Varvara Afanasiévna


VARVARA AFANASIÉVNA


Comme nous continuions à deviser sur la condition des paysans, je parlai à mon hôte de certains individus de cette classe que j’avais vus figurer dans les procès politiques : je lui dis combien ceux-là ressemblaient peu au type idéal qu’il venait d’évoquer.

— Au point de vue du moraliste, vous avez mille fois raison, me répliqua Michaïl Dmitritch ; mais, au point de vue du psychologue, la différence n’est qu’apparente ; ce sont les mêmes moteurs qui, bien ou mal dirigés, produisent des actions si diverses. J’ai essayé de vous faire entrevoir une face de l’âme russe, celle qu’on pourrait appeler l’ancienne. C’est la mieux explicable, en somme, et nous n’avons pas le privilège de l’héroïsme inconscient : votre moyen âge a connu des races pareilles à ce qu’est aujourd’hui la nôtre ; vous y retrouveriez mille traits semblables à ceux que je viens de rappeler. Tel croisé français ou allemand du XIIIe siècle ne devait guère différer de mon Fédia et de mon Pétrouchka.

Ce qui vous déconcerte, c’est la face nouvelle, l’aspect inattendu sous lequel se présente cette âme, quand un accident la précipite de son XIIIe siècle dans le XIXe. – Vous avez vu ce matin, mon cher monsieur, et vous avez bien voulu admirer, pour flatter ma vanité de propriétaire, l’unique arbre fruitier de ma serre, le merisier des steppes sur lequel j’ai greffé des prunes ; vous m’avez cru sur parole quand je vous ai dit que ce sauvageon, couvert d’épines et de baies amères, avait poussé l’an dernier une branche miraculeuse, chargée de reines-claudes grosses comme des œufs. Cet arbre est l’image de mon pays ; je n’en connais pas de plus exacte. Sur le jeune tronc sauvage, nous avons greffé çà et là vos idées d’Occident ; longtemps encore l’arbre continue à porter ses fruits naturels ; mais quelques rameaux, contraints de se soumettre à l’expérience, donnent le fruit nouveau ; nourri d’une sève trop violente, ce fruit apparaît transformé, monstrueux parfois. La plupart des gens qui le contemplent ne comprennent rien à cette végétation hybride ; beaucoup, trop pressés pour faire le tour du phénomène, n’en voient qu’un côté, et ceux-là de disputer : « C’est un merisier, crient les uns. – C’est un prunier », répliquent les autres. Nous voici ramenés à cette fameuse question du nihilisme, sur laquelle on a tant déraisonné.

Le nihilisme, c’est cela et ce n’est que cela : le produit des idées modernes greffées à la hâte sur le tronc russe. Un hasard d’éducation, de fortune, tire brusquement Fédia ou Pétrouchka de son milieu naturel, de son indolence de pensée, lui infusant tout d’un trait la science nouvelle, l’orgueil de la raison avec son besoin de liberté ou de révolte : prenez le mot que vous voudrez, je ne préjuge pas. L’esprit de mon paysan est changé, mais non pas son âme et ses instincts, qui résistent plus longtemps. Dans ce cerveau où vous avez logé vos spéculations hardies, le sang vigoureux du primitif continue de battre à flots pressés. Chez vous, l’évolution s’est opérée lentement sur tout l’être ; ces hardiesses de pensées ne sont plus servies, sauf rares exceptions, par un tempérament redoutable, par une âme encore brûlante de foi ; chez mon homme, le tempérament est entier, la foi instinctive, si bien que, faute de mieux, il en arrivera à ce compromis risible, la foi au néant, et qu’il s’y précipitera tête baissée. Dans ce malheureux, il y a un conflit de natures et, si je puis dire, un conflit de siècles ; plus que personne, il a droit de s’appliquer la parole de Job : Pœnæ militant in me. Des peines luttent en moi.

Ce qui sortira de ce conflit, le diable seul le sait ; mille folies, mille formes du désespoir. – Mais ne nous égarons pas dans la métaphysique. Voulez-vous voir une de ces greffes hâtives et le fruit qu’elles donnent ? Il s’agit d’une femme : dans notre peuple, la femme est plus apte que l’homme à ces transformations subites, et c’est chez elle que le phénomène est le plus curieux.

Ma mère avait recueilli dans ce village une petite fille dont la vive intelligence promettait beaucoup. Cette enfant partagea les premières leçons qu’on donnait à ma jeune sœur, lut à tort et à travers tout notre vieux fonds de bibliothèque. Plus tard, ma sœur fut envoyée dans un institut de Moscou : sa compagne déclara qu’elle voulait parfaire ses études et se préparer à une profession libérale. Grand embarras, comme toujours, en pareille occurrence. Quand le Créateur donna des ailes aux oiseaux, il eut soin de faire l’espace pour qu’ils pussent voler ; nous, dans notre sollicitude imprudente, nous leur donnons des ailes et point d’espace. Ma mère consentit à emmener sa protégée à Moscou.

Varvara Afanasiévna – c’est ainsi qu’elle s’appelait – se mit en tête d’étudier la médecine. C’était le courant du moment ; des centaines de jeunes filles, en Russie, voyant là une carrière possible pour elles, assiégeaient les facultés de médecine, réclamant avec instance leur admission aux leçons d’abord, puis aux diplômes et au libre exercice de cet art. Rien n’était organisé pour satisfaire leurs vœux ; on en admit quelques-unes par grâce à des cours spéciaux, ouverts dans un hôpital de Moscou. Varvara passait là ses journées depuis l’aube jusqu’à la nuit, penchée sur les tables d’anatomie, ne sentant ni le froid ni la faim, étudiant avec une passion toute féminine.

Au bout d’une année, l’état de nos affaires obligea ma mère à revenir à la campagne avec ses enfants ; elle voulut ramener au bercail sa petite villageoise, étant fort peu édifiée d’ailleurs par une occupation qu’elle ne comprenait guère et qui ne promettait aucun avenir à une paysanne sans un sou vaillant. Cette fois, Varvara s’insurgea tout net et refusa de suivre sa protectrice. C’était en 1872 ; le ministre de la guerre inaugurait à Pétersbourg, à titre d’essai, les fameux cours de médecine pour femmes à l’Académie chirurgico-médicale ; tous ces mots-là s’étonnent un peu de se rencontrer, mais vous n’en êtes pas à vos débuts en Russie, et vous ne vous étonnez plus de rien, j’espère. Varvara, qui n’avait pas ses vingt ans, mit dans un mouchoir quelques hardes et quelques roubles, elle prit le train pour Pétersbourg et tomba dans la capitale, plus seule que Robinson dans son île.

