Variante sur l'argent


II
variante antérieure des chapitres sur l’argent

M’être imaginé que mon argent est pareil à celui de Siméon m’avait conduit à l’erreur que je pouvais aider les hommes. Mais c’est faux.

C’est une opinion générale que l’argent représente la richesse et que la richesse étant le produit du travail, ceci n’est que le signe représentatif de cela. Cette opinion n’est pas plus exacte que celle-ci : chaque institution de l’État est une conséquence du contrat (contrat social).

Tout le monde est d’accord que l’argent n’est qu’un moyen d’échange du travail. J’ai fabriqué des chaussures ; toi tu as semé du blé ; lui a élevé des brebis, et voilà, pour qu’il soit plus commode d’échanger entre nous ces objets, nous monnayons de l’argent qui représente la partie correspondante du travail et par lequel nous échangerons les semelles contre la poitrine de mouton et dix livres de farine. Avec l’argent, nous échangeons nos produits et l’argent de chacun de nous représente notre travail. C’est tout à fait juste ; mais seulement tant que dans la société où est fait cet échange n’intervient pas la violence d’un homme à l’égard d’un autre, non seulement la violence qui s’exerce sur le travail d’autrui, comme il arrive pendant la guerre et l’esclavage, mais même la violence pour défendre contre les autres son propre travail. Ce ne serait juste que dans une société dont les membres rempliraient tout à fait les préceptes de la loi chrétienne, dans la société où l’on donne à celui qui demande et où l’on n’enlève pas à celui qui a. Mais dès que dans la société, on use de n’importe quelles violences, aussitôt l’importance de l’argent perd pour son propriétaire toute sa signification comme représentation du travail et ne signifie plus que l’usage d’un droit basé non sur le travail, mais sur la force.

Dès qu’éclate la guerre et qu’un homme prend quelque chose à un autre, l’argent ne peut plus être le représentant du travail. L’argent que le soldat et son chef ont reçu pour tribut militaire n’est plus le produit de leur travail et a un sens tout autre que l’argent reçu pour la fabrication de chaussures. Dès qu’il y a des propriétaires d’esclaves et des esclaves, comme on l’a toujours vu, on ne peut dire que l’argent représente le travail. Des femmes ont tissé de la toile, l’ont vendue, en ont reçu l’argent ; les serfs ont tissé pour leur maître, leur maître a vendu la toile, reçu l’argent, et l’argent, dans l’un et l’autre cas, est le même, mais l’un est le produit du travail, l’autre le produit de la violence. De même, si mon père ou le père d’un autre me donne de l’argent, en me le donnant ils savent, comme moi et comme tous les autres, que personne ne peut me l’ôter, que si quelqu’un s’en avisait, ou même ne me le rendait pas dans le délai fixé, le pouvoir interviendrait pour moi et par force me ferait restituer cet argent ; il est donc évident encore une fois que cet argent ne peut jamais être appelé le signe représentatif du travail par comparaison avec l’argent reçu par Siméon pour la coupe du dois.

Ainsi, dans toute société où il y a, si peu que ce soit, possession de l’argent d’autrui, ou même la moindre défense de posséder de l’argent d’autrui, l’argent ne peut plus être appelé le représentant du travail, car dans une société ainsi organisée, il est tantôt le signe représentatif du travail, tantôt celui de la violence.

Il en serait ainsi, là où se commettrait une seule violation d’un seul homme à l’égard d’un autre, au sein d’une société dont les rapports seraient tout à fait libres. Mais maintenant qu’il s’est succédé tant de siècles de violences les plus diverses, qui ont déterminé l’accumulation de l’argent, ces violences, en changeant seulement de formes, ne cessent pas d’exister, quand — ce qui est reconnu par tous — l’argent amassé comme produit direct du travail n’est qu’une minime partie de l’argent obtenu par des violences de toutes sortes, prétendre que dans ces conditions l’argent représente le travail de celui qui le possède, c’est une erreur évidente ou un mensonge conscient. On peut dire qu’il en devrait être ainsi, on peut dire qu’il serait désirable qu’il en fût ainsi, mais on ne peut dire qu’il en est réellement ainsi.

