades était terminée, et je ne revis plus Vasiliky ; mais j’emportais dans mon ami, l’ineffaçable souvenir de cette gracieuse figure, apparition trop fugitive, de l’un de ces beaux rêves que fait éclore le ciel de la Grèce.


CHARLES COTTU,

Officier de marine.