Maintenant que vous voilà au fait, j’arrête mon récit et je laisse parler l’héroïne, ce sera tout profit pour vous. Ma mère ayant continué à lui faire passer quelques secours, Varvara se fit un devoir d’écrire de loin en loin à sa bienfaitrice. Voici ses lettres : je les garde comme un document curieux pour l’histoire morale de notre temps.

— M. P… alla prendre dans une armoire de son cabinet une liasse de papiers et m’en fit la lecture. Je lui demandai la permission de transcrire quelques extraits de cette correspondance ; ils n’apprendront rien à personne en Russie, où pas un mois ne se passe sans que les journaux enregistrent des histoires semblables à celles-ci.

Varvara Afanasiévna à Mme P

Pétersbourg, 1er novembre 1872.

Ma très honorée bienfaitrice,

Enfin ! l’Académie nous a ouvert aujourd’hui ses portes, les cours ont été inaugurés, et j’ai le bonheur d’être au nombre des élues. Ce n’a pas été sans peine et sans inquiétudes. Par quelles transes moi et bien d’autres avons passé depuis trois mois ! Toute sorte de bruits contradictoires couraient dans notre petit monde. Tantôt on parlait du refus de l’autorisation suprême, tantôt on nous menaçait de l’opposition de tel ou tel professeur. Personne ne savait au juste quel était le programme de l’examen d’entrée, mais on s’accordait à prédire que cet examen serait d’une sévérité extrême, pour décourager nos aspirations prématurées. Il y avait, assurait-on, plus de quatre cents demandes, et les admissions étaient limitées au chiffre de soixante-dix. Cependant nous nous préparions de notre mieux sur toutes les matières.

Vers le milieu du mois dernier, les examens ont commencé : quelle déception pour nous ! On nous a posé quelques questions sommaires sur la physique, la chimie, les mathématiques, les langues latine et française ; des questions d’enfant, des plaisanteries ! L’examinateur m’a demandé les propriétés communes des corps ! il n’a pas daigné m’interroger sur la géométrie, que j’avais tant travaillée. Nous avons parfaitement compris la raison secrète de cette indulgence : elle était pour nous humilier. On nous donnait à entendre qu’on s’enquérait de notre développement plutôt que de nos connaissances acquises. Nos ennemis espéraient ainsi déconsidérer l’œuvre que nous fondons, en refusant de la prendre au sérieux. Mais nous la ferons vivre en dépit de tout, cette œuvre sacrée !

Malgré la facilité ridicule de l’examen, quelques candidates ont été évincées. Les malheureuses pleuraient à chaudes larmes et suppliaient les professeurs, en parlant de leur vie perdue. Devant ces désespoirs tragiques, on a consenti à dépasser le chiffre fixé de soixante-dix étudiantes ; on en a admis quatre-vingt-six, qui se sont présentées ce matin à la leçon d’ouverture.

Vous n’imaginez pas quel public varié c’était, de toute classe, de tout âge, de toute provenance. Il y a des veuves, des femmes mariées, des jeunes filles ; l’une n’a que dix-sept ans. Quelques-unes de mes compagnes sont venues des parties les plus lointaines de l’empire, du Caucase, de la Sibérie. Toutes les classes sont représentées, mais inégalement : les filles de petits employés de l’État ont donné le plus fort contingent ; puis les filles de petits marchands ; il y a seulement quatre filles nobles, une fille de paysan comme moi, et une fille de soldat. Quand la porte d’honneur de l’Académie de médecine – cette porte à laquelle nos sœurs frappaient vainement depuis dix ans – s’est ouverte pour la première fois devant nous, nous l’avons franchie avec un sentiment d’orgueil triomphant. Nous nous sentions l’avant-garde de toutes les femmes russes, appelées enfin au libre emploi de leurs talents et de leur activité sociale. Pour ne pas compromettre l’institution, encore si précaire, dont nous attendons tout, nous nous soumettons aux sacrifices et aux humiliations qu’on ne nous épargne pas. Ainsi, à notre entrée dans l’amphithéâtre, une inspectrice déléguée à notre surveillance nous a fait mettre en rangs comme des pensionnaires, comme si nous n’étions pas des femmes émancipées par le savoir.

J’écris avec émotion la date de ce jour, qui marquera plus tard une ère dans l’histoire nationale, comme le jour de l’émancipation des serfs. Il a fait tomber les barrières dressées devant la femme. Le champ de l’avenir nous est ouvert. Nous y venons chercher d’abord un moyen pratique de vivre indépendantes et utiles aux autres ; ensuite et surtout le secret de la science, de la science que nous aimons d’une passion religieuse, qui peut seule fournir un remède à tous les maux présents, une solution à tous les doutes, un idéal de vie…

Pétersbourg, février 1873.

Nous sommes sorties des hésitations et des incertitudes du début. Grâce à la protection du ministre de la guerre, grâce au legs généreux d’une donatrice et aux souscriptions du public, le cours de médecine pour femmes, qui n’avait pas de budget, est assuré de vivre. Sa durée sera de quatre ans. Après ?…

Après, l’avenir est encore obscur : on ne sait toujours pas si nos diplômes nous conféreront des droits égaux à ceux des médecins hommes, et, sans ces droits, comment lutter, comment trouver une situation qui nous fasse vivre ? Mais à chaque jour suffit son mal. Maintenant il ne faut penser qu’à s’armer pour la lutte, à prouver notre aptitude aux droits que nous réclamons, à imposer notre supériorité. D’ailleurs nous sommes tout au bonheur de pouvoir enfin travailler librement. Il faut entendre raconter à nos aînées leurs longs désespoirs, quand jadis on les admettait dans l’amphithéâtre à la dérobée, par des portes bâtardes et pour quelques minutes, comme des voleuses. Aujourd’hui, nous avons un amphithéâtre à nous et la faculté d’y travailler du matin au soir ; nous avons nos heures réservées dans le cabinet anatomique ; enfin, nous pouvons apprendre l’anatomie sur de vrais cadavres ! Vous devinez si nous en profitons. Beaucoup de mes compagnes étudient avec une telle fièvre qu’elles en tombent malades.

Au commencement, les leçons des professeurs étaient un peu superficielles ; ils s’obstinaient à nous traiter en enfants, à ne pas nous prendre au sérieux. Maintenant, la plupart nous rendent justice ; ils nous font les mêmes leçons qu’aux étudiants, ils nous disent le dernier mot de la science. C’est le professeur d’histologie qui a su le mieux nous comprendre et conquérir nos sympathies ; il doit m’examiner dans quelques jours ; j’attends cet examen avec angoisse, car je voudrais sur toute chose faire sentir à notre maître combien le sujet qu’il traite me passionne, quel amour il a su m’inspirer pour l’histologie.