L’argent représente le travail. Oui, l’argent représente le travail, mais de qui ? Dans notre société, l’argent n’est que rarement le signe représentatif du travail de celui qui le possède, mais presque toujours il représente le travail d’autrui, le travail passé ou futur des hommes. Il représente, en réalité, l’obligation du travail imposé à autrui par la force.

L’argent, dans son acception la plus exacte, et en même temps la plus simple, est un signe conventionnel qui donne le droit ou plutôt la possibilité de profiter du travail des autres. Dans son sens idéal, l’argent ne devrait donner ce droit ou la possibilité de l’exercer qu’à la condition de représenter réellement le travail, et l’argent pourrait remplir ce rôle dans une société où il n’existerait pas de violence. Mais dès que dans la société il y a place pour la violence, c’est-à-dire pour la possibilité de profiter du travail d’autrui sans dépenser son propre travail, cette possibilité d’exploiter la main-d’œuvre des autres s’obtient aussi par l’argent.

Le propriétaire a imposé à ses serfs l’impôt en nature pour une certaine quantité de tissus, de blé, de bétail, ou pour une somme correspondante d’argent. Quelqu’un lui donne du bétail, mais remplace les tissus par de l’argent. Le propriétaire prend une certaine quantité d’argent parce qu’il sait que, pour cet argent, on lui fera la même quantité de tissus (en général, il prend un peu plus pour être sûr d’en avoir la quantité voulue) et cet argent représente évidemment, pour le propriétaire, l’obligation imposée à d’autres hommes de fournir le travail voulu. Le paysan transfère son obligation personnelle à une personne inconnue, mais appartenant à une catégorie nombreuse, qui se charge de faire pour cet argent tant de tissus. Et les hommes qui se chargent de ce travail le font parce qu’ils n’ont pas réussi à élever des moutons et qu’ils doivent donner de l’argent pour en avoir. Et le paysan qui prend de l’argent pour les moutons, le prend parce qu’il lui faut payer le blé qui n’est pas encore poussé cette année. La même chose se passe dans l’État et partout.

Les hommes vendent les produits de leurs travaux passés, présents ou futurs, parfois leur nourriture, en général, non parce que l’argent est pour eux un moyen plus commode de l’échange, — ils échangeraient sans l’argent, — mais par force, parce qu’on exige d’eux de l’argent comme signe représentatif du travail dont on leur impose l’obligation.

Quand le roi d’Égypte exigeait le travail de ses esclaves, les eslaves lui donnaient tout : le travail passé et présent, mais ne pouvaient donner le travail futur. Grâce à la circulation de la monnaie et au crédit, il est devenu possible d’engager pour de l’argent un travail futur. L’argent, avec l’existence de la violence, ne représente que la possibilité de la nouvelle forme de l’esclavage impersonnel qui remplace l’esclavage personnel. Le propriétaire d’esclaves a le droit de faire travailler Pierre, Jean, Isidore, et le propriétaire d’argent, là où l’on exige de l’argent de tous, a le droit de soumettre au travail tous les gens anonymes qui ont besoin d’argent.

L’argent supprime tout le côté pénible de l’esclavage exercé par le propriétaire qui use de son droit sur Jean, mais il supprime aussi tous les rapports humains qui adoucissaient le fardeau de l’esclavage personnel entre le propriétaire et son esclave.

Je ne recherche pas si cette situation est ou n’est pas nécessaire pour le développement de l’humanité, pour le progrès, etc. C’est un point que je ne discute pas. Je tâche seulement de m’expliquer la conception de l’argent et l’erreur générale où j’étais tombé en prenant l’argent pour la représentation du travail. Je me suis convaincu par l’expérience que l’argent n’est pas la représentation du travail mais, dans la plupart des cas, la représentation de la force ou de ruses particulières et compliquées, basées sur la force.

L’argent, en notre temps, a déjà perdu tout à fait ce sens si désirable de représentation : il ne l’a plus que par exception, et, en règle générale, il est devenu le droit ou la possibilité de profiter du travail des autres.