Nous vivons en assez bons termes avec l’inspectrice, malgré l’irritation que nous cause toujours cette prétention de nous conduire comme des pensionnaires. À quel propos a-t-on grevé de cette sinécure le pauvre budget des cours ? Si l’on s’est imaginé qu’il s’établirait entre elle et nous des rapports maternels, on se trompe. Le règlement nous oblige à l’informer de tout ce qui pourrait nous arriver d’extraordinaire. Qu’entend-on par là ? Que nous lui racontions nos rêves quand nous avons la fièvre ? Du reste, voici ce règlement, tel qu’il est imprimé sur nos permis de séjour.

« Les assistantes aux cours, – on ne veut pas nous appeler étudiantes, seule qualification que nous prenions en réalité, – sont strictement obligées d’informer l’inspectrice de tout ce qui leur arrivera d’extraordinaire. Elles doivent remplir leurs devoirs religieux et présenter en conséquence des attestats de personnes ecclésiastiques. Elles doivent observer un ordre rigoureux durant les leçons et ne les troubler par des manifestations d’aucune nature. Elles ne pourront s’éloigner de la ville sans l’autorisation de l’inspectrice. Elles doivent porter l’uniforme et, en général, se conformer, dans leur toilette, aux règles de la plus sévère décence. »

Inutile d’ajouter que chacun de ces points reste à l’état de lettre morte.

Pour ce qui est de la toilette, c’est un sujet de querelles perpétuelles avec l’inspectrice. L’uniforme en question est une robe marron, avec une bavette et un tablier noir. Personne ne veut de ce costume, nous nous mettons à notre guise, sans aucune recherche d’ailleurs ; une robe noire, un paletot, un bonnet d’astrakan et les cheveux courts. C’est plus viril. Un compromis est intervenu entre l’inspectrice et nous ; dans les cérémonies solennelles, quand un haut personnage honore l’Académie de sa visite, nous nous présentons en uniforme et avec une résille, celles qui en possèdent : pour les autres, l’inspectrice a soin de tenir en réserve une provision de résilles, qui servent à dissimuler nos cheveux courts dans ces cas exceptionnels. Le haut personnage parti, l’inspectrice renferme les résilles dans son coffre pour la prochaine occasion. Nous prenons en riant notre parti de cette mascarade. Notre duègne veut bien fermer les yeux sur une autre infraction aux règlements et ne pas s’apercevoir que nous fumons des cigarettes dans les corridors pendant l’intervalle des leçons.

Je crois bien que cette brave dame a été surtout inventée pour surveiller nos rapports accidentels avec les étudiants, quand ils se mêlent à nous à la sortie des cours. À quoi bon ? les étudiants sont très polis ; nous ne les recherchons ni ne les fuyons, nous n’avons à nous plaindre d’aucune incivilité de leur part.

Pétersbourg, décembre 1873.

Vous voulez bien vous informer de mes moyens d’existence. Je ne vous avais pas entretenue de mes difficultés, qui ont été grandes, pour ne pas vous être à charge ; maintenant ces difficultés sont moindres et je les trouve supportables, quand je pense aux embarras de mes compagnes encore moins favorisées.

Je ne sais vraiment comment nous avons fait pour vivre durant les premières semaines, avant que rien fût organisé pour nous entr’aider les unes les autres. Un petit nombre d’étudiantes avaient quelques ressources personnelles, vingt-cinq ou trente roubles [1] par mois ; la majorité était bien loin de cette fortune idéale, beaucoup n’avaient au monde que la tête, les pieds et les mains. Retenues du matin au soir à l’Académie, sans relations dans cette ville, nous ne pouvions chercher le seul travail qui nous convienne, des leçons particulières. C’est à grand’peine et à des prix dérisoires que nous en avons trouvé quelques-unes. Partout la place est prise par les étudiants ; ils sont des centaines, aussi pauvres que nous, à l’affût de chaque demande de leçons ; ils ont partout, se remuent, et nous n’avons pas les mêmes facilités. Souvent nous ne possédions pas les petites avances nécessaires pour faire insérer nos offres de service dans les journaux. Enfin notre qualité d’étudiantes en médecine épouvantait les familles ; le préjugé est si fort contre nous que plusieurs de mes camarades se sont vu retirer les leçons qu’elles donnaient en ville, avant leur entrée à l’Académie.

Cette crainte que nous inspirons nous rend tout difficile. Dans beaucoup de maisons, on répugne à nous loger, quand nous exhibons le terrible permis de séjour, avec la mention : « Assistante aux cours de médecine », qui semble un avertissement officiel d’avoir à se méfier de nous. Nous sommes groupées dans quelques misérables chambres du faubourg, autour de l’Académie. Au début, j’occupais une de ces chambres de moitié avec une camarade ; pour huit roubles par mois, nous avions six mètres carrés, un lit, une table, une chaise. Il y avait dans la cour une cuisine commune, qui nous fournissait des dîners à vingt-cinq kopeks [2] ; tous les deux jours, nous prenions un de ces dîners pour nous deux ; les restes nous suffisaient le lendemain.

Comme c’était encore trop luxueux pour nos moyens, nous nous sommes adressées par la suite au fourneau de charité, installé près de l’école pour les étudiants ; là, la soupe était tellement écœurante que nous n’avons pu la supporter, ma compagne est tombée malade. Nous avons fini par faire comme la plupart des autres, par nous contenter d’un verre de thé et d’un morceau de fromage le soir ; on a bien quelques révoltes d’estomac quand il faut travailler à jeun dans l’amphithéâtre tout le jour ; mais bah ! la jeunesse aidant, on s’en tire. Et quand la nature crie trop fort, on s’absorbe dans l’étude avec encore plus d’ardeur. Je vous assure que le cerveau arrive à supprimer l’estomac ; il supprime tant d’autres choses chez nous ! Nous penserons un jour avec plaisir à ces misères, quand nous aurons conquis la clef d’or de la science, qui donne la possession du monde.

Notre condition s’est un peu améliorée depuis que nous nous sommes réunies par groupes de cinq ou six, pour diminuer nos dépenses de logement et de nourriture. Des souscriptions publiques, des concerts donnés au profit des étudiantes, ont fourni quelques ressources. Pourtant, la vie de plusieurs d’entre nous est encore un miracle. De temps en temps, quand une étudiante ne paraît pas de quelques jours à l’école, on va à sa recherche ; on la trouve sur son lit, à bout de forces, à jeun depuis l’avant-veille ; les plus riches se cotisent pour lui venir en aide, et la voilà repartie pour vivre !

Pétersbourg, mai 1874.

Notre œuvre progresse et s’affermit ; nous, les aînées, nous approchons du but, et voici déjà derrière nous des recrues plus nombreuses dans le cours de première année. Elles sont arrivées avec la même foi, la même abnégation ; il faut continuer à leur donner l’exemple du travail, sans défaillance…

Ce qu’il y a de plus dur dans notre existence, c’est sa monotonie et son isolement… Rien en dehors de nos études ; toute la journée se passe aux cours ; on rentre, on cause de la leçon du professeur, on s’enfonce dans ses livres jusqu’à minuit ou une heure. Toujours des fibres et des cellules, ne connaître que cela dans le monde, en avoir le cerveau hanté, c’est peut-être trop ; par moments, à force de tension d’esprit sur le même sujet, il me prend des peurs, il me semble que je vais devenir folle ! Nous n’avons pas les moyens de nous procurer un journal, pas le temps d’aller aux bibliothèques publiques ; parfois nous descendons dans la rue pour surprendre les conversations des promeneurs, pour savoir ainsi ce qui se passe dans cette brave Russie, dont nous ignorons tout.

Notre rêve, difficile à réaliser, c’est une soirée au théâtre de loin en loin ; il faut pour cela que des étudiants veuillent bien nous accompagner et se charger d’aller prendre nos places. Nous en connaissons quelques-uns, ceux qui demeurent dans les mêmes maisons que nous ; ils viennent parfois à nos réunions, ils apportent un journal que nous dévorons comme des naufragées, ils nous racontent les nouvelles. Ce sont de bons enfants, mais nous sommes tenues à une grande réserve dans nos rapports avec eux, car le monde, qui nous calomnie de confiance, se méprend sur la nature de ces intimités toutes fraternelles ; impossible de lui faire admettre que les préoccupations habituelles de notre sexe disparaissent ou changent de caractère chez des femmes éclairées par la science. En dépit des opinions invétérées dans la triste société qui nous poursuit de sa haine, je n’ai vu nulle part autour de moi, je vous l’affirme, ce que le monde appelle désordre. Certaines de mes compagnes, il est vrai, ont cru devoir associer leur vie à d’honnêtes travailleurs comme elles ; la plupart l’ont fait avec le cérémonial communément usité, quelques-unes se sont dispensées de ce cérémonial, sans doute pour des raisons sérieuses que je ne juge pas. Toutes ont agi en pareil cas avec une détermination calme et inébranlable, avec loyauté et dignité : ne donnant pas plus d’importance qu’il ne convient à ces arrangements personnels, dans une existence vouée à l’intérêt général…

Mais il est trop tôt pour entreprendre la réforme du jugement vulgaire dans ces questions, pour le dissuader d’attacher une signification morale aux phénomènes les plus simples de la vie organique… il est trop tôt !

Pétersbourg, janvier 1876.

Pardonnez-moi si je vous écris rarement : la suite uniforme de nos journées ne peut vous offrir rien d’intéressant. Depuis trois ans, chacune de ces journées commence et finit, semblable à celles qui l’ont précédée. C’est hier, me paraît-il, que je suis entrée pour la première fois dans cette école. Et pourtant, durant ces trois années, que de connaissances acquises, que de points de vue nouveaux dans mon esprit, quelle transformation morale ! D’une part, je vois reculer devant moi l’horizon indéfini de la science, je désespère d’en atteindre jamais les limites. Nos professeurs nous exposent des théories contradictoires ; les résultats de leurs recherches sont pleins d’obscurité : où est la vérité ? L’univers m’apparaît comme une énigme impénétrable : représente-t-il quelque chose de réel ? Peut-être n’est-il, pour chacun de nous, que le rêve d’un fou.

D’autre part, j’apprends à mieux connaître la société et son injustice. Oh ! Que cette société est mal faite ! Tout y est à changer ; mais combien peu nous sommes pour accomplir cette tâche gigantesque ! et avec quelles forces dérisoires ! Il ne vient jusqu’à nous que des nouvelles affligeantes : notre pays rétrograde au lieu d’avancer ; les hommes de bonne volonté se découragent ou, s’ils agissent, leurs efforts tournent contre eux, leurs contemporains aveugles les méconnaissent ; on n’entend parler que de choses sombres, de répressions, de prisons, de Sibérie… Notre génération est sacrifiée ; peut-être n’est-elle destinée à rien édifier, et son triste idéal doit-il se borner à détruire ce qui est…

Ce pauvre peuple, dont je suis et pour lequel je travaille, est assoupi dans son abrutissement ; il fait chorus avec nos persécuteurs et traduit grossièrement à sa manière la réprobation qui nous poursuit. L’ autre jour, je passais avec plusieurs de mes compagnes sur la Perspective, dans le traîneau public ; des ouvriers nous ont reconnues, entourées et accompagnées de leurs huées : « Eh ! les impératrices du faubourg de Viborg ! place aux impératrices ! Ha ! ha !… »

N’importe. Pas de découragement, surtout pas de pleurnicheries sentimentales, indignes d’une fille qui connaît chacun de ses nerfs par leur nom, indignes d’une volonté russe. Il faut marcher en avant, contre ce monde stupide, comme marchaient les apôtres de l’ancienne foi.

Pétersbourg, mars 1877.

Le voilà venu, ce moment que nous avons appelé de tous nos vœux ! La dernière année des cours est terminée, nous avons subi les examens de sortie, nous possédons nos diplômes. J’hésite à me réjouir de ce que j’ai tant désiré. Que ferons-nous de ces diplômes ? Ils ne nous confèrent pas les droits juridiques des véritables médecins ; nous ne sommes qu’une sorte de pis-aller médical, mis d’avance en suspicion. Dans ces conditions, comment obtiendrons-nous des places de l’État et une clientèle, choses déjà si difficiles à trouver sans cela ?

Cependant nous avons payé assez cher les droits qu’on nous marchande. Entrées quatre-vingt-six à l’Académie, nous en sortons soixante-quatorze. Durant ces quatre années, douze d’entre nous ont succombé, dont sept à des maladies de poitrine. C’est une jolie proportion, n’est-ce pas ? elle témoigne assez haut de nos souffrances, de nos privations, de nos excès de travail. Malgré les ressources de notre jeunesse, il y a eu douze malheureuses qui n’ont pas su résister aux chambres sans feu, à la nourriture abjecte des cuisines de charité, aux veilles laborieuses qui leur brûlaient le sang. Et les autres, celles qui touchent au port, envient peut-être tout bas leurs compagnes tombées en chemin, mais délivrées et sûres du repos.