L’extension de l’argent, du crédit et de toutes sortes de monnaies confirme de plus en plus cette signification de l’argent. L’argent, c’est la possibilité ou le droit de profiter du travail des autres ; l’argent c’est une nouvelle forme de l’esclavage qui ne se distingue de l’ancienne forme que par l’impersonnalité, par la suppression de tous les rapports humains avec les esclaves.

L’argent, c’est l’argent : une valeur toujours égale à elle-même et qui est considérée comme absolument régulière et légale et dont la jouissance n’est pas jugée immorale comme celle du droit d’esclavage. Dans ma jeunesse le jeu de loto fut implanté au cercle ; tous se mirent à jouer ce jeu et beaucoup y perdirent de l’or, s’y ruinèrent ; ils faisaient le malheur de leur famille, perdirent l’argent des autres ou du Trésor, et se suicidèrent. Et le jeu fut interdit, il l’est jusqu’à présent. Je me rappelle que de vrais joueurs, point sentimentaux, me disaient que ce jeu était particulièrement agréable parce qu’on ne voyait pas celui qu’on gagnait, comme il arrive aux autres jeux. Le garçon de salle n’apportait même pas de l’argent mais des jetons, chacun perdait une petite mise et on ne voyait pas les angoisses… Il en est de même de la roulette qui devrait être sévèrement défendue partout.

Il en est de même de l’argent. J’ai un rouble magique, éternel. Je détache le coupon et m’éloigne de toutes les œuvres du monde. À qui fais-je du mal ? Moi, je suis l’homme le plus doux, le meilleur. Mais c’est précisément le loto ou la roulette où je ne vois pas celui qui se suicide après la perte en me donnant ce coupon que je détache de mes papiers, exactement à angle droit.

Je n’ai fait, ne fais et ne ferai rien que détacher les coupons et je crois fermement que l’argent est la représentation du travail. Mais c’est étonnant ! Et on parle des fous ! Mais quelle folie peut être plus terrible que celle-ci ? Un homme intelligent, savant, raisonnable dans tous les autres cas, vit follement et se tranquillise en n’achevant pas la seule chose nécessaire à dire pour que son raisonnement ait un sens, et il se croit raisonnable. Les coupons représentent le travail ! Le travail ! Oui, mais de qui ? Évidemment pas de celui qui les possède, mais de celui qui travaille.

On a détruit l’esclavage depuis longtemps. Il a été aboli à Rome, en Amérique et chez nous, mais on a détruit seulement certaines lois, on a détruit les paroles et non les faits. L’esclavage, c’est l’affranchissement pour soi-même du travail nécessaire à la satisfaction de ses besoins, en se déchargeant de ce travail sur les autres. Là où un homme ne travaille pas, sans que les autres travaillent pour lui par amour, mais où il a la possibilité de ne pas travailler, et de faire travailler les autres pour lui, il y a l’esclavage. Et là, où comme dans toutes les sociétés européennes, il y a des gens qui profitent des travaux de millions d’hommes, et qui considèrent cela comme leur droit, là existe l’esclavage en d’effrayantes proportions. L’argent est la même chose que l’esclavage ; son but et ses conséquences sont les mêmes. Son but est de s’affranchir de la loi originelle — comme l’appelle très justement un écrivain profond du peuple — de la loi naturelle de la vie, comme nous l’appelons, de la loi du travail personnel pour la satisfaction de ses besoins. Et les conséquences de l’esclavage sont, pour le propriétaire : l’invention de besoins nouveaux et nouveaux jusqu’à l’infini, de besoins qu’on ne peut jamais satisfaire, la nullité veule, la dépravation ; et pour les esclaves : l’humiliation de l’homme, son acheminement au degré animal.

L’argent est une forme nouvelle et terrible de l’esclavage qui, comme l’ancienne forme de l’esclavage personnel, déprave l’esclave et le maître ; mais elle est bien pire, parce qu’elle dispense l’esclave et le propriétaire de leurs rapports personnels, de leurs rapports humains.