Que nous offre la société pour tant de labeur et de constance ? Rien. Un vain titre, et pas d’espoir de gagner le pain quotidien avec ce titre déprécié. Notre seule chance est dans un appel des zemstvos, des administrations provinciales, qui manquent partout de médecins. Nous nous adressons de tous côtés pour solliciter les places vacantes, fût-ce dans les districts les plus reculés de l’empire, en Asie, chez les peuplades des frontières ! On ne nous répond pas, on nous préfère des officiers de santé, des vétérinaires. Une de nos camarades, luthérienne, a été engagée par les colonies allemandes des steppes. Nous nous extasions sur sa bonne fortune, c’est-à-dire sur le droit qu’elle acquiert d’aller ensevelir à jamais dans un désert sa jeunesse, son activité et ses talents. C’est la loi farouche de la lutte pour l’existence qui s’appesantit sur nous. On m’a enseigné que cette loi gouverne l’univers : je m’en aperçois bien.

P. -S. – J’apprends une triste nouvelle. Vous savez qu’il y avait dans notre cours une fille de soldat, Sophie Moltakova ; c’était la plus méritante d’entre nous : partie de rien, elle avait vaincu tous les obstacles à force de courage. Après les examens de sortie, on lui laissa entrevoir l’espérance d’un service d’hôpital en Finlande. Nous fîmes une collecte pour lui faciliter le voyage et nous la mîmes en chemin de fer. À l’arrivée à Helsingfors, on l’a trouvée étendue dans son wagon, empoisonnée avec de l’acide prussique. La pauvre fille a-t-elle été prise de découragement, ou bien s’est-elle dit que le but à atteindre ne valait pas ce qu’il coûtait ? Le courage ne lui avait jamais failli ; il est probable qu’elle a raisonné froidement la sottise de vivre. Mais sait-on jamais pourquoi une fille russe se tue ? – Et de treize.

Pétersbourg, avril 1877.

La guerre libératrice est déclarée ! Enfin, voilà une solution à nos incertitudes, un champ d’activité digne de nous. On fait appel à tous les secours médicaux ; on veut bien nous connaître, maintenant : nous parlons en masse pour le Danube. Sophie s’est tuée trop tôt. Quel plus bel emploi de notre science ? Nous allons concourir à la délivrance de nos frères slaves, prendre notre large part de ce grand mouvement qui emporte la Russie vers des destinées nouvelles, qui doit la purifier et la régénérer par contre-coup. Les haines et les déchirements du passé sombrent dans l’oubli ; tous les cœurs, toutes les intelligences s’unissent dans un même élan fraternel. Debout, tous les accablés et les opprimés ! c’est l’aube qui se lève devant nous ! C’est la justice ! c’est l’amour !

J’écris en hâte, je pars.

Sistovo, juillet 1877.

J’appartiens à la grande ambulance de Sistovo, en qualité d’aide-médecin. J’exerce mon art dans des conditions désespérantes ; nous manquons de bien des choses, et nos ressources réelles demeurent le plus souvent inutiles, par suite du désordre qui règne ici. Je renonce à vous dépeindre la tristesse et l’abattement qui ont remplacé, dans mon esprit, la confiance des premières heures.

Oh ! l’horrible et stupide chose que la guerre ! De loin, elle m’apparaissait comme un holocauste magnifique ; de près, je la vois ce qu’elle est en réalité, une boucherie inepte. La guerre déchaîne la bête sauvage qui est en nous ; l’égoïsme et la férocité se donnent joyeusement carrière. Je m’étais figuré qu’ici, du moins, l’injustice sociale était atténuée par l’abnégation commune ; nulle part elle ne blesse davantage les yeux ; les petits sont sacrifiés cyniquement à l’ambition des grands, à des rivalités vaniteuses, à des intrigues inavouées. Ces Bulgares que nous venons délivrer paraissent beaucoup plus heureux que notre peuple ; ils nous reçoivent froidement, nous regardent mourir avec indifférence. Nous sommes bien revenus sur leur compte. Nos soldats sont admirables d’héroïsme, mais rien n’est plus révoltant pour la raison que cet héroïsme inutile.

J’éprouve la sensation d’horreur morale et physique qu’on ressentirait en voyant un fou égorger sans motifs, à l’aveugle, les gens bien portants qui l’entourent. Personne n’arrive à comprendre la marche et le but des opérations ; leur seul résultat évident, c’est cette longue file de charrettes qui déverse chaque soir des blessés à l’ambulance. Je vis au milieu des gémissements, des tortures et de la mort. Je ne vois que plaies brûlantes, visages convulsés par la fièvre, monceaux de corps mutilés et cœurs en détresse… Et pourquoi, tout cela ? Pourquoi ?…

Plevna, décembre 1877.

Voilà des mois et des mois que ce cauchemar dure : rien n’annonce qu’il soit près de finir. Nos progrès sont insensibles : on avance, on recule, on change les chefs… l’œuvre entreprise est manquée. Cet effort prodigieux a avorté, inutile pour notre patrie ; elle aura perdu le plus pur de son sang, les courages qui devaient travailler à sa rénovation, sans avoir réalisé ses rêves au dehors. Folle j’étais de croire que la raison et la science peuvent quelque bien pour le monde ! Plus que jamais, le monde va être livré aux jeux brutaux de la force : les hasards tyranniques qui le gouvernent semblent n’avoir qu’un but, l’écrasement des plus humbles, des meilleurs. Il m’arrive parfois de comparer mon esprit à ces champs de bataille, couverts de cadavres, que j’ai sous les yeux : ainsi gisent en lui toutes mes espérances, mortes.

Nous attendons les événements dans ce charnier de Plevna. Tout est désolation autour de nous. L’hiver est venu ajouter ses cruautés à celles des hommes. Je n’aurais jamais imaginé que la nature pût être si ingénieuse à varier les souffrances. Elles m’enveloppent comme un élément sensible, un air empoisonné. Les premiers temps, mes nerfs effroyablement tendus me soutenaient ; maintenant, ils sont las et blasés, je remplis ma tâche machinale avec des intervalles d’accablement, des nausées de dégoût moral. Les combattants, du moins, sont stimulés par le sentiment du danger, par les nécessités de la lutte ; et puis on électrise ces pauvres gens avec un signe de croix, avec quelques paroles sonores. Le spectateur n’a pas le secours de l’action ; et celui qui pense ne peut mettre en balance des phrases creuses avec la poignante réalité des douleurs physiques. Chaque matin, quand le cri d’un blessé me réveille en sursaut, je sens la vie remonter sur moi comme une roue de fer, je fais dans mon lit un geste instinctif pour l’écarter.

Si cela devait finir par la folie, mieux vaudrait prévenir ce moment. D’ailleurs le spectacle auquel j’assiste depuis des mois m’a enseigné le peu de prix de l’existence. Dans le cours ordinaire des choses, quand on rencontre de loin en loin la mort, elle paraît un phénomène extraordinaire, repoussant ; mais quand on voit tout le jour la vie des hommes s’écouler comme une eau vaine, on a parfois la tentation de se joindre au torrent, pauvre petite goutte insignifiante qu’on est !

Dernièrement, je causais avec un jeune médecin sur ce sujet. Nous étions d’accord pour reconnaître que, passé un certain degré de désespérance et de révolte, l’homme sent naturellement le besoin de détruire, d’exterminer une part, si minime soit-elle, de cet univers qui accable son cœur et outrage sa raison. C’est le suprême recours de son impuissance, anéantir quelque chose. Seulement, nous différions sur un point : je soutenais que le premier mouvement est de se détruire soi-même, que tout individu a été prêt à le faire dans un moment donné de sa vie. Lui prétendait que l’instinct de la conservation rend cet acte extrêmement difficile et qu’il est beaucoup plus facile de tuer un autre ; il en donnait pour preuve le nombre des meurtres, bien supérieur à celui des suicides, et l’exemple de ces soldats qui tuent gaiement. – C’est possible ; il y a là, en tout cas, une différence de tempérament. Moi, je crois bien que si j’étais soldat et placé dans cette alternative monstrueuse, je tournerais mon arme contre moi-même…

Depuis, ce jeune médecin a été emporté par le typhus ; c’était un cœur vaillant et résolu, le seul qui fût en communion d’idées avec moi, le seul ami que j’eusse trouvé dans cette mêlée d’égoïsmes barbares. Je le regrette… Niaiserie sentimentale, car il a tiré le bon lot, comme Sophie Moltakova…

« Décidément, Sophie avait raison, quand j’y pense, et j’y pense beaucoup… Encore un blessé qui m’appelle ! la roue de fer qui remonte… Ne plus voir souffrir, ne plus penser… le bon néant…


La supérieure des Sœurs de la Miséricorde

à madame P

Plevna, décembre 1877.

Madame,

Sachant que vous portiez de l’intérêt à une des assistantes de mon ambulance, Varvara Afanasiévna, je viens vous instruire de la triste fin de cette malheureuse. Depuis quelque temps, nous avions remarqué chez elle des symptômes de mélancolie, quelque chose de sombre et d’absorbé. J’ai fait de vains efforts pour pénétrer cette nature sauvage, qui devait cacher une sensibilité irritable sous ses dehors de dureté : mes tentatives amicales se sont brisées à son orgueil, à son indifférence silencieuse. Par suite des dernières affaires, nous avons eu ces jours-ci une recrudescence de blessés et de travail à l’ambulance. Varvara Afanasiévna s’est acquittée de son service comme d’habitude, avec un zèle ponctuel ; mais, dans la matinée d’avant-hier, comme on la cherchait pour aider le chirurgien dans une opération, une de nos sœurs est venue tout en larmes m’appeler ; elle m’a conduite, sans pouvoir parler, à la chambre de l’assistante : je n’y ai trouvé qu’un corps inanimé. Varvara venait de se pendre, avec le drap de sa couchette, à une poutre du toit.

Nous nous perdons en conjectures sur les mobiles de l’infortunée. Je pense qu’il faut les chercher dans les doctrines désolantes dont se nourrissent ces pauvres femmes. Celle-ci passait ses rares heures de loisir sur un livre du philosophe Schopenhauer. J’ose croire que nos sœurs sont mieux inspirées quand, dans l’intervalle de leurs pénibles devoirs, elles se contentent de relire l’Évangile.

Comment cette âme troublée n’a-t-elle pas été réconfortée et soutenue par les admirables exemples d’héroïsme, de dévouement et de résignation au milieu desquels nous vivons ? Ces hautes manifestations de la nature humaine auraient dû la réconcilier avec la vie, si elle avait à s’en plaindre. Une femme qu’on disait si instruite et d’un esprit si viril ! Je juge par mon pieux troupeau, qui nous donne tant d’édification dans ces jours d’épreuves, et je conclus que, pour savoir souffrir, il y a plus à compter sur les humbles que sur les sages.

J’unis, madame, mes prières aux vôtres, afin que le Seigneur accueille cette égarée et lui fasse place dans son repos.

Votre servante, N…


— Pauvre fille ! m’écriai-je en rendant les lettres à M. P…, quelque blessure secrète l’avait achevée, sans doute une première déception du cœur !

— Ah ! fit mon hôte, je vous attendais là ! Que vous êtes donc bien Français ! Il vous faut tout de suite un petit roman, n’est-ce pas ? un amour malheureux avec son cortège de tragédie. Mon Dieu ! cela se trouve chez nous comme partout ; mais, dix-neuf fois sur vingt, c’est inutile pour expliquer l’épidémie de suicide qui sévit sur notre jeunesse. Allez faire intervenir l’amour quand ce sont des enfants de quinze ans, de douze ans, qui se tuent dans nos écoles ! On y est si habitué que l’annonce de ces deux suicides, à la fin du premier cours de médecine, passa inaperçue comme un fait normal, quand elle parut dans les journaux du moment.

Non, mon cher monsieur ; nos jeunes filles, en se heurtant à la vie, se suicident comme un obus éclate, tout simplement parce qu’il y a de la poudre dedans. La raison – la fameuse raison moderne – est venue gonfler d’orgueil ces âmes sauvages ; jetées par la science dans un monde nouveau, elles s’y font un idéal farouche de la vie, en dehors de toutes les anciennes formes de l’idéal. Mais l’idéal, quel qu’il soit, c’est comme l’anguille, cela vous glisse toujours entre les mains à un moment donné ; alors nos héroïnes, aimant mieux s’avouer vaincues que trompées, trop fières pour revenir essayer du vieil idéal des bonnes, gens, sautent dans le néant. Et de même, bien que plus rarement, pour les hommes à organisation féminine, comme il s’en trouve tant chez nous. Quelques-uns, ainsi que l’écrivait Varvara, conçoivent autrement, leur revanche : ceux-là tuent autour d’eux. Heureusement, c’est le plus petit nombre ; la plupart ne font justice de leur déception que sur eux-mêmes.

Appelez cela nihilisme, si vous voulez, mais à condition de voir dans ce curieux phénomène moral plus qu’une conjuration politique. C’est un état d’âme ; dès que nous ne sommes plus des brutes ignorantes, nous en souffrons tous peu où prou, avec des nuances à l’infini, depuis les frénétiques qui tuent ou se tuent, jusqu’aux rêveurs assoupis qui philosophent dans leur fauteuil, comme moi.

Et le remède ? me direz-vous. Je n’en connais pas. Fermer nos écoles, supprimer nos contacts avec la civilisation, maintenir violemment dans les bas-fonds populaires chaque individu qui cherche à s’en échapper ? – Vous savez bien que c’est impossible. Ah ! il y a encore vos braves amis d’Occident, qui sont bien amusants. Ils arrivent ; examinent le malade et décrètent d’un ton doctoral que, pour le guérir, il faut lui appliquer une bonne constitution selon la formule. Cela me rappelle toujours les gens qui vendent des onguents sur les places, pour mettre fin à tous nos maux en vingt-quatre heures ; vous savez comment on les appelle.

Et tenez, c’est une chose curieuse que l’homme, qui parvient à percevoir certaines vérités touchant le régime de son corps, se refuse à admettre ces mêmes vérités dans leur application à son âme. Tout individu sensé et instruit, à qui un médecin promettra de le guérir en vingt-quatre heures d’un vice du sang, par la seule vertu d’une ordonnance, traitera ce médecin de charlatan ; il sait que la faculté ne donne pas brevet pour faire des miracles, il n’accorde sa confiance qu’au praticien assez sérieux pour lui dire : « Avec un long, très long traitement, j’espère apporter quelque amélioration dans votre état. » Mais quand il s’agit de l’âme, et de l’âme d’un peuple, pour qui les années comptent par siècles, les plus sages croient à la vertu du morceau de papier et ne veulent pas se rendre à cette dure vérité, que le temps est le seul guérisseur. C’est très dur, je le sais, d’attendre son soulagement du temps, la seule chose sur laquelle l’homme n’ait aucun pouvoir ; mais tout autre espoir est un leurre, surtout quand il s’agit, comme dans notre cas, de remédier précisément à une croissance trop rapide. Le mieux que nous eussions à faire serait peut-être de dormir pendant cent ans, comme la Belle du conte de fées ; mais d’aucuns prétendent que la Russie s’acquitte déjà trop bien de ce précepte.

En attendant, faisons comme elle, mon cher hôte ; nos joueurs doivent être rassasiés de thé et de whist, et nous avons à prendre demain notre revanche contre les loups. Bonne nuit !

Cette dernière journée de chasse réussit à souhait, et je quittai Michaïl Dmitritch avec force promesses de venir la recommencer. Diverses causes retardèrent l’exécution de cet engagement : quand je me rendis à l’appel de mon ami, l’automne suivant, une année s’était écoulée.

En approchant du village, en traversant à la nuit la rue aux fenêtres aveuglées, je fus frappé par un air de solitude et d’abandon. Personne sur les portes, pas même un chien qui aboyât aux roues de ma voiture. Je trouvai mon hôte soucieux et mécontent ; il rappela à grand’peine sa bonne humeur pour me faire accueil. Je lui demandai ce qui le chagrinait.

— Eh quoi ! me dit-il, n’avez-vous pas vu le village ? Vide comme la bourse du seigneur, mort comme Pompéi ou Herculanum !

— Et vos paysans, où sont-ils donc ?

— Envolés ! mon ami, c’est le mot propre. Vous êtes chasseur, vous connaissez les mœurs des oiseaux ; vous savez qu’à certains jours, sans cause apparente, on les voit s’assembler, l’aile inquiète, et partir Dieu sait pour où. C’est l’instinct migrateur qui les travaille, nulle puissance ne les retiendrait alors dans le canton. Ainsi de nos paysans. Petits-fils de nomades, ils ont par instants des retours d’atavisme, des besoins subits de migration ; le village fermente comme une ruche qui essaime, et, un beau matin, le propriétaire se retrouve seul au milieu de ses champs en friche, sans bras pour les cultiver.

C’est ce qui m’est arrivé à la fin de l’été ; la chose s’est passée ici comme elle se passe partout, à peu de variantes près.

L’an dernier, trois familles, mécontentes de leurs lots de terre, étaient parties pour aller chercher fortune dans les districts du Sud. Le bruit se répandit qu’elles avaient trouvé des établissements magnifiques ; les mieux informés donnaient le chiffre des arpents de terrain concédés gratuitement aux émigrants, le total fabuleux de leurs gains ; on variait seulement sur le site de cet eldorado : les uns tenaient pour la Sibérie méridionale, les autres pour la côte de la mer Noire. La vérité est qu’il n’y avait aucune nouvelle des familles disparues. La légende couva et grandit dans l’esprit de mes paysans ; au printemps, ils choisirent un délégué, un soldat retraité du nom de Balmakof, coquin inventif et hâbleur. C’est toujours un soldat retraité, ayant vu du pays et délié sa langue, qui est le promoteur des migrations. La commune se cotisa, munit Balmakof d’une somme ronde, et l’envoya en ambassade à trois cents lieues d’ici, dans le gouvernement d’Ékatérinoslaf, sur la mer d’Azof, avec cette mission vague et textuelle : « Chercher un endroit où l’on fût mieux. »

Le soldat partit, comme la colombe de l’arche. Il revint après la moisson et raconta aux paysans que les autorités du gouvernement d’Ékatérinoslaf lui avaient promis de concéder de la terre, à raison de neuf arpents par âme, pour une redevance insignifiante. Balmakof montrait, à l’appui de ses dires, des papiers officiels couverts de cachets mystérieux et de signatures illisibles. J’essayai vainement de faire entendre la voix de la raison à mes pauvres villageois : je leur dis ce que valaient les papiers officiels de Balmakof, je leur développai, en le mettant à leur portée, l’apologue du chien qui lâche la proie pour l’ombre. On ne réfuta pas mes arguments, on se contenta de hocher la tête en clignant des yeux d’une façon qui voulait dire : Le seigneur entend nous garder pour son profit, pas si bêtes !

Mon adversaire avait conquis les imaginations, mes raisonnements étaient battus d’avance. On vendit en hâte le grain déjà semé et le pauvre mobilier, on entassa les hardes, les ustensiles de ménage sur les petites charrettes ; à courts intervalles, par groupes de dix à quinze familles, je vis en un mois mon village s’évanouir sur la route du Sud.

— Depuis lors, plus de nouvelles : les premières semaines, quelques récits contradictoires d’allants et venants ; qui avaient rencontré le lamentable convoi campé dans les champs, arrêté par les rivières débordées et les routes défoncées ; ensuite, plus rien. Fondue, cette poignée d’hommes, perdue dans la vaste Russie, dans ces espaces redoutables que le chemin de fer met trois jours à franchir. Leur voyage a dû être quelque chose comme l’exode des Hébreux dans le désert, avec la manne et les cailles en moins. Et dire que cette immense patrie des inquiets, cette terre d’errants, est sillonnée en tous sens par des bandes semblables, des vols de pauvres âmes en quête de l’endroit « où l’on est mieux » ! C’est la contrepartie matérielle de l’autre recherche, celle des esprits échappés du village, eux aussi, pour découvrir, dans le monde des idées, une contrée nouvelle, un établissement meilleur que l’ancien.

Enfin, ces jours derniers, j’ai retrouvé la trace de mes fugitifs dans un journal de Pétersbourg. Une correspondance de Mariopol, sur la mer d’Azof, relatait l’arrivée des émigrants ; le correspondant racontait les circonstances de leur départ avec les ornements de rigueur. Naturellement, je suis un propriétaire tyrannique et vindicatif, les paysans ont dû fuir mon voisinage, cela va de soi. Puis venaient les détails de leur longue odyssée, et la conclusion inévitable. La voici.

M. P… me tendit le journal. La correspondance se terminait ainsi :

« Séparées par les accidents de la route ; toutes ces familles se cherchèrent mutuellement sans se retrouver, durant des mois, dans les gouvernements d’Ékatérinoslaf, de Cherson et de Tauride. De l’explorateur Balmakof, plus de traces ; il avait disparu. Partout où les paysans s’adressaient pour se renseigner, on leur répondait qu’on ne savait rien des terres de colonisation. L’argent retiré de la vente de leur petit avoir était dissipé depuis longtemps ; c’est en demandant l’aumône que la plupart purent arriver jusqu’à Mariopol. Les misérables charrettes toutes rompues, les haridelles fourbues, les haillons, les figures amaigries des enfants à la mamelle et de leurs aînés, les gémissements des mères et des vieilles femmes, arrachées à leur foyer, – tout cela serrait le cœur. Le lendemain de l’arrivée de ces émigrants, on vola à l’un d’eux son dernier cheval ; en me racontant son malheur, la victime du vol pleurait comme un enfant et essuyait ses larmes avec son sarrau en loques. On attend les autres familles ; l’administration locale fait des démarches pour éclaircir les causes qui ont poussé ces gens à s’expatrier ; on s’efforce d’assurer leur sort, jusqu’au moment où la loi sur l’émigration sera élaborée par la commission spéciale. »

— « La loi… élaborée par la commission… » vous êtes fixé, reprit M. P…, c’est une variante de l’ancienne formule sur les calendes grecques : la mendicité à vie pour mes paysans, s’ils ne trouvent pas de quoi revenir au bercail. En attendant, je loue à grand’peine quelques ouvriers dans les villages voisins, et je me passerai de récolte l’an prochain. Qu’y faire ? « Nomades », disait Hérodote ; « vagabonds moraux », dit notre dernier romancier ; le grand médecin qui nous garde sans doute comme un remède pour rajeunir le vieux monde, applique à ce remède la prescription sacramentelle : agiter avant de s’en servir.

La journée s’était achevée sans que j’eusse vu circuler le vieux Pétrouchka ; je demandai à mon ami des nouvelles de son serviteur.

— Celui-là aussi se prépare à me quitter, répondit M. P… avec chagrin ; seulement, lui, c’est pour la migration définitive, la vraie. Ses blessures se sont encore une fois rouvertes, ses forces l’abandonnent, je crois bien que son compte est réglé.

Nous allâmes voir l’ancien soldat dans sa chambrette des communs : il était couché, très affaibli ; le violon de bois blanc pendait à la muraille au-dessus de son lit. Un jeune gars s’était constitué le garde-malade de Pétrouchka et semblait s’acquitter de ce devoir avec beaucoup de zèle ; c’était un petit paysan boiteux, affecté à la surveillance des abeilles dans le rucher, élève et adjoint du ménétrier. Tout en soignant son malade, le boiteux jetait de temps à autre des regards brillants de désir sur l’instrument accroché au mur. Quand nous sortîmes de la chambre, ce bout de dialogue parvint jusqu’à nous :

— Petit père, donne-moi le violon, que j’essaye de leur jouer, ce soir, dans la cour.

— Mais non, laisse donc. Attends que je sois mort, ce ne sera pas long ; alors je te ferai cadeau de mon violon, et tu joueras tant que tu voudras.

— Bien vrai ?

— Je te le promets.

— Merci, petit père ! je serai bien content.

Le gardien des abeilles n’attendit pas longtemps. Avant la fin de mon séjour, Pétrouchka était sur la table, sa toilette achevée pour la terre. L’église était abandonnée comme le reste du village, on alla quérir le clergé d’une paroisse voisine. Le prêtre vint : son sacristain menait un traîneau bas et long, sur patins de bois, de ceux qui portent les marchandises dans les villes. Un poulain roux, le poil frisé comme un épagneul, trottait au brancard. Quand l’équipage s’arrêta devant le perron, les gens de la cour plaisantèrent ce cheval et l’estimèrent dix roubles. Le sacristain se fâcha, défendit sa bête ; la discussion dura tout le temps que le prêtre donnait l’absoute. On chargea la boîte de sapin sur le traîneau ; le sacristain, blessé au vif, fouetta son poulain, et le pauvre Pétrouchka sortit de la cour, glissant sur la neige, rapide, sans bruit, sans secousse, comme doit partir une âme.

Tandis que nous l’accompagnions jusqu’au portail, j’entendis derrière nous le gardien des abeilles qui s’était déjà emparé du violon et caressait les trois cordes d’une main inexpérimentée.

— Beau thème à philosophie ! murmura M. P…, qui essayait de déguiser son émotion. Cet enfant a ramassé la gauche machine ; il la tourmente à son tour pour traduire l’air russe, qui ne sort pas. Combien de générations se fatigueront encore à le trouver, l’air que cherche notre peuple.

— La musique de l’avenir, fis-je en souriant.

— Ne plaisantez pas, repartit mon hôte. Le jour où quelqu’un dans ce peuple l’aura trouvé, je vous engage à vous bien tenir, mes bons amis d’Occident ! Ce jour-là, cette voix formidable couvrira les vôtres et l’on n’entendra plus qu’elle dans le monde.

— Heureusement pour nous, répliquai-je, il y a bien des chances pour qu’en cherchant leur air et avant de l’avoir trouvé, les musiciens cassent leur violon.

— Bah ! conclut Michaïl Dmitritch, les morceaux en seront bons.

Déjà loin, sur la route où la nuit tombait, le traîneau du mort fuyait avec les répons du psaume assourdis par la neige. Sur la blancheur confuse, on ne distinguait plus que la chape noire du prêtre et la haute croix d’or : elles s’évanouirent à l’horizon, les voix graves expirèrent. La solitude russe retrouva son silence et son immobilité.

Alors le petit boiteux, enhardi, préluda sur son violon et reprit à mi-voix la chanson de Pétrouchka.

« Ô ma barbe, ma petite barbe !… – Celui qui t’a flétrie, c’est l’hôte qu’on n’invite pas, – et cet hôte qu’on n’invite pas, c’est le chagrin, ce serpent ! »

  1. Environ 63 à 75 francs.
  2. Environ 0 Fr. 50 à 0 Fr. 65.